Belle-Rose/XV

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Calman-Lévy (p. 142-151).

Camille, en pénétrant dans le pavillon, trouva Mme de Châteaufort évanouie près du cadavre de M. d’Assonville, qu’elle reconnut au premier coup d’œil. Elle comprit clairement alors la question de Belle-Rose ; mais sans s’arrêter à en calculer la portée, elle appela, et des laquais l’aidèrent à transporter leur maîtresse dans son appartement. Les événements qui avaient amené cette catastrophe s’étaient si brusquement succédé, que Mme de Châteaufort ne put résister à leur impétuosité. Cette femme, énergique et forte, qui savait commander aux circonstances, semblait brisée d’un seul coup. Elle resta plusieurs heures roide et glacée, les cheveux épars autour de son front ; la vie se trahissait seulement par les larmes qui tombaient une à une de ses paupières entr’ouvertes et par les tressaillements de son visage, où se reflétaient toutes les angoisses de la terreur et du désespoir. Mme de Châteaufort était arrivée dans l’après-midi à Paris, à son hôtel, et n’avait pris que le temps de changer de vêtements pour se rendre en fiacre à la maison de la rue Cassette. M. d’Assonville s’y était présenté la veille et le jour même. Mme de Châteaufort envoya chez lui, il était sorti ; mais, sur l’avis qu’on lui donna qu’il devait rentrer dans la soirée, elle pria un laquais de l’informer qu’il était attendu rue Cassette. Malheureusement M. d’Assonville s’étant, de son côté, rendu à l’hôtel de Mme de Châteaufort, peu d’instants avant l’arrivée de la duchesse à Paris, apprit d’un valet qu’elle était dans l’intention de prolonger son séjour à la campagne. Son parti fut pris sur-le-champ ; il connaissait le parc et ses issues secrètes, les passages qui conduisaient aux appartements de la duchesse, et, bien convaincu par son silence qu’elle était fermement décidée à éviter toute entrevue, il voulut essayer d’arriver la nuit jusqu’à elle, au risque d’y périr. Au moment donc où Mme de Châteaufort entrait dans Paris, M. d’Assonville en sortait. Lorsqu’il aperçut Écouen, il s’arrêta et attendit la nuit, ne voulant point se présenter devant la grille du château de la duchesse, pensant qu’il serait éconduit. Aux premières ombres, il gagna les murs du parc, se cacha dans un fourré, et quand les ténèbres furent épaisses, il chercha la porte secrète à l’angle du mur où, dans des temps plus heureux, les pieds légers d’une femme l’avaient si souvent accompagné. Il la trouva ouverte et s’avança rapidement à travers le parc, où sa mémoire le guidait sûrement. Mais M. de Villebrais, qui cherchait Belle-Rose, voyant venir un homme au milieu d’une avenue qui conduisait au château, se jeta sur lui, croyant avoir affaire à son rival. – Défends-toi, misérable ! lui cria-t-il. – M. d’Assonville avait à peine eu le temps de tirer son épée qu’il était déjà frappé à la gorge ; affaibli par une récente blessure, il ne put opposer une longue résistance aux attaques de son assassin, et tomba au moment où Belle-Rose accourait à son secours. Tandis que ces choses se passaient au château, Mme de Châteaufort attendait, pleine d’une impatience fiévreuse, dans la maison de la rue Cassette. Les heures se succédaient sans que M. d’Assonville parût. Vers minuit, comptant les minutes avec effroi, elle envoya de nouveau chez le capitaine. On lui répondit que le valet de M. d’Assonville était revenu, après avoir quitté son maître sur la route de Saint-Denis. Mme de Châteaufort ne dit pas un mot, mais Camille comprit à quelles angoisses cette âme téméraire était en proie, au regard que sa maîtresse lui jeta. Un instant après, toutes deux montaient en carrosse et prenaient au galop le chemin d’Écouen. On sait quelle fut leur rencontre et quel en fut le résultat. Belle-Rose erra jusqu’au matin, luttant de toute son âme contre la folie et le désespoir. M. d’Assonville était mort, et celle que M. d’Assonville avait aimée était son amante à lui. Belle-Rose se reprochait la mort du capitaine comme un crime, et le remords avec la douleur entrait dans son âme. Les fraîcheurs de l’aube calmèrent l’agitation du soldat ; il jeta un regard plus ferme sur sa vie ; un devoir lui restait à remplir, la voix de l’honneur s’éleva dans le tumulte de ses pensées, et il entendit cette voix. Belle-Rose donna un dernier adieu au corps inanimé de son protecteur, écrivit quelques lignes qu’il adressa à Mme de Châteaufort, deux billets qu’il fit parvenir à Cornélius et à Claudine, pour les informer succinctement de son départ et de la résolution où il était de se rendre auprès de M. de Nancrais, sella lui-même un cheval et sortit au galop par la grille du parc. La duchesse se réveillait à peine de son long évanouissement, lorsqu’elle entendit rouler la grille sur ses gonds et sonner sur les cailloux les sabots du cheval. Elle se leva et d’un bond sauta sur le balcon ; un nuage de poussière tourbillonnait sur la route. Le cavalier disparaissait sous le blanc linceul, mais le cœur de Geneviève criait son nom. Elle se retourna vers Camille, le visage enflammé, superbe d’amour et d’effroi.

