Bakounine/Œuvres/TomeIII43

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Œuvres - Tome III.
APPENDICE: 2. L'Homme : Intelligence, Volonté (feuillets 118-152) )


2. L’homme. — Intelligence, Volonté.
(Feuillets 118-152.)


En obéissant aux lois de la nature, ai-je dit, l’homme n’est point esclave, puisqu’il n’obéit qu’à des lois qui sont inhérentes à sa propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe et qui constituent tout son être : en leur obéissant, il obéit à lui-même.

Et pourtant il existe au sein de cette même nature un esclavage dont l’homme est tenu de se libérer sous peine de renoncer à son humanité : c’est celui du monde naturel qui l’entoure et qu’on nomme habituellement la nature extérieure. C’est l’ensemble des choses, des phénomènes et des êtres vivants qui l’obsèdent, l’enveloppent constamment de toutes parts, sans lesquels et en dehors desquels, il est vrai, il ne saurait vivre un seul instant, mais qui néanmoins semblent conjurés contre lui, de sorte qu’à chaque instant de sa vie il est forcé de défendre contre eux son existence. L’homme ne peut se passer de ce monde extérieur, parce qu’il ne peut vivre qu’en lui et ne peut se nourrir qu’à ses dépens ; et, en même temps, il doit se sauvegarder contre lui, parce que ce monde semble vouloir toujours le dévorer à son tour.

Considéré à ce point de vue, le monde naturel nous présente le tableau meurtrier et sanglant d’une lutte acharnée et perpétuelle, de la lutte pour la vie. L’homme n’est pas seul à combattre : tous les animaux, |119 tous les êtres vivants, que dis-je ? toutes les choses qui existent, ponant en elles-mêmes, comme lui, quoique d’une manière beaucoup moins apparente, le germe de leur propre destruction, et, pour ainsi dire, leur propre ennemi, — cette même fatalité naturelle qui les produit, les conserve et les détruit à la fois, — luttent comme lui, chaque catégorie de choses, chaque espèce végétale et animale, ne vivant qu’au détriment de toutes les autres ; l’une dévore l’autre, de sorte que, ainsi que je l’ai dit autre part[1], « le monde naturel peut être considéré comme une sanglante hécatombe, comme une tragédie lugubre créée par la faim. Il est le théâtre constant d’une lutte sans merci et sans trêve. Nous n’avons pas à nous demander pourquoi cela est ainsi, et nous n’en sommes nullement responsables. Nous trouvons cet ordre de choses établi lorsque nous arrivons à la vie. C’est notre point de départ naturel, et nous n’avons à faire autre chose qu’à constater le fait et qu’à nous convaincre que depuis que le monde existe il en a toujours été ainsi, et que, selon toutes les probabilités, il n’en sera jamais autrement dans le monde animal. L’harmonie s’y établit par la lutte : par le triomphe des uns, par la défaite et par la mort des autres, par la souffrance de tous… Nous ne disons pas, avec les chrétiens, que cette terre est une vallée de douleurs ; il y a des plaisirs aussi, autrement les êtres vivants ne tiendraient pas tant à la vie. Mais nous devons convenir que la Nature n’est pas du tout aussi tendre mère qu’on le dit, et que, pour vivre, pour se conserver en son sein, ils ont besoin d’une singulière énergie, Car dans le monde naturel les forts vivent et les faibles succombent, et les premiers ne vivent que parce que les autres succombent[2]. Telle est la loi |120 suprême du monde animal. Est-il possible que cette loi fatale soit celle du monde humain et social ? »

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Hélas ! La vie tant individuelle que sociale de l’homme n’est d’abord rien que la continuation la plus immédiate de la vie animale. Elle n’est autre chose que cette même vie animale, mais seulement compliquée d’un élément nouveau : la faculté de penser et de parler.

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L’homme n’est pas le seul animal intelligent sur la terre. Bien loin de là ; la psychologie comparée nous démontre qu’il n’existe point d’animal qui soit absolument dénué d’intelligence, et que plus une espèce, par son organisation et surtout par le développement de son cerveau, se rapproche de l’homme, plus son intelligence se développe et s’élève aussi. Mais dans l’homme seul elle arrive à ce qu’on appelle proprement la faculté de penser, c’est-à-dire de comparer, de séparer et de combiner entre elles les représentations des objets tant extérieurs qu’intérieurs qui nous sont donnés par nos sens, d’en former des groupes ; puis de comparer et de combiner encore entre eux ces groupes, qui ne sont plus des êtres réels, ni des représentations d’objets perçus par nos sens, mais des notions abstraites, formées et classées par le travail de notre esprit, et qui, retenues par notre mémoire, autre faculté du cerveau, deviennent le point de départ ou la base de ces conclusions que nous appelons les idées[3]. Tous ces fonctionnements de notre |121 cerveau auraient été impossibles, si l’homme n’était doué d’une autre faculté complémentaire et inséparable de celle de penser : de la faculté d’incorporer et de fixer, pour ainsi dire, jusque dans leurs variations et leurs modifications les plus fines et les plus compliquées, toutes ces opérations de l’esprit, tous ces agissements matériels du cerveau, par des signes extérieurs : si l’homme, en un mot, n’était doué de la faculté de parler. Tous les autres animaux ont un langage aussi, qui on doute ? |122 mais, de même que leur intelligence ne s’élève jamais au-dessus des représentations matérielles, ou, tout au plus, au-dessus d’une toute première comparaison et combinaison de ces représentations entre elles, de même leur langage, dénué d’organisation et incapable de développement, |123 n’exprime que des sensations ou des notions matérielles, jamais des idées. Je puis donc dire, sans crainte d’être réfuté, que, de tous les animaux de cette terre, l’homme seul pense et parle.

Seul il est doué de cette puissance d’abstraction qui — sans doute fortifiée et développée dans l’espèce humaine par le travail des siècles, en l’élevant successivement en lui-même, c’est-à-dire dans sa pensée et seulement par l’action abstractive de sa pensée, au-dessus de tous les |124 objets qui l’environnent et même au-dessus de lui-même en tant qu’individu et espèce — lui permet de concevoir ou de créer l’idée de la Totalité des êtres, de l’Univers et de l’Infini absolu : idée complètement abstraite, vide de tout contenu et, comme telle, identique au Néant, sans doute, mais qui tout de même s’est montrée toute-puissante dans le développement historique de l’homme, parce qu’ayant été une des causes principales de toutes ses conquêtes et en même temps de |125 toutes ses divagations, de ses malheurs et de ses crimes postérieurs, elle l’a arraché aux prétendues béatitudes du paradis animal, pour le jeter dans les triomphes et dans les tourments infinis d’un développement sans bornes.

Grâce à cette puissance d’abstraction, l’homme, en s’élevant au-dessus de la pression immédiate que les objets extérieurs exercent sur l’individu, peut les comparer les uns avec les autres et observer leurs rapports mutuels : voilà le commencement de l’analyse et de la science expérimentale. Grâce à cette même faculté, l’homme se dédouble pour ainsi dire, et, se séparant de lui-même en lui-même, il s’élève en quelque sorte au-dessus de ses propres mouvements intérieurs, au-dessus des sensations qu’il éprouve, des instincts, des appétits, des désirs qui s’éveillent en lui, aussi bien que des tendances affectives qu’il ressent ; ce qui lui donne la possibilité de les comparer entre eux, de même qu’il compare les objets et les mouvements extérieurs, et de prendre parti pour les uns contre les autres, selon l’idéal de justice et de bien, ou selon la passion dominante, que l’influence de la société et des circonstances particulières ont développés et fortifiés en lui. Cette puissance de prendre parti en faveur d’un ou de plusieurs moteurs, qui agissent en lui dans un sens déterminé, contre d’autres moteurs également intérieurs et déterminés, s’appelle la volonté.

Ainsi expliqués et compris, l’esprit de l’homme et sa volonté ne se présentent plus comme des puissances absolument autonomes, indépendantes du monde matériel et capables, en créant, l’un des pensées, l’autre des actes spontanés, de rompre l’enchaînement fatal des effets et des causes qui constitue la solidarité universelle des mondes. L’un et l’autre apparaissent au contraire comme des forces dont l’indépendance est |126 excessivement relative, parce que, tout aussi bien que la force musculaire de l’homme, ces forces ou ces capacités nerveuses se forment dans chaque individu par un concours de circonstances, d’influences et d’actions extérieures, matérielles et sociales, absolument indépendantes et de sa pensée et de sa volonté. Et tout aussi bien que nous devons rejeter la possibilité de ce que les métaphysiciens nomment les idées spontanées, nous devons rejeter aussi les actes spontanés de la volonté, le libre arbitre et la responsabilité morale de l’homme, dans le sens théologique, métaphysique et juridique de ce mot.

