Belle-Rose/XVIII

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Calman-Lévy (p. 174-184).

La guerre de 1667 fut le prélude de cette grande guerre de 1672, qui s’annonça comme un coup de foudre dans un ciel serein, pour nous servir de l’expression du chevalier Temple à propos de l’invasion de la Hollande. Cent mille hommes s’ébranlant à la fois, traversèrent la Meuse et la Sambre et conquirent la Flandre avec la rapidité de l’éclair. La France présentait alors un magnifique spectacle. Un roi jeune, élégant, amoureux de toutes les choses grandes et glorieuses, attirait à sa cour l’élite des intelligences éparses dans le royaume. Molière et Racine faisaient de la scène française la première scène du monde ; Louvois et Colbert administraient les affaires publiques ; Condé et Turenne étaient à la tête des armées ; les poètes les plus fameux, les écrivains les plus illustres, les femmes les plus célèbres, les plus éminents prélats, une foule d’hommes distingués par leur science, leur esprit, leurs vertus, remplissaient Paris d’un renom qui s’étendait jusqu’aux extrémités de l’Europe. C’était une imposante réunion de généraux, d’orateurs, de savants, de lettrés, de ministres, de grandes dames comme il s’en rencontre rarement dans l’histoire des empires. La France était tout à la fois éclairée, puissante, elle avait la double autorité des armes et des lettres, et sa suprématie s’étendait à toutes choses, à celles de l’esprit comme à celles de la politique : elle commandait par l’épée et gouvernait par la plume. Durant les courts loisirs de la paix, les nations qu’elle avait vaincues pendant la guerre venaient s’instruire à ce foyer de lumières qui rayonne au milieu de l’Europe, dans ce Paris merveilleux qui enfante des philosophes ou des soldats, des livres ou des révolutions pour mener le monde ! Louis XIV, conseillé par le cardinal Mazarin, avait signé, le 7 novembre 1659, le traité des Pyrénées, la perte de la bataille des Dunes, la prise de Dunkerque, de Gravelines, d’Oudenarde et d’autres places importantes, ayant décidé l’Espagne à proposer une paix qui fut acceptée. À la paix signée dans l’île des Faisans, Louis XIV gagna la confirmation de l’Artois, le Roussillon, Perpignan, Mariembourg, Landrecies, Thionville, Philippeville, Gravelines, Montmédy et la main de Marie-Thérèse, fille de Philippe IV, infante d’Espagne. Louis XIV, maître chez lui, pensa dès lors à devenir maître dehors. Durant huit années, il s’appliqua à cimenter des alliances, à neutraliser les efforts des puissances dont il pouvait redouter la rivalité, à faire éclater partout la suprématie de la France. L’Espagne a reconnu la préséance de la France à la suite d’une querelle survenue à Londres entre les ambassadeurs des deux pays ; le pape Alexandre V est contraint de désavouer, par une éclatante et publique réparation, l’outrage fait à l’ambassadeur de France par sa garde corse ; Dunkerque et Mardick sont rachetées aux Anglais pour cinq millions de francs ; l’alliance avec les Suisses est renouvelée, Marsal en Lorraine est prise, les pirates d’Alger sont punis, les Portugais soutenus contre les Espagnols, et l’empereur Léopold reçoit un secours de six mille volontaires qui l’aident contre les Turcs et prennent une part glorieuse à la bataille de Saint-Gothard. Cependant le roi de France attendait son heure ; les plus habiles généraux commandaient son armée, instruite et aguerrie ; la marine était augmentée ; il laissait son alliée, la Hollande, s’épuiser dans une guerre stérile et ruineuse contre l’Angleterre, et se tenait prêt à agir, lorsqu’enfin la mort de Philippe IV lui permit d’essayer ses forces. Du chef de sa famille, et en vertu du droit de dévolution, Louis XIV revendiqua les Pays-Bas espagnols. Mais tandis que des préparatifs formidables semblaient menacer l’Europe tout entière, les fêtes remplissaient d’éclat les résidences royales de Versailles et de Saint-Germain, le théâtre conviait les plus illustres étrangers et les hommes les plus considérables du pays aux chefs-d’œuvre de la poésie, partout s’élevaient de splendides monuments, et la plus polie comme la plus brillante cour du monde voyait fuir les jours au milieu des pompes de la royauté triomphante et des merveilles de l’intelligence honorée. Tout à coup, au milieu de cette paix féconde qu’embellissaient les mille créations des arts, la guerre éclate, et sur toutes les frontières du Nord s’allume l’incendie. Le roi lui-même franchit la Sambre, et à sa suite les meilleurs capitaines du temps, Condé, Turenne, Luxembourg, Créqui, Grammont, Vauban, marchent, et lui répondent de la victoire. Dans cet ébranlement général, les secousses étaient si brusques et si profondes, que les petits, poussés par les hasards de la fortune, pouvaient, eux aussi, gravir aux premières places. Lorsque les grandes guerres ou les tourmentes sociales agitent les nations, l’audace, l’intelligence, le savoir, sont des marchepieds ; les niveaux s’abaissent, et ceux qui sont en bas ont l’espérance de monter. C’est alors à ceux qui ont de l’énergie à se frayer un chemin. Le mouvement apaisé, les rangs du peuple s’assoient et l’immobilité s’étend sur le pays. Toutes ces pensées luirent comme un éclair dans l’esprit de Belle-Rose : il entrevit les clartés de l’horizon et appela de tous ses vœux l’heure du combat. Le lendemain, au point du jour, M. de Nancrais le fit venir pour lui confier l’organisation et le commandement d’un corps de recrues qui venait d’être conduit à Cambrai.

