Belle-Rose/XIII

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Calman-Lévy (p. 126-134).

Belle-Rose ne partit pas, le premier anneau de la forte et brûlante chaîne de la volupté était rivé à son cœur. Il marchait ébloui dans un sentier fleuri tout semé de ces enchantements qui naissent sous les pas de la beauté, de la jeunesse et de l’amour. Sur ces entrefaites, une lettre lui parvint, écrite par Cornélius Hoghart ; elle lui mandait que M. de Villebrais, remis, contre toute attente, des suites de sa blessure, activait les poursuites dont lui Belle-Rose était l’objet ; que M. d’Assonville, après avoir reçu un coup de feu dans un engagement avec des maraudeurs sur la frontière, venait de quitter ses cantonnements ; on le croyait parti pour Paris dans l’intention de consulter des chirurgiens plus habiles que ceux de son escadron. Quant à Claudine, elle était à la campagne auprès de sa maîtresse, que M. d’Albergotti avait conduite chez Mme la duchesse de Longueville, avec qui il s’était lié d’amitié au temps de la Fronde. Cornélius Hoghart promettait à son ami de suivre les démarches que tenterait M. de Villebrais auprès de la justice, et de l’informer des particularités qui pourraient l’intéresser. Belle-Rose serra la lettre après l’avoir lue, soupira peut-être, aperçut Mme de Châteaufort qui s’avançait vers lui et n’y pensa plus. Souvent Belle-Rose et Geneviève s’égaraient dans le parc, aux bras l’un de l’autre, s’asseyaient aux endroits les plus solitaires, suivaient les sentiers les plus ombreux et laissaient s’éteindre le jour et commencer la nuit, sans compter les heures : l’amour tenait le sablier. Mais depuis deux ou trois jours, où qu’ils fussent, ils n’étaient pas seuls. Un homme attentif et muet épiait leur course et, lorsque arrivait la nuit, s’attachait à leurs pas. Caché dans les fourrés du parc, rampant sur la mousse des allées, blotti sous les buissons touffus, il guettait leur approche et semblait attendre, patient et silencieux comme le tigre, une heure propice pour un dessein mystérieux. Mais dans les profondeurs du parc, entre les charmilles des jardins, on entendait la voix des gardes et des valets qui se répondaient, et le moindre son faisait disparaître sous le feuillage la tête de cet homme un instant sorti du milieu de son rempart de verdure. Parfois, tandis que les deux amants s’enfonçaient au plus épais du parc, un bruit de branches écrasées sous un pied invisible interrompait le silence. Belle-Rose, habitué par les veillées du bivac à percevoir les sons les plus confus, tournait la tête.

– C’est un chevreuil qu’effarouche le bruit d’un baiser, disait Mme de Châteaufort en haussant ses lèvres vermeilles.

Plus loin, le regard du soldat croyait voir, entre les massifs du bois, fuir une ombre rapide ; mais avant qu’il en pût distinguer les contours, l’apparition s’était évanouie.

– Vous voyez des fantômes et ne voyez pas mon sourire, reprenait son amante.

Un soir, ils arrivèrent à un endroit du parc où le mur de clôture faisait un angle. À la pointe de l’angle, sous des touffes de lierre et de clématites, une porte s’ouvrait sur la campagne. Il fallait passer tout contre cette porte pour la distinguer du mur qui l’encadrait. Les tons bruns de la pierre et du bois se confondaient sous un rideau tremblant de feuillage. L’herbe semblait foulée autour de la porte ; deux ou trois rameaux déchirés pendaient le long du mur.

– Les gardes usent-ils de cette porte de sortie ? demanda Belle-Rose.

– Non ; elle est presque inconnue aux gens du château.

– On a passé par là cependant.

– Personne n’a la clef de cette porte, répondit Mme de Châteaufort.

– Regardez, reprit Belle-Rose en montrant du doigt une touffe de mauve froissée.

– Hier, nous avons passé le long du mur ; vos mains tenaient les miennes ; savez-vous où se posaient nos pieds ?