Chaque homme à sa naissance et pendant toute la durée de son développement, de sa vie, n’étant autre chose que la résultante d’une quantité innombrable d’actions, de circonstances, et de conditions innombrables, matérielles et sociales, qui continuent de le produire tant qu’il vit, d’où lui viendrait, à lui, chaînon passager et à peine perceptible de l’enchaînement universel de tous les êtres passés, présents et à venir, la puissance de rompre par un acte volontaire cette éternelle et omnipotente solidarité, le seul être universel et absolu qui existe réellement, mais qu’aucune imagination humaine ne saurait embrasser ? Reconnaissons donc, une fois pour toutes, que vis-à-vis de cette universelle nature, notre mère, qui nous forme, nous élève, nous nourrit, nous enveloppe, nous pénètre jusque dans la moelle de nos os et jusqu’aux plus intimes profondeurs de notre être intellectuel et moral, et |127 qui finit toujours par nous étouffer dans son embrassement maternel, il n’est, pour eux, ni d’indépendance ni de révolte possible.

Il est vrai que, par la connaissance et par l’application réfléchie des lois de la nature, l’homme s’émancipe graduellement, mais non de ce joug universel que portent avec lui tous les êtres vivants et toutes les choses qui existent, qui se produisent et qui disparaissent dans le monde ; il se délivre seulement de la pression brutale qu’exerce sur lui son monde extérieur, matériel et social, y compris toutes les choses et tous les hommes qui l’entourent. Il domine les choses par la science et par le travail ; quant au joug arbitraire des hommes, il le renverse par les révolutions. Tel est donc l’unique sens rationnel de ce mot liberté : c’est la domination sur les choses extérieures, fondée sur l’observation respectueuse des lois de la nature ; c’est l’indépendance vis-à-vis des prétentions et des actes despotiques des hommes ; c’est la science, le travail, la révolte politique, c’est enfin l’organisation à la fois réfléchie et libre du milieu social, conformément aux lois naturelles qui sont inhérentes à toute humaine société. La première et la dernière condition de cette liberté restent donc toujours la soumission la plus absolue à l’omnipotence de la nature, notre mère, et l’observation, l’application la plus rigoureuse de ses lois.

Personne ne parle du libre arbitre des animaux. Tous s’accordent en ceci, que les animaux, à chaque instant de leur vie et dans chacun de leurs actes, sont déterminés par des causes indépendantes de leur pensée et de leur volonté ; qu’ils suivent fatalement l’impulsion qu’ils reçoivent tant du monde extérieur que de leur propre nature intérieure ; |128 qu’ils n’ont aucune possibilité, en un mot, d’interrompre par leurs idées et par les actes spontanés de leur volonté le courant universel de la vie, et que par conséquent il n’existe pour eux aucune responsabilité ni juridique, ni morale[4]. Et pourtant, tous les animaux sont incontestablement doués et d’intelligence et de volonté. Entre ces facultés animales et les facultés correspondantes de l’homme, il n’y a qu’une différence quantitative, une différence de degré. Pourquoi donc déclarons-nous l’homme absolument responsable et l’animal absolument irresponsable ?

Je pense que l’erreur ne consiste pas dans cette idée de responsabilité, qui existe d’une manière très réelle non seulement pour l’homme, mais pour tous les animaux aussi, sans en excepter aucun, quoique à différents degrés pour chacun ; elle consiste dans le sens absolu que notre vanité humaine, soutenue par une aberration théologique ou métaphysique, donne à la responsabilité humaine. Toute l’erreur est dans ce mot : absolu. L’homme n’est pas absolument responsable et l’animal n’est pas absolument irresponsable. La responsabilité de l’un comme de l’autre est relative au degré de réflexion dont il est capable.

Nous pouvons accepter comme un axiome général que ce qui n’existe pas dans le monde animal, au moins à l’état de germe, n’existe et ne se produira jamais dans le monde humain, |129 l’humanité n’étant rien que le dernier développement de l’animalité sur cette terre. Donc, s’il n’y avait pas de responsabilité animale, il ne pourrait y avoir aucune responsabilité humaine, l’homme étant d’ailleurs soumis à l’absolue omnipotence de la nature, tout aussi bien que l’animal le plus imparfait de cette terre ; de sorte qu’au point de vue absolu, les animaux et l’homme sont également irresponsables.

Mais la responsabilité relative existe certainement à tous les degrés de la vie animale ; imperceptible dans les espèces inférieures, elle est déjà très prononcée dans les animaux doués d’une organisation supérieure. Les bêtes élèvent leurs enfants, elles en développent à leur manière l’intelligence, c’est-à-dire la compréhension ou la connaissance des choses, et la volonté, c’est-à-dire cette faculté, cette force intérieure qui nous permet de contenir nos mouvements instinctifs ; elles punissent même avec une tendresse paternelle la désobéissance de leurs petits. Donc il y a chez les animaux mêmes un commencement de responsabilité morale.

La volonté, aussi bien que l’intelligence, n’est donc pas une étincelle mystique, immortelle et divine, tombée miraculeusement du ciel sur la terre, pour animer des morceaux de chair, des cadavres. C’est le produit de la chair organisée et vivante, le produit de l’organisme animal. Le plus parfait organisme est celui de l’homme, et par conséquent c’est dans l’homme que se trouvent l’intelligence et la volonté relativement les plus parfaites, et surtout les plus capables de perfectionnement, de progrès.

La volonté, de même que l’intelligence, est une faculté nerveuse de l’organisme animal, et a pour organe spécial principalement le cerveau ; de même que la force |130 physique ou proprement animale est une faculté musculaire de ce même organisme, et, quoique répandue dans tout le corps, a pour organes principalement actifs les pieds et les bras. Le fonctionnement nerveux qui constitue proprement l’intelligence et la volonté et qui est matériellement différent, tant par son organisation spéciale que par son objet, du fonctionnement musculaire de l’organisme animal, est pourtant tout aussi matériel que ce dernier. Force musculaire ou physique, et force nerveuse, ou force de l’intelligence et force de la volonté, ont ceci de commun, que, premièrement, chacune d’elles dépend avant tout de l’organisation de l’animal, organisation qu’il apporte en naissant et qui est par conséquent le produit d’une foule de circonstances et de causes qui ne lui sont pas même seulement extérieures, mais antérieures ; et que, deuxièmement, toutes sont capables d’être développées par la gymnastique ou par l’éducation, ce qui nous les présente encore une fois comme des produits d’influences et d’actions extérieures.

Il est clair que n’étant, tant sous le rapport de leur nature que sous celui de leur intensité, rien que des produits de causes tout à fait indépendantes d’elles, toutes ces forces n’ont elles-mêmes qu’une indépendance tout à fait relative, au milieu de cette causalité universelle qui constitue et embrasse les mondes. Qu’est-ce que la force musculaire ? C’est une puissance matérielle d’une intensité quelconque, formée dans l’animal par un concours d’influences ou de causes antérieures, et qui lui permet dans un moment donné d’opposer à la pression des forces extérieures une résistance, non absolue, mais relative quelconque.

Il en est absolument de même de cette force morale que nous appelons la force de la volonté. Toutes les espèces d’animaux en sont douées à des degrés différents, et cette différence est déterminée tout d’abord par la nature particulière de leur organisme. Parmi tous les animaux de cette terre, l’espèce humaine en est douée à |131 un degré supérieur. Mais dans cette espèce elle-même tous les individus n’apportent pas en naissant une égale disposition volitive, la plus ou moins grande capacité de vouloir étant préalablement déterminée en chacun par la santé et le développement normal de son corps et surtout par la plus ou moins heureuse conformation de son cerveau. Voici donc, dès le début, une différence dont l’homme n’est aucunement responsable. Suis-je coupable si la nature m’a doué d’une capacité de vouloir inférieure ? Les théologiens et les métaphysiciens les plus enragés n’oseront pas dire que ce qu’ils appellent les âmes, c’est-à-dire l’ensemble des facultés affectives, intelligentes et volitives que chacun apporte en naissant, soient égales.

Il est vrai que la faculté de vouloir, aussi bien que toutes les autres facultés de l’homme, peuvent être développées par l’éducation, par une gymnastique qui lui est propre. Cette gymnastique habitue peu à peu les enfants, d’abord à ne point manifester immédiatement les moindres de leurs impressions, ou à contenir plus ou moins les mouvements réactifs de leurs muscles, lorsqu’ils sont irrités par les sensations tant extérieures qu’intérieures qui leur sont transmises par les nerfs ; plus tard, lorsqu’un certain degré de réflexion, développé par une éducation qui lui est également propre, s’est formé dans l’enfant, cette même gymnastique, prenant à son tour un caractère de plus en plus réfléchi, appelant à son aide l’intelligence naissante de l’enfant et se fondant sur un certain degré de force volitive qui s’est développé en lui, l’habitue à réprimer l’expression immédiate de ses sentiments et de ses désirs, et à soumettre enfin tous les mouvements volontaires de son corps, aussi bien que ce qu’on appelle son âme, sa pensée même, ses paroles et ses actes, à un but dominant, bon ou mauvais.

La volonté de l’homme ainsi développée, exercée, n’est évidemment de nouveau rien que le produit d’influences qui lui sont extérieures et qui s’exercent sur elle, qui la déterminent et la forment, indépendamment de ses propres résolutions. Un homme peut-il être rendu responsable de l’éducation, bonne ou mauvaise, |132 suffisante ou insuffisante, qu’on lui a donnée ?

