Belle-Rose/XVI

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Calman-Lévy (p. 151-161).

Aux paroles du caporal, Belle-Rose regarda la campagne qui s’étendait au loin toute rayonnante des splendeurs d’un beau jour. Le caporal saisit ce regard au vol.

– C’est-à-dire que vous serez fusillé si je le veux bien, reprit-il.

– Est-ce à toi qu’est échue la présidence du conseil de guerre ? lui demanda le captif en riant.

– Je commande la place, et il ne sera pas dit que je n’aurai rien fait pour vous sauver de leurs mousquets. J’ai mon projet, et du diable si je ne l’exécute pas !

Belle-Rose, étonné, se tourna vers le caporal qui, tout en parlant, venait de verrouiller la serrure.

– Deux précautions valent mieux qu’une, reprit la Déroute, fermons la porte et parlons bas. Voilà une chaise, asseyez-vous, et surtout écoutez-moi bien.

Le caporal s’assit à côté du sergent et continua en ces termes :

– M. de Nancrais m’a remis la garde du poste. C’est ce que je voulais. Le conseil de guerre s’assemble demain matin ; vous serez condamné demain soir, et après la signification de la sentence, on vous conduira au cachot de la prévôté, où vous serez confié aux mains du prévôt de la compagnie, et le lendemain, à midi, aux yeux de toute la garnison, on vous passera par les armes.

– Je te remercie de ces détails, mon ami, ils m’intéressent beaucoup, dit Belle-Rose.

– Écoutez jusqu’au bout : le reste vous intéressera davantage. Si j’attendais que le prévôt eût fermé la porte de son cachot sur vos talons, vous comprenez que l’intervention du caporal la Déroute ne vous serait plus très utile ; ceux que le prévôt tient, il ne les lâche guère. Mais entre cette prison honnête où nous causons et son cachot maudit, il y a vingt-quatre heures. C’est plus de temps qu’il ne m’en faut pour vous faire évader.

Belle-Rose sauta sur sa chaise.

– Évader ! s’écria-t-il.

– Sans doute ! Croyez-vous donc que le caporal la Déroute soit de ceux qui oublient leurs amis ! Je vous aime, moi, c’est mon idée, et je vous sauverai.

– Et tu te feras fusiller !

– Qu’est-ce que ça vous fait, si ça m’arrange ? Mais on ne me tient pas encore. Je décampe avec vous.

– Toi aussi ?

– Certainement. Mon projet est joli, vous allez en juger. Les hommes qui doivent composer la garde de nuit sont tous de notre escouade : je m’en suis informé ; ce sont de bons camarades qui voudraient vous voir au diable. Quand ils seront réunis, les armes en faisceau, je les ferai ranger en cercle, et leur dirai quelque chose comme ceci : « Enfants ! il y a là dedans un brave sergent qui nous a bien souvent donné des permissions de dix heures quand nous méritions de la salle de police ! – C’est vrai ! répondront-ils. – Certes oui, c’est vrai ! répondrai-je alors ; aussi, camarades, il faut que chacun ait son tour ; il nous a envoyés promener, donnons-lui de l’air. Vous allez aller dormir, je lui ouvrirai la porte, vous ne verrez rien, et il s’en ira. C’est votre caporal qui vous l’ordonne. Allez vous coucher. »

– Et tu crois qu’ils dormiront ?

– C’est-à-dire qu’ils se mettront les poings dans les yeux, et les pouces dans les oreilles ; je les connais. Cinq minutes après, nous filerons comme des perdreaux par les champs. Que pensez-vous du projet ?

– Il est charmant ; j’y vois seulement une difficulté.

– Laquelle ?

– C’est qu’il ne me plaît pas de m’échapper.

Ce fut au tour du caporal de sauter sur sa chaise.

– Il ne vous plaît pas ?… Allons, vous plaisantez !

– Non, je parle sérieusement ; c’est mon idée.

– Eh bien ! chacun la sienne ; il vous convient de rester, il me convient d’ouvrir la porte.

– Alors, tu partiras seul.

– Point, j’attendrai.

– Mais on t’arrêtera au point du jour.

– J’y compte bien.

– Et on te fusillera.

– Je le pense aussi.

– Va-t’en au diable !

– J’aime mieux rester.

Belle-Rose se leva et fit quelques tours dans la prison à grands pas. La Déroute, renversé sur sa chaise, jouait avec ses pouces. Le sergent s’arrêta devant cette honnête figure tout à la fois placide et résolue.

– Mon ami, lui dit-il en lui prenant la main, ce que tu veux faire là est de la folie.

– Pas plus que ce que vous ne voulez pas faire.

– Tu es donc tout à fait décidé ?

– Parfaitement. J’étais piqueur, je suis caporal, je serai mort, voilà tout.