Cependant Belle-Rose n’était pas le jouet d’une illusion. Tandis que Mme de Châteaufort dissipait ses craintes un instant éveillées, M. de Villebrais les suivait de taillis en taillis. Couvert de vêtements grossiers, il s’était logé, sous un nom d’emprunt, dans une méchante auberge du voisinage, et quand venait la nuit il s’introduisait dans le parc de Mme de Châteaufort, où l’appelait le désir de la vengeance. Étonné du silence de Mme de Châteaufort, qui n’avait pas répondu à ses lettres, M. de Villebrais, aussitôt qu’il fut en état de marcher, lui avait fait demander une entrevue. Mais lorsque Mme de Châteaufort oubliait, elle n’oubliait pas à demi. Elle renvoya donc à M. de Villebrais les lettres qu’il lui avait adressées, en le priant de vouloir bien lui rendre tout ce qu’il tenait d’elle, et de renoncer à toute espérance de la revoir jamais. Le lieutenant d’artillerie savait quelle était l’influence de la duchesse, il obéit pour ne pas s’en faire une ennemie implacable ; mais avant de renvoyer la clef qu’elle-même lui avait remise, il en fit forger une en tout semblable, se promettant bien de s’en servir dans l’occasion. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. La retraite où depuis deux ou trois mois vivait Mme de Châteaufort commençait à être remarquée à la cour. M. de Villebrais rapprocha cette retraite de l’inconstance un peu soudaine de sa maîtresse, et en conclut qu’un nouvel amour la dominait. Il voulut connaître son heureux rival, se déguisa, partit pour la résidence de Mme de Châteaufort, pénétra dans le parc et vit passer la duchesse au bras de Belle-Rose. À la vue du soldat, M. de Villebrais eut peine à retenir un cri de rage : l’homme qui l’avait insulté, et vaincu l’épée à la main, venait encore de lui ravir sa maîtresse ! C’était trop de revers à la fois. Un instant M. de Villebrais eut la pensée de s’élancer au-devant de Mme de Châteaufort, et, s’armant de l’autorité militaire, de réclamer le déserteur ; mais il savait que la duchesse était femme à ne jamais pardonner une telle offense, et la crainte d’être brisé dans sa carrière par son ressentiment l’arrêta. Cette contrainte ne servit qu’à rendre plus vif le désir de la vengeance. Ne pouvant lutter ouvertement, il prit le parti d’attendre et de confier à son bras le soin de faire payer à Belle-Rose en un seul coup toutes les blessures qu’il en avait reçues. Pour mieux enchaîner Belle-Rose auprès d’elle, Mme de Châteaufort multipliait les plaisirs que lui permettait le séjour de la campagne. La chasse entrait pour une large part dans ces plaisirs. Un matin, au moment où elle s’apprêtait à monter à cheval pour chasser le cerf, sa camériste accourut tout effarée sur le perron du château. Elle tenait une lettre à la main.

– Je lirai ça ce soir, dit la duchesse.

La camériste l’arrêta comme elle mettait le pied à l’étrier, et lui parla bas à l’oreille.

– Eh qu’importe ! reprit sa maîtresse avec impatience.

Et elle sauta sur la selle. La camériste fit encore un pas, mais Mme de Châteaufort lui ferma la bouche d’un regard, et lâcha les rênes d’Adonis, qui partit au galop. Un instant après, les fanfares sonnèrent et la chasse se perdit sous la feuillée. La camériste, restée sur le perron, regarda tour à tour la lettre timbrée d’un cachet de cire noire, et Belle-Rose qui chevauchait à côté de Mme de Châteaufort.

– Oui, murmura-t-elle, il est beau, jeune, charmant ; mais le capitaine est à Paris ; qu’elle y prenne garde ! Quand il menace, c’est un lion.

