Belle-Rose/XXIII

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Calman-Lévy (p. 228-235).

Le lendemain, au point du jour, quand Belle-Rose ouvrit les yeux, il était seul. Un instant il crut qu’un rêve enflammé avait troublé son imagination ; le silence l’entourait, mais un vague et doux parfum dont l’air était imprégné lui rappelait que Mme de Châteaufort était venue dans sa tente. Il se leva tout troublé, et comme il la cherchait partout, s’attendant à la voir surgir de quelque côté, ses regards tombèrent sur une rose fanée dont les pétales jonchaient le sol au pied du lit. À cette vue, le jeune officier se couvrit le visage de ses deux mains.

– Ô mon Dieu ! dit-il, hier encore j’aimais Suzanne !

Ses yeux ne pouvaient se détacher de la pauvre fleur abandonnée dont les insaisissables parfums montaient jusqu’à son cœur comme un mélancolique reproche. Il se baissa tristement, et ramassant les pétales flétris, il les serra dans un médaillon qu’il suspendit à son cou.

– Pauvres feuilles ! murmurait-il en les pressant contre ses lèvres, vous êtes toujours douces et suaves comme celle dont vous venez.

Comme il achevait son odorante moisson, le sergent la Déroute entra sous la tente.

– Il y a là un homme qui vous demande, lui dit-il.

– Le connais-tu ?

– Non, mais c’est à vous seul qu’il veut parler.

– C’est bien, qu’il attende une minute, et je suis à lui. Belle-Rose passa son épée à sa ceinture, agrafa son habit, prit son chapeau et sortit. Le Lorrain l’attendait devant la porte.

– Que me voulez-vous ? lui dit Belle-Rose.

– J’ai affaire à M. Jacques Grinedal, lieutenant d’artillerie au régiment de La Ferté ? répliqua le drôle, qui tenait à remplir consciencieusement sa mission. Est-ce bien à lui-même que j’ai l’honneur de parler ?

– À lui-même.

– S’il en est ainsi, mon officier, veuillez prendre connaissance de cette lettre qu’on m’a chargé de vous remettre.

– À moi ?

– Sans doute.

– Mais il n’y a point d’adresse.

– N’importe ! brisez le cachet et lisez hardiment ; la lettre est bien pour vous.

Belle-Rose déchira l’enveloppe. Aux premiers mots, il reconnut l’écriture de Mme de Châteaufort. Le billet ne contenait que deux lignes.

« Suivez cet homme ; j’ai besoin de vous voir pour affaire d’importance qui m’intéresse et vous intéresse. Dépêchez ; je vous attends. »

Belle-Rose regarda tour à tour l’homme et le billet. L’homme soutint ce regard sans sourciller ; quant au billet, il était d’un laconisme qui surprit le jeune officier ; mais cette brièveté même le persuada qu’il s’agissait de l’enfant de M. d’Assonville.

– La personne qui vous a remis cette lettre est-elle encore au camp ? demanda Belle-Rose.

– Non, répondit hardiment le Lorrain.

– Y a-t-il longtemps que vous lui avez parlé ?

– Il y a une heure à peu près.

– Ainsi, vous savez où je dois la trouver ?

– Je le sais.

Belle-Rose appela le sergent la Déroute, et lui commanda d’apprêter son cheval.

– Il est prêt.

– Va donc le chercher.

Un instant après, la Déroute revint, conduisant deux chevaux par la bride.

– Voilà deux animaux inséparables, dit-il : où l’un va, il faut que l’autre coure. Mon lieutenant permettra bien que le gris accompagne le noir ?

– Comme tu voudras.

Conrad avait tout entendu. À ces derniers mots, il s’approcha.

– La personne qui vous attend, dit-il en s’adressant à Belle-Rose, m’a fort recommandé de vous amener seul.

La Déroute intervint brusquement.

– Mon ami, dit-il au Lorrain, la personne qui t’envoie ne sait pas que mon cheval est un animal surprenant pour l’amitié. S’il restait seul au logis, il se casserait la tête d’un coup de pied ; c’est un meurtre que tu ne voudrais pas avoir sur la conscience. Marche, on te suit.

Conrad réfléchit qu’une plus longue insistance pourrait éveiller des soupçons ; ce n’étaient, après tout, que deux hommes contre dix.

– Ce sera l’affaire d’un coup de pistolet de plus, se dit-il, et il se mit en devoir de partir.

Au moment de s’éloigner, la Déroute appela un caporal qui passait par là.

– Eh ! Grippard ! lui dit-il, viens t’asseoir ici, et garde la maison. Si M. de Nancrais ou toute autre personne nous venait demander, assure-les que nous serons promptement de retour. Nous allons… Où allons-nous ? reprit-il en se tournant du côté de Conrad.

– À Morlanwels, dit Conrad, qui ne pouvait s’empêcher de répondre à la question.

– Tu as entendu ? continua la Déroute en s’adressant à Grippard.

– Parfaitement.

