Belle-Rose/XLI

La bibliothèque libre.
Calman-Lévy (p. 413-425).

Suzanne et Claudine avaient entendu le cri de Grippard ; ce cri emporta tout leur espoir, comme un coup de vent emporte une étincelle ; elles se serrèrent l’une contre l’autre, tremblant pour Jacques et Cornélius, attentives au moindre bruit et sentant leur cœur battre. On entendait piétiner de l’autre côté du mur. Habitué dès longtemps aux escalades nocturnes et à toute la gymnastique militaire, la Déroute avait si bien mesuré son élan, qu’il était tombé sur le gazon comme un écureuil. En deux bonds il fut auprès des prisonnières.

– C’est une affaire manquée, leur dit-il ; rentrez bien vite.

– Jacques ? Cornélius ? dirent à la fois Suzanne et Claudine.

– Ils sont sauvés, songez à vous.

La Déroute entraîna les deux femmes ; le silence était profond, mais les chiens grondaient en agitant leurs chaînes.

– Le souper est fini, murmura la Déroute ; rentrez en cage, mes oiseaux, c’est à recommencer.

Claudine se soutenait à peine ; elle puisait son courage dans sa gaieté, et sa gaieté s’était envolée. Suzanne roula ses bras autour de la taille de sa pauvre amie.

– Viens, ma sœur, lui dit-elle, Dieu est là-haut qui nous voit.

– Et moi je vous entends, dit la Déroute ; sur ma parole de sergent, je vous tirerai d’ici.

En quittant les deux femmes, il courut vers les chiens. Claudine cogna contre la porte, la tourière ouvrit, et la même ruse qui avait protégé la sortie de Suzanne protégea sa rentrée. L’office du soir finissait à peine, les sons de l’orgue remplissaient les corridors de longs murmures, et l’on voyait les religieuses passer dans l’ombre les mains jointes sur le voile blanc. Un quart d’heure avait suffi pour ruiner leurs espérances ; quand Suzanne et Claudine tombèrent à genoux devant l’image du Christ, les aboiements sonores de Castor et de Pollux retentissaient dans le parc. Tandis que la Déroute s’empressait de faire disparaître toute trace d’évasion et de réveiller le père Jérôme pour effacer tout soupçon de complicité en cas d’événement, Bouletord et Grippard furetaient le long du mur, l’un jurant, l’autre raisonnant.

– Sangdieu ! il faut qu’il soit sorcier ! exclamait Bouletord qui écorchait les arbres de la pointe un peu rouge de son poignard.

– Laissez donc ! reprenait Grippard, il sera allé mourir dans quelque trou, vous l’avez rudement frappé.

– Parbleu ! il serait mort sur place si tu n’avais pas crié comme un sourd.

– Ma foi, quand j’ai dit : Va-t’en au diable ! je comptais bien le renvoyer d’où il vient ; après tout, il y est peut-être à cette heure.

– Et dire que je l’ai tenu au bout de cette lame ! As-tu vu, Grippard, comme il a disparu tout d’un coup ? C’est un sorcier, bien sûr.

Et Bouletord longeait le mur, les doigts noués autour du manche de son poignard, regardant partout, l’œil et l’oreille au guet. Au bout de cinquante pas, son pied heurta contre un cadavre couché au coin d’une borne, la tête appuyée contre le mur.

– Le voilà ! s’écria le maréchal des logis, et il se pencha vivement.

Grippard eut un frisson, mais Bouletord se dressa comme un tigre.

– Mordieu ! c’est un des miens qu’ils ont tué, dit-il ; le coup est à la gorge.

Bouletord prit un sifflet et siffla. À ce signal, plusieurs archers apostés çà et là accoururent. Ils n’avaient rien vu et rien entendu. Autour du cadavre, le sol était foulé par des pas nombreux, mais les meurtriers n’avaient pas laissé d’autre trace de leur passage. L’un des archers déclara cependant que deux hommes enveloppés de manteaux s’étaient approchés du mur un quart d’heure avant le cri de Grippard ; il leur avait demandé le mot d’ordre la main sur la crosse de son pistolet ; les deux hommes le lui avaient donné, et il les avait laissé passer, les prenant pour des agents de Bouletord.