– Je vous devancerai à la tête de mes vieux soldats, lui dit le capitaine ; vous me rejoindrez à Charleroi, et le plus tôt sera le mieux.

Belle-Rose aurait mieux aimé partir sur-le-champ, mais il fallait obéir ; la mission dont il était chargé était d’ailleurs une preuve de confiance ; il se résigna et vit s’éloigner à la même heure Cornélius et M. de Nancrais, celui-là pour Saint-Omer et celui-ci pour Charleroi. On devinera sans doute que le caporal la Déroute n’avait pas été le dernier à venir complimenter Belle-Rose sur son nouveau grade.

– Je ne pense guère à l’épaulette, avait dit le pauvre caporal ; la seule chose que j’ambitionne à présent, c’est d’être sous vos ordres. Si vous me permettiez de ne plus vous quitter, je serais le plus heureux des hommes.

– C’est à quoi nous aviserons quand nous serons à l’armée. M. de Nancrais m’accordera, j’en suis certain, cette autorisation, qui ne me fera pas moins plaisir qu’à toi.

Après cette assurance, la Déroute, plein de joie, prit le chemin des remparts, où se rangeait la compagnie. Comme il allait se mettre à son rang, M. de Nancrais l’appela.

– Eh ! drôle ! où cours-tu ? lui dit-il.

– Je cours à mes soldats… J’ai perdu un peu de temps, mais je vous payerai ça à coups de pique dans le ventre des Espagnols.

– Il s’agit bien de pique et d’Espagnols ! Qu’as-tu fait de ta hallebarde ?

– Ma hallebarde ? répéta le caporal stupéfait.

– Parbleu, je m’exprime en français, j’imagine ! On ne t’a donc pas dit que tu étais sergent, ou bien l’as-tu oublié ?

– Moi ! sergent !

– Voilà trois heures que tu es nommé.

– Il n’y en a qu’une seulement que j’ai quitté la salle de police.

– Et tu t’y feras remettre si tu ne prends pas bien vite les insignes de ton grade. Cours, ou je te casse.

La Déroute, tout étourdi, salua le capitaine et partit. Mais durant les étapes, l’esprit du nouveau sergent, qui ne l’avait pas très vif, fut perpétuellement occupé à chercher les motifs de son avancement. S’il avait mérité d’être puni, pourquoi lui donnait-on la hallebarde avant même l’expiation de sa peine ? mais si sa conduite, au contraire, voulait une récompense, pourquoi avait-on commencé par le mettre en prison ? En outre encore, le capitaine était-il content ou mécontent ? Cette double question troublait l’entendement du pauvre la Déroute : c’était une charade dont le mot lui échappait. Comme on le pense bien, jamais il n’osa s’en expliquer franchement avec M. de Nancrais ; il est donc à croire qu’il est mort dans cette fâcheuse perplexité.

