Belle-Rose/XXXV

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Calman-Lévy (p. 349-358).

Les aveux nocturnes de Gabrielle avaient noué entre elle et Suzanne des relations plus intimes. À partir de cette nuit funèbre où la pauvre jeune fille avait ouvert son cœur à l’amie que lui envoyait la Providence, ce furent entre les deux recluses de longs entretiens et d’amères confidences. L’une n’espérait plus, l’autre n’espérait guère ; le malheur leur tint lieu de connaissance ; au bout de trois semaines, il leur parut qu’elles ne s’étaient jamais quittées. La tristesse de Gabrielle ne faisait qu’augmenter ; il semblait qu’une main invisible pesait sur son front, où l’on voyait passer les ombres de dévorantes inquiétudes. Parmi les personnes qui venaient la visiter, il y avait une dame âgée que Gabrielle appelait sa tante. Cette dame, vêtue à la mode du temps de la régence d’Anne d’Autriche, avait un air qui ne revenait pas à Suzanne. Elle était toujours prévenante et polie, douce et toute confite en Dieu, et trouvait dans sa mémoire une foule de noms charmants dont elle accablait sa nièce, mais rien n’y faisait, et Suzanne ne pouvait pas s’empêcher de lui témoigner une grande froideur. La dame paraissait ne pas s’en apercevoir, et ce n’était pas là une des choses qui déplaisaient le moins à Mme d’Albergotti. Un jour que la dame venait de quitter Gabrielle, Suzanne demanda à son amie ce que c’était que cette dame-là.

– C’est ma tante, si l’on veut, répondit Gabrielle.

– Comment donc ?

– C’est une toute petite parente à moi, dont on a fait une tante à la mode de Bretagne, sous prétexte qu’elle était un peu cousine de ma mère.

– Y a-t-il longtemps que vous la voyez ?

– Depuis l’enfance. C’est une sainte personne qui est tout attachée à ses devoirs.

– Mais cette sainteté, reprit Suzanne, l’empêche-t-elle d’aimer autre chose que le ciel ?

– Oh ! non pas ; elle a pour moi une sincère affection ; ce matin encore elle pleurait en me voyant si chagrine.

– Que ne vous aide-t-elle donc à sortir d’ici ?

– Elle le voudrait bien ; mais que peut-elle, vieille et pauvre comme elle est ?

– Ah ! elle est pauvre ? murmura Suzanne.

– Ses deux fils sont dans les ordres et ses deux filles sont à la veille de se marier à des personnes riches qui les aiment pour leurs qualités.

À mesure que Gabrielle parlait, Suzanne sentait s’éveiller en elle d’étranges soupçons ; mais elle était d’une nature trop loyale pour vouloir les exprimer ; il lui semblait qu’on aurait pu l’accuser de calomnier une personne qu’elle ne connaissait pas.

– Ma tante était auprès de nous quand ma pauvre mère est morte, reprit Gabrielle ; et nous l’avons toujours retrouvée à nos côtés chaque fois qu’un malheur a visité notre maison.

– Ah ! fit Suzanne.

– Il y a des heures où je me reproche de ne pas lui rendre toute l’affection qu’elle mérite ; mais vous le savez sans doute, Suzanne, ce sont des sentiments auxquels nous ne commandons pas. Malgré tout ce que j’ai voulu, je n’ai jamais pu aimer ma tante.

Cette indifférence ou même cet éloignement dans une personne aussi aimante que l’était Gabrielle frappa Suzanne. Elle avait toujours pensé que ce n’est pas sans motif qu’on éprouve de ces sortes d’antipathie, et se résolut à surveiller la dame si pieuse et si bonne, pour éclaircir ses soupçons. Les événements ne lui en donnèrent pas le temps. Un jour que Gabrielle avait reçu la visite de sa tante, elle trouva dans son livre d’heure un petit papier sur lequel il y avait ces mots écrits au crayon :

« Prenez le voile, ou recommandez votre âme à Dieu. »

L’écriture de ce papier menaçant n’était pas contrefaite, cependant Gabrielle ne la connaissait pas. Elle courut, glacée de terreur, à la chambre de Suzanne.

– Voyez ! dit-elle.

Suzanne frémit d’horreur et entoura Gabrielle de ses bras comme si elle eût voulu lui faire un rempart de son corps.

