Belle-Rose/LII

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Calman-Lévy (p. 541-549).

Le Rhin était franchi. Quand vint la nuit, l’armée française campa sur la rive droite ; devant elle s’étendaient les grandes prairies de la Hollande. La victoire avait couronné ses premiers efforts. Les soldats, animés par l’ardeur du combat, se groupaient autour des feux du bivouac et se racontaient les uns aux autres les incidents de cette journée. Autour de l’habitation de Louis XIV se pressaient une foule d’officiers. Tout le monde avait payé de sa personne, et dans l’enivrement qu’excitait ce passage, le glorieux monarque voyait déjà le présage de son entrée à Amsterdam. Il ne savait pas encore qu’entre lui et la vieille capitale de la Hollande il trouverait Guillaume d’Orange. Les généraux venaient présenter leurs compliments au roi et prendre ses ordres. Les salles étaient toutes pleines de brillants uniformes ; les meilleurs gentilshommes de France étaient là ; quelques-uns manquaient à la réunion, ceux-ci étaient morts. Tout le monde avait traversé le Rhin, personne encore ne savait comment on l’avait passé. Un homme s’était jeté dans le fleuve, une compagnie l’avait suivi, puis un régiment, puis l’armée, et l’on était arrivé, l’épée au poing, sur les retranchements hollandais.

– Savez-vous, messieurs, le nom du gentilhomme qui a trouvé le gué ? demanda le roi en s’adressant au cercle qui l’entourait.

– Sire, répondit M. de Luxembourg, c’est un officier de votre armée ; mais cet officier n’est point gentilhomme.

– Mais, répondit fièrement Louis XIV, si je l’appelle ainsi, c’est qu’apparemment il doit l’être.

M. de Luxembourg s’inclina.

– Son nom ? ajouta le roi.

– Belle-Rose.

– À quel régiment appartient-il ?

– Au régiment de La Ferté, artillerie.

Louis XIV se recueillit un instant.

– Ce n’est pas, reprit-il bientôt, la première fois que j’entends parler de cet officier.

– Non, sire, j’ai eu l’honneur d’entretenir Votre Majesté d’une affaire qui le concerne.

– Ah ! je me souviens ! Ne s’agissait-il pas de l’incendie d’un couvent et de l’enlèvement d’une religieuse ?

– Non, sire. Des personnes qui haïssent Belle-Rose parce qu’il m’est dévoué ont dénaturé les faits aux yeux de Votre Majesté. Belle-Rose a délivré sa fiancée qu’on avait cloîtrée contre son gré, et il en a fait sa femme aussitôt qu’elle a été libre.

Louis XIV savait admirablement son métier de roi, il posait éternellement en face de la cour, en face de l’Europe, en face de lui-même. Une occasion se présentait d’accomplir un acte de justice en faveur d’un officier qui avait fait bravement son devoir, et auquel l’armée devait sa première victoire ; sa grâce était donc, à tout prendre, un acte de réparation publique, émané du trône, et qui faisait jouer à la royauté le rôle de la Providence qui récompense les bons. Louis XIV profita de l’occasion.

– C’est bien, dit-il ; l’officier qui a si bien combattu sous mes yeux ne peut être coupable. Demain vous nous l’amènerez.

Un murmure flatteur parcourut le cercle des courtisans, et le roi put lire sur tous les visages l’expression d’un vif contentement. Belle-Rose, averti par M. de Luxembourg, se tint prêt à paraître devant le roi. C’était la première fois qu’il allait se trouver en présence d’un souverain dont le nom remplissait l’Europe de crainte, et si son cœur ne battait pas beaucoup au moment d’une bataille, il battit très fort quand il suivit le duc à la résidence royale. Ce grand air de majesté dont Louis XIV était toujours paré éblouit Belle-Rose ; il fléchit le genou et attendit dans un respectueux silence.

– Relevez-vous, monsieur, lui dit le roi ; vous vous êtes bien conduit hier, et nous voulons, afin de récompenser vos bons services, que toute trace du passé soit effacée. Ce que vous avez été vous ne l’êtes plus ; vous saurez à Paris ce que j’ai fait de vous.

