Belle-Rose/XXVI

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Calman-Lévy (p. 258-265).

Une heure après cette conversation, Belle-Rose partit accompagné de la Déroute, qui, sous aucun prétexte, n’avait voulu se séparer de lui. M. de Nancrais s’était chargé de Pierre, dont il se proposait de pousser l’éducation militaire. Afin que l’absence de Belle-Rose ne fût pas interprétée d’une manière défavorable, il avait été en apparence chargé d’une mission pour M. de Louvois. Arrivé à Chantilly, Belle-Rose se rendit chez l’intendant du prince, qui lui compta la somme convenue ; puis il poussa vers Paris, où il descendit chez le digne M. Mériset, qui pensa s’évanouir de joie en le revoyant. Le lendemain, il se dirigea vers Palaiseau. Parvenu à cinq minutes du village, il arrêta un bouvier qui passait sur la route.

– Pourriez-vous m’indiquer la demeure de M. Bergame ? lui dit-il.

– Vous la voyez là-bas, entre ces vieux ormeaux ; c’est la maison qui a des volets verts et des tuiles rouges. Le jardin est à lui et la prairie aussi. Oh ! il a du bien, M. Bergame ; on dit dans le pays qu’il va s’arrondir.

– Eh ! mais c’est justement pour l’aider à s’arrondir que je me rends chez lui ! dit Belle-Rose en souriant.

– Allez donc, vous serez le bienvenu.

Belle-Rose poussa du côté de la maison avec la Déroute, qu’il laissa devant la porte avec les deux chevaux, et entra dans le jardin.

– M. Bergame ? dit-il à un petit garçon qui ravaudait parmi les espaliers.

Le petit garçon, qui était maigre, pâle et chétif, regarda Belle-Rose d’un air futé.

– De quelle part venez-vous, monsieur ? dit-il avec un accent italien assez prononcé.

– De la mienne, répondit Belle-Rose.

Le petit garçon salua avec beaucoup de politesse.

– C’est très bien, monsieur ; mais M. Bergame, étant fort occupé, ne saurait vous recevoir à présent. Il faudrait repasser.

– Allons, pensa Belle-Rose, c’est un siège à faire.

Et il reprit :

– Ne pourriez-vous pas dire à M. Bergame qu’il s’agit d’une affaire d’importance ?

– Pour qui, monsieur ? dit l’enfant d’un air simple qui cachait une grande malice.

– Eh ! mais pour lui, sans doute ! s’écria Belle-Rose.

– Pardonnez-moi, monsieur, reprit l’enfant d’un petit ton patelin, mais c’est qu’en général les personnes qu’on ne connaît pas ont toujours pour entrer chez les gens de belles affaires à traiter.

Belle-Rose eut quelque envie de saisir le petit drôle par le cou et de le bâillonner ; mais il y avait du monde sur la route, il ne connaissait pas les êtres de la maison ; ce n’était pas le moment d’employer la violence.

– Allons ! répliqua-t-il de l’air d’un homme qui se décide à parler, puisque tu veux tout savoir, prends ce louis pour toi, et cours dire à M. Bergame qu’il s’agit de cent mille livres à recevoir.

À la vue de l’or, les yeux du petit garçon étincelèrent. Ses doigts saisirent la pièce comme les pinces d’une tenaille, et il pria Belle-Rose de le suivre.

– Fourbe, mais avide ! pensa Belle-Rose : un vice corrige l’autre.

L’enfant laissa Belle-Rose dans une salle au rez-de-chaussée, grimpa l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur avec la souplesse d’un chat, et redescendit deux minutes après.

– Suivez-moi, monsieur, dit-il à Belle-Rose, M. Bergame est là-haut qui vous attend.

Le petit garçon introduisit Belle-Rose dans une pièce carrée où, du premier coup d’œil, le fils du fauconnier chercha la fameuse armoire dont lui avait parlé M. de Luxembourg. Elle était dans un coin, sous une tapisserie qui aurait dissimulé sa présence à un homme moins bien renseigné. M. Bergame regarda rapidement Belle-Rose avec l’expression d’un chat qui guette sa proie.

– Vous avez une somme d’argent à me remettre, avez-vous dit, monsieur ? ou bien ce jeune enfant, dont il faut excuser la simplicité, s’est-il trompé en me rapportant vos paroles ? dit-il à Belle-Rose.

– Cet enfant vous a dit la vérité, monsieur Bergame, répondit Belle-Rose, et je suis tout prêt à vous compter les cent mille livres qu’on m’a confiées.

– Fort bien, monsieur, c’est une somme que je recevrai – quand vous m’aurez dit pourquoi elle m’est envoyée.

Belle-Rose ne se méprit pas à l’expression du regard que lui jeta M. Bergame. L’enfant rôdait autour d’eux : c’était un témoin incommode au cas où il faudrait employer la menace ; Belle-Rose résolut de s’en débarrasser.

– C’est ce que je vais vous dire tout à l’heure ; permettez seulement que j’aille chercher l’argent, reprit Belle-Rose ; et il sortit.