– Votre tante n’est-elle pas venue ce matin ? s’écria-t-elle avec explosion.

– Oui.

– Que Dieu me pardonne ce que je vais vous dire ; mais dites-moi, Gabrielle, dites : êtes-vous bien sûre de son affection ?

– Vous la soupçonnez ! dit la jeune fille en pressant fortement le bras de sa compagne.

– Oui, reprit tout bas Suzanne.

– Eh bien, moi aussi ! répondit Gabrielle d’une voix étouffée.

– Malheureuse enfant ! que ne me parliez-vous ?

– À quoi la plainte me servirait-elle ? Ma tante passe pour une sainte… c’est moi qui me trompe sans doute… Qui me croirait d’ailleurs ? Tenez, Suzanne, il vaut mieux que j’obéisse à cet ordre mystérieux.

– Mais vous vous enterrez vivante.

– Vivante ! regardez-moi donc !

Gabrielle écarta les boucles épaisses de sa chevelure et promena sa main sur son visage avec un geste d’une énergie inexprimable. Elle était livide. La voix mourut dans la gorge de Suzanne, qui embrassa Gabrielle.

– Et puis, continua son amie, à quoi bon vivre quand on est seule ? De toute ma famille il ne reste personne que mon vieux père, et je n’ai pas une main sur laquelle je puisse m’appuyer. Au moins, quand je serai religieuse, me laissera-t-on mourir en paix.

Rien ne put faire changer la résolution de Gabrielle : la peur et le désespoir la poussaient à la fois. Aussitôt qu’on sut dans le couvent l’intention où elle était de prendre le voile, la supérieure ordonna de hâter tous les préparatifs de la cérémonie. La famille fut prévenue, les amis conviés, et l’on choisit le jour. Le noviciat de Gabrielle n’était point encore terminé, mais on obtint une dispense de l’archevêque de Paris, et rien ne s’opposa plus à ce qu’elle prononçât ses vœux. Le spectacle du malheur de Gabrielle avait détourné les pensées de Suzanne de leur cours naturel. Elle oubliait ses propres infortunes à la vue de tant de jeunesse alliée à tant de douleur. Une visite imprévue l’obligea de s’en souvenir. La veille du jour où Mlle de Mesle devait renoncer au monde pour se lier à Dieu, Mme d’Albergotti fut prévenue par une sœur que M. de Charny l’attendait au parloir.

– Voilà déjà plus d’un mois, madame, lui dit M. de Charny en la saluant jusqu’à terre, que M. de Louvois a le regret de vous voir au couvent, où il ne vous eût certes pas envoyée si la raison d’État ne l’y avait contraint.

– Si le regret était aussi vif que vous voulez bien me l’exprimer, monsieur, il me semble que monseigneur le ministre aurait une extrême facilité à s’en débarrasser.

– Ah ! madame, que vous connaissez peu les dures lois que le pouvoir impose à ceux qui l’exercent ! Au-dessus de la volonté du ministre, il y a la raison d’État ; M. de Louvois espérait au moins que le spectacle de la paix et de la mansuétude qui règnent dans ces lieux toucherait votre âme et vous déciderait à prendre le voile. Mais, à défaut de vocation, il a poussé la bonté jusqu’à vous faire offrir d’entrer dans sa famille : vous avez tout refusé.

– N’étant la pupille de personne, j’ai bien le droit, j’imagine, de songer moi-même à mon établissement.

– Sans doute, madame, et M. de Louvois se ferait un scrupule de violenter en rien vos intentions ; mais encore le soin du royaume exige que vous preniez une détermination.

– Le soin du royaume, monsieur ; voilà bien des grands mots pour une aussi chétive personne que je le suis !

– Les ennemis du roi se font des armes de tout, madame. Si vous saviez à quelles injustes attaques les hommes éminents sont exposés, vous verriez toute cette affaire sous son véritable jour, et n’accuseriez plus M. de Louvois, qui vous veut du bien. Mais si vous répondez toujours par des refus aux bons offices de Son Excellence, si vous repoussez également le voile et le mariage, elle aura l’extrême douleur de devoir prendre de nouvelles mesures qui assureront à la fois votre repos et celui de l’État.

– Dites à monseigneur le ministre que je suis prête à tout souffrir, mais que je ne suis pas prête à rien céder.

