Belle-Rose/XXIX

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Calman-Lévy (p. 283-296).

Instruit par le gouverneur de ce qui s’était passé durant la nuit à la Bastille, M. de Louvois haussa les épaules.

– C’est dommage, dit-il, que Belle-Rose appartienne à M. de Luxembourg. Sans cette fâcheuse circonstance, on aurait pu en faire quelque chose…

– Quoi ! monseigneur, vous savez.

– Je sais tout : tandis que vous le soumettiez à la question, un courrier m’est arrivé de Flandre ; j’ai appris que la nuit même du départ de Belle-Rose, le jeune officier avait eu une conférence avec M. de Luxembourg ; on m’a conté les détails d’une scène qui s’est passée au camp de Charleroi, à propos d’un capitaine qui avait encouru la peine de mort ; j’ai tout appris : le soldat a été l’instrument du général.

– Oserai-je demander à Votre Excellence ce qu’elle compte faire ?

– Moi ? rien.

– La question devient donc inutile ?

– Tout à fait.

– Et le prisonnier peut être mis en liberté ?

– Non pas. Je l’oublie, voilà tout.

Le gouverneur comprit la terrible signification de ces mots, qui condamnaient Belle-Rose à une détention perpétuelle.

– Il faut bien qu’on sache, reprit le ministre en se levant, que par moi on peut tout, que sans moi on ne peut rien.

– Permettez-moi d’espérer, monseigneur, qu’un jour vous m’autoriserez à reprendre cet entretien.

– Soit ; je vous ajourne à vingt ans.

Tandis que ces choses se passaient à Paris, Mme d’Albergotti prodiguait à son mari les soins les plus tendres ; sa figure était devenue blanche comme un cierge ; ses mains semblaient transparentes ainsi que l’albâtre. Quand venait le soir, Claudine l’accompagnait dans sa chambre, qui était attenante à celle du marquis.

– Mon Dieu, vous vous tuez, lui disait la pauvre fille en l’embrassant.

– Laisse, répondait tristement Suzanne, c’est pour moi le repos qui vient.

Une nuit, la troisième depuis le passage de Mme de Châteaufort, M. d’Albergotti appela Suzanne. Suzanne était déjà au chevet de son lit.

– Vous souffrez ? dit-elle.

– Non, je finis.

Suzanne ouvrit la bouche pour parler, M. d’Albergotti l’arrêta d’un geste.

– Je vous ai fait venir, reprit-il, pour que vous receviez mes adieux. Je vous ai toujours aimée comme un père aime son enfant, vous m’avez rendu cette affection autant qu’il était en vous ; vous avez été honnête, pieuse et résignée ; vous n’avez pas eu une mauvaise pensée : Dieu vous doit une récompense. Approchez-vous, Suzanne, afin que je vous bénisse.

Suzanne, plus morte que vive, s’agenouilla près du lit ; elle avait bien compris à l’air de M. d’Albergotti que quelque chose d’étrange et de mystérieux se passait en lui. M. d’Albergotti posa ses deux mains sur le front de sa jeune épouse et pria. Au bout d’un instant, ses mains s’appesantirent et se glacèrent. Suzanne les écarta et regarda son mari. Le vieux capitaine venait de rendre son âme à Dieu. Mme d’Albergotti le baisa au front, et fermant les paupières du mort, elle alla s’agenouiller sous l’image du Christ et passa toute la nuit en prières. Après qu’elle eut rendu les derniers devoirs à la dépouille de son mari, elle manda une voiture et des chevaux de poste. Claudine ne l’avait jamais vue si prompte et si résolue.

– Est-ce à Paris que nous allons ? lui dit-elle.

– Non vraiment ! Le roi est en Flandre, c’est en Flandre que je vais. Je suis libre maintenant, et Belle-Rose souffre sans doute.