– M. de Verval ! qu’il vienne… à l’instant, je le veux ! disait-elle ; et, d’un geste impérieux, elle montrait la porte à sa camériste, lorsque cette porte s’ouvrit. Un laquais se présenta une lettre à la main.

Mme de Châteaufort prit cette lettre, et, tombant sur un sofa, fit signe au laquais de se retirer.

– J’ai peur, dit-elle.

Ses lèvres blanchirent et sa vue se troubla.

– Oh ! madame, est-ce bien vous ? s’écria la camériste.

– Est-ce que tu peux me comprendre ! lui dit la pauvre amante, tu n’aimes pas, toi !

Mme de Châteaufort brisa le cachet ; mais ses yeux étaient pleins de larmes : elle ne voyait rien.

– Tiens ! lis ! dit-elle à Camille ; j’en deviens folle !

Et couvrant son visage de ses mains, elle attendit.

Camille prit la lettre, elle contenait les quelques lignes que voici :


« Madame,

« Vous m’avez ravi le droit de venger M. d’Assonville, mais je vous recommande sa dépouille mortelle ; rendez à son corps le repos que vous avez refusé à son cœur. M. d’Assonville m’a chargé d’une mission sacrée. Si je vous vois jamais, ce sera pour lui obéir et prêt à tout. Ce qu’il aura voulu, je le voudrai ; faites en sorte que je ne sois point forcé de vous haïr.

« BELLE-ROSE. »


Mme de Châteaufort se renversa en arrière, pâle, inanimée. Elle n’avait plus ni voix pour se plaindre, ni larmes pour pleurer ; une fièvre ardente la dévorait. Cependant Belle-Rose, laissant son cheval au premier relais, prit un bidet de poste, et, faisant diligence, arriva le lendemain à Cambrai, où se trouvait alors le régiment de M. de Nancrais. M. de Nancrais travaillait dans sa chambre lorsque Belle-Rose se présenta devant le planton de service. Au son de sa voix, M. de Nancrais sauta de sa chaise et courut lui-même ouvrir la porte ; à peine Belle-Rose l’eut-il passée, que son capitaine la repoussa violemment.

– Tu viens lorsqu’on ne t’attendait plus, s’écria-t-il ; mais tu as jugé sans doute qu’il n’était jamais trop tard pour se faire pendre !

– On me jugera, monsieur le vicomte, mais ce n’est pas là le seul motif qui m’amène.

– Parbleu ! c’est le seul qui te retiendra !… Si tu ne te souviens plus de l’odeur de la poudre, on te la fera sentir d’assez près pour que tu n’aies plus envie de l’oublier.

– Permettez-moi de croire que la chose n’est pas encore faite.

– Eh ! morbleu ! c’est tout comme ! Tu as pris soin d’arranger ton affaire de façon à éviter toute incertitude. Va-t’en au diable ! Tu appliques un grand coup d’épée à ton lieutenant, et tu désertes après ! Mais il n’en faut pas la moitié pour faire fusiller un homme ! Ne pouvais-tu rester où tu étais ?

– J’y suis resté trop longtemps.

– Alors il y fallait rester toujours !… L’idée d’être honnête homme te prend un peu tard, mon drôle !

– Capitaine !

– Ne vas-tu pas te fâcher, à présent ?

– Je me livre… N’est-ce point assez ?

– C’est trop, morbleu ! Puisque tu avais assez du métier de soldat il fallait rester déserteur ! Que diable veux-tu que je dise à M. d’Assonville, mon frère, quand il saura que je t’ai fait casser la tête ?

Au nom de M. d’Assonville, Belle-Rose étouffa un soupir.