Tandis que sa compagnie marchait vers la frontière du Nord, Belle-Rose pressait le plus qu’il pouvait l’organisation de ses recrues. Il y mit une telle activité, que peu de jours après son escouade fut en état de partir, si bien qu’il arriva au quartier général de l’armée avant l’ouverture de la campagne. L’armée de Flandre était commandée par M. le prince de Condé, qui avait sous ses ordres M. le duc de Luxembourg, M. le duc d’Aumont et d’autres généraux. Le bataillon d’artillerie dont faisait partie la compagnie de M. de Nancrais appartenait au corps de M. de Luxembourg, réuni un des premiers sur les bords de la Sambre, à Charleroi. Lorsque Belle-Rose arriva au camp, la nuit tombait. Il se fit reconnaître des sentinelles placées devant le quartier d’artillerie, distribua ses hommes, et, sur l’avis que M. de Nancrais était absent pour affaire de service, il entra sous la tente qui lui avait été préparée. Belle-Rose venait de déboucher son ceinturon et de jeter son habit, lorsque, soulevant les plis de la toile, la Déroute parut à ses yeux. Le sergent avait le visage abattu et le regard morne, mais dans le clair obscur de la tente, son lieutenant ne s’en aperçut pas d’abord.

– Eh ! c’est toi, mon pauvre la Déroute ? Tu es la première figure amie que je rencontre ici, sois le bienvenu. Te portes-tu bien ?

– Passablement, merci. Il serait même à souhaiter que tout le monde se portât comme moi.

– Ma foi, mon ami, tout le monde ne serait pas fort aise d’avoir la mine que tu possèdes ce soir. Si tu vas bien, tu n’en as pas l’air.

– La santé est bonne, mais c’est qu’on n’a pas toujours lieu d’être satisfait des choses qu’on voit.

– Cette philosophie est sage, sans doute, mais ne te va guère, à toi, dont j’ai appris la nouvelle dignité. Tu m’as succédé, et certes tu ne t’y attendais pas.

– Non, vraiment, et cette nomination a même été le sujet d’une foule de réflexions qui me préoccupent encore, lorsque je n’ai rien à faire. La hallebarde de sergent, c’est mon bâton de maréchal à moi.

– Bah !

– Vous savez mon opinion là-dessus, mon lieutenant. Mais quoique ce soit bien peu de chose, je donnerais volontiers ma peau pour qu’un autre que moi fût dans cet habit-là.

– De quel air dis-tu cela, mon pauvre sergent ! Te serait-il arrivé quelque malheur ?

– À moi ? non, mordieu ! je n’ai pas de ces bonnes fortunes ! Ça tombe sur d’honnêtes gens qu’elles me préfèrent.

Belle-Rose s’approcha de la Déroute et le regarda. Alors seulement il fut frappé de l’accablement de son visage, que la maigre clarté d’une méchante chandelle ne lui avait pas permis de distinguer d’abord.

– Parle ! qu’est-il arrivé ? lui dit-il.

– Un grand malheur… je ne sais pas comment vous l’apprendre…

– De quoi s’agit-il ?

– De notre capitaine.

– M. de Nancrais ! Mais je viens du quartier, et l’on m’a dit qu’il était absent pour affaire de service.

– C’est qu’apparemment on ne savait rien encore.

– Et que sais-tu, toi ?

– M. de Nancrais est en prison.

– Lui ! et pourquoi ?

– Il a manqué aux ordres du général.

– Une infraction à la discipline, lui, notre capitaine ! C’est impossible !

– Je vous dis que je l’ai vu. Vous en parlerais-je autrement ?

– Mais comment cela s’est-il donc fait ?

– Je n’y comprends rien encore ! Mais que voulez-vous ? Depuis la mort de son frère, M. de Nancrais est méconnaissable. Lui, autrefois si calme, est à présent comme un enragé. L’odeur de la poudre le rend fou ; il n’a pas plus de patience devant l’ennemi qu’une mèche de canon devant le feu !

– Mais l’affaire ! l’affaire ?