– Le mot d’ordre ? ils vous l’ont donné ? s’écria Bouletord.

– Parbleu ! c’est qu’ils l’auront volé, répondit Grippard.

Le silence était profond autour d’eux ; il fallut renoncer à toute entreprise pour cette nuit. Bouletord distribua ses hommes autour du couvent, et s’étendit lui-même sous un arbre avec Grippard, son confident.

Voici maintenant ce qui s’était passé. Le matin même du jour fixé pour l’évasion, Bouletord, flânant du côté de la rue de Vaugirard, avait rencontré le neveu du bonhomme Mériset conduisant en laisse quatre chevaux. Ce neveu, malgré son air doux, était un garçon jovial et tapageur qui hantait les tripots et les cabarets, où il avait fait toutes sortes de mauvaises connaissances, parmi lesquelles Bouletord pouvait être mis en première ligne. C’était un côté de sa vie qu’il ne dévoilait guère à son oncle, qui le regardait comme un petit saint.

– Hé ! Christophe ! dit Bouletord, voilà de belles bêtes dont tu pourras bien tirer deux cents pistoles. La croupe est large et le jarret mince.

– Ce serait un mauvais marché. Elles m’ont coûté quatre mille livres ! répondit le neveu en s’arrêtant.

– Le cher oncle a donc envie de monter ses écuries ! reprit le maréchal des logis en caressant le cou de l’un des chevaux.

– Lui ! il aime trop ses louis pour en risquer un seul !

– C’est donc pour toi ?

– Rien dans les mains, rien dans les poches, dit gaillardement Christophe en frappant sur son gousset. Ah ! si ! il y aura ce soir dix ou vingt pistoles que le gentilhomme me donnera pour ma peine !

– Quel gentilhomme ?

– Le gentilhomme au papa Mériset ! un fier soldat, celui-là, qui parle comme un duc et paye comme un roi. Parbleu ! j’ai déjà couru pour son compte.

Bouletord tendit l’oreille.

– Ah ! ah ! fit-il, et il a besoin de quatre chevaux, ton gentilhomme ?

– J’ai idée qu’ils verront du pays avant le soleil de demain. On m’a fort recommandé de les choisir lestes et vigoureux.

Bouletord n’avait pas oublié que Belle-Rose avait été arrêté chez le père Mériset.

– C’est clair, pensa-t-il ; sa témérité est de l’adresse ; qui diable aurait pensé que l’hirondelle reviendrait au nid ? M. de Charny s’en était bien douté, lui.

Bouletord voulant éclaircir ses premiers soupçons, proposa à Christophe de boire une bouteille ou deux au cabaret du coin. On but, et les questions allèrent leur train. Au milieu de son étourderie, Christophe était un garçon probe et honnête. Se voyant interrogé, il comprit tout de suite qu’il en avait déjà trop dit ; il se tut, vida son verre, remonta à cheval et partit. Mais Bouletord conclut du connu à l’inconnu. Si l’on achetait des chevaux, c’est qu’on voulait fuir, et si l’on voulait fuir, c’est qu’on avait l’espoir d’enlever la captive. Bouletord se frotta les mains et courut tout raconter à Grippard.

– Je les tiens, dit-il en finissant.

C’était aussi l’avis de Grippard, et il affecta une grande joie.

– Bon, dit-il à Bouletord, je ne suis pas content de mes pistolets, et comme je prétends ne pas manquer le coup ce soir, je cours chez l’armurier de la compagnie.

