Belle-Rose/XLIII

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Calman-Lévy (p. 436-448).

Ce point noir, c’était M. de Pomereux qui s’avançait à toute bride. À peine avait-il entendu le hennissement de la jument montée par Belle-Rose, qu’il avait piqué des deux ; l’étalon, excité par les émanations qu’exhalaient les flancs humides de la cavale, partit comme une flèche, le nez au vent, les oreilles droites, aspirant l’air à pleins poumons. En trois minutes, le comte eut dépassé M. de Charny, qui, replet et pesant, fatiguait sa monture ; les laquais, en bon ordre, couraient entre eux deux. On n’entendait plus le galop de Bouletord et de ses gens, et l’on ne voyait plus le capitaine Bréguiboul. À quelques centaines de pas d’Ennery, la Déroute, en mesurant de l’œil la distance qui séparait encore Belle-Rose de M. de Pomereux, qu’il avait reconnu, comprit qu’il était temps de prendre un parti décisif. Il s’élança vers le capitaine, et lui montra du doigt le cavalier qui approchait avec la rapidité de la foudre.

– Il y a quatre hommes derrière lui, dit-il.

Belle-Rose se pencha vers Cornélius.

– Je vous confie Suzanne, murmura-t-il à son oreille.

– J’allais vous confier Claudine, répondit l’Irlandais.

– Sauvez-vous ! sauvez-vous ! et laissez-nous ! leur dirent les deux femmes d’une voix suppliante.

– La main aux pistolets ! s’écria la Déroute, les voici !

Le sergent, qui avait l’œil sur la route pendant ce débat, tira tout de suite ; mais le coup, mal ajusté, fit sauter seulement le chapeau du comte, qui, passant devant lui comme un boulet, tomba l’épée haute sur Belle-Rose. Mais à peine les deux fers se furent-ils croisés, que M. de Pomereux reconnut l’étranger de Douvres.

– Morbleu ! s’écria-t-il, je vous dois la vie ! et il abaissa la pointe de son épée.

Belle-Rose poussa droit sur lui.

– Oubliez-le et finissons-en ! s’écria-t-il.

M. de Pomereux laissa pendre son épée et salua de la main.

– À ma place, monsieur, vous n’en feriez rien, reprit-il ; de grâce, permettez-moi donc de vous imiter en quelque chose. J’ai d’ailleurs ma revanche à prendre, et je la veux tout entière.

Le comte parlait avec une dignité qui frappa Belle-Rose ; à son tour le capitaine tourna la pointe de son épée vers la terre.

– Voilà les laquais ! s’écria la Déroute.

– Les laquais sont au maître et le maître est vaincu, répondit le comte, qui regarda tranquillement du côté d’où venait son escorte.

En achevant ces mots, il prit son épée à deux mains, et brisant la lame, il en jeta les morceaux par terre.

– Que faites-vous ? s’écria Belle-Rose.

– Vous m’avez vaincu et désarmé, voilà tout, répondit le comte.

Suzanne lui tendit la main ; M. de Pomereux la baisa avec autant de grâce que s’il eût été au bal, et se jeta au-devant de ses laquais.

– Bas les mousquets, vous autres ! s’écria-t-il.

Les laquais, stupéfaits, obéirent et s’arrêtèrent. M. de Pomereux fit quelques pas du côté de Belle-Rose et de Cornélius.

– Partez, leur dit-il ; là-bas, sur la gauche, du côté de Livilliers, il y a une abbaye où sans doute on vous recevra. Mais surtout ne tardez pas une minute. Écoutez !

Tous tendirent l’oreille. Le galop d’une troupe de cavaliers retentissait à un quart de lieue à peine.

– M. de Charny n’est pas loin, et Bouletord le suit avec sept ou huit archers, continua M. de Pomereux. Il y a aussi un gentilhomme à qui vous avez presque cassé la tête. Hâtez-vous donc !

– Vous êtes un noble jeune homme ! s’écria Cornélius en lui secouant rudement la main.

– Que diable voulez-vous, il faut bien qu’on paye ses dettes ! lui répondit gaiement M. de Pomereux.

