Belle-Rose/XLV

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Calman-Lévy (p. 461-472).

La douleur chez un homme aussi frivole en apparence que l’était M. de Pomereux avait quelque chose d’étrange et de sincère qui toucha profondément les spectateurs. On se tut autour de lui. Suzanne ouvrit la petite boîte et en tira la lettre et les cheveux qu’elle remit au comte.

– Tenez, dit-elle, voilà tout ce qui reste de Gabrielle.

M. de Pomereux prit la lettre et la pressa de ses lèvres à l’endroit où l’on voyait l’écriture de la pauvre morte. Quant à lire ce qu’elle avait écrit, il ne le pouvait pas, tant il pleurait. Au bout de quelques minutes, il se redressa, prenant une des mains de Suzanne et tendant l’autre à Belle-Rose :

– J’ai coutume de railler et je pleure comme un enfant, leur dit-il ; mais devant vous il me semble que je puis le faire.

– Ces larmes font que nous vous en estimons davantage, lui dit Suzanne. Il n’y a que les bons cœurs qui souffrent.

M. de Pomereux se fit raconter les détails que Suzanne avait recueillis de la bouche de Gabrielle. La mort de cette pauvre fille le navrait.

– Elle était si jeune et si bonne ! Que faisais-je, grand Dieu ! tandis qu’elle mourait ? disait-il.

Et c’était alors de nouveaux sanglots.

– Elle pleurait, elle m’aimait, elle expirait, reprenait-il, et moi je vous tenais, à vous, madame, je ne sais quels sots discours ! Misérable que j’étais ! Comment se fait-il que je n’aie point deviné sa présence aux dames bénédictines ? je l’en aurais arrachée !

– Elle ne l’eût point voulu, dit Suzanne.

– C’est une terrible histoire !… Étais-je digne de ce cœur pur comme le diamant ? J’ai vécu d’une étrange sorte, et cependant je l’ai toujours aimée. Elle occupait une place secrète au fond de mon cœur où ma pensée n’osait descendre ; elle y vivait comme une idole qu’on adore et qu’on n’approche pas. J’ai suivi bien des sentiers fangeux, emporté loin d’elle par je ne sais quelle fougue indomptée, quels désirs insatiables ; mais dans cette existence où mon cœur laissait un peu de sa force à toutes les aventures du chemin, elle est la seule chose que j’ai entourée d’amour et de respect. C’était la goutte de rosée sur le roc aride, la fleur embaumée entre les ronces. Pauvre Gabrielle ! Je me souviens encore de l’heure où elle s’est enfuie, rougissante et confuse, me laissant un aveu dans son regard limpide ! Trois ans après, elle était morte ! Et moi, je donnais tous mes jours au hasard ; j’avais tant vu de mensonges que je m’étais fait de la vérité un rêve qu’il faut aimer sans y croire. Quand je la rencontrai, j’étais un cadet de famille, n’ayant pour toute fortune que la cape et l’épée. Le chevalier d’Arraines n’était point un parti convenable pour la fille du marquis de Mesle ; je l’aimais, et je le lui dis sans savoir pourquoi… Plus tard, mon frère mourut ; héritier du titre et du nom, je pouvais presque prétendre à sa main ; mais j’étais sans nouvelles, et ce fut alors que mon père m’envoya à Malzonvilliers. Depuis cette visite, mes jours ont coulé comme de l’eau ; il ne m’en est rien resté, qu’un peu d’écume à la surface. Pauvre Gabrielle !

Le comte de Pomereux colla sa bouche aux cheveux de son amante.

– Tout ce que j’ai de bon vient d’elle, reprit-il. Que son souvenir me protège !

Il fit quelques pas après ces mots et revint près de Suzanne.

– Vous avez assisté à son agonie et consolé sa souffrance, lui dit-il les deux mains sur les siennes. Dans la joie et dans le malheur, quoi qu’il advienne, par le nom sacré de Gabrielle, je suis à vous et aux vôtres. Et vous, messieurs, qui êtes à présent son mari et son frère, ajouta-t-il en se tournant du côté de Belle-Rose et de Cornélius, faites-moi l’honneur d’accepter mon amitié.