Mais au lieu de courir chez l’armurier, il se dirigea vers la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice ; Cornélius ni Belle-Rose n’avaient eu garde d’y revenir ; Grippard alla toujours courant à l’observatoire de la Déroute : les deux amis en étaient sortis dès le matin. Grippard s’arracha une bonne poignée de cheveux ; mais cette pantomime ne lui faisant découvrir ni le capitaine ni l’Irlandais, il partit comme un cerf et prit le chemin de l’hôtellerie du Roi David. Il poussa la porte et trouva Cornélius.

– Enfin ! dit Grippard.

– Tais-toi, répondit Cornélius ; j’attends Christophe et ses chevaux.

– Il s’agit bien de chevaux et de Christophe !

Grippard attira Cornélius dans un coin et lui raconta tout ce qu’il savait des projets de Bouletord.

– Il y aura une douzaine d’hommes autour des jardins, tous armés comme des sacripants, dit-il ; à la moindre alerte, ils ont ordre de faire feu.

– Eh bien ! dit Belle-Rose, qui était survenu sur ces entrefaites, je vais recruter cinq ou six drôles bien déterminés, et ce sera une bataille.

– Dame ! reprit Grippard, les robes ne sont pas des cuirasses ; si les femmes attrapent des balles, ce sera votre affaire.

Belle-Rose mordit ses poings.

– À la grâce de Dieu ! dit-il enfin ; allons toujours, et nous agirons selon les circonstances. Il est trop tard pour prévenir la Déroute.

La nuit vint, on mit de l’avoine sous le nez des chevaux et on quitta l’hôtellerie du Roi David. Ainsi que Grippard le leur avait dit, il y avait des archers tout autour du couvent, ils en comptèrent vingt jusqu’à l’angle du mur où la Déroute les attendait. Belle-Rose frémissait d’impatience.

– Au moins, dit-il, avertissons la Déroute.

Ils avancèrent et donnèrent le mot d’ordre, on les laissa passer et ils gagnèrent le mur. Au bout de trente pas, se croyant seuls, ils s’arrêtèrent ; Belle-Rose tira une échelle de soie de sa poche ; mais au moment où il allait en jeter le bout garni de crampons par-dessus le mur, un homme, qu’un enfoncement cachait à leurs yeux, se jeta sur lui. Belle-Rose lui saisit le bras d’une main, et de l’autre lui planta son poignard dans la gorge. L’homme tomba sans pousser un seul cri. La lame tout entière avait disparu dans la plaie. Au même instant on entendit l’imprécation de Grippard et le bruit de la course de la Déroute. Belle-Rose et Cornélius se jetèrent dans le coin sombre d’où l’homme s’était élancé et attendirent le pistolet au poing. La Déroute monta sur un arbre à dix pas d’eux et franchit le mur d’un bond. Belle-Rose grimpa comme le sergent et fut suivi de Cornélius. Au bout d’un instant, Bouletord et Grippard survinrent. Du milieu des branches où ils étaient blottis, ils entendirent l’exclamation de Bouletord à la vue du cadavre et les propos des archers à son appel. Tranquilles sur le compte de la Déroute, ils se tinrent cois ; vers minuit, la pluie commença de tomber ; la nuit était noire, la sentinelle la plus voisine se promenait à une vingtaine de pas. Belle-Rose et Cornélius descendirent de l’arbre et marchèrent doucement sur la terre détrempée.

– Qui va là ? cria-t-on tout à coup à dix pas d’eux.

Cette fois, Belle-Rose et Cornélius filèrent sans répondre.

– Qui vive ! répéta la voix ; et au même instant un coup de feu retentit.

Belle-Rose et Cornélius gagnèrent au pied.

– Frère, n’as-tu rien ? dit Cornélius.

– Au contraire, j’ai la balle dans mon manteau, répondit Belle-Rose.

La troupe de Bouletord piétinait derrière eux ; mais les ténèbres étaient si profondes qu’ils atteignirent bientôt la rue de Sèvres sans être inquiétés.

– Où me conduis-tu ? demanda Belle-Rose à Cornélius.

– Viens toujours, dit l’Irlandais qui avait son idée.