Ce qu’il avait prévu arriva. L’enfant le suivit.

– La Déroute, dit tout bas Belle-Rose au sergent, tandis que je déboucle cette valise, approche-toi de ce méchant drôle, et bâillonne-le lestement.

Peppe, – c’était le nom de l’enfant, – regardait de tous ses yeux la valise où il devait y avoir de si beaux louis d’or ; la Déroute noua la bride du cheval autour d’une branche et s’approcha de Peppe ; mais Peppe, qui l’aperçut du coin de l’œil, fit deux pas en arrière.

– Eh ! fit Belle-Rose en laissant tomber sept ou huit pièces d’or, voilà l’argent qui m’échappe ! viens par ici, mon petit, et prends ces louis ; si tu m’en apportes quatre là-haut, il y en aura deux pour toi.

Et Belle-Rose, chargeant la valise sur ses épaules, s’éloigna. L’enfant se jeta sur l’herbe, où l’or étincelait ; la Déroute sauta sur lui, le saisit par le cou et noua un mouchoir autour de sa bouche. Peppe n’eut pas même le temps de pousser un soupir, mais il eut assez de présence d’esprit pour glisser quatre ou cinq pièces d’or dans sa poche. Belle-Rose, qui avait tout vu, remonta rapidement chez M. Bergame.

– Voilà ! dit-il en posant la valise sur la table.

– Et Peppe ? demanda M. Bergame, dont les yeux s’étaient écarquillés au bruit argentin de la valise.

– Oh ! fit l’officier d’un air tranquille, il s’amuse à tenir mon cheval par la bride.

La fenêtre de l’appartement où se tenait M. Bergame s’ouvrait sur une partie écartée du jardin ; il n’avait rien pu voir et n’eut aucun soupçon.

– Ça, entendons-nous, dit-il en poussant son fauteuil vers la table : vous êtes venu pour me compter cent mille livres, c’est très bien, et je ne demande pas mieux que de les recevoir, mais encore faut-il que je sache d’où provient cette somme.

Belle-Rose comprit qu’il fallait jouer le tout pour le tout.

– C’est un échange, répondit-il hardiment.

– Ah ! fit le vieillard en attachant sur lui ses petits yeux perçants.

– Argent contre papiers.

– Ah ! ah !

– L’argent est ici et les papiers sont là, reprit Belle-Rose en désignant la place où était l’armoire.

– Très bien ; je prends les louis et vous donne les papiers ; est-ce cela ?

– Précisément.

– Mais, mon bon monsieur, vous me direz bien encore de quelle part vous venez ?

– Eh ! parbleu ! vous le savez bien.

– Sans doute ! cependant je ne serais pas fâché d’en avoir l’assurance.

– Eh ! monsieur, je suis envoyé par le ministre.

– M. de Louvois ?

– Lui-même.

– Alors, vous avez bien une lettre d’introduction, quelque bout de papier avec sa signature.

– Une commission, n’est-ce pas ? fit Belle-Rose sans sourciller.

– Justement.

Belle-Rose venait de prendre son parti résolument ; tandis que M. Bergame parlait, la main du lieutenant s’était glissée sous sa casaque.

– Ma commission, reprit-il, la voilà.

Et il leva un pistolet à la hauteur du visage de M. Bergame.

– Si vous dites un mot, si vous faites le moindre geste, vous êtes mort, ajouta-t-il.

Mais M. Bergame n’avait garde de crier : glacé d’effroi, il tremblait dans son fauteuil.

– Bien ! fit Belle-Rose ; voilà que vous me comprenez. Je savais bien que nous finirions par nous entendre. Que vouliez-vous ? Cent mille livres ? les voilà. Que me faut-il ? des papiers ? je les prends ; nous sommes quittes.

– Mais, monsieur, c’est un assassinat, murmura M. Bergame d’une voix étouffée par la peur.

– Ah ! monsieur, que vous voyez mal les choses ! C’est une restitution.

– Ah ! mon Dieu ! que va dire le ministre ? reprit tout bas M. Bergame, qui suivait avec terreur les mouvements de Belle-Rose.

– Eh ! mon cher monsieur, vous lui direz que vous avez terminé l’affaire avec un autre. Affaire de commerce, vraiment.

Tout en parlant, Belle-Rose avait fait sauter les serrures de l’armoire, et s’était emparé d’un paquet de papiers enfermé dans une cassette. Il y jeta un rapide coup d’œil : c’étaient des lettres jaunies par le temps et des listes chargées de noms, sur lesquelles on voyait la signature de M. de Bouteville et de M. de Condé.

– Voilà qui est fait, reprit Belle-Rose. Vous avez la somme, j’ai la marchandise. Adieu, mon bon monsieur Bergame.

Et saluant le pauvre homme, il sortit en ayant soin de fermer la porte au verrou sur lui.

– La Déroute, à cheval ! dit Belle-Rose aussitôt qu’il fut dans le jardin, et au galop.

