Bernard Délicieux et l’Inquisition albigeoise, histoire du XIVe siècle

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BERNARD DELICIEUX
ET
L’INQUISITION ALBIGEOISE
1300 - 1320

Vers la fin du mois de juin de l’année 1300, Nicolas d’Abbeville, de l’ordre des frères prêcheurs, exerçant la charge d’inquisiteur de la foi dans le district de Carcassonne, se présente au couvent des frères mineurs de cette ville et demande que les portes s’ouvrent devant lui. Le pape Boniface l’a, dit-il, chargé de vive voix de faire une enquête sur un certain Castel Fabri, riche bourgeois de la ville, que la rumeur publique accuse d’avoir fréquenté vers la fin de sa vie des gens réputés hérétiques. Ce Castel est mort depuis longtemps déjà dans le couvent des frères mineurs, ses amis, et a été enseveli dans leur cloître ; mais les morts comme les vivans ont des comptes à rendre au tribunal de l’inquisition, et l’amitié de tout un couvent de franciscains ne peut être acceptée par un dominicain comme une garantie suffisante d’orthodoxie. Nicolas d’Abbeville vient donc rechercher les preuves de l’hérésie de Castel. Cependant c’est en vain qu’il s’efforce de faire valoir, même par la menace, les droits qu’il tient de sa charge ; le frère syndic et le frère gardien du couvent lui en refusent l’entrée, et à tout ce qu’il ne manque pas d’alléguer contre les sentimens religieux de Castel se charge de répondre le frère lecteur du même couvent, maître Bernard Délicieux, un des familiers de Castel, qui l’a connu pour le meilleur des hommes, le plus scrupuleux observateur de la règle des mœurs, qui l’a vu mourir bon catholique, et qui, dit-il, a reçu la mission de défendre sa mémoire.

Cette mission, qui l’a donnée ? Bernard nomme Arnauld de Roquefeuille, provincial de son ordre. Bernard ajoute qu’il a déjà fait tous ses efforts pour la remplir, quand, vers la fin du mois de mai de cette année, il s’est rendu dans la ville de Marseille, où les frères prêcheurs tenaient leur chapitre général et s’est présenté devant ce chapitre comme garant de la foi de Castel. Quelle autorité peut avoir en pareil cas le mandat d’un ministre provincial ? C’est, il paraît, une question. Nicolas d’Abbeville s’éloigne et va consulter des juristes. Les juristes répondent que maître Bernard ne doit pas être entendu, et quand celui-ci se rend le 4 juillet, jour fixé pour le procès de Castel, à la maison que l’inquisiteur habite, Nicolas d’Abbeville refuse obstinément de lui donner audience : l’affaire sera jugée sans lui ; mais il y a d’autres juristes que ceux à qui Nicolas d’Abbeville a demandé conseil. Bernard s’adresse à Jean de Pena, docteur en décret, canoniste d’un grand poids, et sur son avis il appelle du refus qu’on a fait de l’entendre. L’instrument de l’appel étant rédigé, Bernard, accompagné de quelques amis, va de nouveau trouver l’inquisiteur. Cette fois Nicolas d’Abbeville ne veut ni de controverse ni de pourparlers, et, voyant de loin venir Bernard et sa suite, il fait fermer sa maison. On lit donc la pièce en pleine rue, et, non sans tumulte et sans bravade, on affiche le parchemin sur la porte close avant de se retirer[1]. Telle est la première scène d’un long drame, un drame qui dure vingt ans, dont nous nous proposons de raconter ici, d’après de nombreux témoignages[2], les incidens variés et tragiques.

I

Né dans la ville de Montpellier[3], Bernard Délicieux s’est engagé dans l’ordre de saint François en l’année 1284, et depuis ce temps il a fait différens voyages en France, en Italie, allant de couvent en couvent avec la liberté des religieux de son ordre, et partout recherchant, selon son inclination personnelle, les gens les plus signalés par la vivacité de leur esprit. À Milan, il a rencontré le bizarre Raymond Lulle, qui est resté son ami. Ailleurs, peut-être à Montpellier, il a connu maître Arnauld de Villeneuve, médecin, alchimiste célèbre, avec lequel il échange des lettres. Si Raymond Lulle ainsi qu’Arnauld de Villeneuve ont déjà l’un et l’autre la réputation de penser avec beaucoup d’indépendance sur toute matière, et si même l’un d’eux est publiquement excommunié, cela ne paraît pas trop inquiéter Bernard. On accuse Arnauld d’avoir tenu sur le compte du pape des propos injurieux ; mais entre franciscains on traite volontiers les papes avec la même irrévérence. On ajoute qu’il est magicien ; mais déjà bien des gens, et Bernard est peut-être de ce nombre, ne croient pas plus aux magiciens qu’à la magie. L’ordre de saint François ne peut d’ailleurs prétendre à la renommée d’un parfait rigorisme, puisqu’il en est déjà sorti beaucoup de novateurs, et maître Bernard passe, même dans son ordre, pour un téméraire, un de ces hommes ardens, pleins de courage, qu’on approuve souvent et qu’on n’imite jamais.

