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Bakounine/Œuvres/TomeVI31

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Œuvres - Tome VI.
PROTESTATION DE L'ALLIANCE


PROTESTATION DE L’ALLIANCE



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Cette illusion, cette fiction est fâcheuse sous tous les rapports. Elle est très fâcheuse d’abord sous le rapport de la moralité sociale des chefs eux-mêmes, en ce qu’elle les habitue à se considérer comme des maîtres absolus d’une certaine masse d’hommes, comme des chefs permanents dont le pouvoir est légitimé tant par les services qu’ils ont rendus que par le temps même que ce pouvoir a duré. Les meilleurs hommes sont facilement corruptibles, surtout quand le milieu lui-même provoque la corruption des individus par l’absence de contrôle sérieux et d’opposition permanente. Dans l’Internationale il ne peut être question de la corruption vénale, parce que l’association est encore trop pauvre pour donner des revenus ou même de justes rétributions à aucun de ses chefs. Contrairement à ce qui se passe dans le monde bourgeois, les calculs intéressés et les malversations y sont donc fort rares et n’y apparaissent qu’à titre d’exception. Mais il existe un autre genre de corruption auquel malheureusement l’Association internationale n’est point étrangère : c’est celle de la vanité et de l’ambition.

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Il est dans tous les hommes un instinct naturel du commandement qui prend sa source première dans cette loi fondamentale de la vie, qu’aucun individu ne peut assurer son existence ni faire valoir ses droits qu’au moyen de la lutte. Cette lutte entre les |64 hommes a commencé par l’anthropophagie ; puis, continuant à travers les siècles sous différentes bannières religieuses, elle a passé successivement — s’humanisant très lentement, peu à peu, et semblant même retomber quelquefois dans sa barbarie primitive — par toutes les formes de l’esclavage et du servage. Aujourd’hui elle se produit sous le double aspect de l’exploitation du travail salarié par le capital, et de l’oppression politique, juridique, civile, militaire, policière de l’État et des Églises officielles des États, continuant de susciter toujours dans tous les individus qui naissent dans la société le désir, le besoin, parfois la nécessité de commander aux autres et de les exploiter.

On voit que l’instinct du commandement, dans son essence primitive, est un instinct carnivore tout bestial, tout sauvage. Sous l’influence du développement intellectuel des hommes, il s’idéalise en quelque sorte, et ennoblit ses formes, se présentant comme l’organe de l’intelligence et comme le serviteur dévoué de cette abstraction ou de cette fiction politique qu’on appelle le bien public ; mais au fond il reste tout aussi malfaisant, il le devient même davantage, à mesure qu’à l’aide des applications de la science il étend davantage et rend plus puissante son action. S’il est un diable dans toute l’histoire humaine, c’est ce principe du commandement. Lui seul, avec la stupidité et l’ignorance des masses, sur lesquelles d’ailleurs il se fonde toujours et sans lesquelles il ne saurait exister, lui seul a produit tous les malheurs, tous les crimes et toutes les hontes de l’histoire.

Et fatalement ce principe maudit se retrouve comme instinct naturel en tout homme, sans en excepter les meilleurs. Chacun en porte le germe en soi, et tout germe, on le sait, par une loi fondamentale de la vie, doit nécessairement |65 se développer et grandir, pour peu qu’il trouve dans son milieu des conditions favorables à son développement. Ces conditions, dans la société humaine, sont la stupidité, l’ignorance, l’indifférence apathique et les habitudes serviles dans les masses ; de sorte qu’on peut dire à bon droit que ce sont les masses elles-mêmes qui produisent ces exploiteurs, ces oppresseurs, ces despotes, ces bourreaux de l’humanité dont elles sont les victimes. Lorsqu’elles sont endormies et lorsqu’elles supportent patiemment leur abjection et leur esclavage, les meilleurs hommes qui naissent dans leur sein, les plus intelligents, les plus énergiques, ceux mêmes qui dans un milieu différent pourraient rendre d’immenses services à l’humanité, deviennent forcément des despotes. Ils le deviennent souvent en se faisant illusion sur eux-mêmes et en croyant travailler pour le bien de ceux qu’ils oppriment. Par contre, dans une société intelligente, éveillée, jalouse de sa liberté et disposée à défendre ses droits, les individus les plus égoïstes, les plus malveillants, deviennent nécessairement bons. Telle est la puissance de la société, mille fois plus grande que celle des individus les plus forts.

Ainsi donc il est clair que l’absence d’opposition et de contrôle continus devient inévitablement une source de dépravation pour tous les individus qui se trouvent investis d’un pouvoir social quelconque ; et que ceux d’entre eux qui ont à cœur de sauver leur moralité personnelle devraient avoir soin de ne point garder trop longtemps ce pouvoir, d’abord, et ensuite, aussi longtemps qu’ils le gardent, de provoquer, |66 contre eux-mêmes, cette opposition et ce contrôle salutaire.

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C’est ce que les membres des comités de Genève, sans doute par ignorance des dangers qu’ils couraient au point de vue de leur moralité sociale, ont généralement négligé de faire. À force de se sacrifier et de se dévouer, ils se sont fait du commandement une douce habitude, et, par une sorte d’hallucination naturelle et presque inévitable chez tous les gens qui gardent trop longtemps en leurs mains le pouvoir, ils ont fini par s’imaginer qu’ils étaient des hommes indispensables. C’est ainsi qu’imperceptiblement s’est formée, au sein même des sections si franchement populaires des ouvriers en bâtiment, une sorte d’aristocratie gouvernementale. Nous allons montrer tout à l’heure quelles en furent les conséquences désastreuses pour l’organisation de l’Association Internationale à Genève.

Est-il besoin de dire combien cet état de choses est fâcheux pour les sections elles-mêmes ? Il les réduit de plus en plus au néant ou à l’état d’êtres purement fictifs et qui n’ont plus d’existence que sur le papier. Avec l’autorité croissante des comités se sont naturellement développées l’indifférence et l’ignorance des sections dans toutes les questions autres que celles des grèves et du paiement des cotisations, paiement qui d’ailleurs s’effectue avec des difficultés toujours plus grandes et d’une manière très peu régulière. C’est une conséquence naturelle de l’apathie intellectuelle et morale des sections, et cette apathie à son tour est le résultat tout aussi nécessaire de la subordination automatique à laquelle l’autoritarisme des comités |67 a réduit les sections.

Les questions de grèves et de cotisations exceptées, sur tous les autres points les sections des ouvriers en bâtiment ont renoncé proprement à tout jugement, à toute délibération, à toute intervention ; elles s’en rapportent simplement aux décisions de leurs comités. « Nous avons élu notre comité, c’est à lui à décider. » Voilà ce que les ouvriers en bâtiment répondent souvent à ceux qui s’efforcent de connaître leur opinion sur une question quelconque. Ils en sont arrivés à n’en avoir plus aucune, semblables à des feuilles blanches sur lesquelles leurs comités peuvent écrire tout ce qu’ils veulent. Pourvu que leurs comités ne leur demandent pas trop d’argent et ne les pressent pas trop de payer ce qu’ils doivent, ceux-ci peuvent, sans les consulter, décider et faire impunément en leur nom tout ce qui leur paraît bon.

C’est très commode pour les comités, mais ce n’est nullement favorable pour le développement social, intellectuel et moral des sections, ni pour le développement réel de la puissance collective de l’Association Internationale. Car de cette manière il n’y reste plus à la fin de réel que les comités, qui, par une sorte de fiction propre à tous les gouvernements, donnent leur propre volonté et leur propre pensée |68 pour celles de leurs sections respectives, tandis qu’en réalité ces dernières n’ont plus, dans la plupart des questions débattues, ni volonté ni pensée. Mais les comités, ne représentant plus qu’eux-mêmes, et n’ayant derrière eux que des masses ignorantes et indifférentes, ne sont plus capables de former qu’une puissance fictive, non une puissance véritable. Cette puissance fictive, conséquence détestable et inévitable de l’autoritarisme une fois introduit dans l’organisation des sections de l’Internationale, est excessivement favorable au développement de toute sorte d’intrigues, de vanités, d’ambitions et d’intérêts personnels ; elle est même excellente pour inspirer un contentement puéril de soi-même et une sécurité aussi ridicule que fatale au prolétariat ; excellente aussi pour effrayer l’imagination des bourgeois. Mais elle ne servira de rien dans la lutte à mort que le prolétariat de tous les pays de l’Europe doit soutenir maintenant contre la puissance encore trop réelle du monde bourgeois.

Cette indifférence pour les questions générales qui se manifeste de plus en plus chez les ouvriers en bâtiment ; cette paresse d’esprit qui les porte à s’en reposer pour toutes les questions sur les décisions de leurs comités, et l’habitude de subordination automatique et aveugle qui en est la conséquence naturelle, font qu’au sein |69 même des comités la majorité des membres qui en font partie finissent par devenir les instruments irréfléchis de la pensée et de la volonté de trois ou de deux, quelquefois même d’un seul de leurs camarades, plus intelligent, plus énergique, plus persévérant et plus actif que les autres. De sorte que la plupart des sections ne présentent plus que des masses gouvernées à bien plaire soit par des oligarchies, soit même par des dictatures tout individuelles et qui masquent leur pouvoir absolu sous les formes les plus démocratiques du monde.

Dans cet état de choses, pour s’emparer de la direction de toute l’Association Internationale de Genève, et notamment du groupe des ouvriers en bâtiment, il n’y avait qu’une chose à faire : c’était de gagner par tous les moyens possibles les quelques chefs les plus influents des sections, une vingtaine ou une trentaine d’individus tout au plus. Une fois ceux-là gagnés et dûment inféodés, on avait toutes les sections du bâtiment en ses mains. Tel est précisément le moyen dont se sont servis avec beaucoup de succès les habiles meneurs de la Fabrique de Genève.

Le point culminant de l’organisation proprement genevoise, c’est le Comité central de Genève[2]. Chaque section y envoie deux délégués, de sorte qu’il devrait |70 réunir dans ses séances, maintenant que le chiffre des sections de l’Internationale à Genève est monté à……..[3], en comptant deux délégués pour chacune,…… membres. Il est très rare que le nombre des délégués effectivement réunis dans les séances régulières du Comité central atteigne le tiers.

Le Comité central est l’autorité incontestablement supérieure dans l’Internationale de Genève. Grâce aux pouvoirs dont il est investi, et grâce à ses rapports directs avec toutes les sections, dont il est censé être d’ailleurs l’expression immédiate, la représentation constitutionnelle et en quelque sorte le Parlement permanent, le Comité central est certainement plus puissant à Genève que le Comité fédéral[4] lui-même. Ce dernier est le représentant exclusif et suprême des intérêts, des aspirations, des pensées et des volontés collectives de toutes les sections de la Suisse romande, tant vis-à-vis du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs que des organisations nationales de cette Association dans tous les autres pays. Sous ce rapport, il n’est subordonné, d’abord, qu’au Conseil général, — contre les décisions duquel, d’ailleurs, il peut faire toujours appel aux Congrès généraux, — et ensuite et plus immédiatement encore aux Congrès fédéraux des sections de la Suisse romande, qui n’ont pas seulement le droit de le contrôler et de lui imposer leurs résolutions définitives, mais encore de le casser et de le remplacer par un autre Comité fédéral.

Le Comité fédéral a en outre la direction |71 suprême du journal. La rédaction en est, il est vrai, nommée par le Congrès romand ; mais le Comité fédéral en a la haute surveillance, et possède le droit incontestable de lui imposer son esprit. Pour peu qu’il sache user de cet instrument, celui-ci lui assure une grande puissance, car le journal, s’adressant directement à tous les membres de l’Internationale, peut contribuer fortement à leur imprimer la même direction collective.

Telles sont les prérogatives principales du Comité fédéral. Il faut y ajouter le droit et le devoir très sérieux de prendre en main la direction des grèves, du moment que ces dernières, dépassant les limites d’une localité, font appel à la coopération active ou même à l’assistance matérielle et morale de toutes les sections de la Fédération romande, aussi bien que des sections des autres pays.

En dehors de ces droits, d’ailleurs si considérables, il ne lui en reste pas d’autres que ceux de surveillance, d’arbitrage, de contrôle, et au besoin de rappel aux principes fondamentaux et constitutifs de l’Association Internationale, tels qu’ils ont été formulés par les Congrès généraux, ni d’autre devoir que celui d’intermédiaire régulier entre le Conseil général et les organisations locales. Dans les lieux où il existe un Comité central[5], c’est-à-dire un parlement local des sections, le Comité fédéral n’a pas le droit de s’adresser directement à ces dernières ; il ne peut le faire que par l’intermédiaire du Comité central, qui est le gardien naturel |72 de la liberté et de l’autonomie locale contre les empiétements du pouvoir. Le Comité fédéral ne peut par conséquent exercer d’influence directe et d’action immédiate sur les sections : ce pouvoir est exclusivement réservé au Comité central, auquel il assure une puissance locale bien supérieure à celle du Comité fédéral.

Le pouvoir du Comité central, subordonné sans doute à la surveillance plutôt formelle que réelle du Comité fédéral, et plus sérieusement encore à la critique du journal, — si seulement le Comité fédéral veut avoir le courage de s’en servir au besoin contre lui, — n’a d’autres limites véritables, dans l’administration des affaires intérieures de la localité, que celles qu’il peut rencontrer dans l’autonomie des sections et dans les assemblées générales, sortes de Congrès locaux, non représentatifs mais vraiment populaires, en ce sens que tous les membres présents de l’Internationale en font partie, et qui, conformément aux statuts arrêtés par le premier Congrès romand tenu en janvier 1869 à Genève, ont le droit de casser toutes les résolutions du Comité central et même de lui imposer ses volontés, sauf appel du Comité central au Comité fédéral et au Congrès romand, appel qui ne peut être fait d’ailleurs que dans les cas où les résolutions prises par une assemblée générale seraient contraires aux principes fondamentaux de l’Association Internationale.

Les limites posées par l’autonomie des sections à l’arbitraire du Comité central sont très sérieuses là |73 où l’autonomie des sections existe réellement. Aussi le Comité central de Genève s’est-il toujours respectueusement incliné devant le droit des sections de la Fabrique, dont la solide organisation, comme nous l’avons déjà observé[6], n’est pas seulement antérieure à l’existence de l’Association Internationale, mais même, sous beaucoup de rapports, étrangère, pour ne point dire toute contraire, à l’esprit et aux principes les plus positifs de cette Association.

Il n’en est point ainsi pour les sections des ouvriers en bâtiment, dont l’organisation, très imparfaite et souvent même, comme nous l’avons déjà vu, concentrée exclusivement dans leurs comités, n’impose pas le même respect au Comité central. Il suffisait à ce dernier de faire partager son avis au comité de la section résistante pour rompre cette résistance, dont d’ailleurs il n’y a presque jamais eu d’exemple.