La Déroute n’y tint plus.

– Monsieur, dit-il à son tour, c’est moi qui vous ai tiré tout à l’heure ce coup de pistolet !…

– Ah ! c’est toi qui as massacré mon chapeau !

– Je visais à la tête, monsieur, mais si par malheur je vous avais tué, je crois vraiment que je ne m’en serais jamais consolé.

– Ni moi non plus, ajouta Grippard.

M. de Pomereux partit d’un éclat de rire, et les fugitifs s’engagèrent dans un sentier qui courait à travers champs. Les chevaux épuisés tremblaient sur leurs jarrets. Ils n’avaient pas fait cinq cents pas que Bouletord et M. de Charny arrivèrent sur M. de Pomereux. La maréchaussée montait des chevaux frais qu’elle avait trouvés dans une auberge sur la route, un peu avant Saint-Ouen-l’Aumône. Ces chevaux appartenaient à une bande de maquignons qui les conduisaient à Paris ; Bouletord et M. de Bréguiboul les ayant entendus hennir et piaffer dans l’écurie, s’étaient arrêtés et les avaient requis au nom du roi. Les maquignons avaient d’abord résisté, mais à la vue de l’uniforme et des mousquets ils s’étaient soumis ; on laissa dans l’écurie les chevaux rendus, et l’on partit à fond de train sur les autres, qui ne tardèrent pas à rattraper M. de Charny.

– Sont-ils pris ? demanda M. de Charny un instant immobile au milieu du chemin.

– Qui ?

– Eh ! parbleu ! Belle-Rose et sa clique ?

– Ma foi, ils sont en train de courir.

– Ils courent, et vous ne les poursuivez pas !

– J’ai mon compte, mon cher monsieur de Charny, répondit M. de Pomereux. Mon épée est en pièces, mon chapeau est tout crevé, et en y regardant de bien près, je crois que j’ai deux pouces de fer dans mon habit.

– Sangdieu ! en avant ! hurla Bouletord, qui s’était arrêté trois minutes pour entendre cette conversation.

– En avant ! vous autres ! cria M. de Charny en s’adressant aux laquais.

M. de Pomereux se jeta au devant d’eux.

– Que pas un de vous ne bouge ! s’écria-t-il.

Et il ajouta en se tournant vers M. de Charny :

– Mon rival a ma parole ; allez, nous serons vos témoins.

M. de Charny jeta sur le comte un regard dédaigneux et partit.

Le capitaine Bréguiboul poussa son cheval auprès de M. de Pomereux.

– Je crois, dit-il, que les deux pouces de fer sont entrés dans votre imagination.

Le cheval impatient froissa les jambes de M. de Pomereux, qui brusquement le saisit par la bride.

– Eh bien ! répondit-il, il ne tiendra qu’à vous qu’ils entrent sous votre peau.

Le comte ayant vu jour à une querelle en profitait tout de suite. En arrêtant le capitaine au passage, c’était encore un ennemi dont il débarrassait Belle-Rose et Mme d’Albergotti ; et puis, à vrai dire, la main lui démangeait et il avait bonne envie de décharger sa colère sur quelqu’un. Il avait rêvé de bataille tout le long du chemin, et il ne voulait pas que son rêve fût perdu.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria le capitaine en frisant ses moustaches.

– Cela signifie, capitaine Roland de Bréguiboul, que, s’il vous plaît de mettre pied à terre, il me plaira beaucoup de vous faire tâter un peu de ce fer sur lequel vous plaisantez si agréablement.

– Une provocation !

– Mon Dieu ! capitaine, que vous avez l’intelligence paresseuse !

Le capitaine sauta sur la route et dégaina. M. de Pomereux prit l’épée d’un de ses gens et engagea le fer. Il faisait un clair de lune magnifique ; les laquais du comte et les estafiers du capitaine se rangèrent autour des deux adversaires. Il n’y avait donc plus que Bouletord et ses archers sur les talons de Belle-Rose. Le comte était d’une humeur charmante. M. de Bréguiboul avait la main forte, mais M. de Pomereux avait la main leste. Deux fois il atteignit le capitaine à la poitrine, mais la casaque de peau de buffle repoussa le fer.