Au bout d’un quart d’heure, ils arrivèrent à la rue du Roi-de-Sicile. Cornélius heurta à l’hôtel du comte de Pomereux. L’intendant fut appelé, et à la vue de la bague de son maître, il introduisit les deux étrangers dans un appartement confortable, où, par son ordre, un souper fut servi.

– Où diable sommes-nous ? dit Belle-Rose.

– Chez notre ennemi, M. de Pomereux, et nous y sommes mieux que chez notre ami M. Mériset, répondit gravement l’Irlandais.

Cette nuit-là, la maison de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice fut visitée du haut en bas par M. de Charny, qui s’excusa très honnêtement auprès de M. Mériset.

– Les oiseaux sont venus, dit-il à Bouletord, mais ils ont déniché.

Le lendemain, on pouvait voir la Déroute rôder, une serpe à la main, dans les vergers du couvent ; ses yeux se tournaient incessamment vers la porte par laquelle Claudine avait coutume de descendre au jardin. La Déroute sapait les branches autour de lui.

– Eh ! mon neveu, que fais-tu là ? s’écria le vieux Jérôme ; tu massacres cet arbre.

– Je le tue, répondit froidement le neveu ; cet arbre prenait la nourriture de ses voisins. Ne voyez-vous pas que si ces abricotiers n’ont pas de fruits, c’est la faute de ce prunier ?

L’aplomb de la Déroute étourdit Jérôme, qui s’inclina devant la science de son neveu. Vers midi, Claudine parut. Le bras de la Déroute était las de couper. Claudine était fort pâle. Elle jeta les yeux autour d’elle ; Jérôme jardinait dans un coin ; elle s’approcha de la Déroute.

– Tendez votre tablier comme si vous étiez envieuse de cerises, et nous causerons, lui dit-il.

– As-tu entendu ce coup de fusil ? dit Claudine au pied de l’arbre.

– J’en ai eu froid dans le dos, mamzelle.

– Penses-tu que l’un d’eux ait été blessé ?

– Non ; j’étais sous le mur à rôder. Bouletord a juré comme une âme damnée, et ça m’a fait comprendre qu’il n’a rien attrapé.

– Quelle nuit terrible, mon Dieu ! je n’ai fait que prier et pleurer ! Mais, hélas ! tout n’est pas fini !

– Qu’y a-t-il donc encore ?

– On doit, cette nuit, conduire Suzanne je ne sais où ; à la Bastille peut-être.

– Cette nuit ?

– La mère Évangélique le lui a dit tout à l’heure. M. de Louvois a été instruit des aventures de cette nuit, et bien qu’elles aient échoué, il ne veut pas qu’elles se renouvellent.

– Croquez des cerises, mamzelle, croquez donc ! voilà le père Jérôme qui nous regarde.

Claudine avala une ou deux cerises, et reprit :

– Il m’est impossible à présent d’avertir Cornélius ou Belle-Rose. Que faire, mon Dieu ?

– Je les avertirai, moi, dit la Déroute, dont l’excellente physionomie prit une expression farouche. Aussi bien, puisqu’il le faut, autant vaut ce soir que demain. Allez maintenant, mamzelle, et en cas d’alerte, tenez-vous prête.

Claudine partit le cœur plus léger. La Déroute descendit de l’arbre, courut au logis et revint avec un grand mouchoir rouge, qu’il attacha à la plus haute branche du cerisier.

– Que fais-tu là ? demanda le père Jérôme.

– Ma foi, dit-il, les moineaux ont mangé la moitié des cerises, c’est pour sauver le reste.

– Tiens ! tu as une bonne idée, mon neveu.

– Oui, j’en ai quelquefois comme ça.

Belle-Rose et Cornélius avaient quitté de bonne heure l’hôtel de Pomereux et s’étaient travestis de telle sorte que Bouletord lui-même ne les eût pas reconnus, les eût-il regardés en face. Belle-Rose monta jusqu’au grenier après avoir observé les abords de la place. Cornélius était allé à l’auberge du Roi David attendre Grippard. Aussitôt que Belle-Rose eut vu le mouchoir rouge flotter au plus haut du cerisier, il tressaillit et descendit l’escalier quatre à quatre. En trois sauts il gagna la rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel.