Donc il ne restait, pour la défense de l’indépendance et des droits des ouvriers en bâtiment, qu’un seul moyen : c’étaient les assemblées générales. Aussi, faut-il le dire, rien ne fut plus antipathique au Comité central que ces assemblées vraiment populaires, auxquelles il a toujours tâché de substituer les assemblées des comités de toutes les sections, c’est-à-dire celles de l’aristocratie gouvernementale.

Nous reviendrons sur ce point important. Maintenant, nous devons expliquer |74 l’intérêt que le Comité central — qui, en apparence, est le représentant non d’une coterie, mais de toutes les sections — pouvait avoir à remplacer les assemblées populaires par ces assemblées gouvernementales. Le Comité central n’est-il pas lui-même une sorte de Parlement populaire issu du suffrage universel de toutes les sections ? Oui, en droit, non dans le fait. Fictivement, il représente tout le monde, mais en réalité, après une lutte de quelques mois, il a fini par ne représenter plus que la domination genevoise.

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Nous allons donc indiquer maintenant, aussi brièvement qu’il nous sera possible, les phases principales de cette lutte, qui nous feront voir comment le Comité central, après avoir été une institution purement populaire et démocratique, est devenu peu à peu une institution gouvernementale, genevoise, et aristocratique.

Dans l’Association Internationale de Genève, le nombre des sections des ouvriers en bâtiment, joint à celui des sections intermédiaires (typographes, tailleurs, cordonniers, etc.), étant supérieur au nombre des sections de la Fabrique, et chaque section, quel que fût le chiffre de ses adhérents, n’étant représentée au Comité central que par deux délégués, il eût dû en résulter que dans ce Comité les membres non-genevois auraient été en majorité et les Genevois en minorité. Il n’en a pourtant pas été toujours ainsi, par cette simple raison que plusieurs sections intermédiaires, et même des sections d’ouvriers en bâtiment, quoique en majeure partie composées d’étrangers, |75 avaient pris dès l’abord l’habitude d’envoyer comme délégués au Comité central des camarades genevois, lesquels, obéissant à leurs inspirations patriotiques, votent presque toujours avec la Fabrique.

Mais, alors même qu’ils constituaient au sein du Comité central une minorité numérique, les délégués proprement genevois y eurent dès l’abord une voix prédominante, et cela pour beaucoup de raisons. La première, c’est que les ouvriers genevois, pris en masse, sont beaucoup plus instruits, ont beaucoup plus d’expérience politique, et manient infiniment mieux la parole que les ouvriers en bâtiment. La seconde, c’est que les sections de la Fabrique ont toujours délégué au Comité central leurs membres les plus intelligents et les plus distingués, souvent même leurs chefs principaux, en qui elles avaient pleine confiance, et qui, conformément au devoir imposé par les statuts à tous les délégués vis-à-vis de leurs sections respectives, venaient rendre régulièrement compte à leurs commettants de tout ce qu’ils avaient proposé et voté dans le Comité central et leur demander des instructions pour leur conduite ultérieure, de sorte que les sections de la Fabrique pouvaient et peuvent se dire réellement représentées dans le Comité central ; tandis que, la plupart du temps, la représentation des sections des ouvriers en bâtiment dans le Comité central n’est qu’une pure |76 fiction.

La force des ouvriers en bâtiment, avons-nous dit déjà, n’est point dans le développement scientifique ni politique de leur intelligence, mais dans la justesse et dans la profondeur de leur instinct, aussi bien que dans leur bon sens naturel qui leur fait presque toujours deviner le droit chemin, lorsqu’ils ne se laissent pas entraîner par les sophismes de quelque rhéteur et par les mensonges de quelques méchants intrigants, ce qui malheureusement leur arrive trop souvent. Ils comptent dans leur sein peu d’hommes instruits, habitués à discuter en public et qui aient l’expérience de l’organisation et de l’administration. Ils réservent les plus habiles camarades pour leurs comités de sections, et ils envoient souvent les moins habiles et les moins zélés comme délégués au Comité central. Ces délégués, comprenant peu ou point l’importance de leur mission, manquent souvent les séances de ce comité, et n’ont presque pas l’habitude de venir au sein de leurs sections rendre compte des résolutions et des votes, auxquels, lors même qu’ils sont présents, ils ne prennent le plus souvent qu’une part automatique et passive.

On conçoit que vis-à-vis d’une telle majorité, lors même qu’il y a majorité, la minorité proprement genevoise doive exercer une grande prépondérance. Eh bien, cette prépondérance, d’ailleurs toujours croissante, a été contenue pendant quelque temps par un seul homme, par le compagnon Brosset, serrurier.

|77 Nous n’avons pas besoin de dire quel homme est Brosset[7]. Alliant une réelle bienveillance et une grande simplicité de manières à un caractère énergique, ardent et fier ; intelligent, plein de talent et d’esprit, et devinant par l’esprit les choses qu’il n’a pas eu le loisir ni les moyens de reconnaître et de s’approprier par la voie de la science ; passionnément dévoué à la cause du prolétariat, et jaloux à l’excès des droits populaires ; comme tel, ennemi acharné de toutes les prétentions et tendances autoritaires, c’est un vrai tribun du peuple. Excessivement estimé et aimé par tous les ouvriers en bâtiment, il en devint en quelque sorte le chef naturel, et, à ce titre, lui seul ou presque seul, tant dans le Comité central et dans les assemblées gouvernementales des comités, que dans les assemblées populaires, il tint tête à la Fabrique.

Pendant plusieurs mois, et notamment depuis l’expiration de la grande grève d’avril 1868 jusqu’à son élection comme président du Comité fédéral de la Suisse romande par le premier Congrès romand en janvier 1869[8], il resta sur la brèche. Ce fut là la période héroïque de son activité dans l’Internationale. Dans le Comité central aussi bien que dans les assemblées des comités, il fut réellement seul à combattre, et, fort souvent, malgré la puissante coalition genevoise, soutenue par tous les éléments réactionnaires de ces comités, il remporta la victoire. On peut s’imaginer s’il fut détesté |78 par les meneurs de la Fabrique[9].

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L’objet principal de la discussion était celui-ci : L’Association Internationale à Genève s’organisera-t-elle selon les principes vrais et largement internationaux de cette institution, ou bien, tout en gardant son grand nom d’Internationale, deviendra-t-elle une institution exclusivement, étroitement genevoise ? — but vers lequel tendent naturellement de tous leurs efforts les ouvriers proprement genevois, la masse sans doute sans s’en rendre compte à elle-même, mais les chefs avec pleine connaissance de cause, sachant fort bien que, dans ce dernier cas, l’Internationale ne manquerait pas de devenir bientôt, en leurs mains, un moyen très puissant d’intervention triomphante dans la politique locale du canton de Genève, au profit non du socialisme, mais du parti radical.

Ce fut là le commencement, dans l’Internationale de Genève, du débat éternel entre le radicalisme bourgeois et le socialisme révolutionnaire du prolétariat ; débat qui, n’étant alors qu’à sa naissance, était naturellement encore enveloppé d’incertitude, conduit par les deux parties opposées sous l’influence plutôt d’aspirations instinctives qu’avec une connaissance raisonnée de leurs buts, et qui ne fut mis en pleine clarté que plus tard, en 1869, sous l’influence réunie du journal l’Égalité et de la propagande de la Section de l’Alliance.

Ce n’est pas à vous, compagnons[10], que nous aurons besoin d’expliquer combien |79 ceux qui défendaient le parti du socialisme révolutionnaire étaient dans le vrai, et combien ceux qui voulaient faire de l’Internationale un instrument du radicalisme bourgeois étaient dans le faux, combien par là même ces derniers travaillaient, sans le savoir et sans le vouloir sans doute, à la ruine totale de l’esprit, de la consistance et de l’avenir même de l’Association Internationale.

Vous savez bien que ce même débat s’est reproduit au dernier Congrès général de l’Association, tenu à Bâle en septembre 1869, et que, quoiqu’en disent nos politiques adversaires, le parti du radicalisme bourgeois, ou plutôt celui de la conciliation équivoque du socialisme ouvrier avec la politique des bourgeois radicaux, fut tacitement réprouvé par la majorité de ce Congrès. Ce fut en vain que la majorité des délégués de la Suisse allemande, joints aux deux délégués de la Fabrique de Genève[11] et unis à la presque totalité des délégués allemands, voulut que ce Congrès mît en discussion la fameuse question du referendum ou de la législation directe par le peuple. Reléguée comme dernière question, elle fut éliminée faute de temps, et parce qu’il était évident que la majorité du Congrès était contre.

Pour vous comme pour nous, il est clair que la portion révolutionnaire socialiste du prolétariat ne saurait s’allier à aucune fraction, même la plus avancée, de la politique bourgeoise sans devenir aussitôt, contre soi-même, l’instrument de cette |80 politique ; et que le programme du Parti de la démocratie socialiste en Allemagne, voté par le Congrès de ce parti au mois d’août 1869, — programme que, fort heureusement, la force même des choses lui impose la nécessité de modifier radicalement aujourd’hui, et qui, ayant déclaré que la conquête des droits politiques était la condition préalable de l’émancipation du prolétariat, se mettait par là même en contradiction flagrante avec le principe fondamental de l’Association Internationale, en faisant de la politique bourgeoise la base du socialisme (car toute politique préalable, c’est-à-dire qui devance le socialisme et qui se fait par conséquent en dehors de lui, ce qui veut dire contre lui, ne peut être qu’exclusivement bourgeoise), — que ce programme, disons-nous, ne pouvait aboutir qu’à mettre le mouvement socialiste du prolétariat à la remorque du radicalisme bourgeois.

Pour vous comme pour nous il est évident que le radicalisme politique ou bourgeois, quelque rouge et quelque révolutionnaire qu’il se dise ou qu’il soit en effet, ne peut et ne pourra jamais vouloir la pleine émancipation économique du prolétariat, car il est contre la nature des choses qu’un être réel quelconque, individu ou corps collectif, puisse vouloir la destruction des bases mêmes de son existence ; que, par conséquent, le radicalisme bourgeois, nolens volens[12], sciemment ou inconsciemment, trompera toujours les ouvriers qui auront la sottise de se fier en la sincérité de ses aspirations ou intentions socialistes. |81 Les radicaux ne demanderont pas mieux que de se servir encore une fois du bras ou du vote puissant du prolétariat pour atteindre leurs buts exclusivement politiques, mais jamais ils ne voudront ni ne pourront servir à ce dernier d’instruments pour la conquête de ses droits économiques et sociaux.

Nous sommes également convaincus, n’est-ce pas ? qu’il y aurait une double duperie de la part du prolétariat à s’allier au radicalisme bourgeois. D’abord parce que ce dernier tend à des buts qui n’ont rien de commun avec le but du prolétariat et qui lui sont même diamétralement opposés. Et ensuite parce que le radicalisme bourgeois ne constitue plus même une puissance. Il est évidemment épuisé, et son épuisement total se manifeste d’une manière par trop flagrante dans tous les pays de l’Europe aujourd’hui pour qu’il soit possible de s’y tromper. Il n’a plus de foi dans ses propres principes, il doute même de sa propre existence, et il a mille fois raison d’en douter, parce que réellement il n’a plus aucune raison d’être. Il ne reste plus aujourd’hui que deux êtres réels : le parti du passé et de la réaction, comprenant toutes les classes possédantes et privilégiées, et s’abritant aujourd’hui avec plus ou moins de franchise sous le drapeau de la dictature militaire ou de l’autorité de l’État ; et le parti de l’avenir et de la complète émancipation |82 humaine, celui du socialisme révolutionnaire, le parti du prolétariat.

Au milieu, il y a les platoniques, les pâles fantômes du républicanisme libéral et radical. Ce sont des ombres lamentables, errantes, qui voudraient s’accrocher à quelque chose de réel, de vivant, pour se donner une raison d’être quelconque. Rejetés par la réaction dans le parti du peuple, ils voudraient s’emparer de sa direction, et ils le paralysent, faussent et empêchent son développement, sans lui apporter en retour l’ombre d’une puissance matérielle ni même d’une idée féconde.

Les démocrates socialistes de l’Allemagne en ont bien fait l’expérience. Que n’ont-ils pas fait depuis 1867 pour contracter une alliance patriotique, pangermanique, offensive et défensive, avec le fameux parti démocratique, républicain, radical et foncièrement bourgeois qui s’appelait le Parti du peuple (Volkspartei), l’un des créateurs et des soutiens principaux de la non moins fameuse Ligue de la Paix et de la Liberté, — parti qui, s’étant formé dans le midi de l’Allemagne, en opposition à la politique prusso-germanique de Bismarck, avait son centre principal dans la capitale de ces bons Souabes, à Stuttgart. Ne comprenant pas que ce parti n’était rien qu’un fantôme impuissant, les démocrates socialistes de l’Allemagne lui ont fait toutes les concessions possibles et même impossibles, ils s’étaient réellement châtrés pour se mettre |83 à son niveau et pour se rendre capables de rester alliés avec lui. Nous voyons maintenant combien toutes ces concessions étaient inutile et nuisibles : le Parti du peuple, dissipé comme une vaine fumée par les triomphes et la brutalité prusso-germanique de l’empereur Guillaume, n’existe plus, et le Parti de la démocratie socialiste, qui ne peut être dissipé ni détruit, parce qu’il est le parti non de la bourgeoisie, mais du prolétariat allemand, doit aujourd’hui refaire et élargir son programme, pour se donner une idée, une âme ou un but équivalents à la puissance de son corps.

Parce que nous avons repoussé avec énergie toute connivence et alliance avec la politique bourgeoise même la plus radicale, on a prétendu sottement ou calomnieusement que, ne considérant seulement que le côté économique ou matériel de la question sociale, nous étions indifférents pour la grande question de la liberté, et que par là même nous nous mettions dans les rangs de la réaction. Un délégué allemand avait même osé déclarer, au Congrès de Bâle, que quiconque ne reconnaissait point, avec le programme de la démocratie socialiste germanique, « que la conquête des droits politiques était la condition préalable de l’émancipation sociale », — ou, autrement exprimé : que pour délivrer le prolétariat de la tyrannie capitaliste ou bourgeoise, il fallait d’abord s’allier à cette tyrannie pour faire soit une réforme soit une révolution politique, — était sciemment ou inconsciemment un allié des Césars.

Ces messieurs se trompent beaucoup — et, |84 « sciemment ou inconsciemment », ils s’efforcent de tromper le public — sur notre compte. Nous aimons la liberté beaucoup plus qu’ils ne l’aiment ; nous l’aimons au point de la vouloir complète et entière ; nous en voulons la réalité et non la fiction ; et c’est à cause de cela même que nous repoussons absolument toute alliance bourgeoise, étant convaincus que toute liberté conquise à l’aide de la politique bourgeoise, par les moyens et les armes de la bourgeoisie, ou par une alliance de dupes avec elle, pourra être très réelle et très profitable pour Messieurs les bourgeois, mais pour le peuple ne sera jamais rien qu’une fiction.

