Belle-Rose/III

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Calman-Lévy (p. 30-39).

À quelques centaines de pas de la maisonnette, la route faisait un coude et gravissait un monticule. Arrivé au sommet, Jacques se retourna. Sur le seuil de la porte, Guillaume Grinedal était debout, et près de lui, agenouillés sur la terre, Pierre et Claudine tenant ses mains entre les leurs. Derrière lui, Jacques laissait tout son bonheur, tout ce qu’il avait aimé : le jardin plein d’ombre et de fraîcheur, la tranquille retraite où il avait bégayé sa première prière et rêvé ses premiers rêves d’amour ; les grandes campagnes qui avaient protégé son âme de leur solitude et de leur sérénité ; le vaste château, voilé de vieux ormeaux, où si souvent il avait soupiré, sans savoir la cause de ses soupirs, aux bruits innocents de deux lèvres enfantines chantant une chanson du pays. Les bœufs fauves égarés dans les grasses prairies, les taureaux ruminant à l’ombre des hêtres, le troupeau filant le long du sentier, les noirs essaims des corneilles dispersés autour des chênes, la jeune fille passant pieds nus le ruisseau babillard, le lourd fermier pressant l’attelage paresseux, et jusqu’aux alouettes blotties aux creux des sillons ou perdues dans l’azur immense, tous les êtres et toutes les choses de la création avaient une part dans cette vie qui s’était épanchée comme une onde limpide et fraîche entre deux rives d’herbes molles. Derrière lui, c’était le repos et la paix ; c’était l’inconnu et ses hasards sans nombre devant lui.

Jacques s’appuya sur le bâton de houx, et promena ses regards au loin ; mille souvenirs oubliés s’éveillèrent en foule dans son cœur ; longtemps il écouta leurs voix confuses qui se redisaient le passé tout plein de douces joies et d’honnêtes labeurs, et se plut à leurs récits mystérieux, les yeux tournés vers les beaux ombrages qui faisaient à Malzonvilliers une verte ceinture. Deux larmes qui vinrent mouiller ses mains, sans qu’il les eût senties couler sur ses joues, le tirèrent de son rêve. Combien d’autres n’étaient pas déjà tombées sur la poussière ! Jacques secoua la tête et s’élança sur le revers du monticule. Après avoir passé la nuit à Fauquembergue, il arriva le lendemain à Fruges. Dans l’auberge où il s’arrêta, quelques rouliers, assis autour d’une table, dépeçaient un quartier de mouton ; ils causaient vivement entre eux, et Jacques remarqua avec surprise que leurs chariots étaient encore tout attelés sur la route ; les animaux, débridés seulement, mangeaient à même leur provende étalée par terre. Aux premiers mots qu’il entendit, Jacques comprit qu’une troupe de batteurs d’estrade avait pénétré dans le pays, entre Aire et Saint-Omer. Ils appartenaient, disait-on, à un corps de soldats hongrois et croates que le gouvernement espagnol avait licenciés, et qui cherchaient à ramasser un gros butin avant de quitter la Flandre.

Les habitants aisés se retiraient en toute hâte du côté de Saint-Pol ou de Montreuil ; les autres cachaient leurs objets les plus précieux. On voyait des femmes et des enfants sur les voitures des rouliers, et de temps en temps passaient sur la route des familles de gentilshommes, accompagnées de leurs serviteurs armés jusqu’aux dents. Jacques était habitué à ces scènes de tumulte et de terreur. Il s’avança vers l’un des rouliers, et lui demanda si les ennemis étaient encore bien loin.

– Qui le sait ? répondit l’homme. Peut-être à dix lieues, peut-être à cent pas. Les hussards vont vite, et mieux vaut être entre de bonnes murailles que par chemins.

Parmi ceux qui décampaient en toute hâte, personne n’avait encore rien vu, cependant nul ne s’arrêtait et n’osait même retourner la tête. Jacques pensa que chacun fuyait parce qu’il voyait fuir les autres, et en garçon résolu qu’il était, il prit le parti de continuer son chemin, voulant arriver à Hesdin avant la nuit. La journée était brûlante, et Jacques marchait depuis le matin ; l’appétit commença de se faire sentir avec la fatigue. N’apercevant ni Hongrois ni Croates, Jacques se jeta sur le côté de la route, près d’une fontaine qui coulait à l’ombre d’un bouquet d’arbres, et tirant de sa valise quelques provisions dont il s’était muni à Fruges, il se mit à déjeuner gaillardement. En ce lieu, l’herbe était épaisse et l’ombre fraîche ; Jacques regarda sur la route, et ne voyant rien, ni fantassin, ni cavalier, il s’étendit comme un berger de Virgile au pied d’un hêtre. Il pensa d’abord et beaucoup à Mlle de Malzonvilliers et soupira ; puis, au souvenir des bonnes gens qu’il avait rencontrés fuyant comme des lièvres, il sourit ; il allait sans doute penser à bien d’autres choses encore, quand il s’endormit.