– Tudieu ! monsieur, si vous avez une grande paresse dans l’esprit, vous l’avez aussi tout plein de prudence ! s’écria M. de Pomereux.

Le capitaine Roland, exaspéré par ce sang-froid, fondit sur le comte et lui fournit un dégagement furieux ; mais le comte para avec une promptitude merveilleuse et riposta par un coup droit si rapide que la pointe de fer disparut dans la gorge de son adversaire. L’épée s’échappa des mains du capitaine, il tomba sur la route et mordit l’herbe en se roulant. Le sang sortit à flots de sa bouche, ses doigts se crispèrent : il se débattit trois minutes et mourut.

– Voyons, dit le comte aux estafiers, vous voilà sans chef, je vous prends à mon service ; allons voir ce qui se passe là-bas.

M. de Pomereux s’élança, et les estafiers, tout consolés, le suivirent mêlés aux laquais. Entre Bouletord et Belle-Rose il y avait, au moment où le comte avait provoqué le capitaine, un demi-quart de lieue à peu près ; les deux troupes luttaient de vitesse. Au détour d’un petit tertre, la Déroute mit pied à terre.

– Prenez mon cheval, dit-il à Belle-Rose, il est plus dispos que le vôtre, n’ayant porté que moi.

Grippard imita la Déroute en faveur de Cornélius. Le troc fut fait en deux secondes, et les jeunes gens mirent leurs éperons dans le ventre des chevaux, qui s’élancèrent avec une énergie désespérée. Ce fut un dernier effort, l’élan dura cinq minutes ; au bout de ce temps, les chevaux, essoufflés, buttèrent coup sur coup. Bouletord gagnait de l’espace à chaque bond. On le voyait au clair de lune courir le pistolet au poing et la bride aux dents, fouettant son cheval du plat de son épée. Entre Bouletord et ses archers, il y avait une centaine de pas de distance. La Déroute et Grippard, qui marchaient ensemble, formaient en quelque sorte l’arrière-garde des fuyards. Comme ils sortaient d’un petit bois, la Déroute vit dans la plaine les grandes murailles blanches d’une abbaye dont le clocher se dessinait sur le ciel pâle. À cette vue, Bouletord, qui devina l’intention des fugitifs, poussa un cri de rage, et piquant son cheval de la pointe de son épée, le lança ventre à terre. Ses archers l’imitèrent ; leur troupe rapide semblait dévorer le sentier. La Déroute mesura du regard la distance qui s’étendait entre Belle-Rose et l’abbaye ; elle était telle que Bouletord devait atteindre le capitaine avant qu’il l’eût franchie. Les chevaux des fugitifs trébuchaient à chaque élan.

– Voici l’heure, dit le sergent.

Il arrêta son cheval, prit le mousquet pendu à l’arçon de la selle et l’arma. Quand la Déroute se tourna vers Bouletord, une expression terrible se peignit sur son visage. Il abaissa le mousquet et tint son ennemi couché en joue l’espace de dix secondes ; le bras semblait de fer comme le canon, tant il était immobile. Quand Bouletord ne fut plus qu’à trente pas environ, le coup partit. Bouletord lâcha les rênes et tomba sur le cou du cheval. Sa main crispée saisit la crinière et s’y noua ; le cheval effaré arriva comme une flèche et passa devant la Déroute, emportant son cavalier, dont la tête livide battait ses flancs. La balle avait frappé au front le maréchal des logis. Au bout de cent pas, le cadavre glissa sur l’encolure luisante, sa main se détendit, et Bouletord vint rouler tout sanglant aux pieds de Belle-Rose, qui saisit le cheval par la bride et l’arrêta. M. de Charny suivait Bouletord à la tête des archers. Grippard, on le sait, s’imaginait qu’en toute chose, ce qu’il avait de mieux à faire, c’était d’imiter la Déroute. Au moment donc où la Déroute prit son mousquet, Grippard décrocha le sien ; quand la Déroute eut couché Bouletord en joue, Grippard chercha quelqu’un à mettre au bout de son canon. M. de Charny se trouva là tout justement. Après le coup du sergent, Grippard, en homme consciencieux, pressa la détente du doigt. Mais le cheval de M. de Charny s’étant cabré à la première explosion, la balle de Grippard, qui devait frapper M. de Charny en plein corps, atteignit la bête au poitrail. Le cheval tomba sur ses jarrets, se releva et tomba de nouveau, entraînant M. de Charny dans sa chute. La maréchaussée, voyant ses deux chefs par terre, s’arrêta brusquement ; deux ou trois archers quittèrent l’étrier pour porter secours à M. de Charny, les autres lâchèrent leurs mousquets sur la Déroute et Grippard ; mais Grippard et la Déroute couraient déjà du côté de l’abbaye ; les balles sifflèrent à leurs oreilles, et ce fut tout. M. de Pomereux, à la tête de ses laquais, caracolait à la suite des archers et paraissait prendre un vif intérêt aux incidents de cette escarmouche. On l’aurait dit au théâtre, assistant à la première représentation d’une comédie nouvelle. Aussitôt qu’il fut auprès de M. de Charny, il mit pied à terre et vint s’informer honnêtement de l’état de sa santé.