– Assieds-toi donc, et veille bien.

À trois cents pas du camp, le Lorrain prit son cheval qu’il avait laissé dans une ferme, et on poussa vivement du côté de Morlanwels. Belle-Rose n’avait pas fait une lieue que Mme de Châteaufort, à cheval, arrivait devant la tente du lieutenant. Elle était vêtue d’un habit de velours vert qui seyait merveilleusement à sa taille élégante et souple ; un feutre gris, où flottait une plume rouge, ombrageait sa tête, et du bout de sa houssine elle irritait une superbe jument blanche qui piaffait sous elle et faisait voler l’écume de ses naseaux enflammés. Deux laquais la suivaient à cheval, le mousquet pendu à l’arçon de la selle.

– Hé ! l’ami ! dit-elle à Grippard, voudriez-vous dire au lieutenant Belle-Rose qu’une dame est là, qui désire lui parler ?

– Je le ferais sans nul doute, madame, si le lieutenant n’était parti.

– Parti, dites-vous ?

– Il y a une demi-heure.

– Parti, sans rien dire ?

– Un homme est venu de grand matin, lui a remis un billet, et ils se sont éloignés ensemble. Le sergent la Déroute m’a chargé de répondre qu’ils allaient du côté de Morlanwels.

– À Morlanwels ? mais il y a des Espagnols de ce côté-là !

– Des Espagnols et des Impériaux, dit Grippard.

Les yeux de la duchesse tombèrent sur un papier plié en forme de lettre qui gisait sur le sol ; leste comme un oiseau, elle sauta par terre et ramassa le papier. Dès la première ligne elle pâlit, ayant peur de comprendre.

– Voilà le billet qu’on a remis au lieutenant ? dit-elle à Grippard d’une voix tremblante.

– Je le crois.

– C’est une trahison ! fit-elle.

En ce moment Cornélius Hoghart, Guillaume et Pierre accouraient pour embrasser Belle-Rose.

La duchesse, du premier coup d’œil, reconnut le gentilhomme qu’elle avait rencontré dans l’antichambre de M. de Louvois. Elle courut à lui.

– Monsieur, lui dit-elle d’une voix brève, me reconnaissez-vous ?

– Madame la duchesse de Châteaufort ! s’écria Cornélius en s’inclinant.

– Eh bien, monsieur, en ce moment on assassine Belle-Rose.

À ce cri, le vieux Guillaume s’élança vers la duchesse.

– Que dites-vous ! madame ? s’écria-t-il ; je suis son père !

– Je dis qu’il faut le sauver s’il est vivant ou le venger s’il est mort. C’est à Morlanwels qu’il faut courir ; à cheval, à cheval, et qu’on me suive !

La duchesse prit un pistolet à la ceinture de Grippard, sauta sur sa jument, lâcha les rênes et partit suivie de ses deux laquais. Cornélius, Guillaume, Pierre et Grippard s’élancèrent sur des chevaux de dragons qui étaient par là, et la petite troupe, excitée par son guide, franchit les barrières du camp.

Cependant Belle-Rose et la Déroute suivaient le Lorrain, qui pressait sa monture sans souffler le moindre mot. Au bout d’une lieue, Conrad prit un sentier sur la gauche qui coupait à travers champs. L’approche de la guerre avait fait décamper les habitants ; les fermes étaient dévastées ; on ne voyait pas un paysan alentour.

– Où diable nous mènes-tu ? dit la Déroute, à qui la mine du Lorrain ne revenait pas.

– C’est une entrevue où il faut de la prudence. La personne qui m’envoie serait désespérée si l’on venait à la soupçonner, répondit Conrad.

La Déroute se tut, mais il s’assura que ses pistolets jouaient bien dans leurs fontes. Ceux que Conrad cachait dans ses poches étaient tout armés. On courut encore une demi-lieue sans découvrir personne. Belle-Rose, absorbé par ses pensées, se recueillait en quelque sorte pour la mission qu’il allait accomplir. Le chemin que suivaient les trois cavaliers s’enfonçait dans un petit vallon couvert de bois. À l’extrémité du vallon, on voyait un château.

– C’est ici, dit Conrad, en montrant le château du doigt.

Comme ils longeaient un taillis, la Déroute entendit un bruit d’arbustes froissés. Conrad tourna vivement la tête.

– Il y a par là quelque sanglier qui quitte sa bauge, dit-il en souriant.

La Déroute passa la main droite sous les fontes, saisit la crosse d’un pistolet, et, se penchant vers Belle-Rose, lui dit tout bas à l’oreille :

– Prenez garde, mon lieutenant ; nous sommes en pays ennemi.

Belle-Rose tressaillit et tourna rapidement les yeux autour de lui. Tout à coup le sabot d’un cheval sonna contre un caillou.

– Oh ! oh ! fit la Déroute, voilà un sanglier qui a les pieds ferrés.