Il est vrai que lorsque, dans l’adolescent ou le jeune homme, l’habitude de penser ou de vouloir est arrivée, grâce à cette éducation qu’il a reçue du dehors, à un certain degré de développement, au point de constituer en quelque sorte une force intérieure, identifiée désormais à son être, il peut continuer son instruction et même son éducation morale lui-même, par une gymnastique pour ainsi dire spontanée de sa pensée et même de sa volonté, aussi bien que de sa force musculaire ; spontanée dans ce sens, qu’elle ne sera plus uniquement dirigée et déterminée par des volontés et des actions extérieures, mais aussi par cette force intérieure de penser et de vouloir qui, après s’être formée et consolidée en lui par l’action passée de ces causes extérieures, devient à son tour un moteur plus ou moins actif et puissant, un producteur en quelque sorte indépendant des choses, des idées, des volontés, des actions qui l’entourent immédiatement.

L’homme peut devenir ainsi, jusqu’à un certain point, son propre éducateur, son propre instructeur, et comme le créateur de soi-même. Mais on voit qu’il n’acquiert par là qu’une indépendance tout à fait relative et qui ne le soustrait aucunement à la dépendance fatale, ou si l’on veut à la solidarité absolue, par laquelle, comme être existant et vivant, il est irrévocablement enchaîné au monde naturel et social dont il est le produit, et dans lequel, comme tout ce qui existe, après avoir été effet, et continuant de l’être toujours, il devient à son tour une cause relative de produits relatifs nouveaux.

Plus tard, j’aurai l’occasion de montrer que l’homme le plus développé sous le rapport de l’intelligence et de la volonté se trouve encore, par rapport à tous ses sentiments, ses idées et ses volontés, dans une dépendance quasi-absolue vis-à-vis du monde naturel et social qui l’entoure, et qui à chaque moment de son existence détermine les conditions de sa vie. Mais au point même où nous sommes arrivés, il est évident qu’il n’y a pas lieu à la responsabilité humaine telle que les théologiens, les métaphysiciens et les juristes la conçoivent.

Nous avons vu que l’homme n’est nullement responsable |133 ni du degré des capacités intellectuelles qu’il a apportées en naissant, ni du genre d’éducation bonne ou mauvaise que ces facultés ont reçue avant l’âge de sa virilité ou au moins de sa puberté. Mais nous voici arrivés à un point où l’homme, conscient de lui-même, et armé de facultés intellectuelles et morales déjà aguerries, grâce à l’éducation qu’il a reçue du dehors, devient en quelque sorte le producteur de lui-même, pouvant évidemment développer, étendre et fortifier lui-même son intelligence et sa volonté. Celui qui, trouvant cette possibilité en lui-même, n’en profite pas, n’est-il pas coupable ?

Et comment le serait-il ? Il est évident qu’au moment où il doit et peut prendre cette résolution de travailler sur lui-même, il n’a pas encore commencé ce travail spontané, intérieur, qui fera de lui en quelque sorte le créateur de lui-même et le produit de sa propre action sur lui-même ; en ce moment il n’est encore rien que le produit de l’action d’autrui ou des influences extérieures qui l’ont amené à ce point ; donc la résolution qu’il prendra dépendra non de la force de pensée et de volonté qu’il se sera donnée à lui-même, puisque son propre travail n’a pas encore commencé, mais de celle qui lui aura été donnée tant par sa nature que par l’éducation, indépendamment de sa résolution propre ; et la résolution bonne ou mauvaise qu’il prendra ne sera encore rien que l’effet ou le produit immédiat de cette éducation et de cette nature dont il n’est aucunement responsable ; d’où il résulte que cette résolution ne peut nullement impliquer la responsabilité de l’individu qui la prend[5].

Il est évident que l’idée de la responsabilité humaine, |134 idée toute relative, est inapplicable à l’homme pris isolément et considéré comme individu naturel, en dehors du développement collectif de la société. Considéré comme tel en présence de cette causalité universelle au sein de laquelle tout ce qui existe est en même temps effet et cause, producteur et produit, chaque homme nous |135 apparaît à chaque instant de sa vie comme un être absolument déterminé, incapable de rompre ou d’interrompre seulement le courant universel de la vie, et par conséquent mis en dehors de toute responsabilité juridique. Avec toute cette conscience de lui-même qui produit en lui ce mirage d’une prétendue spontanéité, malgré cette intelligence et cette |136 volonté qui sont les conditions indispensables de l’établissement de sa liberté vis-à-vis du monde extérieur, y compris les hommes qui l’entourent, l’homme, aussi bien que tous les animaux de cette terre, n’en reste pas moins soumis d’une manière absolue à l’universelle fatalité qui règne dans la nature.

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La puissance de penser et la |137 puissance de vouloir, ai-je dit, sont des puissances toutes formelles[6], qui n’impliquent pas nécessairement et toujours, l’une, la vérité, et l’autre, le bien. L’histoire nous montre l’exemple de beaucoup de penseurs très puissants qui ont radoté. De ce nombre ont été et sont encore aujourd’hui tous les |138 théologiens, métaphysiciens, juristes, économistes, spiritualistes et idéalistes de toutes sortes, passés et présents. Toutes les fois qu’un penseur, si puissant qu’il soit, raisonnera sur des bases fausses, il arrivera nécessairement à des conclusions fausses, et ces conclusions seront d’autant plus monstrueuses qu’il aura mis plus de puissance |139 à les développer.

Qu’est-ce que la vérité ? C’est la juste appréciation des choses et des faits, de leur développement ou de la logique naturelle qui se manifeste en eux. C’est la conformité aussi sévère que possible du mouvement de la pensée avec celui du monde réel qui est l’unique objet de la pensée. Donc, toutes les fois que l’homme raisonnera sur les choses et sur les faits sans se soucier de leurs rapports réels et des conditions réelles de leur développement et de leur existence ; ou bien lorsqu’il bâtira ses spéculations théoriques sur des choses qui n’ont jamais existé, sur des faits qui n’ont jamais pu se passer et qui n’ont qu’une existence tout imaginaire, toute fictive, dans l’ignorance et dans la stupidité historique des générations passées, il battra nécessairement la campagne, quelque puissant penseur qu’il soit.

Il en est de même de la volonté. L’expérience nous démontre que la puissance de la volonté est bien loin d’être toujours la puissance du bien : les plus grands criminels, des hommes malfaisants au plus haut degré, sont doués quelquefois de la plus grande puissance de volonté ; et, d’un autre côté, nous voyons assez souvent, hélas ! des hommes excellents, bons, justes, pleins de sentiments bienveillants, être privés de cette |140 faculté. Ce qui prouve que la faculté de vouloir est une puissance toute formelle qui n’implique par elle-même ni le bien, ni le mal. — Qu’est-ce que le Bien ? et qu’est-ce que le Mal ?

Au point où nous en sommes arrivés, en continuant à considérer l’homme, en dehors de la société, comme un animal tout aussi naturel, mais plus parfaitement organisé que les animaux des autres espèces, et capable de les dominer grâce à l’incontestable supériorité de son intelligence et de sa volonté, la définition la plus générale et en même temps la plus répandue du Bien et du Mal me paraît être celle-ci :

Tout ce qui est conforme aux besoins de l’homme et aux conditions de son développement et de sa pleine existence, pour l’homme, — mais pour l’homme seul, non sans doute pour l’animal qu’il dévore[7], — c’est le Bien. Tout ce qui leur est contraire, c’est le Mal.

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Étant prouvé que la volonté animale, y compris celle de l’homme, est une puissance toute formelle, capable, comme nous le verrons plus tard, par la connaissance que l’homme acquiert des lois de la nature, et seulement en s’y soumettant strictement dans ses actes, de modifier, jusqu’à un certain point, tant les rapports de l’homme avec les choses qui l’entourent, que ceux de ces choses entre elles, mais non de les produire, ni de créer le fond même de la vie animale ; étant prouvé que la puissance tout à fait relative de cette volonté, une |141 fois qu’on la met en présence de la seule puissance absolue qui existe, celle de la causalité universelle, apparaît aussitôt comme l’absolue impuissance, ou comme une cause relative d’effets relatifs nouveaux, déterminée et produite par cette même causalité ; il est évident que ce n’est pas en elle, que ce n’est pas dans la volonté animale, mais dans cette solidarité universelle et fatale des choses et des êtres, que nous devons chercher le moteur puissant qui crée le monde animal et humain.

Ce moteur, nous ne l’appelons ni intelligence ni volonté ; parce que réellement il n’a et ne peut avoir aucune conscience de lui-même, ni aucune détermination, ni résolution propre, n’étant pas même un être indivisible, substantiel et unique, comme se le représentent les métaphysiciens, mais un produit lui-même, et, comme je l’ai dit, la Résultante éternellement reproduite de toutes les transformations des êtres et des choses dans l’Univers. En un mot, ce n’est pas une idée, mais un fait universel, au delà duquel il nous est impossible de rien concevoir ; et ce fait n’est point du tout un Être immuable, mais, au contraire, c’est le mouvement perpétuel, se manifestant, se formant par une infinité d’actions et de réactions relatives : mécaniques, physiques, chimiques, géologiques, végétales, animales, et humainement sociales. Comme résultant toujours de cette combinaison de mouvements relatifs sans nombre, ce moteur universel est aussi tout-puissant qu’il est inconscient, fatal et aveugle.