– Quand vous êtes tombé, monsieur, j’ai eu grand’peur, lui dit-il ; mais, à ce que je puis voir, vous n’êtes point blessé.

– Point du tout, répondit M. de Charny d’un ton bourru.

– C’est un coup de fortune, monsieur ; car, en vérité, il faut rendre justice au talent de ces gaillards-là. J’y suis pour un cheval de mille écus, qui s’est fait tuer avec une générosité tout à fait estimable. Il est fâcheux que ce pauvre Bouletord n’ait point eu un cheval aussi vertueux.

– Eh ! monsieur, au lieu de discourir, il me semble que vous feriez mieux de galoper ! s’écria M. de Charny.

– C’est un point sur lequel j’ai le regret de n’être point d’accord avec votre seigneurie. Certainement, je ne suis point tout à fait mort comme ce pauvre diable de Bouletord, que je vois là-bas couché comme un tronc d’arbre, mais je ne vaux guère mieux.

M. de Charny haussa les épaules.

– Que voulez-vous ! reprit M. de Pomereux, ces gens-là n’ont pas ma vie, mais ils ont ma parole, et nous autres gentilshommes, nous n’en avons qu’une.

M. de Charny se mordit les lèvres jusqu’au sang.

– Ton cheval, dit-il, en frappant sur la cuisse d’un archer.

L’archer descendit, et M. de Charny sauta en selle.

– En avant ! vous autres ! s’écria-t-il en lâchant les rênes.

Toute la troupe le suivit.

M. de Pomereux jeta les yeux du côté de l’abbaye. Le temps qu’on avait perdu ne l’avait pas été par les fugitifs ; profitant du désordre qu’avait occasionné la mort du maréchal des logis et la chute de M. de Charny, ils avaient poussé du côté de l’abbaye, dont ils n’étaient plus séparés que par une centaine de pas. Les deux femmes avaient été mises sur le cheval de Bouletord ; les premières elles touchèrent aux portes de l’abbaye, et l’on entendit bientôt les tintements de la cloche qu’elles agitaient. En ce moment les archers passaient devant le cadavre de Bouletord. Il était couché sur le dos, les yeux ouverts et la face livide ; la balle de la Déroute avait troué le front entre les deux sourcils ; la main de Bouletord serrait encore la poignée de son épée, et son visage gardait l’expression menaçante qu’il avait au moment où la mort l’avait surpris. Les chevaux, effarés, tournèrent autour du corps sanglant ; quelques-uns, trop rapidement lancés, sautèrent par-dessus.

– Entendez-vous ? dit à M. de Charny M. de Pomereux qui s’était amusé à le suivre, voilà le son d’une cloche qui aurait fait bondir notre cher Bouletord, s’il n’était pas décidément mort.

M. de Charny enfonça les éperons dans le ventre de son cheval sans répondre. Mais déjà la porte de l’abbaye s’était ouverte, Suzanne et Claudine en franchirent le seuil.