Tandis que Suzanne courait sur la route de Lille, le captif, brisé par les intolérables souffrances qu’il avait éprouvées, restait couché sur son lit, sans voix, sans regard, presque sans souvenir. Sa pensée était couverte d’un voile. Le quatrième jour il se leva. Le guichetier qui déjà avait glissé un papier dans sa main, vint à lui et laissa tomber à ses pieds un autre papier roulé. Belle-Rose le ramassa et y trouva ces mots :

« Si vous êtes malade, restez malade ; si vous ne l’êtes pas, feignez de l’être. »

Cette fois, l’écriture était de Suzanne. Belle-Rose cacha le papier sur son cœur, se recoucha et attendit. Sur ces entrefaites, Cornélius et la Déroute étaient arrivés à Paris, poussés par une inquiétude qu’ils ne cherchaient même pas à dominer. M. de Nancrais avait prévenu les désirs du sergent en lui délivrant un congé illimité.

– Voilà une signature qui m’empêche de déserter, dit la Déroute en serrant le papier. Lorsque je commandais l’exercice et que je pensais à mon lieutenant, ma hallebarde était dans mes mains comme un fer rouge.

– Va, dit M. de Nancrais, et tente tout pour le sauver. Si nous n’étions pas en temps de guerre et devant l’ennemi, tu ne partirais pas seul.

Quant à Mme de Châteaufort, elle allait de la Bastille chez M. de Louvois, morne et désespérée. Cette fois, la fière et vaillante Espagnole se sentait vaincue. Un jour qu’elle était seule dans son oratoire, elle vit entrer Mme d’Albergotti. Oubliant à la fois et son amour abandonné et sa dévorante jalousie, elle courut vers sa rivale et lui prit les mains.

– Sauvé ? dit-elle.

Suzanne secoua la tête. Geneviève laissa tomber ses bras.

– Quoi ! madame, le roi lui-même…

– Le roi est le roi ! dit Suzanne avec une poignante expression… c’est l’égoïsme couronné… Il s’est fait un bouclier de la raison d’État… J’ai pleuré à ses genoux, et me voilà !

– Perdu ! mon Dieu ! perdu ! s’écria Geneviève.

– Non, pas encore ; tant que je vis, j’espère.

Geneviève, étonnée de ce langage ferme et résolu, se prit à regarder Suzanne.

– Oh ! continua la veuve, je ne suis plus la femme que vous avez vue à Compiègne. Je puis l’aimer sans crainte, à présent, et tout risquer pour le sauver. J’y jouerai ma fortune et ma vie.

– Vous ne savez pas ce que c’est que M. de Louvois ! dit Mme de Châteaufort, que le désespoir rongeait.

– Je sais ce que peut un cœur honnête et déterminé. Il le hait, moi je l’aime ; nous verrons.

Geneviève étouffa un soupir.

– Essayez, madame ; tout ce que je pourrai faire pour vous aider, je le ferai.

Suzanne lui ayant demandé où en étaient les choses depuis le jour de l’emprisonnement, Geneviève lui raconta tout ce qu’elle savait et tout ce qu’elle avait tenté. Au récit des tortures infligées à Belle-Rose, Suzanne frissonna.

– Louis XIV est roi de France, et voilà ce qu’il permet ! s’écria-t-elle avec l’horreur d’une amante épouvantée.

Elles étaient encore ensemble quand un laquais vint avertir la duchesse qu’un homme était à la porte, insistant pour être introduit auprès d’elle.

– Quel est cet homme ? fit-elle.

– Il m’a dit s’appeler la Déroute, répondit le laquais.

– Qu’il entre tout de suite ! dit Suzanne.

– Que sais-tu et que veux-tu ? reprit Mme de Châteaufort quand la Déroute eut été introduit.

– Je sais que mon lieutenant est en prison, et je veux qu’il soit libre ! répondit l’honnête sergent.

– Eh bien ! dit Suzanne, il faut le faire évader.

– De la Bastille ? Eh ! madame, on réussirait aussi bien à tirer un damné des griffes du diable ! Il y a des sentinelles à toutes les portes, et des portes à tous les couloirs, des guichetiers partout. Les murs ont vingt toises de haut, les fossés vingt pieds de profondeur, et je ne sais pas un trou où il n’y ait des barreaux gros comme le bras.

– Cependant, dit Suzanne, il n’est pas de cachot, pas de forteresse, pas de citadelle d’où l’on ne puisse sortir. Rien n’est impossible à la volonté.

– Rien, quand elle est aidée par le temps. Vous ne savez donc pas ce que c’est qu’une évasion d’une prison d’État ? Il faut la méditer dans l’ombre, tromper mille regards, épier l’heure propice, ne rien donner au hasard. C’est l’œuvre de la patience… Elle demande des années, et quand on réussit, il arrive parfois que le prisonnier a des cheveux blancs. Voulez-vous attendre, madame ?