Il crée les mondes, en même temps qu’il en est toujours le produit. Dans chaque règne de notre nature terrestre, il se manifeste par des lois ou des manières de développement particulières. C’est ainsi que dans le monde inorganique, dans la formation géologique |142 de notre globe, il se présente comme l’action et la réaction incessante de lois mécaniques, physiques et chimiques, qui semblent se réduire à une loi fondamentale : celle de la pesanteur et du mouvement, ou bien de l’attraction matérielle, dont toutes les autres lois n’apparaissent plus alors que comme les manifestations ou transformations différentes. Ces lois, comme je l’ai déjà observé plus haut, sont générales en ce sens qu’elles embrassent tous les phénomènes qui se produisent sur la terre, réglant aussi bien les rapports et le développement de la vie organique, végétale, animale et sociale, que ceux de l’ensemble inorganique des choses.

Dans le monde organique, ce même moteur universel se manifeste par une loi nouvelle, qui est fondée sur l’ensemble de ces lois générales, et qui n’en est sans doute rien qu’une transformation nouvelle, transformation dont le secret nous échappe jusqu’ici, mais qui est une loi particulière en ce sens, qu’elle ne se manifeste que dans les êtres vivants : plantes et animaux, y compris l’homme. C’est la loi de la nutrition, consistant, pour me servir des propres expressions d’Auguste Comte : « 1° Dans l’absorption intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système ambiant, et leur assimilation graduelle ; 2° Dans l’exhalation à l’extérieur des molécules, dès lors étrangères, qui se désassimilent nécessairement à mesure que cette nutrition s’accomplit[8]. »

Cette loi est particulière en ce sens, ai-je dit, qu’elle ne s’applique pas aux choses du monde inorganique, mais elle est générale et fondamentale pour tous les êtres vivants. C’est la question de la nourriture, la grande question de l’économie sociale qui constitue la base réelle de tous les développements postérieurs de l’humanité[9].

Dans le monde proprement animal, le même moteur universel reproduit cette loi générique de la nutrition, qui est propre à tout ce qui est organisé sur cette terre, sous une forme particulière et nouvelle, en la combinant avec deux propriétés qui distinguent tous les animaux de toutes les plantes : celles de la sensibilité et de l’irritabilité, |143 facultés évidemment matérielles, mais dont les facultés soi-disant idéales, celle du sentiment appelé moral pour le distinguer de la sensation physique, aussi bien que celles de l’intelligence et de la volonté, ne sont évidemment que la plus haute expression ou la dernière transformation. Ces deux propriétés, la sensibilité et l’irritabilité, ne se rencontrent que chez les animaux ; on ne les retrouve pas dans les plantes : combinées avec la loi de la nutrition, qui est commune aux uns et aux autres, étant la loi fondamentale de tout |144 organisme vivant, elles constituent par cette combinaison la loi particulière générique de tout le monde animal. Pour éclaircir ce sujet, je citerai encore quelques mots d’Auguste Comte :

« Il ne faut jamais perdre de vue la double liaison intime de la vie animale avec la vie organique (végétale), qui lui fournit constamment une base préliminaire indispensable, et qui, en même temps, lui constitue un but général non moins nécessaire. On n’a plus besoin d’insister aujourd’hui sur le premier point, qui a été mis en pleine évidence par de saines analyses physiologiques ; il est bien reconnu maintenant que, pour se nourrir et pour sentir, l’animal doit d’abord vivre, dans la plus simple acception de ce mot, c’est-à-dire végéter ; et qu’aucune suspension complète de cette vie végétale ne saurait, en aucun cas, être conçue, sans entraîner, de toute nécessité, la cessation simultanée de la vie animale. Quant au second aspect, jusqu’ici beaucoup mieux éclairci, chacun peut aisément reconnaître, soit pour les phénomènes dirritabilité ou pour ceux de la sensibilité, qu’ils sont essentiellement dirigés, à un degré quelconque de l’échelle animale, par les besoins généraux de la vie organique, dont ils perfectionnent le mode fondamental, soit en lui procurant de meilleurs matériaux, soit en prévenant ou écartant les influences défavorables  : les fonctions intellectuelles et morales n’ont point elles-mêmes ordinairement d’autre office primitif. Sans une telle destination générale, l’irritabilité dégénérerait nécessairement en une agitation désordonnée et la sensibilité en une vague contemplation : dès lors, ou l’une, ou l’autre, détruirait bientôt l’organisme par un exercice immodéré, ou elles s’atrophieraient spontanément, faute de stimulation convenable. C’est |145 seulement dans l’espèce humaine, et parvenue même à un haut degré de civilisation, qu’il est possible de concevoir une sorte d’inversion de cet ordre fondamental, en se représentant, au contraire, la vie végétative comme essentiellement subordonnée à la vie animale, dont elle est seulement destinée à permettre le développement, ce qui constitue, ce me semble, la plus noble notion qu’on puisse se former de l’humanité proprement dite, distincte de l’animalité : encore une telle transformation ne devient-elle possible, sous peine de tomber dans un mysticisme très dangereux, qu’autant que, par une heureuse abstraction fondamentale, on transporte à l’espèce entière, ou du moins à la société, le but primitif (celui de la nutrition et de la conservation de soi-même) qui, pour les animaux, est borné à l’individu, ou s’étend tout au plus momentanément à la famille[10]. »

Et dans une note qui suit immédiatement ce passage, Auguste Comte ajoute :

« Un philosophe de l’école métaphysico-théologique a, de nos jours, prétendu caractériser l’homme par cette formule retentissante : Une intelligence servie par des organes… La définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie, surtout peur l’homme primitif, non perfectionné par un état social très développé… À quelque degré que puisse parvenir la civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre d’hommes d’élite que l’intelligence pourra acquérir, dans l’ensemble de l’organisme, une prépondérance assez prononcée pour devenir réellement le but essentiel de toute existence humaine, au lieu d’être seulement employée à titre de simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une plus parfaite satisfaction des principaux besoins organiques : ce qui, abstraction faite de toute vaine déclamation, |146 caractérise certainement le cas le plus ordinaire[11]. »

À cette considération s’en ajoute une autre qui est très importante. Les différentes fonctions que nous appelons les facultés animales ne sont point d’une telle nature qu’il soit facultatif, pour l’animal, de les exercer ou de ne les point exercer ; toutes ces facultés sont des propriétés essentielles, des nécessités inhérentes à l’organisation animale. Les différentes espèces, familles et classes d’animaux se distinguent les unes des autres, soit par l’absence totale de quelques facultés, soit par le développement prépondérant d’une ou de plusieurs facultés au détriment de toutes les autres. Au sein même de chaque espèce, famille et classe d’animaux, tous les individus ne sont pas également réussis. L’exemplaire parfait est celui dans lequel tous les organes caractéristiques de l’ordre auquel l’individu appartient se trouvent harmonieusement développés. L’absence ou la faiblesse d’un de ces organes constitue un défaut, et, quand c’est un organe essentiel, l’individu est un monstre. Monstruosité ou perfection, qualités ou défauts, tout cela est donné à l’individu par la nature, il apporte tout cela en naissant. Mais du moment qu’une faculté existe, elle doit s’exercer, et tant que l’animal n’est pas arrivé à l’âge de sa décroissance naturelle, elle tend nécessairement à se développer et à se |147 fortifier par cet exercice répété qui crée l’habitude, base de tout développement animal ; et plus elle se développe et s’exerce, et plus elle devient dans l’animal une force irrésistible à laquelle il doit obéir.

Il arrive quelquefois que la maladie, ou des circonstances extérieures plus puissantes que cette tendance fatale de l’individu, empêchent l’exercice et le développement d’une ou de plusieurs de ses facultés. Alors les organes correspondants s’atrophient, |148 et tout l’organisme se trouve frappé de souffrance, plus ou moins, selon l’importance de ces facultés et de leurs organes correspondants. L’individu peut en mourir, mais, tant qu’il vit, tant qu’il lui reste encore des facultés, il doit les exercer sous peine de mourir. Donc, il n’en est point le maître du tout, il en est, au |149 contraire, l’agent involontaire, l’esclave. C’est le moteur universel, ou bien la combinaison des causes déterminantes et productrices de l’individu, ses facultés y compris, qui agit en lui et par lui. C’est cette même Causalité universelle, inconsciente, fatale et aveugle, c’est cet ensemble de lois mécaniques, physiques, chimiques, organiques, animales et sociales, qui pousse tous les animaux, y compris l’homme, à l’action, et qui est le vrai, |150 l’unique créateur du monde animal et humain. Apparaissant dans tous les êtres organiques et vivants comme un ensemble de facultés ou de propriétés dont les unes sont inhérentes à tous, et d’autres propres seulement à des espèces, à des familles ou à des classes particulières, elle constitue en effet la loi fondamentale de la vie et imprime à chaque animal, y compris l’homme, cette |151 tendance fatale à réaliser pour soi-même toutes les conditions vitales de sa propre espèce, c’est-à-dire à satisfaire tous ses besoins. Comme organisme vivant, doué de cette double propriété de la sensibilité et de l’irritabilité, et, comme tel, éprouvant tantôt la souffrance, tantôt le plaisir, tout animal, y compris l’homme, est forcé, par sa propre nature, à manger et à boire avant tout et à se mettre en mouvement, tant pour chercher sa nourriture que pour obéir à un besoin supérieur de ses muscles ; il est forcé de se conserver, de s’abriter, de se défendre contre tout ce qui le menace dans sa nourriture, dans sa santé, dans toutes les conditions de sa vie ; forcé d’aimer, de s’accoupler et de procréer ; forcé de réfléchir, dans la mesure de ses capacités intellectuelles, aux conditions de sa conservation et de son existence ; forcé de vouloir toutes ces conditions pour lui-même ; et, dirigé par une sorte de prévision, fondée sur l’expérience et dont aucun animal n’est absolument dénué, forcé de travailler, dans la mesure de son intelligence et de sa force musculaire, afin de se les assurer pour un lendemain plus ou moins éloigné.