– Madame, dirent-elles à la religieuse qui les reçut, il y a là deux gentilshommes qui réclament votre protection… si vous ne venez pas à leur aide, ils sont perdus.

– Qu’ils entrent s’ils sont innocents, qu’ils entrent encore s’ils sont coupables, dit la religieuse ; la maison de Dieu est un asile ouvert à tous les malheureux.

Le cheval de Belle-Rose s’abattit à la porte de l’abbaye ; celui de Cornélius était tombé à cinquante pas ; le sang sortait de ses naseaux ; il gratta la terre de ses pieds et mourut. La Déroute et Grippard avaient abandonné les leurs sur la route et accouraient à toutes jambes. Tous entrèrent par la porte entr’ouverte ; au moment où la religieuse la repoussa sur ses gonds, on vit M. de Charny passer comme un éclair entre les arbres de l’avenue. Suzanne tomba à genoux et remercia Dieu. Claudine pleurait et riait à la fois en passant des bras de Belle-Rose aux bras de Cornélius.

– Ma foi ! dit M. de Pomereux quand il fut aux pieds des murs, je crois que nos oiseaux ont trouvé un autre nid. Il m’est avis que nous ferions bien à présent de chercher une autre auberge.

Mais M. de Charny passa droit devant lui et frappa contre la porte de l’abbaye avec le pommeau de son épée. M. de Pomereux arrêta son cheval qu’il se mit à caresser de la main.

– Vulcain sera fourbu, dit-il ; c’est mille écus que je me ferai payer par M. de Louvois.

M. de Charny, qui était blême de fureur, frappait toujours.

– Monsieur, continua le comte, si vous cognez si fort vous aurez maille à partir avec monseigneur de Paris, qui est fort chatouilleux à l’endroit des privilèges de l’Église.

– Eh ! monsieur, s’écria M. de Charny, qui ne se contenait plus, mettez-vous en quête d’une auberge, s’il vous plaît, et laissez-moi faire mon métier !

– Faites, monsieur ; aussi bien est-ce un métier auquel je ne suis pas propre le moins du monde.

Tout ce tumulte à une heure aussi avancée de la nuit avait tiré l’abbaye de son repos. Les chevaux hennissaient et piaffaient autour des murs ; on avait entendu sept ou huit coups de feu et la cloche avait sonné presque aussitôt après.

– Au nom du roi, ouvrez, criait M. de Charny, qui meurtrissait les ais de la porte.

L’abbesse survint. La croix d’argent brillait sur sa poitrine et ses longs vêtements descendaient jusqu’à terre. On avait introduit les fugitifs dans une espèce de parloir où ils attendaient, poursuivis par la voix menaçante de M. de Charny. Quand la porte du parloir s’ouvrit, l’abbesse tressaillit et serra le voile autour de son visage.

– Soyez les bienvenues, mes sœurs ; et vous, messieurs, espérez, dit-elle.

Sa voix grave et douce calma leurs angoisses ; il parut à Claudine qu’ils n’avaient plus rien à craindre ; elle s’inclina sur la main de l’abbesse et la baisa. Belle-Rose sentit son cœur battre sans qu’il pût comprendre pourquoi.

– Dites à cet homme qui frappe à notre porte, reprit l’abbesse en s’adressant à une sœur, que la supérieure de l’abbaye de Sainte-Claire d’Ennery va sur l’heure lui répondre elle-même.

L’abbesse se retira et la sœur sortit pour exécuter son ordre. Aux paroles de la sœur, M. de Charny jeta un regard de triomphe sur M. de Pomereux et remit son épée au fourreau. M. de Pomereux fronça les sourcils et se demanda s’il ne ferait pas bien de tomber sur la maréchaussée avec ses gens ; mais il comprit qu’il serait toujours temps d’en venir à cette extrémité en cas d’alerte et attendit.

– Mais, s’écria tout à coup M. de Charny, je ne vois plus le capitaine Bréguiboul ; qu’est-il donc devenu ?