Messieurs les bourgeois, de tous les partis et même des partis les plus avancés, tout cosmopolites qu’ils sont, lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent par l’exploitation de plus en plus large du travail populaire, en politique sont également tous de fervents et fanatiques patriotes de l’État, le patriotisme n’étant en réalité, comme vient de le dire fort bien l’illustre assassin du prolétariat de Paris et le sauveur actuel de la France, M. Thiers, rien que la passion et le culte de l’État national. Mais qui dit État dit domination, et qui dit domination dit exploitation, ce qui prouve que ce mot d’État populaire (Volksstaat), devenu et restant malheureusement encore aujourd’hui le mot d’ordre du Parti de la démocratie socialiste de l’Allemagne, est une contradiction ridicule, une fiction, un mensonge, sans doute inconscient de la part de ceux qui le |85 préconisent, et pour le prolétariat un piège très dangereux. L’État, quelque populaire qu’on le fasse dans ses formes, sera toujours une institution de domination et d’exploitation, et par conséquent pour les masses populaires une source permanente d’esclavage et de misère. Donc il n’y a pas d’autre moyen d’émanciper les peuples économiquement et politiquement, de leur donner à la fois le bien-être et la liberté, que d’abolir l’État, tous les États, et de tuer par là même, une fois pour toutes, ce qu’on a appelé jusqu’ici la politique ; la politique n’étant précisément autre chose que le fonctionnement, la manifestation tant intérieure qu’extérieure de l’action de l’État, c’est-à-dire la pratique, l’art et la science de dominer et d’exploiter les masses en faveur des classes privilégiées.

Il n’est donc pas vrai de dire que nous fassions abstraction de la politique. Nous n’en faisons pas abstraction, puisque nous voulons positivement la tuer. Et voilà le point essentiel sur lequel nous nous séparons d’une manière absolue des politiques et des socialistes bourgeois radicaux. Leur politique consiste dans l’utilisation, la réforme et la transformation de la politique et de l’État ; tandis que notre politique à nous, la seule que nous admettions, c’est l’abolition totale de l’État, et de la politique qui en est la manifestation nécessaire.

|86 Et c’est seulement parce que nous voulons franchement cette abolition, que nous croyons avoir le droit de nous dire des internationaux et des socialistes révolutionnaires ; car qui veut faire de la politique autrement que nous, qui ne veut pas avec nous l’abolition de la politique, devra faire nécessairement de la politique de l’État, patriotique et bourgeoise, c’est-à-dire renier dans le fait, au nom de son grand ou petit État national, la solidarité humaine des peuples à l’extérieur, aussi bien que l’émancipation économique et sociale des masses à l’intérieur.

Quant à la négation de la solidarité humaine au nom de l’égoïsme et de la vanité patriotiques, ou, pour parler plus poliment, au nom de la grandeur et de la gloire nationale, nous en avons vu un triste exemple précisément dans le Parti — ou plutôt dans le programme et dans la politique des chefs du Parti — de la démocratie socialiste en Allemagne. Avant la dernière guerre, ce Parti semblait avoir complètement adopté le programme pangermanique du parti bourgeois radical et soi-disant populaire, ou de la Volkspartei. Comme les meneurs de ce parti d’ombres non chinoises, mais allemandes, les chefs du Parti de la démocratie socialiste s’en étaient allés, eux aussi, à Vienne pour nationaliser et pangermaniser davantage le prolétariat |87 selon eux par trop cosmopolite de l’Autriche, par trop humainement large dans ses aspirations socialistes, et pour lui inspirer des idées et des tendances plus étroitement politiques et patriotiques, enfin pour le discipliner et pour le transformer en un grand parti national, exclusivement germanique. La logique de cette fausse position et de cette trahison évidente, politique et patriotique, envers le principe du socialisme international, les avait même poussés à tenter un rapprochement avec ce qu’on appelle en Autriche le parti allemand, parti semi-libéral et semi-radical, mais éminemment officiel et bourgeois ; parti qui veut précisément l’asservissement de tous les peuples non allemands de l’Autriche, et des Slaves surtout, sous la domination exclusive de la minorité germanique, au moyen de l’État. Et tandis qu’ils reprochaient, avec beaucoup de raison, paraît-il, à M. de Schweitzer de faire une cour illicite au pangermanisme knouto-prussien de M. de Bismarck, eux-mêmes faisaient une cour indirecte au pangermanisme des ministres quasi-libéraux de l’Autriche. Aussi, grand fut leur étonnement et très comique leur colère, lorsqu’ils virent ces libéraux, ces radicaux et ces patriotes officiels de l’Autriche sévir contre les associations ouvrières. Et pourtant la logique était du côté des ministres, non du leur. Les ministres, en tant que serviteurs intelligents et fidèles |88 de l’État, avaient mille fois raison de sévir contre les ouvriers socialistes, et s’il y a eu quelque chose d’extraordinaire dans tout cela, c’était la naïveté des chefs du Parti de la démocratie socialiste, qui ignoraient les conditions d’existence d’un État, de tout État, au point de pouvoir s’indigner contre ces persécutions nécessaires et de s’en étonner.

Ce que nous racontons là est d’ailleurs de l’histoire passée, bien passée. Les événements immenses et terribles qui se sont déroulés depuis, tant en Allemagne qu’au dehors, et qui ont changé la face de l’Europe, ont guéri, il faut l’espérer, à tout jamais les démocrates socialistes de l’Allemagne et de leur naïveté traditionnelle et de leurs velléités nationales, politiques et patriotiques. Leur conduite vraiment admirable pendant et après la guerre, leur protestation énergique contre les crimes de l’Allemagne officielle et contre les lâchetés de l’Allemagne bourgeoise, les radicaux de la Volkspartei y compris, l’hommage qu’ils ont eu le courage vraiment héroïque de rendre à la révolution et à la mort sublime de la Commune de Paris, tout cela prouve que le Parti de la démocratie socialiste, comprenant aujourd’hui l’immense majorité du prolétariat de l’Allemagne, vient enfin de briser toutes les antiques attaches qui l’avaient enchaîné jusque-là à la politique bourgeoisement patriotique |89 de l’État, pour ne suivre exclusivement désormais que la grande voie de l’émancipation internationale, la seule qui puisse conduire le prolétariat à la liberté et au bien-être.

Voilà ce que les soi-disant socialistes de la Fabrique à Genève ne sont pas encore parvenus à comprendre. Dès l’abord ils ont voulu faire de la politique genevoise dans l’Internationale, et transformer celle-ci en un instrument de cette politique. Cela avait dans l’Internationale de Genève encore moins de sens que dans le Parti de la démocratie socialiste de l’Allemagne, puisqu’en Allemagne au moins — nous ne parlons pas de l’Autriche — tous les ouvriers sont allemands, tandis que dans l’Internationale genevoise la majorité des membres, à cette époque, était étrangère, ce qui donnait à l’organisation un caractère doublement international, puisqu’elle était non seulement internationale d’intention et par son programme, mais internationale encore de position et de fait, la plus grande partie de ses membres étant condamnés, par leurs nationalités différentes, à rester complètement en dehors de la politique et de tous les intérêts locaux de Genève. Faire servir cette Internationale d’instrument à la politique genevoise, n’était-ce pas forcer une masse d’ouvriers français, italiens, savoyards, ou même suisses des autres cantons[13], à jouer le rôle ridicule de soldats, de manœuvres |90 dans une cause qui leur était parfaitement étrangère, au profit exclusif et sous le commandement immédiat des meneurs plus ou moins ambitieux des sections des ouvriers-citoyens de Genève ?

Ce fut précisément l’argument décisif qu’on leur opposa. On leur dit : « Puisque vous êtes des citoyens genevois, faites autant qu’il vous plaira de la politique genevoise en dehors de l’Internationale : c’est votre droit, c’est peut-être même votre devoir ; dans tous les cas cela ne nous regarde pas. Mais nous ne vous reconnaissons pas le droit de transporter vos préoccupations, vos luttes et vos intrigues locales au sein de notre Association Internationale, qui, comme son nom seul l’indique, doit poursuivre un but bien autrement intéressant et grandiose que toutes ces patriotiques exhibitions des ambitions personnelles du radicalisme bourgeois. »

D’ailleurs, il faut le dire, à cette époque, c’est-à-dire dans la seconde moitié de l’année 1868, après que la grande grève des ouvriers en bâtiment eut montré aux bourgeois politiciens de Genève que l’Internationale pouvait et devait devenir une grande puissance, le parti radical n’était pas encore parvenu à jeter le grappin sur elle. Au contraire, les ouvriers-citoyens de Genève, devenus membres de l’Internationale, s’étaient laissé entraîner par les compagnons Ph. Becker, Serno-Soloviévitch, Charles Perron, à former un nouveau parti démocrate socialiste, sous |91 la présidence de M. Adolphe Catalan, jeune homme assez ambitieux pour changer facilement de programme selon les besoins du moment, et qui, répudié par le parti radical, avait espéré un instant que la puissance naissante de l’Internationale, dont il n’était pas même membre et qu’il avait à peine cessé de combattre, pourrait lui servir de marchepied. Il manifesta à cette occasion autant de largeur et de flexibilité de conscience que de légèreté dans ses calculs, qui furent naturellement déjoués par les faits. Le jeune parti de la démocratie socialiste de Genève, dont le programme contenait d’ailleurs des choses excellentes, mais d’une réalisation impossible tant que la domination bourgeoise continuera d’exister, c’est-à-dire tant qu’il y aura des États, ne se montra pas viable ; enfant âgé à peine de deux ou trois mois, il mourut, étouffé et enterré par l’opposition ou plutôt par l’indifférence à peu près unanime des électeurs du canton de Genève[14]. Il rendit pourtant un grand service au parti conservateur modéré, autrement dit « indépendant », en prolongeant son règne de deux ans. Depuis lors les ouvriers-citoyens de l’Internationale genevoise, après une hésitation de quelques mois, commencèrent à s’enrégimenter sous le drapeau du parti radical ; quant à M. Catalan, il chercha pour sa jeune ambition une voie nouvelle, en tâchant de créer un parti conservateur-socialiste du genre de celui dans lequel s’est noyé chez vous[15] le trop fameux citoyen Coullery.

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|92 Un autre point qui divisa les deux partis dans l’Internationale de Genève fut la question du travail coopératif. Vous savez qu’il y a deux genres de coopération : la coopération bourgeoise, qui tend à créer une classe privilégiée, une sorte de bourgeoisie collective nouvelle, organisée en société en commandite ; et la coopération réellement socialiste, celle de l’avenir et qui, par cette raison même, est à peu près irréalisable dans le présent. Vous devinez que les principaux orateurs des sections proprement genevoises dépendirent avec passion la première.

Enfin il y eut une troisième question, très importante au point de vue de l’organisation pratique de l’Internationale et de la lutte du prolétariat contre l’arbitraire des patrons et des capitalistes : ce sont les caisses de résistance. Comment devaient-elles être organisées ? Chaque section devait-elle garder sa caisse séparée, sauf à fédérer entre elles toutes les caisses ? Ou bien ne devait-il exister, pour toutes les sections de la Suisse romande, « qu’une seule caisse de résistance commune, une et indissoluble » au point « qu’aucun membre ni aucune section qui voudraient se détacher plus tard de l’Association Internationale ne pourraient jamais réclamer le remboursement de leurs cotisations » ?

Nous venons de citer les propres termes du « Projet de statuts de la Caisse de la Résistance, élaboré par la commission nommée par la Section centrale », projet préparé principalement, on peut même dire exclusivement, par les compagnons Serno-Soloviévitch, |93 Brosset et Perron[16], tous les trois ayant été à cette époque les trois principaux combattants, les trois principaux défenseurs des vrais principes et des vrais intérêts de l’Association Internationale contre le particularisme et l’exclusivisme par trop patriotiques des citoyens genevois.

Ce projet était très simple et en même temps très pratique, très sérieux. Si on avait voulu l’accepter dans le temps où il fut proposé, on aurait créé en peu de mois une « Caisse de la Résistance » très respectable et très solide. Chaque membre de l’Association Internationale, à Genève, devait verser à cette caisse commune, une et indissoluble, par l’intermédiaire du comité de sa section, une cotisation mensuelle de vingt-cinq centimes, c’est-à-dire une somme de trois francs chaque année, ce qui, en évaluant seulement à quatre mille le nombre des internationaux dans le canton de Genève, aurait produit dans le cours d’une seule année la somme considérable de douze mille francs. Cette caisse eût été administrée par un comité dans lequel chaque section se serait fait représenter par un délégué, et par un bureau que ce comité aurait élu lui-même dans son sein, comité et bureau toujours révocables et soumis au contrôle incessant d’un conseil de surveillance, et surtout à celui des assemblées générales ; le projet appuyait principalement sur les droits souverains de ces dernières.

En l’étudiant de plus près, on y découvre deux intentions principales, d’ailleurs inséparables l’une de l’autre. La première, c’était de soustraire l’Association Internationale de Genève aux deux |94 dangers dont elle était le plus menacée : primò, au poison dissolvant et violent de la politique genevoise, et, secundò, au poison soporifique de la coopération bourgeoise, en replaçant l’Internationale sur sa base véritable : l’organisation de la lutte économique contre l’exploitation des patrons et des capitalistes, genevois ou non-genevois. La seconde, qui devenait une conséquence nécessaire de la première, c’était de remplacer le Comité central, qui avait déjà pris tout le caractère autoritaire et occulte d’un gouvernement oligarchique, par le comité de la Caisse de la Résistance, forcé par sa constitution à une transparence parfaite et soumis complètement à la volonté du peuple souverain, réuni en assemblée générale. C’était une attaque directe contre l’oligarchie genevoise, qui, s’emparant un à un de tous les comités des sections, était en train de fonder sa domination dans l’Association Internationale de Genève. On comprend pourquoi ce projet, après avoir été imprimé, n’eut pas même l’honneur d’une discussion sérieuse.