Le cerf se fit battre jusqu’au soir. Mme de Châteaufort rentra, lasse de galoper, mais la joue enflammée et le regard brillant. La camériste lui présenta la lettre et murmura tout bas un nom. La duchesse lui imposa silence d’un geste à la première syllabe et jeta la lettre sur sa toilette ; puis, après avoir quitté son habit de cheval, elle la congédia. La nuit était sereine, et l’étoile de Vénus montait à l’horizon. Mais le lendemain, tandis que les femmes de la duchesse apprêtaient ses vêtements, la main distraite de Geneviève ramassa sur sa toilette la lettre dédaignée et l’ouvrit. Aux premiers mots, elle pâlit ; à la dernière ligne, elle poussa un cri et se dressa.

– Une voiture et des chevaux ! s’écria-t-elle.

Ses caméristes étonnées ne remuaient pas.

– M’entendez-vous ? reprit-elle. Des chevaux ! à l’instant ! mais courez donc !

Une suivante, terrifiée par le regard de Mme de Châteaufort, se précipita dehors.

– Où donc est Camille ? Qu’elle vienne, continua-t-elle, tout en tordant sur sa tête ses longs cheveux épars.

Camille entra. Du premier regard la camériste intime comprit que sa maîtresse venait de recevoir quelque terrible nouvelle ; la lettre froissée était dans sa main.

– Depuis quand, dites, avez-vous reçu cette lettre ? s’écria Mme de Châteaufort.

Camille montra d’un coup d’œil la porte aux suivantes de la duchesse ; toutes sortirent.

– Hier, madame, répondit-elle, hier matin.

– Et c’est aujourd’hui seulement que je l’ai !

– Je vous l’ai présentée deux fois, et deux fois vous m’avez repoussée.

– Ne pouvais-tu pas me contraindre à l’ouvrir ?

– Eh ! madame ! il était là ! s’écria Camille en montrant avec un geste d’une éloquence inexprimable Belle-Rose qui passait dans le jardin.

– Tu ne sais pas, reprit Mme de Châteaufort d’une voix étouffée et la main appuyée sur le bras de Camille, tu ne sais pas : cette lettre est de lui ; elle est datée d’hier ; hier il a dû m’attendre, et il a juré par le nom de sa mère que s’il ne me voyait pas, il viendrait jusqu’ici. Il ne m’a pas vue, Camille !

Camille secoua la tête.

– Alors il viendra, madame, et s’il vient, s’il vient, vous êtes perdue ! monsieur le duc…

– Eh ! que m’importe monsieur le duc, mon mari ! c’est de Belle-Rose qu’il s’agit, Belle-Rose ne m’aimerait plus !

Camille regarda sa maîtresse ; à ce cri, à l’expression de ce visage blanc où flamboyaient deux yeux pleins d’éclairs, il n’y avait pas à se méprendre : un amour sans bornes, indomptable, impérieux, était entré dans le cœur de Mme de Châteaufort.

– La voiture était attelée, dit timidement une suivante en entr’ouvrant la porte.

Mme de Châteaufort battit des mains comme un enfant, et prenant à la hâte un loup et sa mante, elle entraîna Camille.

– Viens, dit-elle, il est encore à Paris, sans doute ; rien n’est perdu.

Belle-Rose, prévenu par un laquais du départ de Mme de Châteaufort, prit un fusil et s’enfonça dans le parc. Livré à ses seules méditations, il observa plus sûrement les indices qui l’avaient frappé dans ses précédentes promenades avec Mme de Châteaufort. Un espion rôdait dans le parc, il n’en pouvait plus douter. La pensée lui vint que ce pourrait bien être Bouletord, qui, furieux de sa déconvenue, cherchait un moyen adroit de se venger sans coup férir. Belle-Rose résolut de se débarrasser sur-le-champ de ce personnage importun. Il se rendit au château, glissa dans ses poches un poignard et des pistolets, prit une épée, attendit la nuit et gagna le parc, bien décidé à faire payer cher au visiteur sa fatigante surveillance.

– Il cherche un déserteur, se disait-il ; il trouvera du plomb.