Jacques ne voulait que se reposer ; mais la jeunesse propose et l’herbe fraîche dispose. Il dormait donc comme on dort à dix-huit ans, lorsqu’un grand bruit de chevaux hennissant et piaffant le réveilla en sursaut. Sept ou huit cavaliers tournaient autour de lui, tandis que deux autres débouclaient son havresac après être sautés de selle. Jacques se dressa d’un bond, et du premier coup de poing fit rouler à terre l’un des pillards ; il allait prendre l’autre à la gorge, lorsque trois ou quatre cavaliers fondirent sur lui et le renversèrent : avant qu’il pût se relever, un coup violent l’étourdit, et il resta couché aux pieds des chevaux.

Il n’avait fallu que trois minutes aux cavaliers pour déboucler sa valise, il ne leur en fallut pas deux pour piller l’argent et les effets, dépouiller Jacques de son habit et disparaître au galop. Jacques resta quelques instants immobile, étendu sur le dos. Les larges bords de son chapeau de feutre ayant amorti la force du coup qui lui était destiné, Jacques n’était qu’étourdi. Quand il se releva, à moitié nu et sans argent, il courut sur un tertre pour reconnaître le chemin qu’avaient pris les pillards. Un tourbillon de fumée fouettée par le vent ondulait dans la plaine ; deux villages brûlaient ; entre les toits de chaume tout pétillants, passaient les bestiaux épouvantés. Un nuage lourd et criblé d’étincelles s’épandait au loin ; quand l’incendie gagnait une meule de paille ou quelque grange emplie de foin, un jet de flamme coupait le sombre rideau de ses éclairs rouges et tordus. Un gros de cavalerie se tenait en bataille sur le bord d’un ruisseau. Jacques n’en avait jamais vu l’uniforme, qui se composait d’un habit blanc à retroussis jaunes et d’une culotte noire. À sa tête, allant et venant d’un bout de l’escadron à l’autre, marchait un cavalier qu’à sa mine on reconnaissait pour le chef. Jacques courut droit à lui. Il ne doutait pas qu’il n’eût eu affaire à des maraudeurs du parti ennemi, mais dans son naïf sentiment d’équité, il ne doutait pas non plus que le chef ne lui fît rendre ce qu’on lui avait volé. Si le roi d’Espagne et l’empereur d’Allemagne faisaient la guerre au roi de France, ils ne la devaient pas faire aux voyageurs. À la vue d’un jeune homme qui s’avançait vers eux au pas de course, nu-tête et sans habit, le capitaine s’arrêta.

– Que veux-tu ? lui dit-il brusquement quand Jacques fut à deux pas de son cheval.

– Justice, répondit Jacques tranquillement.

Le chef sourit et passa ses longs doigts nerveux dans sa moustache.

Deux cavaliers qui le suivaient échangèrent quelques paroles rapides ; ils parlaient plutôt du gosier que des lèvres, et leur idiome frappait les oreilles de Jacques comme le croassement des corbeaux.

– De quoi te plains-tu ? reprit le chef.

– On m’a pris ma valise, l’argent, les effets qu’elle contenait, jusqu’à mes habits, tout.

– On t’a laissé ta peau, et tu te plains ! Mon drôle, tu es exigeant.

Jacques crut n’avoir pas bien entendu.

– Mais je vous dis…

– Et moi je te dis de te taire ! s’écria le chef ; tu répondras quand on t’interrogera.

Le chef se tourna vers ses officiers ; pendant leur courte conférence, Jacques se croisa les bras. L’idée de fuir ne lui vint même pas ; il lui semblait impossible qu’on lui fît plus qu’il n’avait souffert.

– Tu es Français, sans doute ? reprit le chef en revenant vers lui.

– Oui.

– De ce pays, peut-être ?

– De Saint-Omer.

– Tu dois connaître alors les chemins de traverse pour regagner les frontières de la Flandre ?

– Très bien.

– Tu vas donc nous servir de guide jusque-là. Bien que tes compatriotes décampent comme des volées de canards à notre approche, je crois que nous nous sommes avancés trop loin. J’ai assez de butin comme ça… Cependant, s’il y a quelques bons châteaux aux environs, tu nous y conduiras. En route !