Puisque ses confrères l’ont choisi pour lecteur, il est savant. Qui lisait en ce temps enseignait, — la méthode pratiquée dans toutes les écoles, dominicaines ou franciscaines, étant de lire d’abord un texte pour l’interpréter ensuite. Bernard était donc capable de discourir, selon la mode de l’époque, sur la logique d’Aristote, au plus grand profit des opinions théologiques ou philosophiques qu’avaient professées les plus grands docteurs de sa robe. On peut toutefois le supposer et non le prouver : si Bernard a laissé des écrits, ils ont disparu ; mais ce que prouvent tous les témoignages contemporains, c’est la puissance vraiment extraordinaire de sa parole. Quand il juge utile de contenir les multitudes frémissantes, il paraît, conseille la patience et se fait écouter ; de même quand il les trouve hésitantes au moment d’agir, il les enlève et les précipite sans résistance où son dessein est de les conduire. Sous ce rapport, la nature l’a si bien doué, que sa conversation ordinaire est elle-même d’une séduction irrésistible. Les gens qu’il aborde disent qu’il les enchante, et qu’il suffit de l’écouter pour être à lui. On le verra persuader, entraîner les plus habiles conseillers du roi Philippe, le roi lui-même, et lui dicter en quelque sorte des mandemens qu’il regrettera un jour d’avoir signés. Désormais compromis avec l’inquisition et sachant tout ce qu’il doit redouter de ses ressentimens, cet homme véhément et persuasif forme alors, à l’exemple des grands agitateurs dont il n’ignore peut-être pas l’histoire, une des entreprises les plus considérables qu’on ait jamais tentées ; il entreprend de combattre en face, à découvert, un ordre entier, le plus puissant des ordres, en conjurant contre lui toutes les terreurs et toutes les vengeances, et, sans se promettre la victoire, il engage résolument la lutte.

Vers le mois d’août de l’année 1301 arrivent à Toulouse Jean de Picquigny, vidame d’Amiens, et Richard Leneveu, archidiacre d’Auge dans l’église de Lisieux, nommés par le roi réformateurs du Languedoc. Le Languedoc était une province où l’on ne reconnaissait le roi de France comme seigneur immédiat que depuis l’année 1271. Ainsi nouvellement annexée au domaine royal, cette province avait eu dès l’abord à subir les charges de cette annexion, dont elle attendait encore les profits. Quand le présent attriste, la jeunesse espère en l’avenir ; mais la vieillesse regrette le passé, et ce regret peut facilement devenir séditieux. Averti que Toulouse commençait à parler de ses anciens comtes, Philippe le Bel y envoyait deux hommes d’une expérience et d’un dévouement éprouvés, avec un titre qui fait assez connaître leur mandat. Ils venaient réformer en commun, l’un laïque et l’autre clerc, tous les désordres, et, sinon corriger tous les abus, du moins les reconnaître et les signaler.

Dès que l’on est informé de leur présence dans les murs de Toulouse, plusieurs députations leur sont adressées par les villes d’Albi, de Carcassonne, de Cordes, de Castres, de Limoux, villes albigeoises qui, depuis la fin des croisades entreprises pour les ranger à l’orthodoxie romaine, c’est-à-dire depuis l’année 1229, ont été constamment opprimées par l’inquisition, et qui doivent supposer, quand on parle de réforme, qu’il s’agit enfin de les protéger contre leurs tyrans. Il existe dans la ville d’Albi un couvent de frères prêcheurs où les fonctions de prieur ont été quelque temps exercées par Foulques de Saint-George, élu récemment inquisiteur de Toulouse. Foulques avait des droits à cette rapide promotion. La ville d’Albi ne possède pas un inquisiteur particulier, et, privée de ce privilége, elle est dans la dépendance de Nicolas d’Abbeville, inquisiteur de Carcassonne ; mais celui-ci, ne pouvant suffire à l’administration d’un aussi vaste territoire, s’est adjoint comme vicaire le prieur d’Albi. C’est dans ce vicariat que Foulques de Saint-George s’est montré digne d’une plus haute fonction. Il ne laissait pas écouler une semaine sans faire incarcérer par le sénéchal quelques gens d’Albi choisis parmi les plus notables. En ces gens d’Albi, qu’il prétendait bien connaître, il ne voyait, disait-il, que des mécréans, apôtres ou sectateurs des mêmes hérésies.