Fatale et irrésistible dans tous les animaux, sans excepter l’homme le plus civilisé, cette tendance impérieuse et fondamentale de la vie constitue la base même de toutes les passions animales et humaines : instinctive, on pourrait presque dire mécanique dans les organisations les plus inférieures ; plus intelligente dans les espèces supérieures, elle n’arrive à une pleine conception d’elle-même que dans l’homme ; parce que, doué à un degré supérieur de la faculté si précieuse de combiner, de grouper et d’exprimer intégralement ses pensées, seul capable de faire |152 abstraction, dans sa pensée, et du monde extérieur et même de son propre monde intérieur, l’homme seul est capable de s’élever jusqu’à l’universalité des choses et des êtres ; et, du haut de cette abstraction, se considérant lui-même comme un objet de sa propre pensée, il peut comparer, critiquer, ordonner et subordonner ses propres besoins, sans pouvoir naturellement sortir jamais des conditions vitales de sa propre existence ; ce qui lui permet, dans ces limites sans doute très restreintes, et sans qu’il puisse rien changer au courant universel et fatal des effets et des causes, de déterminer d’une manière abstractivement réfléchie ses propres actes, et lui donne, vis-à-vis de la nature, une fausse apparence de spontanéité et d’indépendance absolues. Éclairé par la science et dirigé par la volonté abstractivement réfléchie de l’homme, le travail animal, ou bien cette activité fatalement imposée à tous les êtres vivants, comme une condition essentielle de leur vie, — activité qui tend à modifier le monde extérieur selon les besoins de chacun et qui se manifeste dans l’homme avec la même fatalité que dans le dernier animal de cette terre, — se transforme néanmoins pour la conscience de l’homme en un travail savant et libre.