Cette scène, où M. de Pomereux s’était montré sous un aspect tout nouveau, fit une impression profonde sur les jeunes gens ; ils se séparèrent du comte, le cœur ému.

– C’est un jour heureux, dit Suzanne, nous avons retrouvé une amie et gagné un ami.

À quelques centaines de pas de l’abbaye, M. de Pomereux fit rencontre d’un estafier qui se promenait le nez au vent le long du chemin. Ce drôle, à mine effrontée, l’examina fort attentivement tandis qu’il passait. Le comte, qui n’aimait pas les curieux, poussa vers lui ; mais l’estafier se jeta dans un taillis, où il fut bientôt à l’abri de toute poursuite.

– Voilà qui me prouve que je ne m’étais point trompé, se dit M. de Pomereux. Je serais fort surpris, vraiment, si cet homme n’était pas aux gages de M. de Charny.

À Écouen, M. de Pomereux remonta dans le carrosse qui l’avait amené de Chantilly, et se dirigea vers Paris, en donnant ordre au cocher de toucher chez M. de Louvois. Il se doutait bien de l’accueil qui l’attendait chez le ministre ; mais le jeune comte était un de ces esprits aventureux qui se plaisent aux situations violentes et trouvent un grand charme dans les luttes où la vie est en péril. Aussitôt qu’il eut connaissance de l’arrivée de M. de Pomereux, M. de Louvois s’empressa de le faire entrer. Le comte ne vit pas tout d’abord le visage du ministre, qui buvait à même dans un grand pot plein d’eau.

– Diable ! murmura-t-il, il faut qu’il soit fort en colère pour être si fort altéré.

– Ah ! ah ! mon beau cousin, vous voilà donc de retour ? fit le ministre, en jetant, après avoir bu, un regard vif et prompt sur le comte de Pomereux.

– Allons ! je ne m’étais pas trompé, pensa le comte, qui soutint sans en paraître ému le coup d’œil menaçant du maître, et reprit tout haut :

– Ma foi, oui, monseigneur ; j’éprouvais une si violente contrariété de ne vous avoir point vu depuis ces derniers jours, que ma première visite à Paris a été pour vous.

– C’est un grand empressement dont je vous remercie, mon cher comte.

– Laissez donc ! on n’a pas toute une famille de cousins comme vous, et quand par hasard on en possède un, on se doit tout à lui.

– J’ai toujours compté sur votre dévouement ; il paraît même que ce dévouement a dépassé mon attente.

– Vous me flattez.

– Non vraiment ; on assure qu’aux environs d’Ennery, vous vous êtes comporté en chevalier du temps de la chevalerie. Vous avez éclipsé la gloire d’Amadis, et l’illustre Galaor lui-même n’est qu’un pleutre auprès de vous.

– Ah ! monseigneur ! vous ajoutez trop de foi au récit de M. de Charny.

– Il est vrai ; c’est de lui que je sais vos exploits.

– C’est un excellent ami que ce bon M. de Charny ! J’étais bien sûr qu’il agirait comme il l’a fait.

– Oh ! il ne m’a rien caché ! que n’étais-je là pour applaudir à vos prouesses !

– Votre approbation eût été ma plus douce récompense, monseigneur.

Le jeu plaisait à M. de Louvois, qui s’amusait avec M. de Pomereux comme un chat fait d’une souris ; seulement la souris avait un aplomb qui l’étonnait un peu.

– Mon admiration a commencé, continua le ministre, au furieux combat que vous avez soutenu contre l’indomptable Belle-Rose et le terrible Irlandais. J’ai déploré la fatalité qui a fait que votre épée s’est rompue au moment où la victoire allait se déclarer pour vous.

– La guerre a ses fortunes ! murmura M. de Pomereux avec un geste tout plein de philosophie.

– Trois secondes après, j’ai été touché jusqu’aux larmes au récit qu’on m’a fait…

– M. de Charny, toujours.

– Toujours… au récit qu’on m’a fait, dis-je, de votre constance à tenir la parole jurée. C’est beau, c’est grand, c’est antique ! Régulus ne se fût pas mieux conduit, et j’imagine que l’ombre d’Aristide doit vous jalouser. C’est un trait sublime, mon cousin.