– La Déroute agit, dit-il tout bas à l’oreille de Cornélius et de Grippard, j’ai vu le signal.

– Le mouchoir rouge ? s’écria Cornélius vivement.

– Oui.

– La Déroute est un garçon ferme et prudent ; il faut que le péril soit imminent.

– Il nous trouvera prêts.

– Tu as entendu, Grippard, c’est pour ce soir, reprit Cornélius.

– Eh bien ! nous jouerons du pistolet ; la partie n’est pas belle, mais il m’est arrivé d’en gagner de bien mauvaises, dit philosophiquement l’ex-caporal.

Christophe, que l’alerte de la nuit précédente avait rendu plus circonspect en lui apprenant le danger de s’ouvrir aux gens de la maréchaussée, promit de tenir les chevaux sellés et bridés à l’entrée de la nuit dans un lieu qu’on lui désigna proche du couvent, et chacun se prépara à payer de sa personne. Cependant, la Déroute coula dans ses poches deux pistolets dont il était sûr comme de lui-même, et passa sous son habit un poignard qu’il avait eu plus d’une fois l’occasion de manier. Il était un peu pâle et ses sourcils étaient froncés.

– Au demeurant, se dit-il, il faut en finir ; le véritable Ambroise Patu peut revenir d’un instant à l’autre ; la place n’est plus bonne pour personne.

Le soir vint. La Déroute sortit de son logis et traversa le potager. Il avait remarqué, le jour de son entrée au couvent, un tas de baraques en bois vermoulu qui servaient de hangars et où l’on serrait toutes sortes de vieux meubles, avec de la paille et du foin pour la nourriture de trois ou quatre vaches qu’entretenaient les religieuses. Il y avait là de vieilles futailles, des amas de planches pour les réparations, et la provision de bois pour les cuisines. Ces baraques étaient éloignées de cinquante toises du corps de logis principal. La Déroute s’y rendit tout droit en homme qui a pris bravement son parti, et s’accroupit dans un coin. Il tira de sa poche un briquet, alluma un bout d’amadou, le glissa sous un tas de copeaux et se mit à souffler de tous ses poumons ; deux minutes après, une flamme vive s’élança du milieu du foyer ; la Déroute poussa du pied quelques planches, renversa deux ou trois bottes de paille et sortit gravement en tirant la porte sur lui. Il n’était pas au bout de l’avenue que la fumée sortait par toutes les issues ; le pétillement du feu se mêlait au craquement des baraques. Quand il se retourna, il vit un jet de flammes s’élancer du toit calciné ; la porte se fendit, l’air s’engouffra dans le bâtiment, et l’incendie serpenta le long des hangars. La Déroute se mit à courir de toutes ses forces vers le couvent en criant à tue-tête :

– Au feu ! au feu !

Jérôme, qui l’entendit le premier, perdit la tête et cria plus fort sans remuer non plus qu’une borne. Les religieuses se rendaient aux offices au moment où l’incendie éclata ; l’une d’elles vit une étrange clarté luire par les vitraux, une autre s’arrêta, la mère Scholastique mit le nez à la fenêtre et reconnut le feu.

– Bénédiction de Dieu ! le couvent brûle, s’écria-t-elle.