– Oh ! ce serait mourir, s’écria Suzanne.

– Mon Dieu ! que faire ? reprit Geneviève.

– Le tirer de la Bastille avec un ordre du ministre, continua le sergent.

– Il ne le voudra pas ! Il ne l’a pas voulu ! dirent à la fois les deux femmes.

– Oh ! je m’entends ! Il y a d’autres prisons en France, de petites Bastilles par-ci par-là dans les provinces. Obtenez seulement qu’on le transporte dans une d’elles, et je me charge du reste.

– Que veux-tu dire ? demanda Suzanne.

– J’ai mon projet. Depuis vingt-quatre heures que je suis à Paris, j’ai déjà couru de tous côtés. Quand on a été soldat pendant dix ou douze années, on a des camarades partout. Le caporal Grippard, qui a fait un petit héritage, est ici avec quatre ou cinq vieux sapeurs prêts à tout. L’Irlandais est comme un enragé. Celui-là nous donnera un bon coup de main… Comprenez-vous ?

– Mais, dit Geneviève, ce sera une bataille.

– Dame ! fit le sergent, si les balles volent, on tâchera de les éviter.

– Eh bien ! j’aurai cet ordre ! s’écria Suzanne. Va tout préparer.

– J’y cours ; mais il me faut quelque chose encore.

– Quoi ?

– De l’or.

– J’ai mes diamants ! s’écria la duchesse.

– Bon, avec ces petites pierres blanches on fait des pièces jaunes.

Mme d’Albergotti courait à la porte, quand la Déroute l’arrêta.

– Savez-vous un moyen de faire passer un avertissement à mon lieutenant ? reprit-il.

– Je l’ai, dit Geneviève. Un guichetier qui a été au service de mon père a déjà consenti, à prix d’or, à faire tenir un billet à Belle-Rose.

– Recommandez-lui donc, madame, qu’il se mette au lit. Ce billet lui donnera un peu de courage, et sa feinte maladie permettra d’obtenir plus facilement un ordre de changement.

Suzanne tenait déjà une plume à la main ; elle écrivit promptement quelques mots. On a vu comment Belle-Rose les avait reçus. Suzanne se présenta le même jour chez M. de Louvois. La veuve de M. d’Albergotti fut introduite sur-le-champ ; mais au nom de Belle-Rose, le ministre fronça le sourcil.

– C’est une étrange persistance, dit-il ; il me semble que j’ai déjà refusé sa mise en liberté.

– Aussi n’est-ce point cela que je viens solliciter de votre clémence.

– Qu’est-ce donc ?

– L’ordre d’enfermer Belle-Rose dans une prison où il puisse recevoir les secours et les consolations que réclament son état de santé.

– Ah ! il est donc malade ?

– L’ordre de lui appliquer la question ne vient-il pas de vous, monseigneur ? répondit Suzanne.

– Mais quel intérêt puissant vous fait agir en faveur de ce prisonnier ? interrompit M. de Louvois dépité.

– Je suis sa fiancée, répondit Suzanne, qui rougit, mais sans baisser les yeux.

M. de Louvois s’inclina.

– Que votre volonté soit faite ! dit-il en écrivant quelques mots sur un ordre imprimé dont les blancs seuls étaient à remplir.

M. de Louvois agita une sonnette : un huissier se présenta, il lui remit l’ordre et se leva.

– Belle-Rose sera transporté à la citadelle de Châlons, dit-il ; il vous sera permis de le voir. Après le crime dont il s’est rendu coupable, c’est tout ce que je puis faire pour lui, et encore ne l’aurais-je pas fait si vous n’étiez pas sa fiancée.

La Déroute n’avait pas perdu de temps. Les hommes qu’il s’était associés n’attendaient qu’un signal pour agir, et sur l’avis qu’il reçut de Mme d’Albergotti, il se tint prêt. Le lendemain, à la tombée de la nuit, le lieutenant de la Bastille entra chez Belle-Rose et le prévint qu’un ordre du ministre l’envoyait à la citadelle de Châlons.

– Une chaise de poste va vous conduire, lui dit-il.