– À Paris ! s’écria M. de Luxembourg. Votre Majesté s’est-elle souvenue que M. de Louvois hait Belle-Rose ?

– Peut-être auriez-vous dû l’oublier, monsieur le duc, et vous souvenir seulement que Louis XIV le protège, répondit le roi. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il en portant ses regards vers Belle-Rose, vous allez partir sur-le-champ pour Paris ; je vous ai chargé d’instruire M. de Louvois des premiers succès de notre campagne. Les dépêches vont être scellées et vous seront remises par un officier de notre maison. Allez et revenez, monsieur, votre place est parmi nous.

Personne dans le royaume ne savait séduire et fasciner autant que Louis XIV, quand il le voulait ; la grâce et la dignité s’alliaient en lui dans une égale proportion, et il avait naturellement cette noblesse qui donne du prix aux moindres choses.

– Sire, s’écria Belle-Rose, vous m’avez rendu cette place dans l’armée où j’ai combattu pour Votre Majesté : ma vie est à vous.

Une heure après cette entrevue, Belle-Rose reçut les dépêches et monta en chaise de poste, après avoir fait ses adieux à M. de Luxembourg et à M. de Nancrais.

– Ne vous endormez pas dans les délices de Sainte-Claire d’Ennery, lui dit en souriant M. de Nancrais.

– Oh ! ne craignez rien, s’écria la Déroute, je pars avec lui.

On laissa Cornélius au camp avec Pierre, et l’on partit. Le rendez-vous était devant Utrecht. Si la Déroute n’avait pas pu quitter Belle-Rose, Grippard, de son côté, n’avait pas pu se séparer de la Déroute. Celui-ci était piqueur, celui-là était postillon ; quand ils étaient ensemble, il n’y avait plus ni caporal ni sergent : ils étaient comme l’ombre et le corps. On mit une grande diligence à franchir la distance qui s’étend des bords du Rhin à Paris. Bien que Belle-Rose y retournât dans des conditions aussi belles qu’il les pouvait souhaiter, il ne laissait pas d’être saisi d’une tristesse invincible, et quelque effort qu’il fît pour la chasser, elle revenait toujours s’étendre comme un voile sur son esprit. La mort de M. de Pomereux était pour beaucoup, sans doute, dans cette tristesse. Ce brave gentilhomme lui avait donné tant de preuves d’un dévouement chevaleresque, que Belle-Rose s’était pris d’une sincère amitié pour lui. Cependant il ne se rappelait pas que la mort de M. d’Assonville l’eût rempli d’un si grand accablement ; il en avait éprouvé une douleur profonde et durable, mais non cette sorte de malaise qu’il ne pouvait surmonter. Il en arriva à penser que c’était un pressentiment, et sa mélancolie s’en augmenta. Les caractères les plus fermes sont sujets à des abattements qui puisent leurs causes dans les replis les plus intimes du cœur ; mais Belle-Rose était de ceux qui sacrifient tout à l’accomplissement d’un devoir ; il laissa Sainte-Claire d’Ennery, où étaient toutes ses affections, sur sa droite, et poussa tout d’un trait jusqu’à Paris. La chaise, précédée de la Déroute, entra à fond de train dans la cour de l’hôtel de M. de Louvois. Belle-Rose en descendit, et pria un huissier de l’introduire auprès du ministre.

– Son Excellence travaille avec M. de Charny, lui dit l’huissier.

– Dites alors à Son Excellence que c’est de la part de Sa Majesté Louis XIV, répondit Belle-Rose.

À ce nom sacré l’huissier disparut et revint bientôt après.

– Qui faut-il que j’annonce ? dit-il.

– Le capitaine Belle-Rose.

À ce nom, M. de Louvois tressaillit comme un lion surpris dans son antre.

– Le capitaine Belle-Rose ! répéta-t-il en couvrant l’officier de son regard étincelant. Et vous êtes venu chez moi, vous ! Vous êtes bien imprudent, monsieur.

– Je ne crois pas, monseigneur, dit Belle-Rose froidement.