Jacques ne bougea pas.

– M’as-tu entendu ? reprit le chef en le touchant du bout de sa houssine.

– Parfaitement.

– Alors, marche.

– Non pas, je reste.

– Tu restes ! s’écria le chef ; et poussant son cheval, il vint heurter Jacques immobile.

Le tube glacé d’un pistolet s’appuya sur le front de Jacques.

– Ah çà ! sais-tu bien que je n’aurais qu’à remuer le doigt pour te faire sauter la cervelle, manant ! reprit le Chef.

– Remuez-le donc, car, pour Dieu, je ne vous servirai pas de guide dans mon pays et contre les miens.

Le pistolet se balança un instant à la hauteur du visage de Jacques, puis s’abaissa lentement.

– Ainsi, tu ne veux pas nous conduire aux frontières, ajouta le chef en glissant le pistolet sous l’arçon.

– Je ne le peux pas.

– C’est donc moi qui t’y conduirai.

Le chef dit quelques mots dans une langue étrangère, et avant que Jacques pût se douter du danger qui le menaçait, trois ou quatre soldats l’avaient saisi et garrotté.

– Il y a bien dans la compagnie quelque vieux licol propre à te servir de cravate, continua le chef en s’adressant à Jacques. Quand nous toucherons aux limites de l’Artois, je prétends t’y laisser pendu à la plus belle branche du plus beau chêne, afin que tu serves d’exemple aux habitants de l’endroit. Si les corbeaux te le permettent, mon drôle, tu auras le loisir d’y méditer sur les profits de l’honnêteté.

Sur un signe du chef, deux soldats jetèrent Jacques en croupe d’un cavalier ; on le lia à la selle comme un sac, et toute la troupe partit au trot du côté de Hesdin. Jacques, courbé en deux, battait de sa tête et de ses pieds les flancs du cheval ; le sang se porta bientôt aux extrémités, sa face devint pourpre, ses yeux s’injectèrent, un bourdonnement douloureux et confus emplit ses oreilles, le nom de Suzanne expira sur ses lèvres, et il ferma ses paupières. Mais, au moment où le voile rouge qui flottait devant ses yeux à demi clos obscurcissait le plus son esprit, il ramena, par un effort violent, ses mains à la hauteur de sa tête, un instant soulevée. Les courroies qui les enchaînaient touchaient à ses lèvres ; il les mordit, et, l’instinct de la conservation revenant avec l’espoir de la délivrance, il en eut bien vite, à coups de dents, déchiré le nœud. Le cavalier chantait tout en fourbissant la garde de son sabre. Jacques se suspendit d’une main à la croupière du cheval, et de l’autre défit le lien qui l’attachait à la selle. Quand il sentit ses membres libres, il regarda autour de lui pour voir si nul soldat ne l’observait ; le chef et les officiers chevauchaient en tête, et l’escadron les suivait sans penser au captif. Le cavalier, tout occupé de son arme, ne pressait pas son cheval qui, plus lourdement chargé que les autres, avait perdu du terrain et se trouvait alors à la queue de la colonne. Jacques se laissa donc glisser doucement sur le chemin. À peine eut-il senti la terre sous ses pieds, que toute sa vigueur lui revint, et se jetant sur le côté de la route, il prit à travers champs. Mais il avait à peine fait deux cents pas qu’il entendit une détonation, et, au même instant, une balle fit jaillir la poussière à ses côtés. Il tourna la tête et vit trois ou quatre cavaliers lancés à ses trousses, le mousqueton au poing.

Jacques était leste et vigoureux, il franchissait les haies et les fossés comme un chevreuil ; mais il ne pouvait longtemps lutter contre des chevaux. Le cavalier à qui sa garde avait été confiée se montrait le plus ardent à sa poursuite ; déjà il était en avance de quelques centaines de pas sur ses camarades, lorsque Jacques, comprenant l’inutilité de sa fuite, s’arrêta. Le cavalier arriva sur lui au galop, le sabre levé ; mais Jacques évita le coup en se jetant de côté, et saisissant le soldat par la jambe gauche, il le précipita à bas du cheval. Tandis que le soldat, meurtri de sa chute, se débattait à terre, Jacques sauta sur la selle et partit. Pendant quelques minutes, les camarades du vaincu bondirent sur ses traces ; deux ou trois balles égratignèrent le sol à ses côtés, mais bientôt la course des maraudeurs se ralentit ; l’escadron était loin derrière eux, et en avant s’étendait un pays inconnu où l’ennemi pouvait surgir à tout instant ; l’un d’eux retint son cheval et tourna bride ; le second l’imita, puis le troisième aussi, et Jacques n’entendit plus retentir à son oreille leur galop furieux. À son tour, il ramassa les rênes et mit sa monture au petit trot. Jacques n’avait pas marché un quart d’heure dans la direction de Saint-Pol, qu’il découvrit, en avant de Fleury, une troupe de cavaliers portant de l’infanterie en croupe. La première rencontre avait appris au fils du fauconnier assez des usages de la guerre pour le rendre circonspect. Un moment il eut la pensée de se jeter dans un petit bois, lorsqu’une nouvelle réflexion le décida à pousser droit en avant. Il était trop près de Saint-Pol, ville forte occupée par une grosse garnison, pour que l’ennemi eût osé s’aventurer jusque-là. Une vedette qui trottait à deux ou trois cents pas de la troupe, étonnée de voir un grand garçon n’ayant qu’un pantalon et la chemise courant sur un cheval tout équipé, arrêta Jacques.