Sur la quantité comme sur la qualité de ces hérétiques, nous sommes exactement informés. Leurs noms, leurs interrogatoires, le recensement de leurs possessions territoriales, ont été consignés, en d’effroyables registres[4]. En effet, ces hérétiques sont nombreux, et leurs crimes les voici. Quelques-uns, recherchant le mérite d’une pureté surhumaine, ne s’abstenaient pas seulement de manger de la chair, ils répudiaient encore tout ce qui vient de la chair, comme les œufs, le beurre, le fromage. D’autres, pour imiter la pauvreté du Christ, distribuaient leurs biens et vivaient d’aumônes. De plus subtils, dissertant sur le mystère de la consécration, avaient exprimé des doutes au sujet de la présence réelle. Les plus coupables avaient été entendus disant que les inquisiteurs appartenaient à la synagogue de Satan. Un de ces crimes ayant été dénoncé, même par un seul témoin, l’accusé était pris, incarcéré, soumis à la torture. La condamnation prononcée, le coupable, s’il n’était renvoyé devant le juge séculier, qui devait le brûler ou le pendre, était jeté pour un temps ou pour le reste de sa vie dans une prison appelée mur, que nous a décrite l’historien le plus fidèle de l’inquisition, Philippe de Limborch. Cette prison se composait de deux cachots superposés dont les murs avaient cinq pieds d’épaisseur. Dans le cachot supérieur, le jour pénétrait par une étroite baie grillée ; mais le cachot inférieur était souterrain, sans lumière. Deux portes, séparées l’une de l’autre par l’épaisseur du mur, fermaient les deux cachots. On communiquait avec le prisonnier par un guichet pratiqué dans la porte intérieure. Par ce guichet, on lui donnait du linge et des vivres. Tels étaient les délits et telles étaient les peines. N’omettons pas de dire que les biens des condamnés étaient confisqués au profit commun de l’église et de l’état. Cela explique pourquoi la longue liste de ces condamnés nous offre les noms des plus riches citoyens d’Albi.

L’évêque d’Albi, qui aurait pu contenir le zèle farouche de Foulques de Saint-George, ne s’employait qu’à le seconder. Cet évêque, Bernard de Castanet, issu d’une famille considérable de la province, détestait les bourgeois d’Albi, qu’il avait dès l’abord soulevés contre lui par ses exactions. Élevé sur le siége épiscopal en mars 1276, il voyait dès l’année 1277 son palais envahi, sa vie menacée. Les choses depuis ce temps n’avaient pas mieux été. Après avoir fait connaître en lui l’avide convoitise du chef temporel, Bernard de Castanet ne dissimula pas longtemps l’implacable âpreté du chef spirituel. Ayant toujours en sa compagnie le prieur et le lecteur des dominicains d’Albi, il se faisait appeler « lieutenant de l’inquisiteur » dans son diocèse, et saisissait lui-même en cette qualité, sans attendre les ordres de son général, les personnes et les biens. L’inquisiteur de Carcassonne avait donc en Bernard de Castanet un collaborateur, un émule plein de zèle, et, si durement traitée par l’un et par l’autre, la malheureuse ville d’Albi, qui avait fait autrefois de vains appels à la justice de Philippe III, en était maintenant réduite à solliciter la protection de Philippe IV. Elle n’avait plus en effet d’autre espoir.

La ville de Carcassonne n’avait pas été plus épargnée. Elle ne se plaignait pas, il est vrai, de son évêque ; mais elle se plaignait beaucoup de son inquisiteur, car à tous ses anciens griefs contre les ministres du saint-office s’en joignaient de nouveaux. Quelques années auparavant, en 1295, deux illustres professeurs de droit romain, Guillaume Garric et Guillaume Brunet, poursuivis et condamnés comme hérétiques, avaient pu facilement soulever toute la ville et faire reculer un instant leurs ennemis devant cette manifestation redoutable de la colère publique[5] ; mais l’inquisiteur, ayant assigné les rebelles devant la cour de Rome et devant la cour de France et obtenu contre eux deux sentences sévères, leur avait ensuite imposé comme pénitence une contribution de 90 livres tournois imputables, à l’érection d’une chapelle dans le couvent de Carcassonne. La somme avait été payée bien à contre-cœur, on venait d’achever la chapelle, et les prêcheurs en avaient fait la dédicace en narguant les bourgeois, plus humiliés que repentans.

Arrivent donc à Toulouse auprès des réformateurs un grand nombre de femmes d’Albi séparées de leurs maris emmurés, qui racontent avec des larmes les atroces pratiques de leur inquisiteur, de leur évêque. Arrivent en même temps de Carcassonne et des lieux voisins de notables citoyens qui dénoncent d’autres méfaits, et conseillent aux envoyés du roi d’interposer leur autorité, s’ils veulent prévenir un éclat nouveau de l’indignation populaire. Arrive aussi de Narbonne, où il vient de faire un séjour de quelques mois, frère Bernard Délicieux, trois fois, nous dit-il, appelé par le vidame, mais plutôt, car on n’est pas sur ce point obligé de le croire, convié par les gens d’Albi et de Carcassonne à ce rendez-vous de tous les persécutés.