Le sergent avait déjà le pied à l’étrier ; ils partirent ventre à terre. Cependant Peppe était parvenu à se débarrasser de ses liens, ce qui n’avait pas été fort difficile aussitôt qu’il n’avait plus été sous la surveillance de la Déroute. Son premier soin fut de courir chez son maître et de le délivrer. M. Bergame, qui redoutait sur toute chose la colère de M. de Louvois, ordonna d’abord à Peppe de se mettre à la poursuite du ravisseur. Il avait l’argent, il n’aurait pas été fâché de ravoir les papiers. Peppe, muni d’un mot qui racontait succinctement les faits, sauta sur un cheval et se précipita à fond de train sur les traces des deux cavaliers. Peppe était Italien, et partant vindicatif quoique enfant. Les chevaux de Belle-Rose et du sergent avaient fourni le matin même une assez bonne traite ; ils ne s’étaient pas reposés, tandis que celui de Peppe était frais. Belle-Rose et la Déroute avaient leurs éperons. Peppe avait sa haine. Aux barrières de Paris, il les atteignit. Le petit Italien les suivit de loin et les vit entrer dans la maison de l’honnête Mériset. Quand la porte se fut refermée sur eux, Peppe courut en un lieu où il était sûr de trouver des gens de la maréchaussée. M. Mériset accueillit Belle-Rose avec ce sourire doux et mystérieux qui lui était habituel.

– Je vous ai fait préparer un petit déjeuner dont vous me direz des nouvelles, lui dit-il en se frottant les mains.

– C’est à merveille ; mais avant de le goûter, je vous serai fort obligé, mon cher monsieur Mériset, de vouloir bien me rendre un service.

– Lequel ?

– Celui de m’allumer un bon feu dans la chambre.

M. Mériset regarda Belle-Rose d’un air tout ébahi.

– Seriez-vous malade, par hasard ?

– Point.

– C’est que du feu au mois de juin…

– Faites toujours, mon cher hôte ; le feu ne sert pas seulement à réchauffer, il brûle…

M. Mériset ne comprit pas grand’chose à la réponse de Belle-Rose, mais en homme qui a l’habitude d’obéir, il disparut. Aussitôt que les fagots furent embrasés, Belle-Rose monta dans la chambre, déchira les ficelles qui enveloppaient les papiers et se mit en devoir de les brûler. En ce moment, un grand tumulte éclata sur l’escalier, on entendit la voix de M. Mériset qui discutait, et celle de Peppe qui criait. Belle-Rose sauta vers la porte et poussa les verrous. Les papiers en masse étaient dans le feu. Au milieu du bruit que faisaient en discutant l’Italien, M. Mériset et l’exempt, Belle-Rose s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin. Celle de la salle basse, où la Déroute était resté, s’ouvrait précisément au-dessous.

– Hé ! sergent ? dit Belle-Rose à voix basse.

La Déroute sauta dans le jardin.

– La maréchaussée est ici… Glisse-toi hors de la maison et tiens-toi prêt à fuir.

– Venez-vous ?

– Non ; on cogne à la porte et les papiers ne sont pas encore tous consumés.

– Alors, je reste.

– À ton aise ; mais quand nous serons en prison tous deux, lequel des deux sauvera l’autre ?

– Bien ; je pars.

– Va et raconte à M. de Luxembourg ce que tu as vu.

On frappait à la porte à coups redoublés. Belle-Rose regarda du côté de la cheminée ; les papiers étaient aux trois quarts brûlés. Il poussa du pied ce qui restait dans l’âtre.

– Au nom du roi, ouvrez, dit une voix à l’extérieur.

– Ce serait plus court d’enfoncer la porte, dit la petite voix flûtée de l’enfant.

Trois coups de crosse vigoureusement appliqués lui répondirent ; le bois craqua, et l’enfant, sûr que le ravisseur ne pourrait pas s’échapper de ce côté-là, courut vers le jardin. La porte vola en éclats, et l’exempt se jeta dans la chambre. Belle-Rose, à genoux devant la cheminée, chassait les débris du papier au milieu des flammes. Peppe montra tout à coup son visage à la fenêtre ; d’un bond il sauta près du foyer, écarta Belle-Rose et chercha entre les chenets. Un nuage de cendres étincelantes s’éparpilla sur le visage de l’enfant. Peppe se releva.

– Monsieur, dit-il à l’exempt en jetant un regard de vipère sur Belle-Rose, voilà l’homme qui a volé les papiers qui étaient à M. Bergame.

– Eh ! petit, répondit Belle-Rose, il ne faut pas mentir, ce n’est pas bien à votre âge : j’ai acheté ce qui était à vendre.

– Des papiers qui étaient destinés à M. de Louvois ! répliqua l’enfant qui avait légèrement pâli.

Ce nom redoutable, dont Peppe avait déjà exploité l’influence, produisit de nouveau son effet.

– Marchons, monsieur, dit l’exempt.

Le galop d’un cheval retentit dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. Belle-Rose sourit et se tourna vers l’exempt.

– Où me conduisez-vous, monsieur ? lui dit-il.

– À la Bastille.