– Conduisez-moi à votre capitaine, dit Jacques au plus apparent de la bande.

– C’est ce que j’allais justement vous proposer, mon camarade, répondit le brigadier.

Le capitaine était un beau jeune homme dont la bonne mine était rehaussée par le costume militaire ; une fine moustache noire faisait ressortir l’éclat de ses lèvres du galbe le plus pur. Une grande pâleur répandue sur ses traits délicats donnait à sa physionomie un charme et une distinction inexprimables. Jacques se sentit rassuré du premier regard. Ami ou ennemi, il avait affaire à un brave gentilhomme. L’officier considéra Jacques un instant en silence, et un rapide sourire éclaira son visage, où la mélancolie avait jeté son voile mystérieux.

– Si tu es Français, dit-il enfin d’une voix claire et douce, ne crains rien, tu es parmi des Français.

Jacques lui raconta ce qui lui était arrivé ; son sommeil, sa capture, sa délivrance, le péril auquel il avait échappé. L’officier l’écoutait, frisant le bout de sa moustache, les yeux attachés sur les yeux du jeune homme. Jacques comprit la signification de ce regard. Il rougit.

– Vous me prenez pour un espion ? dit-il d’une voix brève.

– Plus maintenant ; la lâcheté n’a pas ces traits honnêtes et ce regard fier. Elle tremble, mais ne rougit pas. Tu es un brave garçon, et tu vas nous conduire au lieu où tu as laissé les batteurs d’estrade.

– Volontiers ; quand je les perdis de vue, ils prenaient le chemin de l’abbaye de Saint-Georges, près de Bergueneuse, et ne peuvent pas être à plus d’une lieue d’ici.

Sur l’ordre du capitaine, on fournit à Jacques un habit, un chapeau, un sabre et des pistolets.

– As-tu jamais manié ces joujoux-là ? reprit l’officier.

– Vous en jugerez, mon capitaine, si nous rencontrons les bandits qui m’ont pillé.

– Va donc !

Jacques se plaça à la tête de la troupe, qui se composait de deux cents cavaliers à peu près portant en croupe autant de grenadiers. Elle venait d’être détachée de la garnison de Saint-Pol, pour repousser les maraudeurs de l’armée espagnole signalés par les éclaireurs.

L’officier trottait à côté de Jacques.

– Tu manies ton cheval comme un vieux soldat, lui dit-il au bout de cinq minutes. Où donc as-tu appris l’équitation ?

– Chez mon père, à Saint-Omer.

– Ah ! tu es de Saint-Omer ? alors tu as peut-être connu un brave fauconnier nommé Guillaume Grinedal ?

– Comment ne l’aurais-je pas connu, puisque c’est mon père.

L’officier tressaillit. Il se tourna vers Jacques et se prit à le considérer attentivement.

– Ton père ! Ce vieux Guillaume qui m’a si souvent porté sur ses genoux est ton père ? Tu t’appelles donc Jacques ?

Ce fut au tour de Jacques de tressaillir. Il regarda l’officier, tout ému, cherchant à lire sur son visage un nom que son cœur épelait tout bas.

– Mon nom ? vous savez mon nom ? dit-il.

L’officier lui tendit la main.

– As-tu donc oublié M. d’Assonville ? reprit-il.

– Notre bienfaiteur à tous ! s’écria Jacques.

Et il attacha ses lèvres sur la main du capitaine.

– Non pas celui-là, Jacques, mais son fils, Gaston d’Assonville. Le père est là-haut ; il a été l’ami de Guillaume : le fils sera l’ami de Jacques.