– Madame, répliqua M. de Charny en saluant Mme d’Albergotti qui s’était levée, j’aurai l’honneur de vous revoir dans un mois, et vais prier Dieu pour que vos résolutions soient changées à ce moment-là.

Le lendemain, au point du jour, les cloches du couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi sonnaient à toute volée. La cérémonie de prise d’habit était une solennité religieuse assez fréquente au temps où se passe cette histoire, mais qui ne laissait pas d’attirer au sein des couvents une grande foule toujours avide d’un spectacle où l’émotion ne manquait pas. On y voyait en grand nombre des dames et des seigneurs de la cour, et ce jour-là la pompe remplaçait dans les chapelles et les cloîtres le silence et les profondes méditations. Suzanne s’était rendue de bonne heure auprès de Gabrielle. Elle trouva son amie, plus pâle qu’un linceul, qui priait au pied de son lit virginal.

– Il est temps encore ! lui dit Suzanne en l’embrassant.

– Non, répondit Gabrielle d’une voix ferme, il le faut ; le deuil est dans le cœur, qu’importe un voile sur la tête !

En ce moment la bonne tante entra. Elle s’efforçait de pleurer, mais sa figure grimaçait. Elle se jeta au cou de sa nièce et l’accabla de tendres caresses. Gabrielle se laissa faire ; mais en se tournant vers Suzanne, elle lui dit avec un sourire navrant :

– C’est une goutte du calice !

M. de Mesle avait demandé à voir sa fille. Ce jour-là, les barrières du couvent tombaient devant les grands parents. On le conduisit à la cellule de Gabrielle, qui ne l’avait pas embrassé depuis plusieurs mois. D’un bond elle fut dans ses bras, et se suspendit à son cou avec des sanglots qui lui déchiraient la poitrine. Le vieillard la pressa contre son cœur, et l’on vit des larmes sillonner ses joues ridées. À l’aspect de ce vieillard, Suzanne comprit les paroles de Gabrielle. Son front était tout chargé d’ennui, son regard éteint, sa parole tremblante ; il avait dû être beau et plein de vie, mais on sentait que c’était une nature épuisée qui luttait vainement contre un mal insaisissable. Le soldat était vaincu. Ses lèvres s’étaient collées au cou de sa fille en bégayant les noms les plus doux. Un instant son regard s’anima à la vue des pleurs que versait Gabrielle ; il y eut sur son visage amaigri un éclair de force et de fierté.

– Si vous êtes malheureuse, ma fille, lui dit-il, rejetez ces habits, et suivez-moi.

Gabrielle se pressa contre lui ; la bonne tante eut un tressaillement.

– Mon père, répondit Gabrielle, je souffre à la pensée de vous quitter, mais j’ai fait le sacrifice de ma vie.

– Hélas ! mon enfant, répondit le vieillard, c’est un sacrifice que tu n’aurais pas accompli dans d’autres temps : mais je vais bientôt partir, et je suis sans force pour te protéger.

En disant ces mots, le vieillard laissa tomber ses bras avec un geste où il y avait tant d’impuissance et tant d’accablement, que Suzanne comprit bien que Gabrielle était perdue. La bonne tante essaya de sourire.

– Moi qui ne suis qu’une pauvre veuve, dit-elle, j’aurais bien tâché de la ramener à nous et à la protéger ; mais c’est la vocation qui l’entraîne.

Le front de M. de Mesle s’inclina, et ses yeux perdirent leur regard intelligent ; il étendit ses mains débiles sur la tête de Gabrielle.

– Ta mère, une sainte, est morte ; ta sœur, une vierge, est morte ; ton frère, un pauvre innocent qui souriait à la vie, est mort ; je suis comme un vieil arbre dépouillé de ses rameaux et brisé par la foudre ; si c’est ta vocation de quitter le monde, où le mal habite, que Dieu te bénisse, mon enfant.