– Vous me comblez, monseigneur, répliqua le comte d’un petit air modeste.

– Point, je vous rends justice. Et plus tard, votre promptitude à provoquer le capitaine Bréguiboul, qui avait égratigné votre botte et votre honneur du même coup, votre vaillance à mettre l’épée à la main et votre habileté à le tuer raide, ont excité mon enthousiasme.

– Mon Dieu ! monseigneur, je me suis souvenu de notre parenté.

– C’est ce que j’ai pensé. Par exemple, j’ai béni la Providence qui n’a pas voulu que votre épée se rompît cette fois.

– C’est que la fortune me devait une revanche.

– Eh bien ! croiriez-vous, mon charmant cousin, que cette conduite héroïque n’a pas produit sur d’autres l’effet qu’elle a produit sur moi ?

– En vérité ?

– Il y a des esprits mal faits qui ont voulu voir dans ces merveilleuses aventures un parti pris de contrecarrer l’autorité du roi.

– Voyez-vous ça !

– Et ils sont allés jusqu’à dire que vous n’étiez plus digne de la faveur de Sa Majesté et que je devrais vous retirer ma protection.

– Là-dessus je suis tranquille.

– Que vous me connaissez bien ! s’écria M. de Louvois en trempant ses lèvres dans le pot plein d’eau ; j’ai rembarré ces personnes-là d’une furieuse façon ; mais l’une d’elles, qui est fort des amis de M. Colbert, m’a fait observer que ce n’était point dans de telles circonstances qu’il convenait de vous charger d’une mission fort délicate que je vous avais réservée.

– Et par égard pour les circonstances, vous avez confié la mission à un autre.

– Fallait-il me laisser accuser d’une odieuse partialité ?

– Non pas.

– Une autre personne a fait remarquer que le roi ne serait point charmé de voir à la tête de ses régiments un officier dont le concours avait compromis le succès d’une entreprise où il importait de réussir. Le roi est un peu comme M. de Mazarin : il aime les gens heureux.

– Si bien que j’ai perdu le régiment après avoir perdu la mission ?

– Hélas ! oui ; j’étais fort affligé de la tournure que prenait l’entretien lorsqu’un dernier coup est venu m’écraser.

– Ah ! il y a un dernier coup ?

– Un horrible coup ! Après vous avoir dépouillé, ces gens-là ont prétendu qu’il était urgent de vous arrêter. Ce sont des personnes méticuleuses qui ne croient pas aux épées cassées et aux engagements d’honneur.

– L’incrédulité est un vice parisien, monseigneur.

– Vous comprenez que j’ai dit leur fait à tous ces gens-là ; malheureusement on est revenu à la charge, et afin qu’on ne s’imaginât point que ma parenté me rendait injuste…

– Vous avez cédé ?

– Tout juste, mon cousin.

– Et voilà que je vais être arrêté !

– C’est à la Bastille qu’on vous enverra, et je vous y donnerai tout loisir de méditer votre défense pour confondre les calomniateurs.

– C’est un projet qui me séduit ; il est seulement fâcheux que je ne puisse pas l’exécuter, répondit M. de Pomereux d’un air tout affligé.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

– Parce que je n’irai pas à la Bastille.

– Vous n’irez pas à la Bastille ! s’écria le ministre en se levant.

– Mon Dieu, non !

– Voilà qui est plaisant !

– Point, c’est fort sérieux.

– Et si je vous l’ordonne ?

– Alors je suis sûr que monseigneur le prince de Condé me le défendra.

– Le prince de Condé ! répéta M. de Louvois tout abasourdi.

– Lui-même !

– Et qu’a-t-il à voir dans cette affaire ?

– Parbleu ! ne suis-je pas un officier de sa maison ?

– Vous !

– Sans doute ?… Mais, au fait, vous ne savez pas la moitié de ce qui s’est passé ! Au récit de M. de Charny il manque un dénoûment… C’est toute une histoire, monseigneur !