– Avez-vous perdu la mémoire, et faut-il que je vous rappelle le compte que nous avons à régler ensemble ?

– Il serait plus à propos, je crois, de parler de l’affaire qui me ramène. Ne vous a-t-on pas dit, monseigneur, que je venais de la part de Sa Majesté le roi ?

M. de Louvois fronça le sourcil.

– Le roi est en Hollande, monsieur, répliqua-t-il.

– J’en arrive, monseigneur, et voici les dépêches que Sa Majesté a bien voulu me confier.

Belle-Rose tira le paquet de sa poche et le tendit au ministre. M. de Louvois, tout étonné, le prit sans répondre et l’ouvrit. M. de Charny se tenait debout dans l’embrasure d’une fenêtre, attentif et silencieux. À la lecture de la dépêche qui lui annonçait le passage du Rhin, l’homme fit place au ministre. M. de Louvois se leva le visage radieux.

– La Hollande est ouverte ! s’écria-t-il, dix villes conquises et le Rhin franchi en un mois ! Il faudra bien que la république soit effacée du rang des nations.

– Vous étiez à ce passage, monsieur ? reprit-il en s’adressant à Belle-Rose.

– Oui, monseigneur.

– Emmerich et Réez sont à nous ?

– M. de Luxembourg les a conquis ; l’armée marche sur Utrecht.

– Utrecht sera pris.

– Je le sais.

– De toute la Hollande, il ne restera plus qu’Amsterdam.

– Amsterdam et Guillaume d’Orange.

– On les vaincra, monsieur.

– Je l’espère, monseigneur.

M. de Louvois parlait avec enthousiasme, allant et venant par la chambre ; tout à coup il s’arrêta devant Belle-Rose ; l’expression du triomphe s’effaça lentement de son visage. À son tour le ministre faisait place à l’homme.

– Les affaires du royaume sont finies ; j’imagine, monsieur, que nous pouvons passer aux vôtres, reprit-il.

– Vous n’avez pas tout lu, monseigneur, répondit Belle-Rose en lui montrant du doigt un pli cacheté qu’il avait tiré de la dépêche.

M. de Louvois brisa le cachet et parcourut le papier du regard. Son visage, tout à l’heure empourpré, devint d’une pâleur livide ; il tomba plutôt qu’il ne s’assit sur son fauteuil. M. de Charny quitta la fenêtre et vint à lui.

– Lisez, lui dit le ministre.

M. de Charny termina sa lecture sans que son visage impassible exprimât aucune émotion. Tandis qu’il parcourait la dépêche, M. de Louvois se tourna vers Belle-Rose :

– Allez, monsieur, dans la pièce à côté, lui dit-il d’une voix brève et tremblante de colère ; dans un instant vous me verrez.

Belle-Rose salua et sortit.

– Eh bien ? s’écria le ministre aussitôt que la porte se fut refermée.

– Eh bien ! nous sommes vaincus, monseigneur, dit M. de Charny.

– Colonel et vicomte au titre de Malzonvilliers ! Tous les honneurs ensemble ! À lui, à Belle-Rose, un grade et des lettres de noblesse !

M. de Louvois frémissait de la tête aux pieds, et ses lèvres étaient toutes blanches.

– Pourquoi l’avez-vous laissé fuir ? s’écria-t-il tout à coup avec violence.

– Cet homme est une anguille, vous le savez, monseigneur, répondit M. de Charny. Je l’ai fait chercher à Paris, aux environs, partout ; il avait disparu sans laisser de trace. Quant à l’armée, c’est un océan.

– Il m’a bravé en face, je l’ai tenu en mon pouvoir, et il m’échappe. Elle aussi, tous deux ensemble !

– La marquise, dont le bon plaisir du roi fait une vicomtesse, n’est-elle pas toujours à Sainte-Claire d’Ennery ?

– Fût-elle au milieu de la place Royale, l’autorité du roi la protège !

– Oh ! il y a le chapitre des accidents, reprit M. de Charny.

M. de Louvois frissonna ; la manière dont son confident avait prononcé ces paroles leur donnait un sens clair et terrible.