– Ah ! tu soupires ! reprit M. de Nancrais qui allait de long en large par la chambre, masquant sous l’apparence de la colère l’intérêt qu’il portait à Belle-Rose ; M. de Villebrais, que tu avais fort mal accommodé, dit-on, est un méchant homme, je le sais ; mais enfin, c’est ton officier !… Encore si tu étais allé te faire massacrer ailleurs, je m’en serais lavé les mains…

– Monsieur le vicomte, dit Belle-Rose en tâchant d’affermir sa voix altérée, il en sera ce que Dieu voudra ; mais permettez-moi de laisser là ce sujet de conversation. J’ai d’autres devoirs à remplir.

– D’autres devoirs ! Es-tu fou ? Tu n’en as pas d’autres que d’aller en prison.

– J’irai tout à l’heure ; mais veuillez me dire, je vous prie, si vous n’avez pas un pli de M. d’Assonville à me remettre ?

– Parbleu ! je l’avais oublié. Le voici… Si mon frère te charge de quelque commission, il choisit bien son temps… Il est à Paris maintenant, j’imagine ; l’as-tu vu ? comment se porte-t-il ?

À cette question, Belle-Rose pâlit.

– M’entends-tu ? reprit M. de Nancrais… Oh ! si tu ne veux pas parler, ajouta-t-il en voyant l’hésitation de Belle-Rose, garde ton secret. Mon frère a toujours été l’homme du monde le plus mystérieux que j’aie connu ; il a un tas d’affaires obscures auxquelles je n’ai jamais rien compris… Si ce sont les tiennes aussi… faites-les ensemble.

– Hélas ! M. d’Assonville n’en aura plus ! dit Belle-Rose tristement.

M. de Nancrais s’arrêta court.

– Que dis-tu ? s’écria-t-il.

– M. d’Assonville est mort, répondit le soldat.

– Mort ! répéta le capitaine. – Et il s’appuya contre la cheminée. Ses jambes tremblaient sous lui.

Belle-Rose lui raconta les détails de l’événement tragique dont il avait été le témoin, en supprimant toutefois les particularités qui le concernaient personnellement, ainsi que Mme de Châteaufort. M. de Nancrais l’écoutait, la tête inclinée en avant, les yeux attachés aux siens. Chaque parole de ce funèbre récit lui arrivait au cœur ; mais il luttait de toutes ses forces contre l’émotion qui le gagnait.

– Oui, dit-il après que Belle-Rose se fut tu, cela devait être ainsi. Mon frère était bon, brave, loyal et franc, l’autre est un misérable perdu de dettes et de débauche ; ils se sont rencontrés… mon frère est mort : ainsi va le monde ! Le lâche triomphe où le vaillant succombe… Pauvre Gaston ! où ne serait-il pas arrivé ?… Mais il aimait !… Une femme s’est trouvée entre lui et le bâton de maréchal, et cette femme l’a fait trébucher… Que Dieu la maudisse, l’infâme créature ! – M. de Nancrais, plus pâle qu’un cadavre, leva vers le ciel ses deux mains ouvertes avec une effrayante expression de haine et de fureur. Belle-Rose frissonna de la tête aux pieds.

– Celle-ci vivra dans la richesse et la joie, continua le capitaine, marchant à grands pas dans la chambre, lui est mort ! Est-ce qu’on doit aimer quand on est soldat ! Et ne sait-on pas bien que les femmes sont après nous comme des buissons d’épines qui nous déchirent ! Tout le sang fuit des veines, goutte à goutte ! Mais il l’a donc attaqué par derrière, ce Villebrais ! Gaston avait la main ferme et le cœur fort ; il en aurait tué dix comme ce bandit !… Oh ! s’il était vivant encore, vrai Dieu ! de cette main que tu vois, j’arracherais du cœur de mon frère jusqu’au souvenir de cet amour… dût-il en mourir ! Mais il est mort, mon pauvre frère !… Tu ne sais pas, toi, j’étais rude et sévère avec lui, toujours morose et bourru ; mais je l’aimais comme un père aime son enfant.

Vaincu cette fois par la douleur, le capitaine tomba sur un fauteuil et cacha sa tête entre ses mains. Il pleurait. Belle-Rose s’approcha doucement, sans parler, et lui prit la main. Le capitaine répondit à ce mouvement par une étreinte, et tous deux, les doigts entrelacés, restèrent muets un instant.

Tout à coup M. de Nancrais se leva.