– Mais, en supposant que j’accepte, as-tu réfléchi aux difficultés de ton projet ?

– Dame ! si on pensait à tout, on ne tenterait jamais rien !

– Il y a la sentinelle du chemin de ronde.

– C’est un risque à courir.

– Les patrouilles qui vont et viennent autour des remparts.

– C’est leur métier de voir les gens, ce sera le nôtre de les éviter.

– On nous rattrapera avant que nous ayons gagné la frontière.

– À la grâce de Dieu !

Belle-Rose frappa du pied. Le caporal continuait à faire tourner ses pouces.

– Après tout, fais ce que tu voudras ! s’écria le sergent ; si tu es fusillé, ce sera ta faute.

– C’est convenu, dit la Déroute, et il se leva.

Le jour finissait et l’heure du dîner était venue. Le caporal sortit pour remplir les devoirs de sa charge. Il avait à veiller à la fois sur la gamelle et sur son prisonnier. À peine eut-il passé la porte, que Belle-Rose, tirant un crayon de sa poche, écrivit à la hâte quelques mots sur un bout de papier. Quand il eut fini, il s’approcha de la fenêtre grillée qui donnait sur le préau ; un sapeur était auprès.

– Veux-tu me rendre un service, camarade ? lui dit Belle-Rose.

– Si la consigne me le permet, volontiers.

– Prends donc cette lettre et porte-la tout de suite à M. de Nancrais. S’il n’était pas chez lui, cherche-le jusqu’à ce que tu l’aies trouvé, et ne reviens pas sans la lui avoir remise en mains propres.

– C’est donc pressé ?

– Un peu. Il y va de la vie d’un homme.

– Je cours.

M. de Nancrais, tout entier à la douleur que lui causait la mort de son frère, avait donné l’ordre qu’on ne le dérangeât point ; mais au nom de Belle-Rose il fit introduire le sapeur et prit la lettre. Elle ne contenait que ces lignes :


« Capitaine, si vous n’étiez pas M. de Nancrais, je ne vous dirais rien de ce qui s’est passé entre le caporal la Déroute et moi ; mais en vous confiant ce secret, je suis bien sûr qu’au lieu de le punir, vous empêcherez mon pauvre camarade de se perdre : la Déroute compte me faire évader cette nuit. J’ai vainement tenté de le dissuader, il persiste et s’expose à être fusillé pour me sauver. Je ne tiens plus à la vie, et quoi qu’il fasse, je suis résolu à subir mon sort, mais je ne veux pas le lui faire partager. C’est un honnête homme que je serais désespéré de voir mourir. Protégez-le contre lui-même.

« BELLE-ROSE. »


M. de Nancrais froissa la lettre.

– Va dire à Belle-Rose que je ferai ce qu’il demande, dit-il au sapeur qui tourna sur ses talons.

– C’est un vrai cœur de soldat ! s’écria M. de Nancrais quand il fut seul ; mon frère et lui, l’un après l’autre ! Il n’y a que les bons qui meurent !

Et le capitaine, exaspéré, brisa d’un coup de poing une petite table contre laquelle il s’appuyait.

Une heure après le retour du sapeur, Belle-Rose vit entrer le caporal la Déroute dans sa prison. Le pauvre caporal avait la mine effarée.

– Nous sommes trahis ! dit-il en tombant sur une chaise.

– Vraiment ! répondit Belle-Rose en affectant une grande surprise.

– Le capitaine a tout appris. Quelque méchant artilleur nous aura entendus ! J’avalais ma soupe lorsqu’un canonnier de planton est venu de la part du capitaine m’ordonner de me rendre à l’instant chez lui. Je pars. À peine sommes-nous seuls, que M. de Nancrais me fait signe d’approcher. « Je sais tout », me dit-il. À ces mots je me trouble et balbutie une réponse à laquelle je ne comprenais rien moi-même. « Paix, reprend-il. Je n’ai pas de preuves, tu ne passeras donc pas devant un conseil de guerre ; mais pour t’ôter l’envie de recommencer, je t’envoie à la salle de police. Tu y resteras trois jours… Si tu n’étais pas un bon soldat, je t’aurais fait goûter des verges… Prends ceci et marche. » Je sors tout étourdi et trouve dehors trois canonniers qui me ramènent ici… Pendant la route, j’examine ce que le capitaine m’avait mis dans la main : c’était une bourse où j’ai compté une douzaine de louis… La salle de police et de l’or, tout à la fois, je n’y comprends plus rien. Le sergent qui m’a remplacé dans le commandement du poste m’a permis d’entrer un instant… Quelle aventure !

– Il ne faut point s’en désoler… Nous n’aurions pas réussi.

– Bah ! la nuit est noire et les jambes sont bonnes !