Ce qui est remarquable dans les débats auxquels donna lieu cette question des caisses de résistance, c’est que d’abord les sections de la Fabrique furent pour le système des caisses séparées, tandis que les représentants de l’idée et de la pratique de l’Internationale prises au sérieux défendirent contre ces sections celui de la caisse unique. Mais plus tard, et notamment aux mois de juillet et d’août 1869, lorsque cette question, conformément au programme proposé par le Conseil |95 général de Londres pour le Congrès de Bâle, fut de nouveau remise à l’étude, il se trouva qu’au contraire c’étaient les représentants sérieux de la cause internationale qui étaient devenus les partisans d’une fédération libre des caisses séparées de toutes les sections, tandis que les principaux meneurs des ouvriers de la Fabrique soutenaient contre eux l’organisation d’une caisse unique. Que s’était-il donc passé pour amener un si complet changement d’opinion dans chacun des deux partis ? Il s’était passé ceci, que les partisans de l’autonomie et de l’égalité réelle de toutes les sections de l’Internationale, voyant que la coterie genevoise, malgré leurs efforts, était parvenue à s’emparer de tout le gouvernement de l’Association, avaient fini par comprendre que si on allait créer une caisse centralisée et unique, la direction suprême de cette caisse, le maniement exclusif de cet unique instrument de guerre dont les ouvriers associés peuvent se servir pour combattre leurs patrons, et par conséquent toute la puissance de l’Internationale, tomberait nécessairement entre les mains de cette coterie, de cette oligarchie gouvernementale déjà par trop triomphante. Cette même raison faisait naturellement désirer aux chefs des sections proprement genevoises la création d’une caisse unique.

Nous nous empressons d’ajouter qu’il n’entrait dans ce désir aucune arrière-pensée cupide. Au contraire, nous constatons avec |96 bonheur que les ouvriers de la Fabrique ne se sont jamais montrés avares, et qu’ils ont toujours soutenu de grand cœur, largement, de leur bourse toutes les associations ouvrières, tant genevoises et suisses qu’étrangères, qui, forcées de faire grève, ont fait appel à leurs concours matériel et moral. Ce que nous leur reprochons, ce n’est donc pas l’avarice, c’est l’étroitesse et souvent même la brutalité de leur vanité genevoise, c’est leur tendance à une domination exclusive ; nous leur reprochons d’être entrés dans l’Internationale non pour y noyer leur particularisme patriotique dans une large solidarité humaine, mais pour lui imprimer au contraire un caractère exclusivement genevois ; pour subordonner cette grande masse d’ouvriers étrangers qui en font partie, et qui en furent même les premiers fondateurs à Genève, à la direction absolue de leurs chefs et, par l’intermédiaire de ceux-ci, à celle de leur bourgeoisie radicale, dont ils ne sont eux-mêmes, plus ou moins, que les instruments aveugles, les dupes.

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Toutes ces questions furent discutées, avec le secret qui convient aux délibérations gouvernementales, au sein du Comité central de Genève, et le menu peuple, la masse de l’Association Internationale, ne fut jamais que très imparfaitement informé des luttes qui se produisirent dans cette Haute Chambre des sénateurs. Pourtant elles se reproduisirent, non sans doute |97 dans leur franche plénitude, mais incidemment et plus ou moins masquées, tant dans les assemblées générales que dans les séances mensuelles de la Section centrale[17]. Dans les unes comme dans l’autre, le défenseur ardent des vrais principes de l’Internationale, de l’indépendance et de la dignité des ouvriers en bâtiment et des droits souverains de la « canaille populaire »évidemment menacés par l’ambition croissante et par les empiétements de pouvoir de messieurs les sénateurs des comités, le compagnon Brosset, fut puissamment soutenu par les compagnons Serno-Soloviévitch, Perron, Ph. Becker, Guétat, Monchal, Lindegger, et quelques autres encore, parmi lesquels il ne faut pas oublier M. Henri Perret, le perpétuel secrétaire général de l’Internationale de Genève, qui, avec le tact propre aux hommes d’État, dans toutes les discussions publiques, quelles que soient d’ailleurs ses opinions privées, s’arrange toujours de manière à sembler partager l’avis de la majorité[18].

Dans les grandes assemblées publiques, ce furent naturellement les idées les plus larges, les opinions généreuses qui l’emportèrent toujours. La plupart du temps, lorsque l’esprit des masses n’a pas été depuis longtemps faussé par une propagation intéressée et habile de calomnies et de mensonges, il s’établit dans les réunions populaires une sorte d’instinct collectif qui les pousse irrésistiblement vers le juste, vers le vrai, et qui est si puissant que même les individus les plus récalcitrants se laissent entraîner par lui. Les intrigants, les habiles, tout-puissants dans les conciliabules plus ou moins occultes des |98 comités, perdent ordinairement une grande partie de leur assurance devant ces grandes assemblées où le bon sens populaire, appuyé par cet instinct, fait justice de leurs sophismes. Il s’y manifeste généralement une telle contagion de justice et de vérité, qu’il est arrivé fort souvent que dans les assemblées générales de toutes les sections, même une grande quantité d’ouvriers de la Fabrique, — le menu peuple des sections proprement genevoises, — entraînés par l’enthousiasme commun, votèrent des résolutions contraires aux idées et aux mesures proposées par leurs chefs.

Aussi, comme nous l’avons d’ailleurs déjà fait observer, ces assemblées générales ne furent jamais favorisées par ces derniers, qui leur préférèrent toujours les assemblées des comités de toutes les sections. Assemblées gouvernementales et occultes s’il en fut, presque toujours tenues à huis-clos, celles-là sont inaccessibles au peuple de l’Internationale. Seuls les membres, plus ou moins permanents et invariables, des comités des sections ont droit d’y prendre part. Réunis en assemblée privée et fermée, ils constituent ensemble la véritable aristocratie gouvernementale de l’Association. C’est une vérité nombre de fois constatée, qu’il suffit à un homme, même le plus libéral et le plus largement populaire, de faire partie d’un gouvernement quelconque, pour qu’il change de nature ; à moins qu’il ne se retrempe très souvent dans l’élément populaire, à moins qu’il ne soit astreint à une transparence et à une |99 publicité permanentes, à moins qu’il ne soit soumis au régime salutaire, continu, du contrôle et de la critique populaire qui doit lui rappeler toujours qu’il n’est point le maître, ni même le tuteur des masses, mais seulement leur mandataire ou leur fonctionnaire élu et à tout instant révocable, il court inévitablement le risque de se gâter dans le commerce exclusif d’aristocrates comme lui, et de devenir un sot prétentieux et vaniteux, tout bouffi du sentiment de sa ridicule importance.

Voilà le sort auquel s’étaient condamnés les membres des comités de l’Internationale de Genève, en refusant au peuple l’accès de leurs réunions. L’esprit qui présidait à ces réunions devait être nécessairement opposé à celui qui régnait dans les assemblées populaires : autant ce dernier était généreux et large, autant le premier devait être étroit. Ce ne pouvait plus être l’instinct des grandes idées et des grandes choses, c’était nécessairement celui d’une fausse sagesse, de misérables calculs et de mesquines habiletés. C’était en un mot un esprit autoritaire et gouvernemental : non celui des prinpaux représentants de la grande masse de l’Internationale, mais celui des meneurs de la Fabrique genevoise.

On comprend que ces Messieurs aiment beaucoup ces assemblées des comités. C’est un terrain tout favorable pour le plein déploiement de leurs habiletés genevoises ; ils y règnent en maîtres, et ils en ont |100 largement fait usage pour endoctriner, pour discipliner dans leur sens et, s’il nous était permis de nous exprimer ainsi, pour « engenevoiser » tous les membres principaux des comités des sections étrangères, pour faire passer peu à peu dans leur esprit et dans leurs cœurs les instincts gouvernementaux et bourgeois dont eux-mêmes ils sont toujours animés. En effet, ces assemblées des comités des sections leur offraient l’avantage de pouvoir connaître personnellement les membres les plus marquants et les plus influents de ces sections, et il leur suffisait de convertir ces membres à leur politique pour devenir les maîtres absolus de toutes les sections.

Aussi avons-nous vu qu’avant janvier 1869, époque à laquelle les nouveaux statuts votés par le premier Congrès romand entrèrent en vigueur, ce furent non les assemblées générales, mais les assemblées des comités qui furent considérées, par le parti de la réaction genevoise, comme la suprême instance légale de l’Internationale de Genève. Les assemblées générales, d’ailleurs, n’étaient ni régulières ni fréquentes. On ne les convoquait que pour des cas extraordinaires, et alors leur ordre du jour, déterminé d’avance, était toujours si bien rempli qu’il n’y restait que bien peu de temps pour la discussion des questions de principes.

Mais il y avait un autre terrain sur lequel ces questions pouvaient être débattues avec beaucoup plus de liberté : c’étaient les assemblées mensuelles et quelquefois même extraordinaires de la Section centrale.

La Section centrale, avons-nous dit, avait été le germe, le premier corps constitué de l’Association Internationale à Genève ; elle en aurait dû rester l’âme, l’inspiratrice et la propagandiste permanente. C’est dans ce sens, sans doute, qu’on l’a appelée souvent la « Section de l’initiative ». Elle avait créé l’Internationale à Genève, elle devait en conserver et en développer l’esprit. Toutes les autres sections étant des sections corporatives, les ouvriers s’y trouvent réunis et organisés non par l’idée, mais par le fait et par les nécessités mêmes de leur travail identique. Ce fait économique, celui d’une industrie spéciale et des conditions particulières de l’exploitation de cette industrie par le capital, la solidarité intime et toute particulière d’intérêts, de besoins, de souffrances, de situation et d’aspirations qui existe entre tous les ouvriers qui font partie de la même section corporative, tout cela forme la base réelle de leur association. L’idée vient après, comme l’explication ou comme l’expression équivalente du développement et de la conscience collective et réfléchie de ce fait.

Un ouvrier n’a besoin d’aucune grande préparation intellectuelle pour devenir membre de la section corporative qui représente son métier. Il en est déjà membre |102 avant même qu’il ne le sache, tout naturellement. Ce qu’il lui faut savoir, c’est d’abord qu’il s’échine et s’épuise en travaillant, et que ce travail qui le tue, suffisant à peine pour nourrir sa famille et pour renouveler pauvrement ses forces déperdues, enrichit son patron, et que par conséquent ce dernier est son exploiteur impitoyable, son oppresseur infatigable, son ennemi, son maître, auquel il ne doit autre chose que la haine et la révolte de l’esclave, sauf à lui accorder plus tard, une fois qu’il l’aura vaincu, la justice et la fraternité de l’homme libre.

Il doit savoir aussi, chose qui n’est pas difficile à comprendre, que seul il est impuissant contre son maître, et que, pour ne point se laisser écraser par lui, il doit s’associer tout d’abord avec ses camarades d’atelier, leur être fidèle quand même dans toutes les luttes qui s’élèvent dans l’atelier contre ce maître.

Il doit encore savoir que l’union des ouvriers d’un même atelier ne suffit pas, qu’il faut que tous les ouvriers du même métier, travaillant dans la même localité, soient unis. Une fois qu’il sait cela, — et, à moins qu’il ne soit excessivement bête, l’expérience journalière doit le lui apprendre bientôt, — il devient consciemment un membre dévoué de sa section corporative. Cette dernière est déjà constituée comme fait, mais elle n’a pas encore la conscience internationale, elle n’est encore qu’un fait |103 tout local. La même expérience, cette fois collective, ne tarde pas à briser dans l’esprit de l’ouvrier le moins intelligent les étroitesses de cette solidarité exclusivement locale. Survient une crise, une grève. Les ouvriers du même métier, dans un endroit quelconque, font cause commune, exigent de leurs patrons soit une augmentation de salaire, soit une diminution d’heures de travail. Les patrons ne veulent pas les accorder ; et comme ils ne peuvent se passer d’ouvriers, ils en font venir soit des autres localités ou provinces du même pays, soit même des pays étrangers. Mais dans ces pays, les ouvriers travaillent davantage pour un moindre salaire ; les patrons peuvent donc vendre leurs produits à meilleur marché, et par là même, faisant concurrence aux produits du pays où les ouvriers gagnent davantage avec moins de peine, ils forcent les patrons de ce pays à réduire le salaire et à augmenter le travail de leurs ouvriers ; d’où il résulte qu’à la longue la situation relativement supportable des ouvriers dans un pays ne peut se maintenir qu’à la condition qu’elle soit également supportable dans tous les autres pays. Tous ces phénomènes se répètent trop souvent pour qu’ils puissent échapper à l’observation des ouvriers les plus simples. Alors ils finissent par comprendre que pour se garantir contre l’oppression exploiteuse et toujours croissante des patrons, il ne leur suffit pas d’organiser une solidarité locale, qu’il faut faire entrer dans cette solidarité tous les ouvriers du même métier, travaillant non seulement dans la même province ou dans le même pays, mais dans tous les pays, et surtout dans ceux qui sont plus particulièrement liés par des rapports de commerce et d’industrie entre eux. Alors se constitue l’organisation non locale, ni même seulement nationale, mais réellement internationale, du même corps de métier.

Mais ce n’est pas encore l’organisation des travailleurs en général, ce n’est encore que l’organisation internationale d’un seul |104 corps de métier. Pour que l’ouvrier non instruit reconnaisse la solidarité réelle qui existe nécessairement entre tous ces corps de métier, dans tous les pays du monde, il faut que d’autres ouvriers, dont l’intelligence est plus développée et qui possèdent quelques notions de la science économique, viennent à son aide. Non que l’expérience journalière lui manque sur ce point, mais parce que les phénomènes économiques par lesquels se manifeste cette indubitable solidarité sont infiniment plus compliqués, de sorte que leur sens véritable peut échapper et échappe en effet fort souvent aux ouvriers moins instruits.

En supposant que la solidarité internationale soit parfaitement établie dans un seul corps de métier, et qu’elle ne le soit pas dans les autres, il en résultera nécessairement ceci, que dans cette industrie le salaire des ouvriers sera plus élevé et les heures de travail seront moindres que dans toutes les autres industries. Et comme il a été prouvé que, en conséquence de la concurrence que les capitalistes et les patrons se font entre eux, le véritable profit des uns comme des autres n’a d’autre source que la modicité relative des salaires et le nombre aussi grand que possible des heures de travail, il est clair que, dans l’industrie dont les ouvriers seront internationalement solidaires, les capitalistes et les patrons gagneront moins que dans toutes les autres ; par suite de quoi, peu à peu, les capitalistes transporteront leurs capitaux et les patrons leurs crédits et leur activité exploitante |105 dans les industries moins ou pas du tout organisées. Mais cela aura pour conséquence nécessaire de diminuer dans l’industrie internationalement organisée la demande des travailleurs, et cela empirera naturellement la situation de ces travailleurs, qui seront forcés, pour ne point mourir de faim, de travailler davantage et de se contenter d’un moindre salaire. D’où il résulte que les conditions du travail ne peuvent ni empirer ni s’améliorer dans aucune industrie sans que les travailleurs de toutes les autres industries ne s’en ressentent bientôt[19], et que tous les corps de métier dans tous les pays du monde sont réellement et indissolublement solidaires.