Quelle que soit sa passion contre l’inquisition dominicaine, Bernard n’oublie pas qu’il est religieux, et qu’il doit d’abord, en cette qualité, proposer le recours aux moyens canoniques. L’inquisition tient ses pouvoirs de Rome ; c’est donc à Rome qu’il faut faire connaître comment elle en use. Si le devoir de tous les fidèles est de révéler le mal, il n’appartient qu’au chef de l’église de trouver et d’appliquer le remède. Tel est alors l’avis de Bernard. En attendant, il provoque les révélations. Au respect qu’inspirent sa robe et son titre se joint l’influence de sa parole facile, animée. Il est bientôt le conseiller, le procureur des femmes d’Albi. Après avoir entendu le détail de leurs doléances, il dicte à Pierre Conseil, son clerc familier, une série d’articles dans lesquels sont résumés tous les actes de violence imputés à Foulques de Saint-George, et il remet lui-même ces articles au vidame. Les envoyés de Carcassonne le visitent, et il les excite contre Nicolas d’Abbeville. — Le vidame d’Amiens et l’archidiacre d’Auge, qui sont déjà devenus les amis de Bernard, s’en réfèrent eux-mêmes à son jugement sur toutes les plaintes. Comme l’ont déclaré plus tard divers témoins, Bernard est l’artisan principal de la grande conspiration qui va bientôt éclater.

Les réformateurs étaient venus à propos. Dans tout le comté de Toulouse, la société laïque était vivement émue. L’inquisition ne distinguait ni la condition, ni le sexe, ni l’âge des personnes, et sévissait partout, dans les villes et les bourgs, dans les riches hôtels, les châteaux et les chaumières, avec le même zèle et la même fureur ; aussi était-elle partout également maudite. Dans le clergé même, séculier ou régulier, les inquisiteurs avaient beaucoup d’adversaires : avec leurs poursuites à outrance, ils ne servaient pas, disait-on, la cause de la foi, ils fécondaient plutôt la vieille semence de l’hérésie. Dans tous les discours tenus aux oreilles des réformateurs, pas un mot en faveur de la liberté de conscience. Ce droit que tout homme apporte en naissant de croire ou de ne pas croire, de raisonner ou de déraisonner librement sur toute matière métaphysique, est un droit alors inconnu. Avant qu’on le connaisse, combien de siècles s’écouleront encore ! Tous les griefs sont des condamnations iniques, de scandaleuses spoliations. Bien peu de gens osent prétendre que l’inquisition ne soit pas nécessaire ; on accuse simplement la conduite des inquisiteurs. Cependant, l’accusation étant à la fois passionnée et presque générale, les réformateurs voudraient, comme on leur en donne le conseil, intervenir, et, pour calmer les esprits, suspendre quelque temps les pouvoirs d’un tribunal abhorré. Toutefois l’inquisition est une trop grande puissance pour qu’ils osent prendre sur eux-mêmes de commencer contre elle ces périlleuses hostilités. On conseille encore un appel à Rome ; mais cet appel ne peut venir d’eux : il n’appartient qu’au roi de mettre Rome en mouvement au sujet d’un ordre religieux. Il n’est pas sûr d’ailleurs que l’inquisition ne soit pas en faveur auprès du roi Philippe. Frère Nicolas, son confesseur, n’est-il pas dominicain ? Avant d’agir, les réformateurs prendront les ordres du roi.

Chargés, il y a quelque temps, d’instruire le procès de Bernard Saisset, évêque de Pamiers, accusé de trahison, Jean de Picquigny et Richard Leneveu l’ont assigné pour le mois d’octobre devant la cour du roi. Ils doivent eux-mêmes à cette date se présenter à la cour pour y justifier les conclusions de leur enquête. Quand donc on les sollicite de prévenir par un coup d’autorité les tumultes qu’on redoute, ils annoncent simplement qu’ils vont informer le roi de ce qui se passe, ajoutant, pour modérer les plus vives ardeurs, qu’ils reviendront bientôt avec les instructions qui leur manquent. La nouvelle de leur prochain départ s’étant répandue, les premiers habitans de Carcassonne et d’Albi se concertent et désignent pour les accompagner dans ce voyage les plus considérables ou les plus habiles de leurs concitoyens. Bernard Délicieux conduira l’ambassade. La ville d’Albi sera représentée par Guillaume Fransa, un de ses consuls, par Pierre de Castanet, de famille consulaire, un des parens de l’évêque et son adversaire résolu, par maître Arnauld Garcia et maître Pierre Probi, de Castres. Ces deux derniers sont des jurisconsultes très dévoués à la cause albigeoise et tout à fait brouillés, avec l’inquisition. Un des proches parens de Pierre Probi, Jean Bauderie, est au nombre des emmurés ; la famille Garcia, une des plus riches d’Albi, habite depuis l’année 1252 l’ancien palais des vicomtes, et l’inquisition menace déjà le frère d’Arnauld, Raymond Garcia, dont elle doit confisquer plus tard tous les biens. Enfin Carcassonne a choisi pour son ambassadeur principal Élie Patrice, homme fier, actif, audacieux, jouissant du plus grand crédit dans le bourg et dans la ville, qu’un chroniqueur dominicain appelle avec plus d’indignation que d’emphase le « petit roi » de Carcassonne[6]. Ainsi, quand les réformateurs seront admis à l’audience du roi et lui raconteront tout ce qu’on reprend dans la conduite des inquisiteurs, ils pourront produire des témoins. À ce grave cortége, car il faut tout dire, s’en joint un autre qui l’est beaucoup moins. Une femme nommée Navenias avait un grief particulier contre Foulques de Saint-George ; elle l’accusait de l’avoir rendue mère. Les consuls d’Albi lui donnent 10 livres tournois pour ses dépenses, un cheval pour monture, et l’envoient à Paris avec leurs autres députés déposer devant le roi sur les mœurs de cet homme qui censure avec tant de rigueur les doctrines de son prochain.