À ce cri, le troupeau des nonnes se débanda, la tourière ouvrit la porte, et ce fut un tumulte épouvantable. Claudine, qui avait l’esprit tout plein des paroles de la Déroute, devina tout de suite son intention en le voyant courir sur la terrasse d’un air effaré. Elle s’élança vers la cellule de Suzanne, prit sa sœur par la main, et, s’étant enveloppée le visage d’un voile, descendit l’escalier. Mais on n’avait garde de les reconnaître ; toutes les religieuses parlaient à la fois : celles-ci pleuraient, celles-là criaient ; chacune d’elles appelait du secours et donnait son avis. Tout le monde allait et venait, et l’on ne faisait rien. Les domestiques du couvent, surpris par la violence du feu, regardaient les flammes qui tournoyaient avec un fracas horrible, et ne savaient auquel entendre au milieu du tapage qui se faisait partout. La Déroute augmentait le désordre par ses cris furibonds. La mère Scholastique, qui courait par le couvent en désarroi, trouva sous sa main la cloche et s’y pendit avec une force surprenante. Les gens du quartier, qui déjà avaient vu les flammes par-dessus les murs, accoururent au bruit du tocsin. On brisa plutôt qu’on n’ouvrit les portes du couvent, et la foule se précipita dans la cour. C’était là ce que la Déroute voulait. Aussitôt qu’il vit le peuple, armé de perches, d’échelles et de seaux, pénétrer dans les jardins du couvent, il se glissa comme une anguille vers l’endroit où ses yeux de lynx avaient aperçu Suzanne et Claudine.

– Suivez-moi ! leur dit-il.

Il y avait tant de religieuses parmi la foule qu’on ne songea seulement pas à les regarder ; ils firent trente pas du côté de la porte, au milieu de gens affairés ; Belle-Rose et Cornélius étaient entrés avec le peuple ; ils reconnurent Claudine et Suzanne, et les joignirent. Bouletord était là ; un mouvement de la foule fit tomber le chapeau du faux jardinier.

– La Déroute ! cria Bouletord qui comprit tout.

Il voulut s’élancer, mais un rempart vivant s’interposait entre eux. Bouletord écumait de fureur. Belle-Rose et Cornélius, jetant leur manteau, soulevèrent l’un Suzanne, l’autre Claudine, dans leurs bras ; la foule, croyant qu’il s’agissait de religieuses blessées qu’on transportait loin de l’incendie, s’ouvrit devant eux.

M. de Charny était entré avec tout le monde, inquiet et soupçonneux : c’était l’heure où il avait coutume de faire sa ronde quotidienne. Au cri de Bouletord qui gesticulait au milieu de gens qui le pressaient de toutes parts, il s’arma d’un poignard, et trouvant une issue, se jeta sur la Déroute, qui précédait Belle-Rose. Mais le sergent voyait tout sans avoir l’air de rien regarder ; au moment où M. de Charny levait la main, il le saisit à la gorge, et para le coup de son autre bras, avec lequel il tordit le poignet du gentilhomme. La douleur fit lâcher le poignard à M. de Charny ; les doigts du sergent le serraient à l’étrangler ; sa face devint pourpre, ses genoux fléchirent, et il tomba lourdement.

– Place aux pauvres sœurs, répéta tranquillement la Déroute en sautant par-dessus le corps de M. de Charny.

On arriva à la porte, qui fut franchie sans obstacle ; Grippard s’esquiva un instant.

– Allez ! dit-il, je ne serai pas long.

Et il prit sa course du côté de la rue Saint-Maur.

La petite troupe gagna l’endroit où Christophe gardait les chevaux. On sauta en selle et on partit au galop. Grippard arriva tout essoufflé un instant après, et, jouant de l’éperon, il eut bien vite rejoint les fuyards. Les quatre chevaux mordaient leurs freins et faisaient jaillir des milliers d’étincelles sous leurs pieds. Un grand bruit se fit tout à coup derrière eux ; ils tournèrent la tête et virent un immense tourbillon de flammes monter vers le ciel embrasé de clartés rouges, puis le tourbillon tomba.

– Les baraques se sont effondrées, dit tranquillement la Déroute ; je savais bien que l’incendie leur ferait plus de peur que de mal.

– Je te dois tout ! lui dit Belle-Rose en regardant Suzanne dont les bras étaient roulés autour de son cou.

– C’est bon ! c’est bon ! courez toujours, répondit la Déroute. Hé ! Grippard, restons derrière. J’imagine que nous n’en sommes pas quittes avec Bouletord.