Cette solidarité se démontre par la science autant que par l’expérience, la science n’étant d’ailleurs rien que l’expérience universelle mise en relief, comparée, systématisée et duement expliquée. Mais elle se manifeste encore au monde ouvrier par la sympathie mutuelle, profonde et passionnée, qui, à mesure que les faits économiques se développent et que leurs conséquences politiques et sociales, toujours de plus en plus amères pour les travailleurs de tous les métiers, se font sentir davantage, croît et devient plus intense dans le cœur du prolétariat tout entier. Les ouvriers de chaque métier et de chaque pays, avertis, d’un côté, par le concours matériel et moral que, dans les époques de luttes, ils trouvent dans les ouvriers de tous les autres métiers et de tous les autres pays, et, de |106 l’autre, par la réprobation et par l’opposition systématique et haineuse qu’ils rencontrent, non seulement de la part de leurs propres patrons, mais aussi des patrons des industries les plus éloignées de la leur, de la part de la bourgeoisie tout entière, arrivent à la connaissance parfaite de leur situation et des conditions premières de leur délivrance. Ils voient que le monde social est réellement partagé en trois catégories principales : 1° les innombrables millions de prolétaires exploités ; 2° quelques centaines de milliers d’exploiteurs du second et même du troisième ordre ; et 3° quelques milliers, ou tout au plus quelques dizaines de milliers, de gros hommes de proie ou capitalistes bien engraissés qui, en exploitant directement la seconde catégorie et indirectement, au moyen de celle-ci, la première, font entrer dans leurs poches immenses au moins la moitié des bénéfices du travail collectif de l’humanité tout entière.

Du moment qu’un ouvrier est parvenu à s’apercevoir de ce fait spécial et constant, quelque peu développée que soit son intelligence, il ne peut manquer de comprendre bientôt que, s’il existe pour lui un moyen de salut, ce moyen ne peut être que l’établissement et l’organisation de la plus étroite solidarité pratique entre les prolétaires du monde entier, sans différence d’industries et de pays, dans la lutte contre la bourgeoisie exploitante.

|107 Voilà donc la base de la grande Association Internationale des Travailleurs toute trouvée. Elle nous a été donnée non par une théorie issue de la tête d’un ou de quelques penseurs profonds, mais bien par le développement réel des faits économiques, par les épreuves si dures que ces faits font subir aux masses ouvrières, et par les réflexions, les pensées qu’ils font tout naturellement surgir dans leur sein. Pour que l’Association ait pu être fondée, il avait fallu que tous ces éléments nécessaires qui la constituent : faits économiques, expériences, aspirations et pensées du prolétariat, se fussent déjà développés à un degré assez intense pour lui former une base solide. Il avait fallu qu’au sein même du prolétariat il se trouvât déjà, parsemés dans tous les pays, des groupes ou associations d’ouvriers assez avancés pour pouvoir prendre l’initiative de ce grand mouvement de la délivrance du prolétariat. Après quoi vient sans doute l’initiative personnelle de quelques individus intelligents et dévoués à la cause populaire.

Nous saisissons cette occasion pour rendre hommage aux illustres chefs du parti des communistes allemands, aux citoyens Marx et Engels surtout, aussi bien qu’au citoyen Ph. Becker, notre ci-devant ami, maintenant notre adversaire implacable[20], qui furent, autant qu’il est donné à des individus de créer quelque chose, les véritables créateurs de l’Association Internationale. Nous le faisons avec d’autant plus de plaisir, que |108 nous nous verrons forcés de les combattre bientôt. Notre estime pour eux est sincère et profonde, mais elle ne va pas jusqu’à l’idolâtrie et ne nous entraînera jamais à prendre vis-à-vis d’eux le rôle d’esclaves. Et, tout en continuant à rendre pleine justice aux immenses services qu’ils ont rendus et qu’ils rendent même encore aujourd’hui à l’Association Internationale, nous combattrons à outrance leurs fausses théories autoritaires, leurs velléités dictatoriales, et cette manie d’intrigues souterraines, de rancunes vaniteuses, de misérables animosités personnelles, de sales injures et d’infâmes calomnies, qui caractérise d’ailleurs les luttes politiques de presque tous les Allemands, et qu’ils ont malheureusement apportées avec eux dans l’Association Internationale[21].

Il ne suffit pas que la masse des ouvriers soit arrivée à comprendre que, s’il existe un moyen de délivrance pour elle, ce moyen ne peut être que la solidarité internationale du prolétariat ; il faut encore qu’elle ait foi dans l’efficacité réelle, immanquable de ce moyen de salut, qu’elle ait foi dans la possibilité de sa prochaine délivrance. Cette foi est une affaire de tempérament, et de disposition de cœur et d’esprit collective. Le tempérament est donné aux différents peuples par la nature, mais il se développe par leur histoire. La disposition colllective du prolétariat est toujours le double produit de tous les événements antérieurs, d’abord, |109 et ensuite et surtout de sa situation économique et sociale présente.

Dans les années 1863 et 1864, époque de la fondation de l’Internationale, il s’est produit dans presque tous les pays de l’Europe, et surtout dans ceux où l’industrie moderne se trouve le plus développée, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne et en Suisse, deux faits qui en ont facilité et presque rendu nécessaire la création. Le premier, ce fut le réveil simultané de l’esprit, du courage, du tempérament ouvriers dans tous ces pays, après douze ou même quinze ans d’un affaissement qui avait été le résultat de la terrible débâcle de 1851 et de 1848. Le second fait fut celui du développement merveilleux de la richesse bourgeoise et, comme son accompagnement obligé, de la misère ouvrière dans tous ces pays. Ce fut l’aiguillon, et le tempérament, l’esprit renaissant donna la foi.

Mais, comme il arrive souvent, cette confiance renaissante ne se manifesta pas d’un seul coup dans la masse tout entière du prolétariat. Parmi tous les pays de l’Europe, il n’y en eut d’abord que deux, puis trois et quatre, puis cinq, où elle se fit jour ; dans ces pays privilégiés même, ce ne fut pas sans doute toute la masse, mais un petit nombre seulement de petites associations ouvrières excessivement clairsemées qui sentirent renaître en elles une confiance suffisante pour recommencer la lutte ; et dans ces associations mêmes ce furent d’abord quelques rares individus, les plus intelligents, |110 les plus énergiques, les plus dévoués, et, en grande partie, déjà éprouvés et développés par les luttes précédentes, qui, pleins d’espérance et de foi, et se dévouant de nouveau, eurent le courage de prendre l’initiative du nouveau mouvement.

Ces individus, incidemment réunis à Londres en 1864, pour une question politique du plus haut intérêt, la question polonaise, mais absolument étrangère à celle de la solidarité internationale du travail et des travailleurs, formèrent, sous l’influence immédiate des premiers fondateurs de l’Internationale, le premier noyau de cette grande association. Puis, retournés chez eux, en France, en Belgique, en Allemagne et en Suisse, ils constituèrent, chacun dans leurs pays respectifs, des noyaux correspondants[22]. Ce fut ainsi que furent créées dans tous ces pays les premières Sections centrales.

Les Sections centrales ne représentent spécialement aucune industrie, puisque les ouvriers les plus avancés de toutes les industries possibles s’y trouvent réunis. Que représentent-elles donc ? L’idée même de l’Internationale. Quelle est leur mission ? Le développement et la propagande de cette idée. Et cette idée, quelle est-elle ? C’est l’émancipation non seulement des travailleurs de telle industrie ou de tel pays, mais de toutes les industries possibles et de tous les pays du monde, c’est l’émancipation générale de tous ceux, dans le monde, qui, gagnant péniblement leur misérable existence quotidienne par un travail productif quelconque, sont économiquement |111 exploités et politiquement opprimés par le capital ou plutôt par les propriétaires et par les intermédiaires privilégiés du capital. Telle est la force négative, belliqueuse ou révolutionnaire de l’idée. Et la force positive ? C’est la fondation d’un monde social nouveau, assis uniquement sur le travail émancipé, et se créant de lui-même, sur les ruines du monde ancien, par l’organisation et par la fédération libre des associations ouvrières, délivrées du joug, tant économique que politique, des classes privilégiées.

Ces deux côtés de la même question, l’un négatif et l’autre positif, sont inséparables. Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre de choses qui devrait selon lui succéder à celui qui existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructive devient puissante ; et plus elle s’approche de la vérité, c’est-à-dire plus elle est conforme au développement nécessaire du monde social actuel, plus les effets de son action destructive deviennent salutaires et utiles. Car l’action destructive est toujours déterminée, non seulement dans son essence et dans le degré de son intensité, mais encore dans ses modes, dans ses voies et dans les moyens qu’elle emploie, par l’idéal positif qui constitue son inspiration première, son âme.

Ce qui est excessivement remarquable, et ce qui d’ailleurs a été beaucoup de fois observé et constaté par un grand nombre d’écrivains de tendances très diverses, c’est |112 qu’aujourd’hui, seul le prolétariat possède un idéal positif vers lequel il tend avec toute la passion, à peu près vierge encore, de son être ; il voit devant lui une étoile, un soleil qui l’éclaire, qui le réchauffe déjà, au moins dans son imagination, dans sa foi, et qui lui montre avec une clarté certaine la voie qu’il doit suivre, tandis que toutes les classes privilégiées et soi-disant éclairées se trouvent plongées en même temps dans une obscurité désolante, effrayante. Elles ne voient plus rien devant elles, ne croient et n’aspirent plus à rien, et ne veulent rien que la conservation éternelle du statu quo, tout en reconnaissant que le statu quo ne vaut rien. Rien ne prouve mieux que ces classes sont condamnées à mourir et que l’avenir appartient au prolétariat. Ce sont les « barbares » (les prolétaires) qui représentent aujourd’hui la foi dans les destinées humaines et l’avenir de la civilisation, tandis que les « civilisés » ne trouvent plus leur salut que dans la barbarie : massacre des communards et retour au pape. Tels sont les deux derniers mots de la civilisation privilégiée.

Les sections centrales sont les centres actifs et vivants où se conserve, se développe et s’explique la foi nouvelle. Aucun n’y entre comme ouvrier spécial de tel ou tel métier, en vue de l’organisation particulière de ce métier ; tous n’y entrent que comme des travailleurs en général, en vue de l’émancipation et de l’organisation générale du travail et du monde social nouveau fondé sur le travail, dans tous les pays. Les ouvriers qui en |113 font partie, déposant sur le seuil leur caractère d’ouvriers spéciaux ou « réels », dans le sens de la spécialité, s’y présentent comme des travailleurs « en général ». Travailleurs de quoi ? Travailleurs de l’idée, de la propagande et de l’organisation de la puissance tant économique que militante de l’Internationale : travailleurs de la Révolution sociale.

On voit que les sections centrales présentent un caractère tout à fait différent de celui des sections de métier, et même diamétralement opposé. Tandis que ces dernières, suivant la voie du développement naturel, commencent par le fait pour arriver à l’idée, les sections centrales, suivant au contraire celle du développement idéal ou abstrait, commencent par l’idée pour arriver au fait. Il est évident qu’en opposition à la méthode si complètement réaliste ou positive des sections de métier, la méthode des sections centrales se présente comme artificielle et abstraite. Cette manière de procéder de l’idée au fait est précisément celle dont se sont éternellement servis les idéalistes de toutes les écoles, théologiens et métaphysiciens, et dont l’impuissance finale a été constatée par l’histoire. Le secret de cette impuissance réside dans l’impossibilité absolue qu’il y a, en partant de l’idée abstraite, d’arriver au fait réel et concret.

S’il n’y avait eu dans l’Association Internationale des Travailleurs que des sections centrales, il n’y a pas de doute qu’elle n’aurait |114 pas atteint même la centième partie de la puissance si sérieuse dont elle se glorifie maintenant. Les sections centrales auraient été autant d’académies ouvrières où se seraient éternellement débattues toutes les questions sociales, y compris naturellement celle de l’organisation du travail, mais sans la moindre tentative sérieuse ni même sans aucune possibilité de réalisation ; et cela par cette raison très simple que le travail « en général » n’est qu’une idée abstraite qui ne trouve sa « réalité » que dans une diversité immense d’industries spéciales, dont chacune a sa nature propre, ses conditions propres, qui ne peuvent être devinées et encore moins déterminées par la pensée abstraite, mais qui, ne se manifestant que par le fait de leur développement réel, peuvent seules déterminer leur équilibre particulier, leurs rapports et leur place dans l’organisation générale du travail, — organisation qui, comme toutes les choses générales, doit être la résultante toujours reproduite de nouveau par la combinaison vivante et réelle de toutes les industries particulières, et non leur principe abstrait, violemment et doctrinairement imposé, comme le voudraient les communistes allemands, partisans de l’État populaire.

S’il n’y avait eu dans l’Internationale que des sections centrales, elles auraient probablement réussi encore à former des conspirations populaires pour le renversement de l’ordre de choses actuel, des conspirations |115 d’intention, mais trop impuissantes pour atteindre leur but, parce qu’elles n’auraient jamais pu entraîner et recevoir dans leur sein qu’un très petit nombre d’ouvriers, les plus intelligents, les plus énergiques, les plus convaincus et les plus dévoués. L’immense majorité, les millions de prolétaires, serait restée en dehors, et, pour renverser et détruire l’ordre politique et social qui nous écrase aujourd’hui, il faut le concours de ces millions.

Seuls les individus, et seulement un très petit nombre d’individus, se laissent déterminer par l’« idée » abstraite et pure. Les millions, les masses, non pas seulement dans le prolétariat, mais aussi dans les classes éclairées et privilégiées, ne se laissent jamais entraîner que par la puissance et par la logique des « faits », ne comprenant et n’envisageant la plupart du temps que leurs intérêts immédiats ou leurs passions du moment, toujours plus ou moins aveugles. Donc, pour intéresser et pour entraîner tout le prolétariat dans l’œuvre de l’Internationale, il fallait et il faut s’approcher de lui non avec des idées générales et abstraites, mais avec la compréhension réelle et vivante de ses maux réels ; et ses maux de chaque jour, bien que présentant pour le penseur un caractère général, et bien qu’étant en réalité des effets particuliers de causes générales et permanentes, sont infiniment divers, prennent une multitude d’aspects différents, produits par une multitude de causes passagères et partielles. Telle est la réalité quotidienne de ces maux. Mais la masse du prolétariat, |116 qui est forcée de vivre au jour le jour, et qui trouve à peine un moment de loisir pour penser au lendemain, saisit les maux dont elle souffre, et dont elle est éternellement la victime, précisément et exclusivement dans cette réalité, et jamais ou presque jamais dans leur généralité.

Donc, pour toucher le cœur et pour conquérir la confiance, l’assentiment, l’adhésion, le concours du prolétaire non instruit, — et l’immense majorité du prolétariat est malheureusement encore de ce nombre, — il faut commencer par lui parler, non des maux généraux du prolétariat international tout entier, ni des causes générales qui leur donnent naissance, mais de ses maux particuliers, quotidiens, tout privés. Il faut lui parler de son propre métier et des conditions de son travail précisément dans la localité qu’il habite ; de la dureté et de la trop grande longueur de son travail quotidien, de l’insuffisance de son salaire, de la méchanceté de son patron, de la cherté des vivres et de l’impossibilité qu’il y a pour lui de nourrir et d’élever convenablement sa famille.