Belle-Rose se leva et s’habilla. Un exempt l’attendait dehors de la sombre forteresse ; près de lui se tenaient deux soldats de la maréchaussée. Le postillon était en selle. L’exempt était le même qui l’avait arrêté rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, chez M. Mériset. L’un des gardes de la maréchaussée était Bouletord. L’ex-canonnier salua Belle-Rose d’un sourire.

– Nous avons joué quitte ou double, j’ai gagné, lui dit-il.

Belle-Rose passait sans répondre, lorsqu’en levant les yeux, il vit à cheval, en costume de postillon, l’honnête la Déroute qui faisait claquer son fouet, et venait de relever un bandeau qu’il s’était appliqué sur le visage afin de n’être pas reconnu. Un cri de surprise faillit jaillir des lèvres du prisonnier, mais le sergent promena un doigt sur sa bouche, et Belle-Rose sauta sur le marchepied de la voiture.

– Eh ! dit-il à Bouletord, c’est une autre partie qui commence.

L’exempt s’assit à côté de Belle-Rose. Les deux gardes se placèrent sur la banquette du devant, et la Déroute brandit son fouet.

– Eh ! camarades, s’écria-t-il, passez vos bras dans les courroies, la route est mauvaise, il y aura des cahots.

– Que diable dit-il ? murmura l’exempt ; la route est unie comme un parquet, voilà un mois qu’il n’a plu !

Belle-Rose ne dit rien et passa le bras dans une courroie qu’il serra fortement. Évidemment le conseil était pour lui. L’or de la duchesse avait fait merveille. La Déroute avait grisé dix postillons avant de découvrir celui qui devait conduire la chaise du prisonnier. Quant à celui-ci, il n’avait pu résister à l’offre d’une bourse où les louis brillaient entre les mailles de soie. Sa philosophie avait estimé qu’une veste de drap bleu galonné d’argent, une culotte de peau, de grosses bottes et l’honneur de conduire un prisonnier d’État ne valaient pas deux mille livres. La voiture se mit à rouler du côté de la barrière d’Enfer ; à quelques lieues de là, un peu après Villejuif, un embarras força la voiture de s’arrêter. Un arbre était abattu sur un côté de la route ; de l’autre côté, on voyait un chariot immobile.

– Eh ! l’homme au chariot, cria la Déroute, faites place aux gens du roi.

L’homme au chariot sortit sa tête du milieu des bottes de foin, bâilla, étendit les bras et se rendormit. La Déroute lui lança un coup de fouet, mais la mèche alla frapper contre le foin, à trois pieds du dormeur.

– Eh ! monsieur l’exempt, dit la Déroute, voilà un terrible dormeur qui barre le chemin. Priez donc un de vos braves de lui frotter les oreilles.

L’exempt ouvrit la portière et Bouletord sauta sur la route. Il commença par tirer l’attelage du chariot, qui partit ; mais le dormeur, réveillé par la secousse, descendit du milieu de ses bottes de luzerne, et courut à Bouletord, qui tout d’abord lui mit la main au collet. Malheureusement l’homme au chariot n’était pas d’humeur à se rendre sans résistance ; il répondit par un coup de poing si rude, que Bouletord roula par terre. Aussitôt la Déroute poussa ses chevaux avec tant d’adresse, que la roue donna contre l’arbre et la chaise versa du côté de l’exempt, dont Belle-Rose se fit un marchepied pour sortir du carrosse. Quatre ou cinq hommes qui semblaient surgir de terre s’élancèrent sur le chemin et coururent à la voiture comme pour aider la Déroute à la relever. Au milieu du trouble où cette chute avait jeté l’exempt, ni lui ni son camarade ne songèrent à la possibilité d’une embuscade. Les nouveaux venus avaient la mine d’honnêtes gens qui ne demandaient qu’à les secourir ; mais l’exempt et le garde, tirés de la chaise par leurs soins, furent à l’instant même garrottés et bâillonnés. Quant à Belle-Rose, il aidait Cornélius, qui n’était autre que l’homme au chariot, à se rendre maître de Bouletord.

– Soyons sage, dit Belle-Rose à l’ex-canonnier, qui, tout meurtri des coups qu’il avait reçus, écumait de rage dans une ornière ; c’est encore une partie que je gagne.