– Assez de larmes, dit-il en passant rudement sa main sur ses paupières humides… Mille sanglots ne lui rendraient pas une heure de vie ! Il s’agit de toi maintenant. Entre nous, à présent qu’il n’y a l’un devant l’autre que le frère de M. d’Assonville et Belle-Rose, je puis bien te dire ce que je pense. Tu es un brave et honnête soldat, et M. de Villebrais est un misérable officier qui a plus d’orgueil que de courage. Tu l’as frappé, et bien tu as fait. Tout autre que toi, ayant du cœur, aurait agi de même. Tu avais le droit et la justice de ton côté. Cependant tu seras fusillé. La discipline le veut, et tu le sais, on doit obéissance à la discipline. On aurait fait de toi quelque chose, c’est fâcheux. Demain il n’y aura plus en présence que le capitaine et le déserteur. Donne-moi la main et va-t’en au cachot.

M. de Nancrais agita une sonnette. Le caporal la Déroute parut. M. de Nancrais échangea un dernier regard avec Belle-Rose et se redressa vivement. Ce n’était déjà plus l’ami, c’était l’officier.

– Caporal, dit-il à la Déroute d’une voix brève, voici le déserteur Belle-Rose que je vous confie. Vous allez le conduire au cachot, et vous reviendrez prendre mes ordres pour la convocation du conseil de guerre. Allez. La Déroute porta la main à son chapeau et sortit. À peine eurent-ils passé la porte, que le caporal sauta au cou du sergent.

– Mort de ma vie ! vous avez eu là une idée saugrenue, dit la Déroute… Mais patience, tout n’est pas fini.

– Il s’en manque de trois ou quatre jours, je crois.

– Entre la veille et le lendemain, il y a place pour un projet.

– Que veux-tu dire ?

– Suffit… je m’entends. Nous n’avons pas le loisir de causer dans ce corridor… Je vais d’abord vous caser dans un lieu dont je n’ouvre jamais la serrure sans appliquer un coup de poing contre la porte.

– Le cachot ?

– Précisément. Je cours chez le capitaine, et si j’obtiens de commander les hommes de garde, je suis content.

– Demande-le-lui de ma part, il y consentira.

– Parbleu, j’y pensais. Marchons vite, nous aurons tout le temps de causer après.

Au bout de cinq minutes, la porte du cachot s’ouvrit sur Belle-Rose. C’était une salle basse attenante à la caserne des artilleurs. Les fenêtres étaient grillées et garnies en outre de gros barreaux. L’une d’elles avait vue sur le chemin de ronde, où se promenait un soldat le mousquet sur l’épaule.

Belle-Rose sourit.

– Voilà une résidence judicieusement choisie. On n’en sort que pour entrer dans l’éternité.

– Bah ! qui sait ! murmura la Déroute.

Le prisonnier le regarda ; au moment où il allait parler, le caporal l’arrêta.

– Chut ! il y a des oreilles, dit-il en désignant d’un geste la porte où s’étaient groupés trois ou quatre artilleurs. Asseyez-vous, je cours et je reviens.

La Déroute pressa la main de son camarade et sortit. Belle-Rose entendit les verrous grincer dans leur gâche et sonner sur les dalles du perron le mousquet d’une sentinelle. Les dernières paroles du caporal occupaient son imagination ; il s’assit sur le bord d’un mauvais lit de camp et laissa tomber sa tête entre ses mains.

– C’est une folle espérance, pensait-il, et d’ailleurs, pourquoi espérer ?… maintenant surtout !

Un soupir entr’ouvrit les lèvres du soldat, son esprit s’égara sous les fraîches avenues d’un parc, il vit un fantôme adoré passer entre les fleurs et ferma les yeux pour mieux voir. Tout à coup, la porte cria sur ses gonds, et la Déroute entra.

– Vous dormez ? dit-il en posant la main sur l’épaule de Belle-Rose.

– Non… je rêvais, reprit le soldat ; je me croyais à Saint-Omer, chez mon père. – Une légère rougeur colora son front. Cette rougeur était comme un voile où s’enveloppait la tristesse de son souvenir. Il avait dit Saint-Omer et il pensait Saint-Ouen.

– Eh bien, moi, je viens de chez le capitaine ! Eh ! il fait bien les choses !

– Vraiment !

– Par amitié pour vous, et afin que vous ne souffriez pas longtemps du cachot, il avance le jugement et l’exécution. Nous parlions de quatre jours… vous serez fusillé dans quarante-huit heures.