Et en lui proposant des moyens pour combattre ses maux et pour améliorer sa position, il ne faut point lui parler d’abord de ces moyens généraux et révolutionnaires qui constituent maintenant le programme d’action de l’Association Internationale des Travailleurs, tels que l’abolition de la propriété individuelle héréditaire et l’institution de la propriété collective ; l’abolition du droit juridique et de l’État, et leur remplacement par l’organisation et par la fédération libre des associations productives ; |117 il ne comprendrait probablement rien à tous ces moyens, et même il se pourrait que, se trouvant sous l’influence d’idées religieuses, politiques et sociales que les gouvernements et les prêtres ont tâché de lui inculquer, il repoussât avec défiance et colère le propagandiste imprudent qui voudrait le convertir avec de tels arguments. Non, il ne faut lui proposer d’abord que des moyens tels que son bon sens naturel et son expérience quotidienne ne puissent en méconnaître l’utilité, ni les repousser. Ces premiers moyens sont, nous l’avons déjà dit, l’établissement d’une solidarité complète de défense et de résistance, avec tous ses camarades d’atelier, contre leur patron ou leur maître commun ; et, ensuite, l’extension de cette solidarité à tous les ouvriers contre tous les patrons du même métier, dans la même localité, c’est-à-dire son entrée formelle comme membre solidaire et actif dans la section de son corps de métier, section affiliée à l’Association Internationale des Travailleurs.

Une fois entré dans la section, l’ouvrier néophyte y apprend beaucoup de choses. On lui explique que la même solidarité qui existe entre tous les membres de la même section est également établie entre toutes les différentes sections ou entre tous les corps de métier de la même localité ; que l’organisation de cette solidarité plus large, et embrassant indifféremment les ouvriers de tous les métiers, est devenue nécessaire parce que |118 les patrons de tous les métiers s’entendent entre eux pour réduire à des conditions de plus en plus misérables tous les hommes forcés de gagner leur vie par leur travail. On lui explique ensuite que cette double solidarité des ouvriers du même métier d’abord, puis des ouvriers de tous les métiers ou bien de tous les corps de métier organisés en sections différentes, ne se limite pas seulement à la localité, mais, s’étendant bien loin, au delà de toutes les frontières, englobe tout le monde des travailleurs, le prolétariat de tous les pays, puissamment organisé pour la défense, pour la guerre contre l’exploitation des bourgeois.

Du moment qu’il est devenu membre d’une section de l’Internationale, mieux que par les explications verbales qu’il y reçoit de ses camarades, il reconnaît bientôt toutes ces choses par sa propre expérience personnelle désormais inséparable et solidaire de celle de tous les autres membres de la section. Son corps de métier, poussé à bout par la cupidité et par la dureté des patrons, fait une grève. Mais chaque grève, pour des ouvriers qui ne vivent que de leurs salaires, est une épreuve excessivement douloureuse. Ils ne gagnent rien, mais leur famille, leurs enfants et leurs propres estomacs continuent de réclamer leur pain quotidien, et ils n’ont rien en réserve. La caisse de résistance qu’ils ont à grand peine réussi à former ne suffit pas à l’entretien de tout le monde, pendant une suite de jours et quelquefois même de semaines. Ils mourraient de faim ou bien ils seraient forcés de se soumettre aux plus dures conditions que voudraient leur imposer |119 l’avidité et l’insolence de leurs patrons, s’il ne leur venait un secours du dehors. Mais ce secours, qui le leur offrira ? Ce ne sont pas sans doute les bourgeois, qui sont tous ligués contre les ouvriers ; ce ne peuvent être que les ouvriers des autres métiers et des autres pays. Et en effet, voilà que ces secours arrivent, apportés ou envoyés par les autres sections de l’Internationale, tant de la localité que des pays étrangers. Une telle expérience, se renouvelant beaucoup de fois, démontre, mieux que toutes les paroles, la puissance bienfaisante de la solidarité internationale du monde ouvrier.

À l’ouvrier qui, pour avoir part aux avantages de cette solidarité, entre dans une section, on ne demande pas quels sont ses principes politiques ou religieux. On ne lui demande qu’une chose : Veut-il, avec les bienfaits de l’association, en accepter pour sa part toutes les conséquences, pénibles parfois, et tous les devoirs ? Veut-il rester quand même fidèle à la section dans toutes les péripéties de cette lutte d’abord exclusivement économique, et conformer désormais tous ses actes aux résolutions de la majorité, en tant que ces résolutions auront un rapport soit direct, soit indirect à cette même lutte contre les patrons ? En un mot, la seule solidarité qu’on lui offre comme un bénéfice et qu’on lui impose en même temps comme un devoir, c’est, dans la plus large extension |120 de ce mot, la solidarité économique. Mais une fois cette solidarité sérieusement acceptée et bien établie, elle produit tout le reste, — tous les principes les plus sublimes et les plus subversifs de l’Internationale, les plus destructifs de la religion, du droit juridique et de l’État, de l’autorité tant divine qu’humaine, les plus révolutionnaires en un mot, au point de vue socialiste, n’étant rien que les développements naturels, nécessaires, de cette solidarité économique. Et l’immense avantage pratique des sections de métier sur les sections centrales consiste précisément en ceci, que ces développements, ces principes se démontrent aux ouvriers non par des raisonnements théoriques, mais par l’expérience vivante et tragique d’une lutte qui devient chaque jour plus large, plus profonde, plus terrible : de sorte que l’ouvrier le moins instruit, le moins préparé, le plus doux, entraîné toujours plus avant par les conséquences mêmes de cette lutte, finit par se reconnaître révolutionnaire, anarchiste et athée, sans savoir souvent lui-même comment il l’est devenu.

Il est clair que les sections de métier seules peuvent donner cette éducation pratique à leurs membres, et que seules par conséquent elles peuvent entraîner dans l’organisation de l’Internationale la masse du prolétariat, cette masse, avons-nous dit, sans le concours puissant de laquelle le triomphe de la révolution sociale ne sera jamais possible.

S’il n’y avait eu dans l’Internationale que des sections centrales, ce ne seraient |121 donc que des âmes sans corps, des rêves magnifiques mais sans réalisation possible.

Heureusement, les sections centrales, émanations du foyer principal qui s’était formé à Londres, avaient été fondées non par des bourgeois, non par des savants de profession, ni par des hommes politiques, mais par des ouvriers socialistes. Les ouvriers, et c’est là leur immense avantage sur les bourgeois, grâce à leur situation économique, grâce aussi à ce que l’éducation doctrinaire, classique, idéaliste et métaphysique, qui empoisonne la jeunesse bourgeoise, les a épargnés jusqu’ici, ont l’esprit éminemment pratique et positif. Ils ne se contentent pas des idées, il leur faut des faits, et ils ne croient aux idées qu’en tant qu’elles s’appuient sur des faits. Cette heureuse disposition leur a permis d’éviter les deux écueils contre lesquels échouent toutes les tentatives révolutionnaires des bourgeois : l’académie, et la conspiration platonique. D’ailleurs le programme de l’Association Internationale des Travailleurs, rédigé à Londres et définitivement accepté par le Congrès de Genève (1866), en proclamant que l’émancipation économique des classes ouvrières est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un simple moyen[23], et que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées, leur indiquait clairement la seule voie qu’ils pouvaient, qu’ils devaient suivre.

Avant tout, ils devaient s’adresser aux masses |122 au nom de leur émancipation économique, non de la révolution politique ; au nom de leurs intérêts matériels d’abord, pour arriver plus tard à leurs intérêts moraux, les seconds, en tant qu’intérêts collectifs, n’étant toujours que l’expression et la conséquence logique des premiers. Ils ne pouvaient pas attendre que les masses vinssent les trouver, ils devaient donc aller les chercher là où elles se trouvent, dans leur réalité quotidienne, et cette réalité c’est le travail quotidien, spécialisé et divisé en corps de métiers. Ils devaient donc s’adresser aux différents corps de métier, déjà organisés plus ou moins par les nécessités du travail collectif dans chaque industrie particulière, pour les faire adhérer au but économique, à l’action commune de la grande Association des travailleurs de tous les pays, pour les affilier, en un mot, à [l’organisation générale de[24]] l’Internationale, tout en leur laissant leur autonomie et leur organisation particulières. Ce qui revient à dire que la première chose qu’ils devaient faire et qu’ils firent en effet, ce fut d’organiser, autour de chaque section centrale, autant de sections de métier qu’il y avait d’industries différentes.

Ce fut ainsi que les sections centrales, qui, dans chaque pays, représentent l’âme ou l’esprit de l’Internationale, se donnèrent un corps, devinrent des organisations réelles et puissantes. Beaucoup sont d’avis qu’une fois cette mission remplie, les sections centrales devaient se dissoudre, ne laissant plus exister que les sections de métiers. Selon nous, c’est une grande erreur. Car si les sections centrales seules, non entourées de |123[25].

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La tâche immense que s’est imposée l’Association Internationale des Travailleurs, celle de l’émancipation définitive et complète des travailleurs et du travail populaire du joug de tous les exploiteurs de ce travail, des patrons, des détenteurs des matières premières et des instruments de production, en un mot de tous les représentants du capital, n’est pas seulement une œuvre économique ou simplement matérielle, c’est en même temps et au même degré une œuvre sociale, philosophique et morale ; c’est aussi, si l’on veut, une œuvre éminemment politique, mais seulement dans le sens de la destruction de toute politique, par l’abolition des États.

Nous ne croyons pas avoir besoin de démontrer que dans l’organisation actuelle, politique, juridique, religieuse et sociale des pays les plus civilisés, l’émancipation économique des travailleurs est impossible, et que, par conséquent, pour l’atteindre et pour la réaliser pleinement, il faudra détruire toutes les institutions actuelles : État, Église, Forum juridique, Banque, Université, Administration, Armée et Police, qui ne sont en effet autre chose qu’autant de forteresses élevées par le privilège contre le prolétariat ; et il ne suffit pas de les renverser dans un seul pays, il faut les renverser |124 dans tous les pays, parce que, depuis la formation des États modernes au dix-septième et au dix-huitième siècle, il existe entre toutes ces institutions, à travers les frontières de tous les pays, une solidarité croissante et une très forte alliance internationale.

La tâche que l’Association Internationale des Travailleurs s’est imposée n’est donc pas moindre que celle de la liquidation complète du monde politique, religieux, juridique et social actuellement existant, et son remplacement par un monde économique, philosophique et social nouveau. Mais une entreprise aussi gigantesque ne pourrait jamais se réaliser, si elle n’avait à son service deux leviers également puissants, également gigantesques, et dont l’un complète l’autre : le premier, c’est l’intensité toujours croissante des besoins, des souffrances et des revendications économiques des masses ; le second, c’est la philosophie sociale nouvelle, philosophie éminemment réaliste et populaire, ne s’inspirant théoriquement que de la science réelle, c’est-à-dire expérimentale et rationnelle à la fois, et n’admettant d’autres bases que les principes humains, expression des instincts éternels des masses, ceux de l’égalité, de la liberté et de l’universelle solidarité.

Poussé par ses besoins, c’est au nom de ces principes que le peuple doit vaincre. Ces principes ne lui sont pas étrangers ni même nouveaux, dans ce sens que, comme nous venons de le dire, il les a de tout temps portés instinctivement en son sein. Il a toujours aspiré à son émancipation de tous les jougs qui l’ont |125 asservi, et comme il est — lui, le travailleur, le nourricier de la société, le créateur de la civilisation et de toutes les richesses — le dernier esclave, le plus esclave de tous les esclaves ; et comme il ne peut s’émanciper sans émanciper tout le monde avec lui, il a toujours aspiré à l’émancipation de tout le monde, c’est-à-dire à l’universelle liberté. Il a toujours passionnément aimé l’égalité, qui est la condition suprême de sa liberté ; et malheureux, éternellement écrasé dans l’existence individuelle de chacun de ses enfants, il a toujours cherché son salut dans la solidarité. Jusqu’à présent, le bonheur solidaire ayant été inconnu ou au moins peu connu, et vivre heureux ayant signifié vivre égoïstement aux dépens d’autrui, par l’exploitation et par l’asservissement des autres, seuls les malheureux, et par conséquent plus qu’aucuns les masses populaires, ont senti et réalisé la fraternité.

Donc la science sociale, en tant que doctrine morale, ne fait autre chose que développer et formuler les instincts populaires. Mais entre ces instincts et cette science, il y a cependant un abîme qu’il s’agit de combler. Car si les instincts justes avaient suffi à la délivrance des peuples, il y a longtemps qu’ils eussent été délivrés. Ces instincts n’ont pas empêché les masses d’accepter, dans le cours si mélancolique, si tragique de leur histoire, toutes les absurdités religieuses, politiques, |126 économiques, sociales dont elles ont été éternellement les victimes.

Il est vrai que les expériences cruelles par lesquelles elles ont été condamnées à passer n’ont pas été toutes perdues pour les masses. Ces expériences ont créé dans leur sein une sorte de conscience historique et de science traditionnelle et pratique, qui leur tient lieu très souvent de science théorique. Par exemple, on peut être certain aujourd’hui qu’aucun peuple de l’Occident de l’Europe ne se laissera plus entraîner ni par un charlatan religieux ou messianique nouveau ni par aucun fourbe politique. On peut dire aussi que le besoin d’une révolution économique et sociale se fait vivement sentir aujourd’hui dans les masses populaires de l’Europe, même les moins civilisées, et c’est là précisément ce qui nous donne foi dans le triomphe prochain de la Révolution sociale ; car si l’instinct collectif des masses ne s’était pas si clairement, si profondément, si résolument prononcé dans ce sens, il n’est pas de socialistes au monde, fussent-ils même des hommes du plus grand génie, qui eussent été capables de les soulever.

Les peuples sont prêts, ils souffrent beaucoup, et, qui plus est, ils commencent à comprendre qu’ils ne sont pas du tout obligés de souffrir, et, fatigués de tourner sottement leurs aspirations vers le ciel, ils ne sont plus disposés à montrer beaucoup |127 de patience sur la terre. Les masses, en un mot, indépendamment même de toute propagande, sont devenues consciemment socialistes. La sympathie universelle et profonde que la Commune de Paris a rencontrée dans le prolétariat de tous les pays en est une preuve.

Mais les masses, c’est la force, c’est au moins l’élément essentiel de toute force ; que leur manque-t-il donc pour renverser un ordre de choses qu’elles détestent ? Il leur manque deux choses : l’organisation et la science, les deux choses précisément qui constituent aujourd’hui et qui ont toujours constitué la puissance de tous les gouvernements.