Quand l’exempt et les deux gardes furent hors d’état de se défendre, la Déroute et ses camarades s’employèrent à redresser la voiture.

– Voilà ce qui s’appelle emporter une citadelle sans brûler une amorce, dit le sergent.

Cornélius coupa les traits des chevaux qu’on débarrassa de leurs harnais ; il sauta sur l’un d’eux et conduisit les deux autres à Belle-Rose et au sergent.

– Une minute encore, dit la Déroute ; ces messieurs pourraient s’enrhumer si nous les laissions sur la route. La nuit est fraîche.

Aidé par ses camarades, il porta l’exempt et les gardes dans la voiture, cadenassa les portières et se retira après les avoir salués poliment.

– Alerte maintenant, et vous, dépêchez ! dit-il aux compagnons de Grippard, qui se jetèrent dans les champs.

La Déroute poussa les chevaux dans un petit chemin, où Belle-Rose et Cornélius le suivirent. Au bout d’un quart d’heure, les cavaliers aperçurent la flèche aiguë d’une chapelle qui se dessinait en noir sur le ciel pur.

– Un coup d’éperon, et nous y sommes, dit le sergent.

À la porte de cette chapelle, deux femmes attendaient, immobiles et pleines d’anxiété.

– Voici l’heure, et je n’entends rien encore ! disait l’une.

– Mon Dieu ! reprit l’autre, sauvez-le, et faites-moi mourir !

Chacune d’elles entendait les pulsations de son cœur ; leurs yeux ne quittaient le pâle sentier que pour se lever vers le ciel.

– On l’aura peut-être tué, dit Geneviève si bas que sa voix passa comme un soupir entre ses lèvres blanches.

– Il me semble que s’il était mort, je serais morte, répondit Suzanne.

Au fond de la chapelle, un prêtre était en prières auprès de l’autel. Tout à coup on entendit rouler le galop retentissant de quelques chevaux lancés à toute bride. Les deux femmes, le corps en avant, cherchaient à voir dans la nuit ; bientôt elles aperçurent trois cavaliers, et reconnurent celui qui galopait à leur tête.

– Sauvé ! dirent-elles les yeux baignés de larmes, et, par un mouvement spontané, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

Cependant les trois cavaliers arrivaient ; Geneviève s’arracha des bras de Suzanne plus pâle qu’une morte.

– Adieu ! dit-elle ; soyez bénie, madame, vous qui l’avez sauvé !

Suzanne voulut retenir Geneviève ; tant de résignation mêlée à une si profonde douleur la touchait.

– Laissez, madame, reprit Geneviève d’une voix éteinte ; il vous aime, soyez heureuse.

Elle entra dans la chapelle et fit quelques pas ; mais, brisée par la souffrance, elle tomba sur ses genoux derrière un pilier. Belle-Rose sauta de cheval et se trouva dans les bras de Suzanne.

– Libres ! libres tous deux ! lui dit-elle à l’oreille.

Belle-Rose la pressa sur son cœur et colla ses lèvres au chaste front de sa fiancée. Mais déjà la Déroute et Cornélius étaient allés prendre derrière la chapelle des chevaux anglais dont l’Irlandais connaissait la vitesse.

– Vite à cheval, dit le sergent, chaque parole nous vole une lieue.

– Oui, Jacques, fuyez, fuyez promptement, ajouta Suzanne.

– Moi, fuir ! dit Belle-Rose ; je vais au camp.

– Ah ! ah ! fit la Déroute, il serait plus court alors de retourner à la Bastille.

– Mais on m’entendra… on me jugera !

– Et l’on vous fusillera, interrompit la Déroute ; après ça, si c’est votre idée, partez, je vous suis.

Cornélius intervint ; mais Belle-Rose n’aurait pas cédé, si Suzanne elle-même ne l’eût prié de fuir pour l’amour d’elle.

– Moi, je demeure pour vous défendre, et quand j’aurai obtenu votre grâce, j’irai moi-même vous en porter la bonne nouvelle.