– J’aime mieux te voir en prison… Tu risquais ta vie et je ne tiens pas à la mienne.

– Ce soir, c’est possible ; mais demain !… Tenez, je ne m’en consolerai jamais.

Un coup de crosse appliqué à la porte l’interrompit.

– On me rappelle, dit la Déroute… Déjà !

Il se leva et fit deux tours dans la chambre. Un second coup de crosse l’avertit de se hâter.

– Bon ! s’écria-t-il, voilà mes trois canonniers qui ont peur de s’enrhumer ! Adieu, sergent.

– Veux-tu m’embrasser, mon ami ?

– Si je le veux ! je n’osais pas vous le demander !

La Déroute sauta au cou de Belle-Rose et le tint longtemps serré entre ses bras.

– Et dire que je ne vous verrai plus ! s’écria-t-il en sanglotant.

– Si, là-haut ! dit Belle-Rose en montrant le ciel du doigt.

– C’est bien loin !

Un troisième coup de crosse cogna contre la porte. La Déroute y courut, l’ouvrit vivement et disparut. Il étouffait. Lorsque Belle-Rose n’entendit plus le bruit des pas cadencés de la petite escorte, il prit dans sa poche le pli de M. d’Assonville et en lut le contenu. C’était une sorte de testament par lequel le jeune capitaine instituait Belle-Rose l’exécuteur de ses dernières volontés en lui révélant l’existence d’un enfant qu’il avait eu de Mlle de La Noue avant qu’elle se fût mariée avec le duc de Châteaufort. Cet enfant avait disparu, et M. d’Assonville chargeait Belle-Rose de le réclamer, en lui remettant les divers papiers qui pouvaient l’aider dans ses recherches. Belle-Rose n’acheva pas cette lecture sans être obligé de l’interrompre dix fois. Des larmes brûlantes sillonnaient ses joues. Il sentait sa vie s’échapper par les blessures de son cœur. Le nom de Geneviève, ce nom plein d’horreur et d’enivrement, revenait sans cesse à ses lèvres mêlé à celui de M. d’Assonville, et pour échapper au désordre de ses pensées, le souvenir de Suzanne était le seul asile où son âme saignante pût se réfugier. Mais Suzanne aussi n’était-elle pas perdue pour lui ! C’était donc de toutes parts des espérances fauchées. Les fleurs de sa jeunesse s’étaient flétries à peine écloses, et dans sa courte vie, que des balles allaient sitôt finir, il ne voyait rien que douleurs funèbres et luttes stériles.

– Que la volonté de Dieu soit faite ! dit-il, et se jetant à genoux, il pria.

Quand les premières lueurs du jour éclairèrent les pâles coteaux, Belle-Rose écrivait encore. Devant lui étaient quelques lettres adressées à Mme d’Albergotti, à Claudine, à son père, Guillaume Grinedal, à Cornélius Hoghart, à Mme de Châteaufort et à M. de Nancrais. Plus calme et raffermi, il se jeta sur le lit de camp en attendant l’heure du conseil de guerre. À neuf heures du matin, un piquet de sapeurs s’arrêta à la porte du cachot. Un officier parut sur le seuil l’épée à la main, et fit signe à Belle-Rose d’avancer. Cinq minutes après, il entrait dans la salle du conseil de guerre, que présidait le major du régiment. M. de Nancrais était assis à la droite du major. Sa physionomie paraissait calme ; il était seulement très pâle. Devant une table, vis-à-vis du major, on voyait un greffier. Le piquet se rangea en face du tribunal élevé sur une espèce d’estrade, et Belle-Rose se tint debout, un peu en avant. Le fond de la salle était tout rempli de curieux, parmi lesquels on remarquait un grand nombre de soldats. À l’arrivée du sergent, un grand mouvement se fit dans cette foule ; un grand silence lui succéda bientôt. Le greffier donna d’abord lecture de l’acte d’accusation, duquel il résultait que le sergent Belle-Rose, après avoir blessé grièvement son lieutenant, s’était rendu coupable du crime de désertion. Après cette lecture, le major passa à l’interrogatoire du prisonnier.

– Votre nom, dit-il.

– Jacques Grinedal, dit Belle-Rose, sergent dans la compagnie de M. de Nancrais.

À son nom, M. de Nancrais tressaillit, et pendant la suite de l’interrogatoire, il resta la tête inclinée entre ses mains.

– Votre âge ? reprit le président.

– Vingt-trois ans.

Après que le greffier eut consigné ces diverses réponses sur le procès-verbal, on demanda à Belle-Rose s’il n’avait pas blessé de deux coups d’épée son lieutenant, M. le chevalier de Villebrais, en un lieu voisin de Neuilly. Belle-Rose répondit affirmativement à cette question ; mais pour la justification de son honneur de soldat, il pria le tribunal de vouloir bien l’entendre, et, sur l’autorisation du major, il raconta la scène à la suite de laquelle le duel avait eu lieu. Cette déclaration fut écoutée dans un profond silence. Une vive rumeur parcourut l’assemblée. Le peuple absolvait le soldat.