Le sang-froid de M. de Pomereux étourdissait M. de Louvois ; il avala un grand verre d’eau et faillit briser le gobelet en le remettant sur la table.

– Voulez-vous que je vous la conte ? reprit le jeune gentilhomme.

– Contez, mais dépêchez-vous, répondit M. de Louvois qui frappait le parquet à coup de talon.

– Oh ! ce ne sera pas long ! Figurez-vous donc qu’après avoir quitté M. de Charny à Pontoise, je suis allé trouver à Chantilly monseigneur le prince de Condé, qui a toujours été plein de bonté pour ma famille ; nous en avons mille preuves que je pourrais citer.

– Passons là-dessus.

– Soit, ce récit blesserait ma modestie. Je lui ai exprimé le désir que j’avais d’entrer dans sa maison ; il y avait tout juste une charge de capitaine des chasses vacantes ; il me l’a offerte, je l’ai acceptée, et je suis entré en fonctions hier matin.

M. de Louvois se promenait par la chambre, l’œil en feu et le sourcil froncé.

– J’ai même forcé un cerf dix-cors pour mes débuts, et ce matin, continua tranquillement M. de Pomereux, monseigneur le prince de Condé m’a expédié à Paris pour terminer certaines affaires qui le concernent particulièrement. Vous comprenez bien que si j’accepte votre offre d’aller à la Bastille, dans le but de me justifier, les affaires du prince en souffriront. Or, mes intérêts doivent passer, je crois, après les siens. Le prince de Condé est prince du sang, monseigneur.

M. de Louvois allait et venait par la chambre comme une bête fauve ; la colère s’amassait dans son sein. Tout à coup, il lui vint dans la pensée que M. de Pomereux, dont il connaissait l’audace, cherchait à le tromper pour gagner du temps.

– Votre histoire est un conte, mon brave cousin ! s’écria-t-il en le couvrant de son regard étincelant.

– Ah ! vous croyez, fit M. de Pomereux ; eh bien ! regardez !

M. de Pomereux prit nonchalamment M. de Louvois par le bras, et le conduisant à l’une des fenêtres de l’appartement qui donnait sur la cour de l’hôtel, il lui montra du doigt un carrosse qui attendait. La livrée était aux couleurs du prince, et sur les panneaux de la voiture on voyait l’écusson d’azur aux trois fleurs de lis d’or, avec la barre de la maison de Condé.

– S’il vous restait quelque doute, je pourrais les dissiper, ajouta le comte avec la même tranquillité.

Et ouvrant la fenêtre, il appela à toute voix :

– Hé ! l’Épine !

Un laquais à la livrée du prince accourut sous la fenêtre, le chapeau à la main.

– Abaisse vivement le marchepied du carrosse, et dis à Bourguignon de serrer les guides ; nous allons partir.

Le laquais salua et s’avança vers le cocher, qui ramassa les rênes aussitôt. M. de Pomereux referma la fenêtre et se tourna vers le ministre :

– Vous avez vu, monseigneur, dit-il en souriant.

M. de Louvois était pâle de colère : quelle que fût sa puissance, il n’en était pas encore à s’attaquer au prince du sang. L’arrestation d’un officier de la maison du prince de Condé était une de ces choses dont les conséquences pouvaient être incalculables. Les princes de Condé ne plaisantaient pas sur le chapitre de leurs privilèges, et ils étaient gens à mener l’affaire jusqu’au roi. On pouvait tout contre M. de Pomereux, simple gentilhomme ; on ne pouvait rien contre M. de Pomereux, capitaine des chasses, et protégé par l’écu aux trois fleurs de lis d’or.

La fureur n’aveuglait pas tellement M. de Louvois qu’il ne vît clair dans leur position respective. Il comprit qu’il était vaincu et se résigna. M. de Pomereux attendait, les bras croisés.

– Allez, lui dit le ministre.

Au moment où le comte se retirait, M. de Louvois le retint par le bras.

– Vous êtes à M. de Condé, lui dit-il, restez-y, mon brave cousin. C’est un conseil que je vous donne en passant.

– Il vient de vous et je n’aurai garde de l’oublier.