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  1. Dans le Progrès, du Locle, numéro du 21 août 1869, article intitulé le Patriotisme. Le passage reproduit ici par Bakounine, avec quelques légers changements dans la forme, se trouve aux pages 253 et 254 du tome Ier des Œuvres (Stock, 1895). — J. G.
  2. Ici Bakounine a placé dans son manuscrit, sous la forme d’une note remplissant quatre feuillets supplémentaires marqués A, B, C et D, un long passage emprunte au même article du Progrès. Ce passage, qu’il serait superflu de reproduire ici, s’étend d’un alinéa commençant par les mots «  : Ceux qui admettent l’existence d’un Dieu créateur… », p. 248 de la réimpression au tome Ier des Œuvres, jusqu’à la quatrième ligne de la p. 253 de la réimpression, avec quelques suppressions dans la seconde moitié de la page 252. — J. G.
  3. Il a fallu une grande dose d’extravagance théologique et métaphysique pour s’imaginer une âme immatérielle vivant emprisonnée dans le corps tout à fait matériel de l’homme, alors qu’il est clair que ce qui est matériel seu |121 lement peut être interné, limité, contenu dans une prison matérielle. Il fallait avoir la foi robuste de Tertullien, manifestée par ce mot si célèbre : Je crois en ce qui est absurde ! pour admettre deux choses aussi incompatibles que cette prétendue immatérialité de l’âme et sa dépendance immédiate des modifications matérielles, des phénomènes pathologiques qui se produisent dans le corps de l’homme. Pour nous, qui ne pouvons croire en l’absurde et qui ne sommes nullement disposés à adorer l’absurde, l’âme humaine — tout cet ensemble de facultés affectives, intellectuelles et volitives qui constituent le monde idéel ou spirituel de l’homme — n’est rien que la dernière et la plus haute expression de sa vie animale, des fonctions tout à fait matérielles d’un organe tout à fait matériel, le cerveau. La faculté de penser, en tant que puissance formelle, son degré et sa nature particulière et pour ainsi dire individuelle dans chaque homme, tout cela dépend tout d’abord de la conformation plus ou moins heureuse de son cerveau. Mais ensuite cette faculté se consolide par la santé du corps avant tout, par une bonne hygiène et par une bonne nourriture ; puis elle se développe et se fortifie par un exercice rationnel, par l’éducation et par l’instruction, par l’application des bonnes méthodes scientifiques, de même que la force et la dextérité musculaires de l’homme se développent par la gymnastique.
    La nature, soutenue principalement par l’organisation vicieuse de la société, crée mal heureusement quelque fois des idiots, des individus humains fort stupides. Quelquefois elle crée aussi des hommes de |122 génie. Mais les uns comme les autres ne sont que des exceptions. L’immense majorité des individus humains naissent égaux ou à peu près égaux : non identiques sans doute, mais équivalents dans ce sens que, dans chacun, les défauts et les qualités se compensent à peu près, de sorte que, considérés dans leur ensemble, l’un vaut l’autre. C’est l’éducation qui produit les énormes différences qui nous désespèrent aujourd’hui. D’où je tire cette conclusion que, pour établir l’égalité parmi les hommes, il faut absolument l’établir dans l’éducation des enfants.
    [Je n’ai parlé jusqu’à présent que de la faculté formelle de concevoir des pensées. Quant aux pensées elles-mêmes, qui constituent le fond de notre monde intellectuel et que les métaphysiciens considèrent comme des créations spontanées et pures de notre esprit, elles ne furent à leur origine rien que de simples constatations, naturellement très imparfaites d’abord, des faits naturels et sociaux, et des conclusions, encore moins judicieuses, tirées de ces faits. Tel fut le commencement de toutes les représentations, imaginations, hallucinations et idées humaines, d’où l’on voit que le contenu de notre pensée, nos pensées proprement dites, nos idées, loin d’avoir été créées par une action toute spontanée de l’esprit, ou d’être innées, comme le prétendent encore aujourd’hui les métaphysiciens, nous ont été données dès l’abord par le monde des choses et des faits réels tant extérieurs qu’intérieurs. L’esprit de l’homme, c’est-à-dire le travail ou le propre fonctionnement de son cerveau, provoqué par les impressions que lui transmettent ses nerfs, n’y apporte qu’une action toute formelle, consistant à comparer et à combiner ces choses et ces faits en des systèmes justes ou faux : justes, s’ils sont conformes à l’ordre réellement inhérent aux choses et aux faits ; faux, s’ils lui sont contraires. Par la parole, les idées ainsi élaborées se précisent et se fixent dans l’esprit de l’homme et se transmettent d’un homme à un autre, de sorte que les notions individuelles sur les choses, les idées individuelles de chacun, se rencontrant, se contrôlant et se modifiant mutuellement, et se confondant, se mariant en un seul système, finissent par former la conscience commune ou la pensée collective d’une société d’hommes plus ou moins étendue, pensée toujours modifiable et toujours poussée en avant par les travaux nouveaux de |123 chaque individu ; et, transmis, par la tradition, d’une génération à l’autre, cet ensemble d’imaginations et de pensées, s’enrichissant et s’étendant toujours davantage par le travail collectif des siècles, forme à chaque époque de l’histoire, dans un milieu social plus ou moins étendu, le patrimoine collectif de tous les individus qui composent ce milieu.
    Chaque génération nouvelle trouve à son berceau un monde d’idées, d’imaginations et de sentiments qui lui est transmis sous forme d’héritage commun par le travail intellectuel et moral de toutes les générations passées. Ce monde ne se présente pas d’abord, à l’homme nouveau-né, dans sa forme idéale, comme système de représentations et d’idées, comme religion, comme doctrine ; l’enfant serait incapable de le recevoir sous cette forme ; il s’impose à lui comme un monde de faits, incarné et réalisé dans les personnes et les choses qui l’entourent, et parlant à ses sens par tout ce qu’il entend et ce qu’il voit dès les premiers jours de sa naissance. Car les idées et les représentations humaines, qui n’ont été d’abord rien que les produits des faits naturels et sociaux, — en ce sens qu’ils n’en ont été d’abord rien que la répercussion ou la réflexion dans le cerveau de l’homme, et la reproduction pour ainsi dire idéale et plus ou moins judicieuse par cet organe absolument matériel de la pensée humaine, — acquièrent plus tard, après qu’elles se sont bien établies, de la manière que je viens d’expliquer, dans la conscience collective d’une société quelconque, cette puissance de devenir à leur tour des causes productives de faits nouveaux, non proprement naturels, mais sociaux. Elles modifient l’existence, les habitudes et les institutions humaines, en un mot tous les rapports qui existent entre les hommes dans la société, et, par leur incarnation jusque dans les faits et les choses les plus journaliers de la vie de chacun, elles deviennent sensibles, palpables pour tous, même pour les enfants. De sorte que chaque génération nouvelle s’en pénètre dès sa plus tendre enfance ; et, quand elle arrive à l’âge viril où commence proprement le travail de sa propre pensée, aguerrie, exercée, et nécessairement accompagnée d’une |124 critique nouvelle, elle trouve, en elle-même aussi bien que dans la société qui l’entoure, tout un monde de pensées et de représentations établies qui lui servent de point de départ et lui donnent en quelque sorte l’étoffe ou la matière première pour son propre travail intellectuel et moral. De ce nombre sont les imaginations traditionnelles et communes que les métaphysiciens — trompés par la manière tout à fait insensible et imperceptible par laquelle, venant du dehors, elles pénètrent et s’impriment dans le cerveau des enfants, avant même qu’ils soient arrivés à la conscience d’eux-mêmes — appellent faussement les idées innées.
    Mais à côté de ces idées générales, telles que celles de Dieu ou de l’âme, — idées absurdes, mais sanctionnées par l’ignorance universelle et par la stupidité des siècles, au point qu’aujourd’hui même on ne saurait encore se prononcer ouvertement et dans un langage populaire contre elles, sans courir le danger d’être lapidé par l’hypocrisie bourgeoise, — à côté de ces idées tout abstraites, l’adolescent rencontre, dans la société au milieu de laquelle il se développe, et, par suite de l’influence exercée par cette même société sur son enfance, il trouve en lui-même, une quantité d’autres idées beaucoup plus déterminées sur la nature et sur la société, des idées qui touchent de plus près à la vie réelle de l’homme, à son existence journalière. Telles sont les idées sur la justice, sur les devoirs, sur les convenances sociales, sur les droits de chacun, sur la famille, sur la propriété, sur l’État, et beaucoup d’autres plus particulières encore, qui règlent les rapports des hommes entre eux. Toutes ces idées que l’homme trouve incarnées en son propre esprit par l’éducation qu’indépendamment de toute action spontanée de cet esprit il a subie pendant son enfance, idées qui, lorsqu’il est arrivé à la conscience de lui-même, se présentent à lui comme des idées généralement acceptées et consacrées par la conscience collective de la société où il vit, toutes ces idées ont été produites, ai-je dit, par le travail intellectuel et moral collectif des générations passées. Comment ont-elles été produites ? Par la constatation et par une sorte de consécration des faits accomplis, car dans les développements pratiques de |125 l’humanité, aussi bien que dans la science proprement dite, les faits accomplis précèdent toujours les idées, ce qui prouve encore une fois que le contenu même de la pensée humaine, son fond réel, n’est point une création spontanée de l’esprit, mais qu’il est donné toujours par l’expérience réfléchie des choses réelles.] (Note de Bakounine.) — La partie de la note que j’ai placée entre crochets (les trois derniers alinéas) est biffée dans le manuscrit, et Bakounine a écrit en marge : Employé. Il a fait usage de ce morceau dans la longue Note qui occupe les feuillets 286-340 du manuscrit de L’Empire knouto-germanique (voir au tome Ier des Œuvres, de la ligne 23 de la page 290 à la ligne 1 de la page 293) — On remarquera que le mot formel, dans la présente note, n’est pas pris par Bakounine dans le sens que lui donne, par exemple, Aristote, pour qui la forme est ce qui constitue l’essence des choses, en sorte que l’élément formel est l’élément qui détermine un être et lui donne l’existence actuelle. Dans le vocabulaire de Bakounine, une faculté formelle est une faculté considérée indépendamment de son contenu, indépendamment des réalités concrètes ou abstraites sur lesquelles s’exerce son activité ; le travail du cerveau humain est qualifié de travail formel, parce que, opérant sur les faits réels et les choses réelles qui lui sont donnés, il ne les a pas créés, mais se borne à les combiner et à les agencer, à les systématiser, — J. G.
  4. Cette idée de l’irresponsabilité morale des animaux est admise par tous. Mais elle n’est pas conforme en tous points à la vérité. Nous pouvons nous en assurer par l’expérience de chaque jour, dans nos rapports avec les animaux apprivoisés et dressés. Nous les élevons non en vue de leur utilité et de leur moralité propres, mais conformément à nos intérêts et à nos buts ; nous les habituons à dominer, à contenir leurs instincts, leurs désirs, c’est-à-dire nous développons en eux une force intérieure qui n’est autre chose que la volonté. Et lorsqu’ils agissent contrairement aux habitudes que nous avons voulu leur donner, nous les punissons ; donc nous les considérons, nous les traitons comme des êtres responsables, capables de comprendre qu’ils ont enfreint la loi que nous leur avons imposée, et nous les soumettons à une sorte de juridiction domestique. Nous les traitons en un mot comme le Bon Dieu des chrétiens traite les hommes, — avec cette différence que nous le faisons pour notre utilité, lui pour sa gloire, nous pour satisfaire notre égoïsme, lui pour contenter et nourrir son infinie vanité. (Note de Bakounine.)