Cependant Geneviève était restée agenouillée à l’ombre du pilier ; elle priait les mains jointes. On entendait dans le sanctuaire la voix du prêtre qui officiait et, sous les voûtes de la vieille chapelle, les bruits incertains et doux qui chantaient comme l’écho d’une mystérieuse prière. Le visage de Geneviève était tout trempé de larmes ; les sanglots déchiraient sa poitrine, et ses mains amaigries se collaient à son cœur plein d’une indicible douleur.

« Mon Dieu, disait-elle, je vous ai offert ma vie comme une expiation, j’ai voulu boire jusqu’à la dernière goutte le calice amer que vous m’avez présenté, afin que mes péchés me fussent remis… J’ai prié, j’ai pleuré, j’ai souffert, et cependant, mon Dieu, je l’aime toujours !… Ô vous, mère divine du Christ, qui êtes tendre et miséricordieuse, vous à qui la douleur a enseigné la bonté, vous qui êtes secourable aux affligés, vous prendrez ma misère en pitié… Cet amour que je lui ai voué est maintenant pur de toute mauvaise pensée… C’est un asile dans lequel je me réfugie… C’est une autre vie dans ma vie… Voyez, mère de Dieu, j’assiste aux funérailles de mon cœur ; je suis pleine d’angoisse, et mon âme crie vers vous dans cette solitude où je pleure. Qu’il soit heureux, sainte mère du Christ, et qu’elle soit heureuse, lui comme elle, elle comme lui, unis tous deux dans ma prière ; elle est honnête, pure et radieuse comme l’un de vos anges, je suis une pauvre pécheresse qui ai marqué mes jours par mes fautes… Je n’ai plus d’espérance qu’en vous !… Il m’a pardonnée sur la terre, me pardonnerez-vous dans le ciel ?

« Je souffre, mon Dieu ! je souffre. Tout mon courage s’en est allé par les blessures de mon cœur… Je me sens mourir chaque jour ; la vie est pour moi comme un désert… De tout ce que j’aimais il ne reste rien… ni lui, ni mon enfant… Dites, Vierge divine et sainte mère, n’est-ce point assez d’un si dur châtiment ? Faites au moins que le bonheur lui sourie… écartez de son chemin toutes peines et donnez-les-moi… que j’en meure et qu’il vive… J’embrasse les pieds saignants de votre fils et les couvre de mes larmes ; mon cœur est brisé… Miséricorde sur moi, mon Dieu !… »

En ce moment, on entendit sonner autour de la chapelle le galop de plusieurs chevaux qui s’éloignaient avec la rapidité de la foudre. Geneviève cacha sa tête entre ses mains.

– Perdu ! mon Dieu ! perdu ! dit-elle.

Suzanne entra dans la chapelle ; elle était un peu pâle, mais ses yeux brillaient de joie. Après avoir cherché quelques minutes, ne voyant rien, elle vida sa bourse dans un tronc et sortit. Une voiture l’attendait à quelques pas de là ; elle y monta et reprit le chemin de Paris. Deux ou trois pauvres femmes qui étaient dans la chapelle la quittèrent lentement ; le prêtre s’éloigna de l’autel, un bedeau vint qui éteignit les cierges, et toute lumière s’évanouit avec tout murmure ; Mme de Châteaufort, glacée et folle de douleur, se traîna vers le porche ; ses genoux tremblaient sous elle ; comme elle approchait des portes entre-bâillées, elle chancela et tomba au pied d’un pilier. Il y avait par là un pauvre donneur d’eau bénite, vieux et couvert de haillons, qui entendit le bruit de sa chute ; il s’avança vers elle et la souleva. L’air frais de la nuit ranima Geneviève ; elle ouvrit les yeux et remercia le vieux pauvre.

– Ma bonne dame, lui dit-il, on va fermer la chapelle, il faut partir.

– Je suis faible, répondit la duchesse au mendiant, voulez-vous me conduire ?

– Les malades et les pauvres sont faibles, lui dit le donneur d’eau bénite ; prenez mon bras.

Mme la duchesse de Châteaufort, appuyée au bras du vieux pauvre, sortit de la chapelle. Au bout de cent pas, la duchesse trouva son carrosse qui l’attendait dans un chemin creux.

– Merci, mon ami, dit-elle au pauvre en lui donnant sa bourse ; quand vous prierez, priez pour moi.

– Où faut-il conduire madame la duchesse ? demanda le cocher.

– Aux Carmélites ! répondit Geneviève.