– Certes, je ne peux rien contre le hasard, dit le ministre à demi-voix.

Un sourire sinistre éclaira le visage de M. de Charny.

– C’est une puissance aveugle, reprit le confident, et vous êtes un ministre clairvoyant.

– Vicomte de Malzonvilliers ! murmura M. de Louvois ; colonel ! maître à présent de la faveur de la cour !… Voilà bien l’écriture du roi Louis. Il veut le pousser et se charge de sa fortune.

Le ministre relut cinq ou six fois les lignes tracées par la main du roi.

– Monsieur de Charny, reprit-il en se tournant d’un air impératif vers le pâle gentilhomme, le hasard ne peut rien contre celui-là.

– Rien aujourd’hui, répondit froidement le favori. Il est chez vous.

M. de Louvois agita une sonnette et donna ordre de ramener Belle-Rose.

– Sa Majesté vous veut du bien, monsieur, pour votre belle conduite en Hollande, et notamment au passage du Rhin, lui dit le ministre. Vous êtes colonel ; il doit vous tarder beaucoup sans doute d’apporter cette heureuse nouvelle à Sainte-Claire d’Ennery, mais avant de vous rendre votre liberté, permettez-moi de réclamer de votre obligeance un nouveau service.

– Parlez, monseigneur.

– Vous avez assisté à cette dernière victoire de Sa Majesté, vous y avez eu même une grande part ; plus que tout autre vous êtes en état de rédiger la relation que je me propose d’envoyer aux gouverneurs des provinces. Il faut qu’elle parte bientôt ; mettez-vous là et commencez.

Belle-Rose n’avait aucun motif pour refuser ; il prit la place que lui indiquait M. de Louvois et se mit en devoir d’écrire.

– Cependant, reprit le ministre, si vous aviez quelque lettre à faire tenir à votre femme, écrivez-la, on la lui portera sur-le-champ.

Belle-Rose accepta la proposition. Tandis qu’il traçait quelques mots à la hâte, les yeux de M. de Charny suivaient les rapides mouvements de sa main avec une expression diabolique. Quand la lettre fut cachetée, un sourire étrange effleura sa bouche. M. de Louvois prit la lettre et M. de Charny sortit. Un moment après, un laquais se présenta avec le pli de Belle-Rose. M. de Charny, qui guettait dans l’antichambre comme un chat avide et patient, se dirigea vers le laquais :

– Donne-moi cette lettre, je m’en charge, dit-il.

Le laquais, qui connaissait M. de Charny, la lui remit sans hésiter. Cependant la Déroute et Grippard étaient restés dans la cour de M. de Louvois, attendant le retour de Belle-Rose. La Déroute triomphait ; plus fier qu’un capitan, il allait et venait, le poing sur la hanche et la tête haute, dans cette cour où quelque temps auparavant on l’avait vu, triste et rêveur, fureter de porte en porte sous mille déguisements. Volontiers il aurait conté les exploits de son maître à toutes les personnes qui passaient par là, et il regardait les gens sous le nez de l’air d’un homme qui se sent protégé par la faveur du roi. Quant à Grippard, si un instant il avait cédé aux fumées de l’orgueil qui étourdissaient la Déroute, il n’avait pas tardé à ressentir l’influence de la fatigue unie à la chaleur. Il s’assit dans un coin sur une borne, glissa tout doucement de là par terre, s’étendit sans prendre garde, cligna de l’œil et s’endormit bravement au soleil. Une heure après, M. de Charny parut dans la cour. La Déroute avait toujours sa mine triomphante ; de temps à autre il regardait Grippard et haussait les épaules, trouvant que c’était un homme qui n’avait pas le sentiment de sa dignité. À la vue de M. de Charny, la Déroute fronça le sourcil, mais il lui sembla que cet homme trois fois vaincu n’était pas digne de sa haine, et il sourit de l’air magnifique d’un triomphateur. M. de Charny ne prit pas garde à la Déroute et sauta dans un carrosse qu’on avait préparé.

– Barrière Saint-Denis, dit-il.

L’attelage partit au grand trot.