Le major prit sur la table du conseil une liasse de papiers :

– Les aveux de l’accusé Belle-Rose, dit-il, sont conformes aux déclarations écrites et signées qui nous ont été envoyées de Paris : l’une provient du cocher qui a conduit le sergent et sa sœur ; l’autre est d’un gentilhomme irlandais, Cornélius Hoghart, qui a été témoin du combat. Elles n’ont point été démenties par M. de Villebrais, à qui elles ont été transmises et dont nous regrettons l’absence en ce moment.

Après l’audition de ces faits, le conseil de guerre, considérant l’action de Belle-Rose comme un cas de légitime défense, écarta l’accusation d’attentat contre la personne d’un officier. Le crime de désertion restait seul en cause.

– Après votre duel avec le lieutenant de Villebrais, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à Laon, où se trouvait alors votre compagnie ? reprit le major.

– C’était mon intention d’abord, mais un accident m’en a empêché.

– Une blessure peut-être ?

– Oui, major.

– Mais vous pouviez écrire, et vous mettre en route après votre guérison.

– C’est vrai.

– En restant au lieu où vous étiez, vous vous rendiez coupable du crime de désertion, le saviez-vous ?

– Je le savais et me reconnais coupable.

– Avez-vous du moins quelques explications à nous donner sur les causes de votre absence ?

Belle-Rose secoua la tête. Le major échangea quelques mots avec les membres du conseil de guerre, et, se tournant vers Belle-Rose, lui demanda s’il n’avait rien à ajouter pour sa défense. Sur sa réponse négative, il donna l’ordre de le reconduire à sa prison. Le piquet d’infanterie sortit avec l’accusé, la salle fut évacuée, et le conseil entra en délibération.

Vers le soir, le sergent de garde ouvrit la porte de la prison.

– Debout, camarade, et suivez-moi, dit-il.

– Où me conduisez-vous ? demanda Belle-Rose.

– Dame ! en un lieu où l’on ne va guère qu’une fois.

– Au cachot de la prévôté ?

Le sergent inclina la tête.

– Bien ! reprit Belle-Rose ; je comprends.

Quatre canonniers le placèrent entre eux et le conduisirent au cachot, qui n’était pas dans le même corps de logis. C’était une salle voûtée, petite, étroite et recevant le jour par deux lucarnes garnies de forts barreaux de fer. Un grabat était dans un coin, un banc contre le mur et un christ en bois cloué en face de la porte. C’était un lieu sombre, humide et froid, quelque chose comme l’antichambre d’un sépulcre. Le prévôt du régiment reçut Belle-Rose et coucha son nom sur les registres du cachot. Un moment après, l’aide-major et le greffier du conseil entrèrent. Le greffier tenait un papier à la main. Belle-Rose se découvrit, et les sentinelles présentèrent les armes. Des flambeaux attachés à des branches de fer fichées dans le mur furent allumés, et à la clarté rougeâtre qui faisait étinceler l’épée nue de l’aide-major et les mousquets des soldats, le greffier donna lecture de l’arrêt du conseil de guerre. L’arrêt portait en substance que le nommé Jacques Grinedal, dit Belle-Rose, ci-devant sergent de la compagnie de Nancrais du corps des canonniers, se trouvant atteint et convaincu du crime de désertion, le conseil de guerre, assemblé dans la ville de Cambrai, le condamnait, conformément aux ordonnances militaires, à la peine de mort. Après cette lecture, le greffier demanda à Belle-Rose s’il n’avait rien à déclarer.

– Rien, monsieur ; je désirerais seulement savoir à quel genre de mort le conseil m’a réservé ?

– Le conseil, appréciant votre bonne conduite et vos antécédents, a décidé qu’au lieu d’être pendu vous seriez fusillé.

– Veuillez, monsieur, remercier le conseil. En m’accordant de ne point mourir d’une mort infamante, il m’octroie la seule grâce que j’ambitionnais. À quelle heure l’exécution ?

– Demain matin, à onze heures.

– Je serai prêt, monsieur.

– Si vous êtes de notre sainte religion, vous plaît-il d’avoir un confesseur, afin d’être en état de paraître devant Dieu au moment de quitter les hommes ?

– J’allais vous en faire la prière.

Le greffier fit signe au prévôt, qui sortit et revint au bout de dix minutes avec un prêtre. Tout le monde se retira, et quand la porte se fut refermée, Belle-Rose demeura seul avec l’homme de Dieu.