Le Lorrain leva brusquement la main et lâcha un coup de pistolet contre le sergent ; mais le sergent avait l’œil sur lui ; au mouvement du Lorrain, il répondit par un mouvement semblable en se jetant sur le cou du cheval, et les deux coups partirent presque en même temps. La balle du Lorrain passa derrière la tête du sergent.

– Ah ! mon drôle ! s’écria la Déroute en rendant balle pour balle, tu es trop maladroit pour le métier que tu fais.

Le coup du sergent déchira le bras du Lorrain, et atteignit son cheval à la tête. L’animal blessé hennit de douleur, se cabra et partit comme une flèche. Au bout de cent pas, il donna dans un marais dont l’eau verte était tapissée d’herbes ; du premier bond il s’enfonça jusqu’au jarret dans la vase ; un violent coup d’éperon le fit se redresser ; il s’élança, s’embourba jusqu’au poitrail et roula dans l’eau. Un instant on vit les jambes du cheval qui battaient la surface du marais dans les convulsions de l’agonie ; les mains de Conrad se roidissaient cramponnées à la selle ; un élan furieux lui fit soulever la tête au-dessus du lit d’herbes qui l’étouffait. – À moi ! cria-t-il d’une voix haletante ; mais le cheval s’enfonça, et le Lorrain disparut sous l’eau. Toute cette scène s’était passée en une minute ; au moment où les deux coups de pistolet retentissaient, une troupe de cavaliers parut sur la lisière du bois. À sa tête marchait M. de Villebrais. La Déroute regarda derrière lui ; trois ou quatre hommes gardaient le sentier : décidément Belle-Rose et lui étaient cernés. Il y avait du côté opposé au bois un grand rocher dans lequel s’ouvrait une baie. Belle-Rose y poussa son cheval rapidement, et sûr de n’être pas enveloppé, il fit face à l’ennemi. La Déroute était déjà à son côté, l’épée et le pistolet au poing. M. de Villebrais rallia sa troupe et s’avança vers le rocher. Il y avait une douzaine de cavaliers derrière lui rangés en demi-cercle. Il marchait lentement, comme un homme qui ne craint pas que sa proie lui échappe, l’épée au fourreau, le pistolet dans les fontes, l’œil sur Belle-Rose.

– Hier, c’était votre tour ; c’est aujourd’hui le mien, lui cria-t-il ; je prends ma revanche.

– Vous la volez ! répondit Belle-Rose, qui s’apprêtait à vendre chèrement sa vie.

– Soit ! dit M. de Villebrais ; je ne chicanerai pas sur les termes. Je l’ai ; le reste m’importe peu.

Comme il parlait, on entendit le bruit lointain d’un galop rouler comme un tonnerre sur le sentier. Belle-Rose et M. de Villebrais regardèrent du côté d’où venait le bruit. Une troupe de cavaliers arrivait à bride abattue, guidée par une femme qu’emportait un cheval blanc. M. de Villebrais reconnut Mme de Châteaufort. Il pâlit et tira son épée.

– À nous ceux-ci ! s’écria-t-il en montrant Belle-Rose et la Déroute ; à vous ceux-là ! reprit-il en s’adressant à un soldat balafré qui paraissait le lieutenant de la bande. Burk, au galop.

Les deux tiers de la troupe suivirent Burk, qui s’élança le sabre au poing du côté du sentier. Le reste s’ébranla sur les pas de M. de Villebrais. Mais Belle-Rose et la Déroute lui épargnèrent les trois quarts du chemin. En les voyant un instant immobiles à l’aspect des cavaliers qui arrivaient ventre à terre, la Déroute s’était penché vers Belle-Rose.

– Chargeons ces drôles ! lui dit-il.

Belle-Rose avait déjà les éperons dans le ventre de son cheval, et ils tombèrent comme la foudre sur la bande de M. de Villebrais au moment où la troupe de Burk et celle de Mme de Châteaufort se joignaient. Le choc fut terrible des deux parts. Burk, qui courait en tête, arrêta Mme de Châteaufort par le bras, alors qu’elle s’élançait du côté de Belle-Rose.

– Eh ! dit-il, des yeux comme des diamants et de l’or autour du cou ! double aubaine !

– Tu m’as touchée, je crois, dit fièrement Mme de Châteaufort.

Et levant son pistolet à la hauteur du soldat, elle lui cassa la tête. Ce fut le signal du combat. Vingt détonations le suivirent et les épées se choquèrent. À la première décharge, l’un des laquais fut tué et Cornélius démonté. La supériorité du nombre était du côté des assaillants. Mme de Châteaufort, éperdue, se tordait les mains de désespoir. Sur le terrain où combattait Belle-Rose, elle ne voyait plus qu’un groupe d’hommes entourés de fumée où reluisait l’éclair des épées. Ses yeux épouvantés se tournaient vers le ciel, lorsqu’au détour du bois elle aperçut une compagnie de cavaliers qui s’approchait au pas. Geneviève fouetta sa jument et se précipita vers eux.