Donc, l’organisation, d’abord, qui d’ailleurs ne peut jamais s’établir sans le concours de la science. Grâce à l’organisation militaire, un bataillon, mille hommes armés peuvent tenir et tiennent effectivement en respect un million de peuple armé aussi, mais désorganisé. Grâce à l’organisation bureaucratique, l’État, avec quelques centaines de mille employés, enchaîne des pays immenses. Donc, pour créer une force populaire capable d’écraser la force militaire et civile de l’État, il faut organiser le prolétariat.

C’est ce que fait précisément l’Association Internationale des Travailleurs, et, le jour |128 où elle aura reçu et organisé dans son sein la moitié, le tiers, le quart, ou seulement la dixième partie du prolétariat de l’Europe, l’État, les États auront cessé d’exister. L’organisation de l’Internationale, ayant pour but non la création d’États ou de despotismes nouveaux, mais la destruction radicale de toutes les dominations particulières, doit avoir un caractère essentiellement différent de l’organisation des États. Autant cette dernière est autoritaire, artificielle et violente, étrangère et hostile aux développements naturels des intérêts et des instincts populaires, autant l’organisation de l’Internationale doit être libre, naturelle et conforme en tous points à ces intérêts et à ces instincts. Mais quelle est l’organisation naturelle des masses ? C’est celle qui est fondée sur les déterminations différentes de leur vie réelle, quotidienne, par les différentes espèces de travail, c’est l’organisation par corps de métiers, ou par sections de métier. Du moment que toutes les industries seront représentées dans l’Internationale, y compris les différentes exploitations de la terre, son organisation, l’organisation des masses populaires, sera achevée.

Car il suffit en effet qu’un ouvrier sur dix fasse sérieusement et avec pleine connaissance de cause partie de l’Association, pour que les neuf dixièmes restant en dehors de son organisation subissent néanmoins son influence invisible, et dans les moments critiques, sans s’en douter eux-mêmes, obéissent |129 à sa direction, autant que cela est nécessaire pour le salut du prolétariat[26].

On pourrait nous objecter que cette manière d’organiser l’influence de l’Internationale sur les masses populaires semble vouloir établir, sur les ruines des anciennes autorités et des gouvernements existants, un système d’autorité et un gouvernement nouveaux. Mais ce serait là une profonde erreur. Le gouvernement de l’Internationale, si gouvernement il y a, ou plutôt son action organisée sur les masses, se distinguera toujours de tous les gouvernements et de l’action de tous les États par cette propriété essentielle, de n’être jamais que l’organisation de l’action — non officielle et non revêtue d’une autorité ou d’une force politique quelconque, mais tout à fait naturelle — d’un groupe plus ou moins nombreux d’individus inspirés par la même pensée et tendant vers le même but, d’abord sur l’opinion des masses, et seulement ensuite, par l’intermédiaire de cette opinion plus ou moins modifiée par la propagande de l’Internationale, sur leur volonté, sur leurs actes. Tandis que les gouvernements, armés d’une autorité, d’un pouvoir et d’une force matérielle, que les uns disent tenir de Dieu, les autres de leur intelligence supérieure, d’autres enfin de la volonté populaire elle-même, exprimée et constatée au moyen de ce tour de passe-passe qu’on appelle le suffrage universel, s’imposent violemment aux masses, les forcent à leur obéir, à exécuter leurs décrets, sans se donner même la plupart du temps |130 l’apparence de consulter leurs sentiments, leurs besoins et leur volonté[27]. Il y a entre la puissance de l’État et celle de l’Internationale la même différence qui existe entre l’action officielle de l’État et l’action naturelle d’un club. L’Internationale n’a et n’aura jamais qu’une grande puissance d’opinion, et ne sera jamais que l’organisation de l’action naturelle des individus sur les masses, tandis que l’État et toutes les institutions de l’État : l’Église, l’université, le forum juridique, la bureaucratie, les finances, la police et l’armée, sans négliger sans doute de corrompre autant qu’elles le peuvent l’opinion et la volonté des sujets de l’État, en dehors même de cette opinion et de cette volonté, et le plus souvent contre elles, réclament leur obéissance passive, sans doute dans la mesure, toujours très élastique, reconnue et déterminée par les lois.

L’État, c’est l’autorité, la domination et la puissance organisées des classes possédantes et soi-disant éclairées sur les masses ; l’Internationale, c’est la délivrance des masses. L’État, ne voulant jamais et ne pouvant jamais vouloir rien que l’asservissement des masses, fait appel à leur soumission. L’Internationale, ne voulant autre chose que leur complète liberté, fait appel à leur révolte. Mais afin de rendre cette révolte puissante à son tour et capable de renverser la domination de l’État et des classes privilégiées, uniquement représentées par l’État, l’Internationale dut s’organiser. Pour atteindre ce but, elle emploie seulement deux moyens, qui, alors même qu’ils ne seraient |131 point toujours légaux, — la légalité n’étant la plupart du temps, dans tous les pays, autre chose que la consécration juridique du privilège, c’est-à-dire de l’injustice, — sont, au point de vue du droit humain, aussi légitimes l’un que l’autre. Ces deux moyens, nous l’avons dit, c’est d’abord la propagande de ses idées ; c’est ensuite l’organisation de l’action naturelle de ses membres sur les masses.

À quiconque prétendrait qu’une action ainsi organisée est encore un attentat à la liberté des masses, une tentative de créer une nouvelle puissance autoritaire, nous répondons qu’il n’est ou bien qu’un sophiste ou bien qu’un sot. Tant pis pour ceux qui ignorent la loi naturelle et sociale de la solidarité humaine, au point de s’imaginer que l’indépendance mutuelle absolue des individus et des masses soit une chose possible, ou même désirable. La désirer, c’est vouloir l’anéantissement même de la société, car toute la vie sociale n’est autre chose que cette dépendance mutuelle incessante des individus et des masses. Tous les individus, même les plus intelligents, les plus forts, et surtout les intelligents et les forts, sont, à chaque instant de leur vie, à la fois les producteurs et les produits des volontés et de l’action des masses. La liberté même de chaque individu est la résultante, toujours de nouveau reproduite, de cette quantité d’influences matérielles, intellectuelles et morales que tous les individus qui l’entourent, que la société au milieu de laquelle il naît, se développe, et meurt, exercent sur lui. Vouloir échapper à cette influence, |132 au nom d’une liberté transcendante, divine, absolument égoïste et se suffisant à elle-même, c’est se condamner au non-être ; vouloir renoncer à l’exercer sur autrui, c’est renoncer à toute action sociale, à l’expression même de sa pensée et de ses sentiments, c’est encore aboutir au non-être ; cette indépendance tant prônée par les idéalistes et les métaphysiciens, et la liberté individuelle conçue dans ce sens, c’est donc le néant.

Dans la nature comme dans la société humaine, qui n’est encore autre chose que cette même nature, tout ce qui vit ne vit qu’à cette condition suprême d’intervenir de la manière la plus positive, et aussi puissamment que le comporte sa nature, dans la vie d’autrui. L’abolition de cette influence mutuelle serait donc la mort. Et quand nous revendiquons la liberté des masses, nous ne prétendons nullement abolir aucune des influences naturelles d’aucun individu ni d’aucun groupe d’individus qui exercent leur action sur elles. Ce que nous voulons, c’est l’abolition des influences artificielles, privilégiées, légales, officielles. Si l’Église et l’État pouvaient être des institutions privées, nous en serions les adversaires sans doute, mais nous ne protesterions pas contre leur droit d’exister. Mais nous protestons contre eux parce que, tout en étant sans doute des institutions privées dans ce sens qu’elles n’existent en effet que pour l’intérêt particulier des classes privilégiées, elles ne se servent pas moins de la force collective des masses organisées dans ce but, pour s’imposer |133 autoritairement, officiellement, violemment aux masses. Si l’Internationale pouvait s’organiser en État, nous en deviendrions, nous ses partisans convaincus et passionnés, les ennemis les plus acharnés.

Mais c’est que précisément elle ne peut pas s’organiser en État ; elle ne le peut pas, d’abord, parce que, comme son nom l’indique assez, elle abolit toutes les frontières ; et il n’est point d’État sans frontières, la réalisation de l’État universel, rêvé par les peuples conquérants et par les plus grands despotes du monde, s’étant historiquement démontrée impossible. Qui dit État, dit donc nécessairement plusieurs États, — oppresseurs et exploiteurs au dedans, conquérants ou du moins réciproquement hostiles au dehors, — dit négation de l’humanité. L’État universel, ou bien l’État populaire dont parlent les communistes allemands, ne peut donc signifier qu’une chose : l’abolition de l’État.

L’Association Internationale des Travailleurs n’aurait point de sens si elle ne tendait pas invinciblement à l’abolition de l’État. Elle n’organise les masses populaires qu’en vue de cette destruction. Et comment les organise-t-elle ? Non de haut en bas, en imposant à la diversité sociale produite par la diversité du travail dans les masses, ou en imposant à la vie naturelle des masses, une unité ou un ordre factices, comme le font les États ; mais de bas en haut, au contraire, en prenant pour |134 point de départ l’existence sociale des masses, leurs aspirations réelles, et en les provoquant à se grouper, à s’harmoniser et à s’équilibrer conformément à cette diversité naturelle d’occupations et de situations, et en les y aidant. Tel est le but propre de l’organisation des sections de métier.

Nous avons dit que pour organiser les masses, pour établir d’une manière solide l’action bienfaisance de l’Association Internationale des Travailleurs sur elles, il suffirait à la rigueur qu’un seul ouvrier sur dix du même métier fît partie de la Section respective. Cela se conçoit aisément. Dans les moments de grandes crises politiques ou économiques, où l’instinct des masses, chauffé jusqu’au rouge, s’ouvre à toutes les inspirations heureuses, où ces troupeaux d’hommes esclaves, ployés, écrasés, mais jamais résignés, se révoltent enfin contre leur joug, mais se sentent désorientés et impuissants parce qu’ils sont complètement désorganisés, dix, vingt ou trente hommes bien entendus et bien organisés entre eux, et qui savent où ils vont et ce qu’ils veulent, en entraîneront facilement cent, deux cents, trois cents ou même davantage. Nous l’avons vu récemment dans la Commune de Paris. L’organisation sérieuse, à peine commencée pendant le siège, n’y a pas été bien parfaite ni bien forte ; et pourtant elle a suffi pour créer une puissance de résistance formidable[28].

Que sera-ce donc quand l’Association Internationale sera mieux organisée ; quand elle comptera dans son sein un nombre beaucoup plus grand de sections, surtout beaucoup de sections |135 agricoles, et, dans chaque section, le double et le triple du nombre des membres qu’elles renferment présentement ? Que sera-ce surtout quand chacun de ses membres saura, mieux qu’il ne le sait à présent, le but final et les vrais principes de l’Internationale, aussi bien que les moyens de réaliser son triomphe ? L’Internationale deviendra une puissance irrésistible.

Mais pour que l’Internationale puisse acquérir réellement cette puissance, pour que la dixième partie du prolétariat, organisée par cette Association, puisse entraîner les neuf autres dixièmes, il faut que chaque membre[29], dans chaque section, soit beaucoup mieux pénétré des principes de l’Internationale qu’il ne l’est aujourd’hui. Ce n’est qu’à cette condition que dans les temps de paix et de calme il pourra remplir efficacement la mission de propagandiste et d’apôtre, et dans les temps de lutte celle d’un chef révolutionnaire[30].

En parlant des principes de l’Internationale, nous n’en entendons pas d’autres que ceux qui sont contenus dans les considérants de nos statuts généraux votés par le Congrès de Genève (1866). Ils sont si peu nombreux, que nous demandons la permission de les récapituler ici :


L’émancipation du travail doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ;

Les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous [les hommes vivant sur la terre] des droits et des devoirs égaux et à anéantir toute domination de classe ;

L’assujettissement économique du travailleur à l’accapareur des matières premières et des instruments de travail est la source de la servitude dans toutes ses formes : misère sociale, dégradation mentale, soumission politique ;

Pour cette raison, l’émancipation économique des classes ouvrières est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un simple moyen ;

L’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national ; au contraire, ce problème intéresse toutes les nations civilisées, sa solution étant nécessairement subordonnée à leur concours théorique et pratique ;

L’Association aussi bien que tous ses membres reconnaissent que la Vérité, la Justice, la Morale doivent être la base de leur conduite envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité ;

Enfin elle considère comme un devoir de réclamer les droits de l’homme et du citoyen non seulement pour les membres de l’Association, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs : « Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs[31] ».


Nous savons maintenant tous que ce programme si simple, si juste, et qui exprime d’une manière si peu prétentieuse et si peu offensive les réclamations les plus légitimes |137 et les plus humaines du prolétariat, précisément parce qu’il est un programme exclusivement humain, contient en lui tous les germes d’une immense révolution sociale : le renversement de tout ce qui est et la création d’un monde nouveau.

Voilà ce qui doit être maintenant expliqué et rendu tout à fait sensible et clair à tous les membres de l’Internationale. Ce programme apporte avec lui une science nouvelle, une nouvelle philosophie sociale, qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une politique toute nouvelle, la politique internationale, et qui comme telle, nous nous empressons de le dire, ne peut avoir d’autre but que la destruction de tous les États. Pour que tous les membres de l’Internationale puissent remplir de façon consciente leur double devoir de propagandistes et de chefs naturels des masses dans la Révolution[32], il faut que chacun d’eux soit pénétré lui-même, autant que possible, de cette science, de cette philosophie et de cette politique. Il ne leur suffit pas de savoir et de dire qu’ils veulent l’émancipation économique des travailleurs, la jouissance intégrale de son produit pour chacun, l’abolition des classes et de l’assujettissement politique, la réalisation de la plénitude des droits humains, et l’équivalence parfaite des devoirs et des droits pour chacun, — l’accomplissement de l’humaine fraternité, en un mot. Tout cela est sans doute fort beau et fort juste, mais, si les ouvriers de l’Internationale s’arrêtent à ces grandes vérités, sans en approfondir les conditions, les conséquences et l’esprit, et s’ils se contentent de les répéter toujours et toujours dans cette forme générale, ils courent |138 bien le risque d’en faire bientôt des paroles creuses et stériles, des lieux communs incompris.

Mais, dira-t-on, tous les ouvriers, alors même qu’il sont des membres de l’Internationale, ne peuvent pas devenir des savants ; et ne suffit-il pas qu’au sein de Cette association il se trouve un groupe d’hommes qui possèdent, aussi complètement que cela se peut de nos jours, la science, la philosophie et la politique du socialisme, pour que la majorité, pour que le peuple de l’Internationale, en obéissant avec foi à leur direction et à leur commandement fraternel (style de M. Gambetta, le jacobin dictateur par excellence), puisse être certain de ne pas dévier de la voie qui doit le conduire à l’émancipation définitive du prolétariat ?