– Ma foi, répondit le comte, je me suis battu avec lui, et je crois que je l’ai tué.

M. de Charny regarda M. de Pomereux, sourit et ne répondit pas.

– Allons, pensa le comte, s’il se tait, c’est qu’il me croit perdu.

Un quart d’heure se passa dans un profond silence. Les chevaux, animés par la course, creusaient le sol de leurs sabots ; M. de Charny allait et venait, sombre et menaçant, devant la grande porte de l’abbaye. M. de Pomereux examinait à la dérobée l’amorce de ses pistolets.

– Après tout, se disait-il, ce M. de Charny est un bandit, et j’en serai quitte pour un voyage à l’étranger.

Il venait de l’intérieur de l’abbaye une rumeur confuse, et l’on voyait luire, derrière les vitraux, des clartés qui faisaient tout à coup rayonner les saints et les vierges dans leurs nimbes d’or. Bientôt la rosace et les vitraux s’illuminèrent ; on entendit les soupirs de l’orgue qui s’éveillait, et le grand édifice de pierre versa sur la campagne endormie l’harmonie et la lumière. M. de Charny et M. de Pomereux se regardèrent tout étonnés. Au même instant la grande porte de l’abbaye s’ouvrit à deux battants, et un spectacle merveilleux s’offrit aux regards des cavaliers. Le sanctuaire de l’abbaye resplendissait ; mille bougies fichées aux bras des lustres et dans les candélabres d’argent, faisaient étinceler les châsses et les croix ; les bannières flottaient autour de l’autel et l’encens fumait dans les cassolettes ; les sœurs inclinées sous leurs voiles chantaient les hymnes sacrées, et l’on voyait, au pied de la croix protectrice, les fugitifs agenouillés. Le Christ semblait les couvrir de ses bras mutilés, et les anges de marbre élevaient vers le ciel leurs mains jointes dans l’attitude de la prière. Au moment où la porte roula sur ses gonds, l’abbesse, précédée de la croix et de la bannière, et suivie des religieuses rangées en longues files, se tourna vers le porche. Un nuage bleuâtre volait sur leurs pas, et les bougies du chœur qui scintillaient comme des étoiles en piquaient la transparence de mille rayons. La sainte procession s’avança lentement et s’arrêta le long des grands piliers ; l’abbesse franchit le seuil ; la croix d’argent brillait entre ses mains, et la bannière de l’ordre s’inclinait sur son front. Quand elle eut posé le pied hors de l’abbaye, sur la limite qui séparait la terre de l’asile de la religion, les chants moururent, et les sœurs plièrent leurs genoux. Les archers avaient d’abord ôté leurs chapeaux, mais à la vue de la croix, ils hésitèrent ; l’un d’eux quitta l’étrier, et jetant son mousquet, s’agenouilla sur l’herbe ; un autre l’imita, puis un troisième, puis tous, vaincus par cet appareil de la religion. M. de Pomereux avait, le premier, découvert son front et sauté de selle. M. de Charny, seul à cheval, frémissant de colère, attendait, la tête couverte et la main sur la garde de son épée. Entre l’abbesse et lui, il y avait dix pas à peine ; au delà des sœurs, dans la clarté du chœur, il voyait Belle-Rose et Suzanne, l’un près de l’autre, les mains entrelacées ; près d’eux, Cornélius et Claudine ; derrière eux, la Déroute et Grippard. M. de Charny poussa son cheval. Le cheval fit trois pas, et s’arrêta piaffant, et secouant son mors chargé d’écume. Le rayonnement de la chapelle l’épouvantait. L’abbesse étendit la croix vers M. de Charny, et de son autre main elle montra les fugitifs.

– C’est ici la maison de Dieu, dit-elle, et Dieu protège ceux que vous cherchez. Entrez maintenant si vous l’osez.

M. de Charny recula lentement comme un tigre vaincu. Quand il fut à vingt pas, l’abbesse rentra sous le porche ; et les lourds battants de la porte se fermèrent avec un bruit sonore. Alors, écartant son voile, elle montra aux regards des fugitifs le visage de Geneviève de La Noue, duchesse de Châteaufort.