Tandis que se forme la légion des accusateurs, les accusés de leur côté se rassemblent et préparent leur défense. Ils ne tiennent pas, il est vrai, de l’autorité royale leur juridiction sur les consciences ; ils sont la vaillante milice des papes ; ils ne peuvent toutefois se dissimuler que les domaines des deux pouvoirs qui prétendent régir le monde sont dans le présent assez mal déterminés, et que l’expresse approbation du pape ne saurait elle-même les protéger efficacement contre la malveillance du roi. Ils enverront donc à Paris, eux aussi, des députés, et à leur tête le plus vivement accusé des inquisiteurs, Foulques de Saint-George. Leur cause sera d’ailleurs, ils l’espèrent, énergiquement défendue par les nombreux amis qu’ils ont auprès du roi et par l’évêque même de Toulouse, qui de son côté se rend à la cour, où il est appelé comme un des témoins les plus importans de la trahison de Pamiers.

La cour était à Senlis, où Saisset, l’évêque de Pamiers, accusé de trahison, devait comparaître devant le roi. La députation albigeoise s’arrête néanmoins à Paris, et Bernard va prendre domicile dans le couvent de son ordre, sous les murs de la ville, près de la rue du Paon. Comme il dirige tous les mouvemens de l’ambassade, sa chambre est souvent visitée. Ce n’est pas en effet une de ces cellules bénédictines où ne pénètrent jamais les gens du dehors. On ne professe pas dans les ordres nouveaux l’horreur du siècle ; on n’y encourage pas le désœuvrement de la vie solitaire. Non-seulement la chambre de Bernard est ouverte à tout venant, mais il en sort fréquemment lui-même pour aller à Senlis voir le roi, la reine, les réformateurs du Languedoc, les seigneurs de la cour, quiconque peut le servir. Au retour, il rédige les mémoires qui seront présentés par ses compagnons de voyage. Son zèle ne connaît pas le repos.

Nous avons un compte-rendu fait par lui de son premier colloque avec le roi dans le château de Senlis en présence du vidame d’Amiens, du comte de Saint-Pol et de quelques autres seigneurs. Informé déjà par le vidame, le roi demande à Bernard des détails nouveaux. Bernard raconte l’histoire des précédentes années, se proposant de démontrer que l’odieuse oppression contre laquelle l’Albigeois se révolte est à peu près également imputable à tous les ministres de l’inquisition. Ils sont, il est vrai, suivant la diversité de leurs caractères, plus ou moins cruels et plus ou moins rapaces ; mais ni les uns ni les autres ne peuvent être humains, puisqu’ils doivent tous pratiquer le même système, qui consiste à dominer par la terreur. Il faut donc aux uns et aux autres un nombre à peu près égal de victimes. On dit qu’il est resté dans l’Albigeois quelques gens attachés aux anciennes erreurs, qui les propagent en secret et fomentent ainsi le trouble dans l’église, dans l’état, ce que ni l’église ni l’état ne peuvent supporter. Le fait semble douteux. S’il est prouvé, veillons au salut commun de l’état et de l’église. Bernard ne connaît qu’une religion légale, il entend donc que l’on recherche les hérétiques et qu’on triomphe de l’hérésie ; mais puisque les moyens jusqu’alors employés n’ont pas réussi, qu’on y renonce, et puisque les religieux de saint Dominique ne savent pratiquer que les plus violens, qu’un autre ordre soit prié d’agir autrement. Rome elle-même, à qui sont déjà parvenues tant de plaintes, se laissera facilement persuader que ce changement est nécessaire. Si pourtant le pape Boniface n’y consent pas, le roi peut sans le consulter prendre une mesure qui calme l’agitation des esprits ; il peut suspendre pour quelque temps, en invoquant à propos la raison d’état, l’exercice des pouvoirs attribués par privilége aux religieux de saint Dominique. Durant cette suspension, l’inquisition elle-même, affranchie des craintes qui l’obsèdent, s’adoucira.