– La voici. Il faut d’abord que vous sachiez que M. le duc de Luxembourg a, par un ordre du jour, défendu aux soldats de se hasarder hors d’un certain rayon autour du camp ; il leur a surtout prescrit, sous peine de mort, d’éviter toute espèce d’engagement avec l’ennemi. La proclamation a été affichée partout, et lue dans les chambrées. On dit tout bas que M. de Luxembourg veut, avant d’agir, attendre l’arrivée du roi, lequel, comme vous le savez, doit, de sa personne, prendre part aux opérations.

– Laisse le roi, et arrive à M. de Nancrais.

– Or, aujourd’hui, vers midi, M. de Nancrais passait à cheval du côté de Gosselies. Il était en compagnie de quelques officiers des dragons de la reine et du régiment de Nivernais. Un parti d’éclaireurs espagnols avait passé la Piélou et pillait un hameau. Quelques-uns des nôtres s’échauffèrent à cette vue. – N’était l’ordre du jour, dit l’un, je chargerais volontiers cette canaille ! – Mordieu ! dit un autre, mieux vaut que je m’en aille, ma main a trop envie de caresser la garde de mon épée. – Ma foi, je pars, ajoute un troisième. – Et voilà quatre ou cinq officiers qui tournent bride pour ne pas mettre la main aux pistolets. M. de Nancrais ne disait rien, mais il tortillait ses moustaches l’œil fixé sur les Espagnols, qui s’amusaient à mettre le feu au clocher. Tout à coup un cornette de dragons, venu tout droit de la cour au camp, tire son épée. – Au diable les ordres ! s’écrie-t-il ; il ne sera pas dit qu’un officier du roi aura vu brûler le drapeau du roi sans mettre l’épée au vent. – Il pique des deux et part. On s’arrête. – Le laisserons-nous sans défense, messieurs ? s’écrie à son tour M. de Nancrais, qui poussait son cheval vers le hameau. – On le suit tout doucement. La discipline voulait qu’on reculât, la colère et l’ardeur conduisaient la troupe sur les pas de l’officier. – Mordieu ! on le tue, reprend le capitaine, en avant et vive le roi ! – Il enfonce les éperons dans le ventre de son cheval et s’élance au galop. Chacun le suit. Le pauvre cornette était à moitié mort ; sept ou huit cavaliers l’entouraient, et comme on se précipitait à son secours, il tomba sous les pieds des chevaux, la tête fendue d’un coup de sabre. Les officiers, furieux, chargent les Espagnols, en tuent une douzaine et dispersent le reste. Entraînés par leur courage, M. de Nancrais et ses camarades se jettent à leur poursuite, l’épée dans les reins, frappant et blessant à tort et à travers tous ces fuyards qui les prennent pour des diables. Une compagnie du régiment de Nivernais, qui revenait de la manœuvre, reconnaît l’uniforme du corps, et comprenant à quel péril ses officiers seront exposés de l’autre côté de la Piélou, la passe avec eux, et, tambour battant, on arrive à Gosselies, d’où les maraudeurs étaient sortis. C’est une bonne position militaire ; l’ennemi y avait mis du canon et cinq ou six cents hommes, mais rien ne nous résiste.

– Tu en étais donc ?

– Ma foi, étant par là, j’avais tout vu, et je suis allé où allait mon capitaine. M. de Nancrais semblait un lion. Sans chapeau, l’habit déchiré en vingt endroits, poussant son cheval là où la mêlée était le plus épaisse, il avait brisé son épée dans le ventre d’un soldat, et, armé d’un sabre, il frappait toujours, criant : Vive le roi ! entre chaque coup. Chaque fois que le sabre s’abaissait on voyait disparaître un homme. Épouvantés, les Espagnols rompirent leurs rangs. Les canons étaient à nous, et quand il ne resta plus que leurs morts dans la place, on arbora le drapeau blanc tout au haut de la redoute. Tout compte fait, nous avions perdu trente hommes, sans compter les blessés ; mais nous avions le village et la redoute.

– C’est un beau fait d’armes ! s’écria Belle-Rose enthousiasmé.