Gabrielle se jeta à genoux. Le vieillard regarda le ciel, les mains tendues au-dessus d’elle, et pleura. Puis, quand il l’eut une dernière fois embrassée, il sortit morne et chancelant. La bonne tante s’essuyait les yeux qu’elle avait secs. La chapelle des dames bénédictines se remplissait d’un monde brillant ; on aurait pu se croire dans une galerie de Versailles, tant il y avait dans la nef et dans les tribunes de personnes considérables par leur rang et par leur nom ; la dentelle, la soie et le velours remplaçaient sur les dalles du parvis l’étamine et la bure ; de vagues parfums se mêlaient aux senteurs de la myrrhe et du benjoin. Derrière la grille du chœur, dont les fines mailles interceptaient le regard, les sœurs bénédictines étaient assises couvertes de leurs longs voiles. Tous les yeux de l’assemblée se tournaient de leur côté, et l’on cherchait à deviner les grâces de leur personne sous les plis épais de leurs vêtements religieux. Il y avait, parmi les dames et les seigneurs de cette nombreuse compagnie, bien des familles qui comptaient un de leurs membres au sein de ces filles de Dieu ; mais les mères elles-mêmes ne pouvaient reconnaître laquelle d’entre les religieuses elles avaient pressé sur leur cœur au jour béni de l’enfantement. Parfois il arrivait qu’une des sœurs tressaillait sous le voile blanc ; sa tête un instant inclinée vers la nef, se penchait sur sa poitrine, et l’on devinait à ses mouvements convulsifs qu’elle pleurait. Celle-là venait d’apercevoir un frère, une mère ou un fiancé. Tout à coup une grande agitation se fit au milieu de la chapelle, tous les yeux se portèrent du même côté, et l’on vit entrer Mlle de Mesle dans toute la pompe d’un habit mondain. Un triste et doux murmure l’accueillit ; elle était si belle, que tout le monde la plaignait. Les luttes intérieures avaient réagi sur sa physionomie, qui gardait une expression de trouble et d’inquiétude ; une rougeur fébrile éclairait son visage et lui prêtait un charme de plus. Elle avait sur ses beaux cheveux blonds une couronne de fleurs blanches, des perles à son cou et des bijoux de prix à ses bras, à sa ceinture et à sa robe. Elle traversa l’église d’un pas ferme, accompagnée de la mère Évangélique et d’une autre religieuse. M. de Mesle et les membres de sa famille la suivirent. Quand elle eut monté les degrés qui séparaient la nef du chœur, l’office commença. L’archevêque de Paris officiait. Gabrielle s’agenouilla sur un carreau de velours, et pria. La chapelle était toute pleine de parfums et de fleurs ; l’orgue faisait entendre les chants les plus suaves ; des sœurs cachées dans une tribune mêlaient leurs voix célestes aux accords de l’instrument ; c’était une harmonie divine qui charmait les oreilles et pénétrait doucement les cœurs. Quand on eut offert à Dieu le sacrifice de la messe, l’œuvre de renonciation commença. En ce moment, tous les regards attendris se reposaient sur la victime, toutes les âmes semblaient suspendues aux paroles du prêtre, et l’on ne songeait pas à essuyer les larmes qui coulaient lentement de tous les yeux. Une sœur détacha les fleurs qui paraient le front de la jeune fiancée du ciel, et les fit tomber sur le marbre ; une autre dénoua les colliers de perles et les agrafes de diamants ; et les pierreries, qui rappellent les vanités de ce monde, jonchèrent les dalles du chœur ; on défit les nœuds de rubans et les dentelles, et l’on vit se répandre sur les épaules nues de Gabrielle sa luxuriante chevelure. Un rayon de soleil, glissant par les vitraux éclatants, enveloppa sa tête inclinée d’une auréole et joua dans les tresses flottantes de ses longs cheveux blonds comme l’or. Une sœur les prit de la main gauche, en soulevant l’épais manteau, et de la droite elle en coupa les boucles, qui bientôt couvrirent la robe et le coussin comme les épis d’une moisson. L’archevêque levait la croix vers le ciel, et de ses doigts étendus bénissait la foule ; les sœurs priaient en chœur, et l’orgue mugissait sous la voûte. Une indicible pitié serrait tous les cœurs, à la vue de cette enfant qui renonçait à toutes les joies bénies de Dieu, et qui, si proche du berceau, était déjà fiancée de la mort. Suzanne sanglotait dans un coin de la chapelle ; M. de Mesle était tombé sur ses genoux, les mains jointes, et regrettant de vivre. Quand la dernière boucle de cheveux fut coupée, la mère Évangélique jeta un voile sur la tête de Gabrielle, les chants éclatèrent ; la grille du chœur retomba sur ses gonds. Gabrielle n’appartenait plus au monde.