M. de Pomereux s’inclina profondément et sortit.

Quand le ministre entendit la voiture aux armes du prince rouler sur le pavé de la cour, il saisit, dans un accès de rage folle, un vase de porcelaine de Sèvres qui était sur la cheminée, et le broya contre le mur.

Depuis le mariage de Belle-Rose et de Suzanne, les doux ombrages de l’abbaye de Sainte-Claire d’Ennery avaient vu les plus beaux jours que les deux amants eussent encore vécu. C’était sans cesse de longues promenades dans les bois, de silencieuses rêveries au bord des eaux murmurantes, de charmants entretiens le soir dans les prés. On ne pouvait rencontrer l’un d’eux qu’on ne fût aussitôt sûr d’apercevoir l’autre. Ils avaient toujours à se dire mille choses qu’ils s’étaient dites mille fois. Le matin les trouvait ensemble assistant, les mains unies, au réveil du jour ; le soir les retrouvait encore errant côte à côte le long des mêmes ruisseaux. Les semaines s’écoulaient comme des heures. Quant à Claudine et à Cornélius, ils se demandaient si les heures avaient des ailes. Le bonheur de Suzanne était grave : elle avait beaucoup souffert ; le bonheur de Claudine était gai : elle avait toujours espéré. La joie de l’une lui mettait des larmes dans les yeux ; la joie de l’autre lui mettait le rire aux lèvres : c’étaient deux caractères différents et deux âmes jumelles. Rien ne pouvait distraire Cornélius et Claudine de leur tendresse ; mais il arrivait parfois que les mains de Suzanne et de Belle-Rose se séparaient, que leurs têtes, inclinées l’une vers l’autre, se fuyaient, que le mot d’amour bégayé par leurs lèvres s’éteignait tout à coup. C’était lorsque dans l’ombre des allées ils voyaient passer la grave et silencieuse Geneviève, blanche comme l’ivoire, avec ses yeux tout pleins de flammes. Elle était bonne et souriante pour eux et venait souvent s’asseoir à leur côté durant de longues heures ; mais chaque fois qu’elle partait, il semblait à Suzanne qu’elle était plus pâle et plus triste. Suzanne eût tout donné, hormis Belle-Rose, pour lui rendre le repos. Sa délicatesse allait jusqu’à éviter toute parole ou toute action qui aurait pu réveiller la douleur toujours vivante dans ce cœur blessé ; elle s’en faisait une étude, et Geneviève, qui la devinait, l’embrassait au front en la nommant sa fille. Cette tristesse était dans la vie de Suzanne et de Belle-Rose comme une épine dans un bouquet fleuri ; mais ils s’efforçaient d’en adoucir l’amertume, et parfois ils amenaient un sourire sur le visage de la pauvre désolée. Un jour, Suzanne se suspendit en rougissant au cou de Belle-Rose et lui dit tout bas à l’oreille quelques mots qui firent tressaillir le soldat. Belle-Rose la prit dans ses bras et bénit Dieu, les lèvres collées au front de sa femme. Ce jour-là, Mme de Châteaufort vit les jeunes époux, et surprit le doux secret qui mettait un lien nouveau autour de leur vie. À l’aspect du bonheur qui rayonnait sur leur visage, elle frémit de la tête aux pieds.

– Que Dieu vous bénisse dans votre maternité ! dit-elle à Suzanne, les mains levées sur son front, et elle s’éloigna le cœur gros de larmes.

Quand Belle-Rose la vit si morne et si désolée, une voix intérieure lui reprocha son inaction. Un instant le bonheur lui avait fait oublier le devoir. Il comprit ce qui lui restait à faire, et il se résolut de l’accomplir surle-champ. Dès le soir même, il chercha la Déroute, qui s’amusait à faire des citadelles de gazon avec son ami Grippard et à les prendre d’après toutes les règles de la stratégie militaire. Il le trouva dans un coin du couvent qui venait d’ouvrir la tranchée devant un bastion.

– Hé ! la Déroute ! l’évêque de Mantes arrive demain matin, nous nous arrangerons pour partir demain soir, lui dit-il.

La Déroute culbuta le bastion d’un coup de pied et jeta son chapeau en l’air, en criant : Vive le roi !