Bientôt les ombres envahirent le parc ; les bruits moururent, les lumières de la veillée s’éteignirent une à une dans les bois tout pleins de ces mystérieuses rumeurs qui montent de la terre au ciel durant les nuits étoilées. Ses pas le conduisirent à l’angle du parc où la porte secrète donnait issue sur la campagne. Elle était entr’ouverte. Bien sûr de son fait, cette fois, Belle-Rose eut un instant la pensée de briser dans la serrure la lame de son poignard. Son oreille l’avait averti que déjà sa promenade au travers du parc avait été épiée. Mais il réfléchit que son espion, caché sans doute dans quelque fourré aux environs, comprenant par cette action qu’il était découvert, escaladerait le mur et ne se montrerait pas : ce n’était pas là le but de Belle-Rose. Il continua donc son chemin, passant devant la porte comme s’il ne l’avait pas vue. Au bout de cent pas, il s’arrêta derrière un gros chêne ; la lune venait de disparaître sous un nuage. Il écouta. Après trois ou quatre minutes d’attente, il entendit la porte tourner sur ses gonds rouillés. L’ombre était épaisse, il ne vit rien ; un bruit de pas se perdit sous le couvert du parc. Le soldat quitta son poste d’observation et marcha sur les traces de l’espion en ayant soin de suivre la lisière des sentiers où l’herbe plus épaisse étouffait le bruit de sa course. Le chemin que suivait l’inconnu aboutissait à une clairière où rayonnaient plusieurs avenues ; l’une de ces avenues conduisait au château. Belle-Rose et Geneviève l’avaient fréquemment parcourue, et c’était la route qu’ils avaient coutume de prendre quand ils rentraient le soir. Belle-Rose en conclut que l’espion, fort au courant de ses habitudes, allait l’attendre au coin de l’avenue et se jeter sur lui à son passage. Très résolu à lui épargner les ennuis d’une longue attente, il allait précipiter sa marche, lorsqu’un cri s’éleva du milieu de la clairière, et, au même instant, le cliquetis de deux épées se fit entendre. Belle-Rose s’élança le pistolet au poing. Le choc des épées était vif et pressé, mais il n’avait pas fait cinquante pas, que le bruit cessa tout à coup ; la lune, dégagée des nuées qui la voilaient, inondait la forêt de sa clarté bleuâtre, et dans cette clarté flottante, Belle-Rose vit passer un homme qui fuyait, une épée nue à la main ; il bondit comme un cerf à sa poursuite. Le meurtrier glissait comme une ombre entre les arbres et semblait avoir des ailes. Au moment où il franchissait la lisière du bois, Belle-Rose lui tira un coup de pistolet ; mais la balle se perdit dans le tronc d’un bouleau, et le fugitif disparut par la petite porte du parc, brusquement refermée. Au moment où Belle-Rose arrivait devant cette porte, le galop retentissant d’un cheval lui fit comprendre que le meurtrier était désormais hors d’atteinte. Belle-Rose écoutait haletant le bruit de ce galop, lorsqu’un souvenir traversa son esprit. Le meurtrier avait fui, mais sa victime gisait sans doute dans la clairière ; quel était ce malheureux dont la vie tranchée par un assassinat avait sauvé la sienne ? Belle-Rose se hâta de courir vers la clairière. Une moitié de la pelouse restait dans l’ombre épaisse que projetaient les grands chênes, l’autre était toute baignée d’une blonde lumière ; un silence profond enveloppait la clairière et le parc. Plus rapide que la pensée, le premier regard de Belle-Rose embrassa l’étendue de la pelouse ; sur la ligne tremblante où l’ombre se mariait à la lumière, le corps d’un homme était couché. Une épée nue brillait dans l’herbe. Belle-Rose s’agenouilla près du corps ; le sang sortait de deux blessures béantes, l’une à la gorge, l’autre en pleine poitrine. À la vue de ce corps immobile dont le regard morne se tournait vers le ciel, Belle-Rose frissonna ; il se pencha, et soulevant la victime entre ses bras, il attira sa tête sous les rayons de la lune. Un cri d’horreur jaillit des lèvres du soldat… il venait de reconnaître M. d’Assonville.