Philippe le Bel prêtait au discours de Bernard une oreille attentive, l’approuvant, et néanmoins gardant ce prudent silence qu’impose toujours la responsabilité du commandement, quand à la porte de la salle d’audience, qui était ouverte, parurent, conduits par frère Nicolas, confesseur du roi, les inquisiteurs de Toulouse, de Carcassonne, de Pamiers, que suivaient un certain nombre de dignitaires de leur ordre. Philippe, élevant la main, leur enjoignit par un geste de se retirer, puis, s’adressant aux gens de sa suite, « je comprends, dit-il, que cet honnête lecteur m’a dit toute la vérité, comme je comprends que ces jacobins, qui chaque jour assiégent ma porte, me content mensonges sur mensonges pour dissimuler leurs trahisons. » La porte du roi fut donc interdite pendant quelques jours aux inquisiteurs et à leur cortége. Cependant ces jacobins avaient de trop puissans amis pour être longtemps exclus du palais quand un simple lecteur, appuyé de quelques consuls, y pouvait, disaient-ils, pénétrer librement pour les diffamer. Enfin admis, ils affectent de mépriser la cohue de leurs accusateurs et ne s’emploient qu’à compromettre, s’ils le peuvent, dans l’esprit du roi, le plus considérable d’entre eux, le vidame d’Amiens. Il leur fut alors proposé par le roi de paraître devant le conseil, le vidame étant assigné. Au jour convenu, le débat ou plutôt le combat s’engage. Se présentent, comme champions du saint-office, Foulques de Saint-George et le confesseur du roi. Ils accusent, ils s’excusent. Le vidame, plein d’ardeur, produit toutes les pièces du dossier formé par Bernard. En deux jours, la cause est entendue, et tant de faits sont allégués et prouvés à la charge de l’inquisition albigeoise qu’il demeure impossible de la justifier.

C’était au roi de conclure. Contre l’évêque d’Albi, coupable ou complice de tant de violences, Philippe le Bel ne prendra qu’une mesure comminatoire : il le condamne à 2,000 livres d’amende ; mais contre l’ancien assesseur de Nicolas d’Abbeville, le terrible Foulques de Saint-George, élu récemment inquisiteur de Toulouse, le roi veut agir d’une façon plus efficace ; il veut, suivant les conseils de Bernard, l’éloigner du théâtre de ses méfaits. Toutefois, dans l’état de ses rapports avec le pape, peut-il lui demander un service ? ou peut-il prononcer lui-même la suspension d’un inquisiteur, s’attribuant ainsi l’autorité du juge d’église, contre le code théodosien et contre les canons ? Philippe le Bel était assurément capable de beaucoup oser au détriment de l’église, n’étant pas plus dévot qu’un légiste ; mais autant qu’un légiste il était prudent. Plus d’une fois, même après avoir été personnellement offensé par des religieux, par des évêques, il feignit par prudence de pardonner l’injure. Quel que soit donc son présent dépit contre les prêcheurs, il prie les supérieurs de leur couvent principal, le couvent de Paris, de révoquer eux-mêmes Foulques de Saint-George, et en même temps il écrit à l’évêque de Toulouse, qui était à Paris, lui faisant connaître entre quelles limites doivent être, suivant lui, contenus le zèle et le pouvoir jusque-là discrétionnaire des inquisiteurs.

Nous avons cette lettre à l’évêque de Toulouse, datée de Fontainebleau 8 décembre 1301[7]. Le roi s’exprime d’abord dans les termes les plus durs sur le compte de Foulques de Saint-George : « Quand son devoir était d’extirper les erreurs et les vices, il ne s’est employé qu’à les entretenir ; sous le couvert d’une répression licite, il a osé des choses complétement illicites, sous l’apparence de la piété des choses impies et tout à fait inhumaines ; enfin, sous ce prétexte qu’il avait à défendre la foi catholique, il a commis des forfaits horribles, exécrables. » Ensuite le roi prescrit les mesures qui seront prises par l’évêque de Toulouse pour calmer le pays. Aucune arrestation ordonnée par l’inquisiteur ne sera faite désormais par les sénéchaux sans le consentement de l’évêque diocésain, et, lorsque l’évêque et l’inquisiteur seront divisés d’opinion sur l’opportunité d’une poursuite, l’examen de l’affaire sera soumis à une commission de quatre personnes, le prieur et le lecteur du couvent des prêcheurs, le gardien et le lecteur du couvent des mineurs. Ainsi le roi, sans restreindre par une définition nouvelle les droits de l’inquisition, en gêne l’exercice. Voilà nos fiers dominicains obligés de subir le contrôle de l’ordinaire, et, ce qui doit humilier encore davantage les inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne, deux frères mineurs peuvent être appelés dans certains cas au partage de leur autorité. Enfin, de ces deux mineurs, l’un sera peut-être leur plus ardent ennemi, frère Bernard Délicieux, présentement, il est vrai, lecteur de Narbonne, mais qui n’a quitté Carcassonne qu’avec l’intention d’y revenir.