  5. Voilà deux jeunes gens, apportant dans la société deux natures différentes développées par deux éducations différentes, ou seulement deux différentes natures, développées par la même éducation. L’un prend une résolution virile, pour me servir de cette expression favorite de M. Gambetta ; l’autre n’en prend aucune ou en prend une mauvaise. Y a-t-il, dans le sens juridique de ces mots, un mérite de la part du premier et une faute de la part du second ? Oui, si l’on veut m’accorder que ce mérite et cette faute sont également involontaires, également des produits de l’action combinée et fatale de la nature et de l’éducation, et qui par conséquent constituent, tous les deux, l’un non proprement un mérite, l’autre non proprement une faute, mais deux faits, deux |134 résultats différents et dont l’un est conforme à ce que, dans un moment donné de l’histoire, nous appelons le vrai, le juste et le bon, et l’autre à ce qui dans le même moment historique est réputé être le mensonge, l’injustice et le mal. Poussons cette analyse plus loin. Prenons deux jeunes gens doués de natures à peu près égales et ayant reçu la même éducation. Supposons que, se trouvant aussi dans une position sociale à peu près égale, ils aient pris tous les deux une bonne résolution. L’un se maintient et se développe toujours davantage dans la direction qu’il s’est imposée à lui-même. L’autre s’en détourne et succombe. Pourquoi ? Quelle est la raison de cette différence de dénouement ? Il faut la chercher soit dans la différence de leurs natures et de leurs tempéraments, quelque imperceptible que cette différence ait pu paraître d’abord ; soit dans l’inégalité qui existait déjà entre le degré de force intellectuelle et morale acquis par chacun au moment où tous les deux ont commencé leur existence libre ; soit enfin dans la différence de leurs conditions sociales et des circonstances qui ont influé plus tard sur l’existence et sur le développement de chacun ; car tout effet a une cause, d’où il résulte clairement qu’à chaque instant de sa vie, que dans chacune de ses pensées, dans ses actes, l’homme avec sa conscience, son intelligence et sa volonté, se trouve toujours déterminé par une foule d’actions ou de causes tant extérieures qu’intérieures, mais également indépendantes de lui-même, et qui exercent sur lui une domination fatale, implacable. Où est donc sa responsabilité ?
    Un homme manque de volonté ; on lui en fait honte et on lui dit qu’il doit en avoir une, qu’il doit se donner une volonté. Mais comment se la donnera-t-il ? Par un acte de sa volonté ? C’est dire qu’il doit avoir la volonté d’avoir une volonté : ce qui constitue évidemment un cercle vicieux, une absurdité.
    Mais, dira-t-on, en niant le principe de la responsabilité de l’homme, ou plutôt en constatant le fait de l’irresponsabilité humaine, ne détruisez-vous pas les bases de|135 toute morale ? Cette crainte et ce reproche sont parfaitement justes s’il s’agit de la morale théologique et métaphysique, de cette morale divine qui sert, sinon de base, au moins de consécration et d’explication au droit juridique. (Nous verrons plus tard que les faits économiques constituent les seules bases réelles de ce droit.) Ils sont injustes s’il s’agit de la morale purement humaine et sociale. Ces deux morales, comme nous le verrons plus tard, s’excluent ; la première n’étant idéalement rien que la fiction et en réalité la négation de la seconde, et cette dernière ne pouvant triompher que parla radicale destruction de la première. Donc, loin de m’effrayer de cette destruction de la morale théologique et métaphysique, que je considère comme un mensonge aussi historiquement naturel que fatal, je l’appelle au contraire de tous mes vœux, et j’ai l’intime conviction de faire bien en y coopérant dans la mesure de mes forces.
    On dira encore qu’en attaquant le principe de la responsabilité humaine, je sape le fondement principal de la dignité humaine. Ce serait parfaitement juste si cette dignité consistait dans l’exécution de tours de force surhumains impossibles et non dans le plein développement théorique et pratique de toutes nos facultés et dans la réalisation aussi complète que possible de la mission qui nous est tracée et pour ainsi dire imposée par notre |136 nature. La dignité humaine et la liberté individuelle telles que les conçoivent les théologiens, les métaphysiciens et les juristes, dignité et liberté fondées sur la négation en apparence si fière de la nature et de toute dépendance naturelle, nous conduisent logiquement et tout droit à l’établissement d’un despotisme divin, père de tous les despotismes humains ; la fiction théologique, métaphysique et juridique de l’humaine dignité et de l’humaine liberté a pour conséquence fatale l’esclavage et l’abaissement réels des hommes sur la terre. Tandis que les matérialistes, en prenant pour point de départ la dépendance fatale des hommes vis-à-vis de la nature et de ses lois et par conséquent leur irresponsabilité naturelle, aboutissent nécessairement au renversement de toute autorité divine, de toute tutelle humaine, et par conséquent à l’établissement d’une réelle et complète liberté pour chacun et pour tous. Telle est aussi la raison pourquoi tous les réactionnaires, à commencer par les souverains les plus despotiques jusqu’aux républicains bourgeois en apparence les plus révolutionnaires, se montrent aujourd’hui des partisans si ardents de l’idéalisme théologique, métaphysique et juridique, et pourquoi les socialistes-révolutionnaires conscients et sincères ont arboré le drapeau du matérialisme.
    Mais votre théorie, dira-t-on, explique, excuse, légitime et encourage tous les vices, tous les crimes. Elle les explique, oui ; elle les légitime en ce sens qu’elle montre comment les crimes et les vices sont des effets naturels de causes naturelles. Mais elle ne les encourage aucunement ; au contraire, ce n’est que par l’application la plus large de cette théorie à l’organisation de la société humaine qu’on pourra les combattre et qu’on parviendra à les extirper, en attaquant non tant les individus qui en sont affectés, que les causes naturelles dont ces vices et ces crimes sont les produits naturels et fatals.
    |137 Enfin, dira-t-on, voilà deux hommes : l’un plein de qualités, l’autre plein de défauts ; le premier, honnête, intelligent, juste, bon scrupuleux observateur de tous les devoirs humains et respectant tous les droits ; le second, un voleur, un brigand, un menteur effronté, un violateur cynique de tout ce qui est sacré pour les hommes ; et, dans la vie politique, l’un un républicain ; l’autre, un Napoléon III, un Mouravief ou un Bismarck. Direz-vous qu’il n’y ait aucune différence à faire entre eux ?
    Non, je ne le dirai pas. Mais cette différence, je la fais déjà dans mes rapports quotidiens avec le monde animal. Il y a des bêtes excessivement dégoûtantes, malfaisantes, d’autres très utiles et très nobles. J’ai de l’antipathie et un dégoût prononcé pour les unes, et beaucoup de sympathie pour les autres. Et pourtant je suis bien que ce n’est pas la faute d’un crapaud s’il est un crapaud, d’un serpent venimeux s’il est un serpent venimeux, ni la faute du cochon s’il trouve une immense volupté à se vautrer dans la fange ; mais aussi que ce n’est pas le propre mérite du cheval, dans le sens volontaire de ce mot, s’il est un beau cheval ; ni celui du chien, s’il est un animal intelligent et fidèle ; ce qui ne m’empêche nullement d’écraser le reptile et de chasser le cochon dans sa fange, ni d’aimer et d’estimer beaucoup le cheval et le chien.
    Dira-t-on que je suis injuste ? Pas du tout. Je reconnais que les uns, considérés au point de vue de la nature ou de la causalité universelle, sont aussi innocents de ce que j’appelle, moi, leurs défauts, que les autres le sont de leurs qualités. Dans le monde naturel, il n’y a proprement, au sens moral de ces mots, ni qualités ni défauts, mais des propriétés naturelles plus ou moins bien ou mal développées dans les différentes espèces et variétés animales, |138 aussi bien que dans chaque individu pris à part. Le mérite de l’individu animal consiste uniquement en ceci, qu’il est un exemplaire bien réussi, complètement développé, dans son espèce et dans sa variété ; et l’unique mérite de ces lieux dernières, c’est d’appartenir à un ordre d’organisation relativement supérieur. Le défaut, pour l’individu animal, c’est d’être un exemplaire mal réussi, imparfaitement développé ; et pour la variété et l’espèce, c’est d’appartenir à un ordre d’organisation inférieur. Si un serpent appartenant à une classe excessivement venimeuse, l’était peu, ce serait donc un défaut ; s’il l’est beaucoup, c’est une qualité.
    En établissant entre les animaux de différentes espèces une sorte de différence judiciaire, en déclarant les uns dégoûtants, antipathiques et méchants ; les autres, bons, sympathiques et utiles, je ne les juge donc pas au point de vue absolu, naturel, mais au point de vue relatif, tout humain, de leurs rapports avec moi. Je reconnais que les uns me sont désagréables, nuisibles, et qu’au contraire les autres me sont agréables, utiles. Tout le monde ne fait-il pas en réalité la même chose dans les jugements que chacun porte sur les hommes ? Un homme appartenant à cette variété sociale qu’on appelle les brigands, les voleurs, proclamera les Mandrins et les Troppmanns comme les premiers hommes du monde ; les diplomates et les argumentateurs du sabre ne se possèdent pas d’aise en parlant de Napoléon III ou de Bismarck ; les prêtres adorent Loyola ; les bourgeois ont pour idéal soit Rothschild, soit M. Thiers. Puis il y a des variétés mixtes, qui cherchent leurs héros dans les hommes équivoques, d’un caractère moins tranché : les Ollivier, les Jules Favre. Chaque variété sociale, en un mot, possède une mesure morale qui lui est toute particulière et qu’elle applique à tous les hommes en les jugeant. Quant à la mesure universellement humaine, elle n’existe encore pour tout le monde qu’à l’état de phrase banale, sans qu’aucun songe à l’appliquer d’une manière sérieuse et réelle.
    Cette loi générale de la morale humaine existe-t-elle en réalité ? Oui, sans doute, elle |130 existe. Elle est fondée sur la nature même de l’homme non en tant qu’être exclusivement individuel, mais en tant qu’être social ; elle constitue proprement la nature et par conséquent aussi le vrai but de tous les développements de l’humaine société, et elle se distingue essentiellement de la morale théologique, métaphysique et juridique par ceci, qu’elle n’est point une morale individuelle, mais sociale. — J’y reviendrai donc en parlant de la société. (Note de Bakounine.)
  6. Sur ce mot de formelle, voir la remarque placée, p. 242, à la fin de la note. — J. G.
  7. Nous verrons plus tard, et nous savons déjà maintenant, que cette définition du bien et du mal est considérée encore aujourd’hui comme la seule réelle, comme la seule sérieuse et valable, par toutes les classes privilégiées, vis-à-vis du prolétariat qu’elles exploitent. (Note de Bakounine.)