Voilà un raisonnement que nous avons assez souvent entendu, non ouvertement émettre, — on n’est ni assez sincère ni assez courageux pour cela, — mais développer sous main, avec toute sorte de réticences plus ou moins habiles et de compliments démagogiques adressés à la suprême sagesse et à l’omnipotence du peuple souverain, par le parti autoritaire, aujourd’hui triomphant, dans l’Internationale de Genève[33]. Nous l’avons toujours passionnément combattu, parce que nous sommes convaincus — et vous l’êtes sans doute avec nous, compagnons[34] — que, du moment que l’Association Internationale se partagerait en deux groupes : l’un comprenant l’immense majorité et composé de membres qui n’auraient pour toute science qu’une foi aveugle dans la sagesse théorique et pratique de leurs chefs, et l’autre composé seulement de quelques dizaines d’individus directeurs, cette institution qui doit émanciper l’humanité se transformerait |139 elle-même en une sorte d’État oligarchique, le pire de tous les États ; et qui plus est, que cette minorité clairvoyante, savante, et habile, qui assumerait, avec toutes les responsabilités, tous les droits d’un gouvernement d’autant plus absolu que son despotisme se cache soigneusement sous les apparences d’un respect obséquieux pour la volonté et pour les résolutions du peuple souverain, résolutions toujours inspirées par ce gouvernement lui-même à cette soi-disant volonté populaire ; que cette minorité, disons-nous, obéissant aux nécessités et aux conditions de sa position privilégiée et subissant le sort de tous les gouvernements, deviendrait bientôt et de plus en plus despotique, malfaisante et réactionnaire. C’est ce qui est précisément arrivé aujourd’hui dans l’Internationale de Genève[35].

L’Association Internationale ne pourra devenir un instrument d’émancipation pour l’humanité que lorsqu’elle sera d’abord émancipée elle-même, et elle ne le sera que lorsque, cessant d’être divisée en deux groupes, la majorité des instruments aveugles et la minorité des machinistes savants, elle aura fait pénétrer dans la conscience réfléchie de chacun de ses membres la science, la philosophie et la politique du socialisme[36].

La science sociale n’est qu’une tranche de la science unique, de la science totale, comme la société humaine elle-même n’est que le dernier développement connu de cet ensemble indéfini de choses réelles que nous appelons la nature. La science sociale, qui a pour objet |140 les lois générales du développement historique des sociétés humaines, — développement aussi fatal que celui de toutes les autres choses dans la nature, — est donc le vrai couronnement de la science naturelle. Par conséquent, elle suppose la connaissance préalable de toutes les autres sciences positives, ce qui paraît d’abord devoir la rendre absolument inaccessible à l’intelligence non cultivée du prolétariat.

Ou bien faudra-t-il attendre le jour où les gouvernements, se prenant tout d’un coup de passion pour les masses exploitées, établiront des écoles scientifiques sérieuses pour les enfants du peuple, des écoles dans lesquelles, au lieu de la superstition si favorable aux intérêts des classes privilégiées et à la domination de l’État, régnera la raison, émancipatrice des peuples, et dans lesquelles le catéchisme quotidien sera remplacé par les sciences naturelles ? Ce serait se condamner à une attente trop longue. Et alors même que des écoles vraiment dignes de ce nom s’ouvriraient pour le peuple, il ne pourrait pas y faire étudier ses enfants pendant tout le temps qui est réclamé pour un enseignement scientifique sérieux. Où prendrait-il assez de moyens pour les y entretenir pendant dix, huit, ou seulement six ans ? Dans les pays les plus démocratiques, c’est à peine si la grande majorité des enfants du peuple fréquentant l’école pendant deux ans ou tout au plus pendant trois ans ; après quoi, ils doivent gagner leur vie, et l’on sait ce que signifient ces paroles : gagner leur |141 vie, pour les enfants du peuple ! Une fois entré dans les conditions du travail salarié, le prolétaire doit forcément renoncer à la science. Et pourtant dans les grands centres de population, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, des amis éclairés et sincères de la classe ouvrière ont ouvert des écoles du soir pour le peuple, où une foule de travailleurs, oubliant leur fatigue du jour, accourent avec empressement pour recevoir les premières notions des sciences positives. Cet enseignement est précieux, non par la quantité de connaissances qu’il peut leur donner, mais par la vraie méthode scientifique à laquelle il initie peu à peu ces esprits vierges, honteux de leur ignorance et avides de savoir. La méthode scientifique ou positive, qui n’admet jamais aucune synthèse qui ne soit préalablement constatée par l’expérience et par l’analyse scrupuleuse des faits, une fois que l’ouvrier intelligent se l’est appropriée, devient entre ses mains un instrument d’investigation terrible qui fait bien vite justice de tous les sophismes religieux, métaphysiques, juridiques et politiques dont on a eu bien soin d’empoisonner son esprit, son imagination et son cœur dès sa plus tendre enfance.

Mais cet enseignement est à peine suffisant pour lui donner une connaissance approximative de quelques faits principaux d’un très petit nombre de sciences. Une connaissance si imparfaite des sciences naturelles ne peut servir de base à la science sociale, qu’il reste par conséquent toujours forcé d’ignorer……

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(Le manuscrit est resté inachevé.)

  1. Les deux mots entre crochets sont ajoutés pour compléter le sens de la phrase. A cet endroit, Bakounine parlait évidemment des comités et de leurs habitudes gouvernementales ; il expliquait comment, tout naturellement, les comités en étaient venus à substituer leur volonté et leurs pensées à celles de leurs administrés.
  2. Aussi appelé Comité cantonal.
  3. Bakounine, ici et à la ligne suivante, a laissé le nombre en blanc ; et il a écrit en marge la remarque ci-après, destinée aux amis de Genève qui devaient lire son manuscrit : « Les amis genevois doivent mettre les chiffres actuels, que j’ignore. Dans tous les cas il y a plus le trente sections, et par conséquent plus de soixante délégués au Comité central. » — Voir page 2210, note.
  4. Le Comité fédéral romand était le représentant de la Fédération romande, dont l’organisation genevoise ne formait qu’une partie. Ce Comité fédéral romand, élu pour un an par le Congrès de la Fédération romande, avait aussi son siège à Genève pour l’année 1869.
  5. Ce « Comité central » eût été plus correctement appelé « Comité local ».
  6. Dans la partie du manuscrit qui a été perdue.
  7. Bakounine parle ainsi parce qu’en 1871 chacun connaissait, dans les sections de l’Internationale de la Suisse romande, cet ouvrier serrurier, de nationalité savoyarde, qui, pendant un temps, sembla incarnera Genève les aspirations et le tempérament révolutionnaire des ouvriers du bâtiment. Lors de la grande grève d’avril 1868, François Brosset fut le principal « meneur ». En janvier 1869, à la fondation de la Fédération romande, il fut élu président du Comité fédéral romand, et garda ses fonctions pendant sept mois. Plus tard, dégoûté par les attaques dont il était l’objet de la part des chefs de la Fabrique, et frappé au cœur par la mort de sa vaillante femme, il se retira de la lutte. — On trouvera, p. 250, un autre portrait de Brosset.
  8. Ce ne fut pas le Congrès qui désigna Brosset pour les fonctions de président : c’est le Comité fédéral qui choisit lui-même, pour exercer la présidence, un de ses membres.
  9. Cet alinéa a été cité, un peu resserré, au tome Ier de L’Internationale, Documents et Souvenirs, p. 63.
  10. Comme on le verra plus loin (p. 45), c’est aux ouvriers des Montagnes jurassiennes que Bakounine ici s’adresse.
  11. C’est Henri Perret et Grosselin que Bakounine désigne ainsi. En réalité, Henri Perret seul était délégué par les sections de la Fabrique ; Grosselin avait été élu délégué, ainsi que Brosset et Heng, par le vote de l’ensemble des sections de Genève. (Voir p. 234.)
  12. C’est-à-dire « qu’il le veuille ou non ».
  13. Les internationaux allemands et suisses-allemands à Genève s’étaient donné dès l’abord une organisation et une administration complètement séparée, indépendante même du Comité central genevois et du Comité fédéral de la Suisse romande. (Note de Bakounine.)
  14. L’histoire de la campagne électorale faite dans l’automne de 1868, à Genève, par le parti de la démocratie socialiste auquel le journal de Catalan, la Liberté, servait d’organe, est racontée au tome Ier de L’Internationale, Documents et Souvenirs.
  15. Dans le Jura neuchâtelois.
  16. Il me semble. (Note marginale de Bakounine.) — Charles Perron étant mort en 1909, je n’ai pu vérifier s’il a été effectivement membre de cette commission. — J. G.
  17. « Outre les sections de métier, il existait à Genève une section dite Section centrale, qui avait été la section mère de l’Internationale, et dans laquelle les ouvriers du bâtiment avaient été d’abord en grande majorité. Plus tard, quand se formèrent de nouvelles sections de métier, les ouvriers du bâtiment se retirèrent de la Section centrale, qui devint alors un petit cénacle dans lequel régnaient en maîtresses la réaction et l’intrigue de la Fabrique. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 67.)
  18. « L’attitude équivoque et indécise des ouvriers de la Fabrique, demi-bourgeois électrisés un moment par la lutte (la grande grève d’avril 1868), mais qui tendaient à se rapprocher de la bourgeoisie, était représentée à merveille par le secrétaire du Comité central genevois (devenu en 1869 secrétaire du Comité fédéral romand), Henri Perret, ouvrier graveur, qui subit d’abord l’influence de Brosset, de Perron, de Bakounine, et se montra un révolutionnaire à tous crins aussi longtemps que le courant populaire lui sembla aller de ce côté ; et qui plus tard, lorsque décidément les meneurs de la Fabrique eurent pris le dessus et donnèrent le ton à Genève, changea subitement de langage, renia ses anciens amis et les principes qu’il avait affichés si haut, et se fit l’instrument complaisant de la réaction et de l’intrigue marxiste. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 47.) Henri Perret devint plus tard secrétaire de l’Association politique ouvrière genevoise, et enfin, en 1877, en récompense des services rendus, il fut nommé secrétaire de commissaire de police avec 2,400 francs de traitement.
  19. Le passage qui suit, à partir d’ici jusqu’à la ligne 15 de la p. 63, a été cité au tome II de L’Internationale, Documents et Souvenirs, p. 164.
  20. Voir plus loin, pages 182, 203 (note), 278, 280.
  21. Ici finit le passage cité dans L’Internationale, Documents et Souvenirs. — La correspondance de Marx, d’Engels et de Becker avec Sorge, publiée en 1906, justifie pleinement cette appréciation de Bakounine.
  22. Bakounine fait ici une erreur. Au meeting de Saint Martin’s Hall, le 28 septembre 1864, il n’y avait pas eu de représentants de la Belgique, de l’Allemagne et de la Suisse qui fussent ensuite « retournés chez eux » pour y fonder des sections. Les Allemands et les Suisses présents, comme Eccarius, Lessner, Jung (il n’y avait pas de Belges, croyons-nous), étaient domiciliés à Londres. Seuls, les ouvriers parisiens avaient envoyé à ce meeting des délégués, qui furent le ciseleur Tolain, le monteur en bronze Perrachon, le passementier A. Limousin.
  23. Bakounine cite ce considérant des statuts généraux, non d’après le texte de la version française tel qu’il fut publié dès 1865 et adopté ensuite au Congrès de Genève en 1866, mais d’après un texte rectifié imprimé à Paris en mars 1870 par les soins de Paul Robin et de Paul Lafargue. Au moment où Robin revoyait les épreuves de cette nouvelle édition française, Lafargue lui signala des différences entre le texte français de 1865-1866 et le texte anglais, et ce fut sur l’observation de Lafargue que furent intercalés dans ce considérant les quatre mots comme un simple moyen, traduction des mots anglaisas a means. Dans le texte français de 1865-1866, ce considérant est ainsi libellé : « L’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ». Comme on le voit, Bakounine n’attachait alors aucune importance à la différence entre les deux textes, et probablement il ne l’avait même pas remarquée.
  24. Les quatre mots « l’organisation générale de » ont été ajoutés par Bakounine après coup, en surcharge : il résulte de cette addition que l’expression en un mot, exacte quand la phrase se lisait : « pour les affilier, en un mot, à l’Internationale », a perdu son exactitude.
  25. Le feuillet 123 du manuscrit n’existe plus. Il a été perdu à l’imprimerie vers la fin de 1871, après que le contenu des feuillets 123-139 eut été composé pour être inséré dans l’Almanach du Peuple pour 1872 sous le titre de : Organisation de l’Internationale. Mais la presque totalité du texte de ce feuillet nous a été néanmoins conservée : en effet, les vingt-cinq premières lignes de l’article Organisation de l’Internationale, lignes commençant par ces mots : « La tâche immense que s’est imposée l’Association Internationale des Travailleurs… », se trouvaient sur le feuillet en question ; nous les reproduisons d’après l’Almanach. Il ne manque donc que trois ou quatre lignes, celles qui formaient la fin de la phrase dont le commencement se trouve au bas du feuillet 122.
  26. Cet alinéa a été laissé de côté dans l’Almanach du Peuple.
  27. Le passage qui finit ici, et qui commence vingt-cinq lignes plus haut, après les mots « une profonde erreur », a été omis dans l’Almanach du Peuple. Il y a été remplacé par celui-ci, qui en est un résumé : « Mais ce serait là une profonde erreur. L’action organisée de l’Internationale sur les masses se distinguera toujours de tous les gouvernements et de l’action de tous les États, par cette propriété essentielle de n’être que l’action naturelle, non officielle, d’une simple opinion, en dehors de toute autorité. »
  28. Cet alinéa et le suivant ont été laissés de côté dans l’Almanach du Peuple.
  29. Le commencement de cet alinéa a pris, dans l’Almanach du Peuple, la forme suivante : « Mais pour que l’Internationale, ainsi organisée de bas en haut, devienne une force réelle, une puissance sérieuse, il faut que chaque membre… »
  30. Aux mots : « celle d’un chef révolutionnaire », j’avais substitué, dans l’Almanach, ceux-ci : « celle d’un vrai révolutionnaire ».
  31. Ce texte n’est pas la reproduction littérale des considérants des statuts : c’est un résumé, fait d’après la version française imprimée à Paris en 1870.
  32. Cette phrase a été modifiée dans l’Almanach de la manière suivante : « Leur double devoir de propagandistes et de révolutionnaires ».
  33. L’’Almanach a modifié ainsi cette fin de phrase : « Par le parti autoritaire dans l’Internationale ».
  34. L’’Almanach a supprimé les mots placés ici entre deux tirets.
  35. Cette dernière phrase a été supprimée dans l’Almanach.
  36. Là se termine la partie du manuscrit qui a été insérée dans l’Almanach du Peuple pour 1872.