Le lendemain du jour où le roi faisait porter cette lettre à l’évêque de Toulouse, il en recevait une autre de ce prélat qui contenait une nouvelle tout à fait inattendue. Celui-ci lui mandait que les frères prêcheurs de Paris s’étaient réunis au couvent de Saint-Jacques en assemblée capitulaire, et qu’après avoir délibéré sur la révocation de Foulques de Saint-George, ils avaient résolu de le maintenir quelque temps encore dans son emploi. L’évêque ajoutait qu’il conseillait au roi de s’en tenir là. La réponse de Philippe le Bel arriva bientôt[8]. Il avait demandé simplement un désaveu ; ce désaveu refusé, tout un ordre approuvait une série d’actes jugés après enquête odieux et criminels par le roi lui-même. C’était un véritable affront, auquel s’associait par surcroît l’évêque chargé de négocier l’affaire. « Que votre sagesse, lui répondit le roi, veuille bien apprécier si vous avez scrupuleusement rempli votre devoir envers nous… En tout cas, votre prudence circonspecte aurait dû s’abstenir de nous donner en cette occasion un conseil qui ne lui était pas demandé. » Quelques jours après, le 16 décembre, étant alors à Montargis, Philippe écrit à Guillaume Peire de Godin, de l’ordre des prêcheurs, son chapelain : « Pour ce qui regarde la délibération qui a eu lieu dernièrement dans le couvent des prêcheurs de Paris touchant l’affaire de l’inquisition et la personne de frère Foulques, la résolution qui l’a suivie nous étant connue, nous estimons que les auteurs de cette résolution se sont plutôt proposé pour but notre déshonneur et la flétrissure de tout un peuple que le profit de l’église et la punition des excès commis, nous sommes en effet informés qu’après avoir traité cette affaire le prieur dudit couvent et les religieux présens ont arrêté que ledit frère Foulques, à qui l’on adjoindra quelque frère du même ordre, conservera son titre d’inquisiteur au moins jusque vers le milieu du prochain carême, pour qu’il continue durant ce temps les procès commencés et les termine par des arrêts, glorifiant ainsi de toutes leurs forces ledit frère et son ordre, nous faisant à nous-mêmes injure sur injure et ne s’inquiétant en rien d’obvier aux graves périls, au scandale public, qui doivent être la conséquence de toute cette conduite. Aurait-on osé croire, frère Guillaume, qu’un ministre provincial de notre royaume et les autres religieux de son ordre auraient eu de notre temps, comme cela vient d’avoir lieu, la hardiesse de soutenir contre nous, contre l’opinion d’un peuple entier, une personne si détestable, accusée de tant d’infamies, de tant de crimes ? C’est en dire assez. En peu de mots, mais avec beaucoup d’affection, je vous prie de vouloir bien encore engager le provincial et ses confrères à modifier la résolution qu’ils ont prise, et à remédier par là le mieux qu’ils pourront au présent état des choses…[9]. » Le roi ne pouvait exprimer plus vivement à quel point on l’avait offensé ; mais, après quelques jours de réflexion, il avait cru devoir encore, par égard pour un ordre puissant, proposer un moyen de conciliation et promettre l’oubli de l’injure.

Cependant cette démarche sera vaine. Tout l’ordre de saint Dominique s’émeut et se concerte. Céder à la requête du roi et déposer immédiatement l’inquisiteur de Toulouse, c’est se condamner soi-même. — On ne céda pas. Malgré les ordres comme malgré les prières du roi, Foulques de Saint-George fut maintenu. Philippe le Bel eut alors un accès de colère. Il écrivit aux sénéchaux de Toulouse, de Carcassonne et d’Agen, leur enjoignant de mettre la main du roi sur les prisonniers de l’inquisition, d’interdire à Foulques toute poursuite nouvelle et de supprimer ses gages. Ce fut une grande mesure et d’un grand effet : l’inquisition, intimidée, cessa d’agir, et les populations respirèrent. Foulques de Saint-George conserva son titre, même après le carême, même après les fêtes pascales de l’année suivante. Il ne fut remplacé que le 29 juin 1302. Cette révocation fut prononcée par un chapitre général siégeant à Paris. Guillaume de Morières, prieur du couvent d’Albi, lui fut donné pour successeur, et dans les premiers jours de juillet le roi écrivit aux sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne une nouvelle lettre pour leur donner l’ordre de reconnaître Guillaume de Morières et de lui rendre l’administration des prisons ainsi que la jouissance du traitement supprimé.