  8. Auguste Comte, Cours de Philosophie positive, t. III, p. 464. (Note de Bakounine.)
  9. « Il est incontestable que dans l’immense majorité des êtres qui en jouissent, la vie animale ne constitue qu’un simple perfectionnement complémentaire, surajoute, pour ainsi dire, à la vie organique (végétale) ou fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux par une intelligente réaction sur le monde extérieur, soit même à préparer ou à faciliter ses actes (la digestion, la recherche et le choix des aliments) par les sensations, les diverses locomotions et l’innervation, soit enfin à le mieux préserver des influences défavorables. Les animaux les plus élevés, et surtout l’homme, sont les seuls où cette relation générale puisse en quelque sorte paraître totalement intervertie, et chez lesquels la vie végétale doive sembler, au contraire, essentiellement destinée à entretenir la vie animale, devenue en apparence le but principal et le caractère prépondérant de l’existence organique. Mais, dans l’homme lui-même, cette admirable inversion de l’ordre général du monde vivant ne commence à devenir compréhensible qu’à l’aide d’un développement très notable de l’intelligence et de la sociabilité, qui tend de plus en plus à transformer artificiellement — (et dans la théorie d’Auguste Comte très aristocratiquement, dans ce sens qu’un petit nombre d’intelligences privilégiées, naturellement entretenues et nourries par le travail musculaire des masses, doit gouverner, selon lui, le reste de l’humanité) — l’espèce en un seul individu, immense et éternel, doué d’une action constamment progressive sur la nature extérieure. C’est uniquement sous ce point de vue qu’on peut considérer avec justesse cette subordination volontaire et systématique de la vie végétale à la vie animale comme le type idéal vers lequel tend sans cesse l’humanité civilisée, quoiqu’il ne doive jamais être entièrement réalisé… La base et le germe des propriétés essentielles de l’humanité doivent incontestablement être empruntées à la science biologique par la science sociale »… « Même à l’égard de l’homme, la biologie, nécessairement limitée à l’étude exclusive de l’individu, doit maintenir rigoureusement la notion primordiale de la vie animale subordonnée à la vie végétale, comme loi générale du règne organique, et dont la seule exception apparente forme l’objet spécial d’une tout autre science fondamentale (la sociologie). Il faut enfin ajouter, à ce sujet, que même dans les organismes supérieurs, la vie organique, outre qu’elle en constitue à la fois la base et le but, reste encore la seule entièrement commune à tous les divers tissus dont ils sont composés, en même temps qu’elle est aussi la seule qui s’exerce d’une manière nécessairement continue, la vie animale étant, au contraire, essentiellement intermittente. » AUGUSTE COMTE, Cours de Philosophie positive, t. III, pages 207-209. (Note de Bakounine.)
  10. AUGUSTE COMTE, Cours de Philosophie positive, t. III, pages 493-494. (Note de Bakounine.)
  11. Par ces paroles. Auguste Comte prépare évidemment les bases de son système sociologique et politique, qui aboutit, comme on sait, au gouvernement des masses — condamnées fatalement, selon lui, à ne jamais sortir de l’état précaire du prolétariat — par une sorte de théocratie composée de prêtres, non de la religion, mais de la science, ou de ce petit nombre d’hommes d’élite si heureusement organisés que la subordination complète des intérêts matériels de la vie aux préoccupations idéales ou transcendantes de l’esprit, qui est un pium desiderium d’une réalisation impossible pour la masse des hommes, devient chez eux une réalité. Cette conclusion pratique d’Auguste Comte repose sur une observation très fausse. Il n’est point juste de dire que les |147 masses, à quelque époque de l’histoire que ce soit, n’ont été exclusivement préoccupées que de leurs intérêts matériels. On pourrait leur reprocher au contraire de les avoir vraiment trop négligés jusqu’ici, de les avoir trop facilement sacrifiés à des tendances platoniquement idéales, à des intérêts abstraits et fictifs, qui furent toujours recommandés à leur foi par ces hommes d’élite, auxquels Auguste Comte concède si généreusement la direction exclusive de l’humanité : tels furent les tendances et les intérêts religieux, patriotiques, nationaux et politiques, y compris ceux de la liberté exclusivement politique, très réels pour les classes privilégiées et toujours pleins d’illusion et de déception pour les masses. Il est regrettable sans doute que les masses aient toujours stupidement ajouté foi à tous les charlatans officiels et officieux qui, dans un but pour la plupart du temps très intéressé, leur ont prêché le sacrifice de leurs intérêts matériels. Mais cette stupidité s’explique par leur ignorance, et que les masses soient encore aujourd’hui excessivement ignorantes, qui en doute ? Ce qu’il est injuste de dire, c’est que les masses soient moins capables de s’élever au-dessus de leurs soucis matériels que les autres classes de la société, moins que les savants par exemple. Ce que nous voyons aujourd’hui en France ne nous donne-t-il pas la preuve du contraire ? Où trouverez-vous à cette heure le vrai patriotisme capable de tout sacrifier ? Certes, ce ne sera pas dans la savante bourgeoisie, c’est uniquement dans le prolétariat des villes ; et pourtant la patrie n’est bonne mère que pour le bourgeois, pour l’ouvrier elle a été toujours une marâtre.
    Je crois pouvoir dire, sans exagération aucune, qu’il y a bien plus d’idéa |148 lisme réel, dans le sens du désintéressement et du sacrifice de soi-même, dans les masses populaires que dans aucune autre classe de la société. Que cet idéalisme prenne le plus souvent des formes baroques, qu’il soit accompagné d’un grand aveuglement et d’une déplorable stupidité, il ne faut pas s’en étonner. Le peuple, grâce au gouvernement des hommes d’élite, est plongé partout dans une ignorance crasse. Les bourgeois le méprisent beaucoup pour ses croyances religieuses ; ils devraient le mépriser aussi pour ce qui lui reste encore de croyances politiques ; car la sottise des unes vaut celle des autres, et les bourgeois profitent de toutes les deux. Mais voici ce que les bourgeois ne comprennent pas : c’est que le peuple qui, faute de science et faute d’existence supportable, continue d’ajouter foi aux dogmes de la théologie et de s’enivrer d’illusions religieuses, apparaît par là même beaucoup plus idéaliste et, sinon plus intelligent, beaucoup plus intellectuel que le bourgeois qui, ne croyant en rien, n’espérant rien, se contente de son existence journalière, excessivement mesquine et étroite. La religion comme théologie est sans doute une grande sottise, mais comme sentiment et comme aspiration elle est un complément et une sorte de compensation, très illusoire sans doute, pour les misères d’une existence opprimée, et une protestation très réelle contre cette oppression quotidienne. Elle est par conséquent une preuve de la richesse naturelle, intellectuelle et morale, de l’homme et de l’immensité de ses désirs instinctifs. Proudhon a eu raison de dire que le socialisme n’a d’autre mission que de réaliser rationnellement et effectivement sur la terre les promesses illusoires et mystiques dont la réalisation est renvoyée par la religion dans le ciel. Ces promesses, au fond, se réduisent à ceci : le bien-être, le plein développement de toutes les facultés humaines, la liberté dans l’égalité et dans l’universelle fraternité. Le bourgeois qui, en perdant la foi religieuse, ne devient pas socialiste, — |149 et, à bien peu d’exceptions près, c’est le cas de tous les bourgeois, — se condamne par là même à une désolante médiocrité intellectuelle et morale ; et c’est au nom de cette médiocrité que la bourgeoisie réclame le gouvernement des masses, qui, malgré leur ignorance déplorable, la dépassent si incontestablement par l’élévation instinctive de l’esprit et du cœur !
    Quant aux savants, ces bienheureux privilégiés d’Auguste Comte, je dois dire qu’on ne saurait rien imaginer de plus déplorable que le sort d’une société dont le gouvernement serait remis en leurs mains ; et cela pour beaucoup de raisons que j’aurai l’occasion de développer plus tard (I), et que je me bornerai à énumérer ici : 1° Parce qu’il suffit de donner à un savant doué du plus grand génie une position privilégiée, pour paralyser ou au moins pour diminuer et pour fausser son esprit, en le rendant pratiquement co-intéressé dans le maintien des mensonges tant politiques que sociaux. Il suffit de considérer le rôle vraiment pitoyable que jouent actuellement l’immense majorité des savants en Europe, dans toutes les questions politiques et sociales qui agitent l’opinion, pour s’en convaincre : la science privilégiée et patentée se transforme pour la plupart du temps en sottises et en lâchetés patentées, et cela parce qu’ils ne sont nullement détachés de leurs intérêts matériels et des misérables préoccupations de leur vanité personnelle. En voyant ce qui se passe chaque jour dans le monde des savants, on pourrait même croire que, parmi toutes les occupations humaines, la science a le privilège particulier de développer l’égoïsme le plus raffiné et la vanité la plus féroce dans les hommes ; 2° Parce que, parmi le très petit nombre de savants qui sont réellement détachés de toutes les préoccupations et de toutes les vanités temporelles, il en est peu, bien peu, qui ne soient entachés d’un grand vice, capable de contrebalancer toutes les autres qualités : ce vice, c’est l’orgueil de l’intelligence et le mépris profond, masqué ou ouvert, |150 pour tout ce qui n’est pas aussi savant qu’eux. Une société qui serait gouvernée par des savants aurait donc le gouvernement du mépris, c’est-à-dire le plus écrasant despotisme et le plus humiliant esclavage qu’une société humaine puisse subir. Ce serait nécessairement aussi le gouvernement de la sottise, car rien n’est aussi stupide que l’intelligence orgueilleuse d’elle-même. En un mot, ce serait une seconde édition du gouvernement des prêtres. Et d’ailleurs comment instituer pratiquement un gouvernement de savants ? Qui les nommera ? Sera-ce le peuple ? Mais il est ignorant, et l’ignorance ne peut s’établir comme juge de la science des savants. Ce seront donc les académies ? Alors on peut être certain qu’on aura le gouvernement de la savante médiocrité ; car il n’y a pas eu encore d’exemple qu’une académie ait su apprécier un homme de génie et lui rendre justice pendant sa vie. Les académies des savants, comme les conciles et les conclaves des prêtres, ne canonisent leurs saints qu’après leur mort ; et lorsqu’elles font une exception pour un vivant, soyez persuadés que ce vivant est un grand pécheur, c’est-à-dire un audacieux intrigant ou un sot.
    Aimons donc la science, respectons les savants sincères et sérieux, écoutons avec une grande reconnaissance les enseignements, les conseils, que du haut de leur savoir transcendant ils veulent bien nous donner ; ne les acceptons toutefois qu’à condition de les faire passer et repasser par notre propre critique. Mais au nom du salut de la société, au nom de notre dignité et de notre liberté, aussi bien que pour le salut de leur propre esprit, ne leur donnons jamais parmi nous ni de position ni de droits privilégiés. Afin que leur influence sur nous puisse être utile et vraiment salutaire, il faut qu’elle n’ait d’autres armes que la propagande également libre pour tous, que la persuasion morale fondée sur l’argumentation scientifique. (Note de Bakounine.)
    (I) Il les a développées aux feuillets 209-224 de la troisième rédaction (voir ci-dessus pages 88-104). — J. G.