– C’est très beau, sans doute, mais c’était très embarrassant aussi, comme vous l’allez voir. Nous avions oublié la discipline, il a bien fallu se la rappeler après. Quand nous fûmes maîtres de l’endroit, encore tout animés par l’ardeur du combat, M. de Nancrais fit ranger les officiers autour de lui. – Messieurs, leur dit-il, nous avons commis une faute ; elle est grave. C’est à moi qu’il appartient, comme au plus coupable… – Nous le sommes tous ! crièrent ces braves gentilshommes. – Alors, comme au plus ancien d’entre vous, reprit le capitaine, il m’appartient de rendre compte à M. le duc de Luxembourg de ce qui vient de se passer. – On voulu répliquer, mais il imposa silence du geste. – Le premier coupable est mort. C’est moi, messieurs, que vous avez suivi, dit-il. – M. de Nancrais distribua les soldats du Nivernais dans les différents postes, jeta son sabre tout ébréché, et prit fort tranquillement le chemin du quartier général. Il y a une heure qu’il y est arrivé, et il n’est sorti de l’habitation du général que pour aller en prison.

– En es-tu sûr ?

– Je l’ai rencontré, et, m’ayant vu, il m’a fait signe d’approcher.

– Mon compte est clair, la Déroute, m’a-t-il dit. Si Belle-Rose arrive dans la nuit, dis-lui qu’il tâche de me voir. Une heure après le lever du soleil, il sera trop tard.

Belle-Rose sauta sur son habit, agrafa son ceinturon et ramassa son chapeau.

– Vous allez le joindre, lieutenant ? dit la Déroute.

– Non pas, vraiment !

– Mais où courez-vous donc ?

– Chez M. le duc.

– Il ne vous recevra pas ; il y a conseil cette nuit.

– Je forcerai l’entrée.

– Mon lieutenant, prenez garde !…

– À quoi ?

– Vous risquez votre vie !

– Eh bien ! j’y laisserai ma vie ou je sauverai la sienne.

Belle-Rose, sans plus écouter la Déroute, passa la porte et se dirigea rapidement vers le quartier général. La Déroute le suivait de loin. Les premières sentinelles le laissèrent passer, ses épaulettes et le désordre de son costume le faisant prendre pour un aide de camp chargé d’un ordre du prince de Condé. Mais à l’entrée de la maison qu’habitait le général, un grenadier l’arrêta.

– On ne passe pas, lui dit-il.

– M. de Luxembourg m’attend, répondit Belle-Rose hardiment.

– Le mot d’ordre ?

– Je ne l’ai pas.

– Alors, vous n’entrerez pas.

– Parbleu ! c’est ce qu’il faudra voir.

Et Belle-Rose, renversant le grenadier avec une force irrésistible, se jeta dans le corridor d’un bond. Une lumière brillait au haut d’un escalier, il le franchit, repoussa deux plantons qui se tenaient sur le palier, ouvrit une porte qui était en face de lui et disparut avant même que la sentinelle eût le temps d’armer son mousquet. M. le duc de Luxembourg était assis dans un grand fauteuil ; il tenait à la main des dépêches, et sur une table à sa portée, on voyait dispersés des cartes et différents papiers. Au bruit que fit Belle-Rose en pénétrant dans la salle, le général sans tourner la tête s’écria : – Qu’est-ce encore et que me veut-on ? N’ai-je pas donné l’ordre de ne laisser entrer personne ?

– Monsieur le duc, j’ai forcé la consigne.

À ces mots, au son de cette voix inconnue, le duc de Luxembourg se leva.

– C’est une audace qui vous coûtera cher, monsieur, reprit-il ; et sa main saisit une sonnette qu’il agita.

Les soldats de planton et quelques officiers de service entrèrent.

– Un mot, de grâce ! vous disposerez de ma vie après ! dit Belle-Rose, au moment où M. de Luxembourg allait sans doute donner l’ordre de l’arrêter.

Le général se tut. Un instant ses yeux enflammés par la colère se promenèrent sur Belle-Rose ; le désordre où paraissait être le jeune officier, la droiture et la franchise de sa physionomie, la résolution de son regard, l’anxiété qui se lisait sur tout son visage, touchèrent l’illustre capitaine. Il fit un signe de la main ; tout le monde sortit, et le duc de Luxembourg et Belle-Rose restèrent seuls en présence.