Les députés albigeois étaient encore à Paris. Ayant appris la destitution de Foulques de Saint-George, maître Arnauld Garcia, Pierre de Castanet et Élie Patrice se rendent ensemble au couvent des mineurs pour y voir Bernard. Bernard ne triomphe pas, car il connaît Guillaume de Morières et se défie de lui. Il regrette que le roi n’ait pas assez fait. Reconnaissant toutefois qu’il est venu comme député d’Albi dénoncer les méfaits d’un seul homme, que cet homme est désormais sans pouvoir de nuire, que par conséquent les députés d’Albi se sont heureusement acquittés de leur mandat, il s’éloigne de Paris et retourne à Narbonne. Si ses défiances sont injustes, on l’apprendra bientôt.

II.

Il est permis de croire que l’inquisition voulut pendant quelque temps se montrer modérée. Après les échecs qu’elle avait éprouvés dans les conseils du roi, elle devait beaucoup redouter la surveillance du vidame, qui était venu reprendre à Toulouse ses fonctions de réformateur. C’était presque une nécessité pour elle d’affecter un humble maintien et de faire bon visage même aux hérétiques ; mais on ne lui rendit pas ses politesses. Un peuple longtemps opprimé peut-il se tenir pour satisfait dès que l’oppression se relâche ? Il se souvient, il a des rancunes, de justes rancunes ; il déteste à bon droit les auteurs du mal qu’il a subi, qu’il a vu cesser, qu’il n’a pas vu réparer. D’ailleurs les poursuites seules se sont arrêtées. L’inquisition n’a lâché aucune proie ; tous les malheureux qu’elle a condamnés, qu’elle a séparés du monde, sont demeurés dans ses cachots. Le roi n’a pu rendre à la liberté des gens qu’un tribunal souverain a jugés coupables. Il sait et dit savoir qu’il y a eu des condamnations iniques ; mais elles ont été prononcées par un magistrat qui ne relève pas de lui : ce principe que toute justice émane du roi ne s’étend pas au-delà des causes civiles. Ainsi le peuple d’Albi a beaucoup trop de raisons pour gémir encore, pour détester encore l’inquisition, ses ministres anciens ou nouveaux, tous leurs fauteurs et tous leurs complices.

À leur retour, les deux avocats de la commune d’Albi, maîtres Arnaud Garcia et Pierre Probi, reçurent de tous côtés des témoignages de reconnaissance ; mais on s’éloigna de plus en plus des inquisiteurs et de tous les religieux de leur robe : on ne leur donna plus d’aumônes, on n’alla plus assister au service divin dans leur église, on ne voulut plus de leur ministère pour les funérailles. Voici d’autres outrages. Le premier dimanche de l’avent de l’année 1302, des religieux dominicains, étant allés prêcher aux églises de Saint-Salvi et de Sainte-Martianne, furent accueillis au retour par des huées et des cris de mort. Vers le même temps, les consuls leur firent eux-mêmes la plus cruelle avanie. Sur une des portes de la ville, qui était proche de leur couvent, les prêcheurs avaient placé l’image de leur patron, saint Dominique. Les consuls la firent enlever pour y substituer les portraits du vidame d’Amiens, de l’archidiacre d’Auge, d’Arnauld Garcia et de Pierre Probi, les libérateurs de la ville. L’inquisition fut alors persuadée que sa modération encourageait ses ennemis, et de nouvelles rigueurs furent jugées nécessaires.

Dès les premiers mois de l’année 1303, les poursuites et les arrestations recommencent sur le territoire d’Albi. Cependant, si l’inquisition peut toujours incarcérer, elle ne peut plus faire pendre ou brûler. Vainement en effet elle prononce des renvois au juge séculier ; le juge supérieur à tous les juges séculiers, c’est le vidame, qui ne brûle et ne pend personne. Bernard est toujours à Narbonne. Il paraît avoir constamment occupé sa chaire du mois de juillet 1302 à la fin d’avril 1303 ; mais à cette dernière date il arrive à Toulouse, envoyé, dit-il, auprès du vidame et chargé de lui parler en faveur d’un ancien trésorier de l’église d’Agen, alors prisonnier d’état. Le vidame, en revoyant Bernard, lui dit que la persécution sévit de nouveau, que le trouble est partout, et qu’il faut retourner vers le roi pour lui faire connaître le vain résultat des mesures prises. Bernard, qui sait quelle force a sur l’esprit du roi l’argument de l’émotion publique, conseille au vidame d’ajourner son voyage et d’attendre quelque événement favorable. Pour ce qui le regarde, il croit devoir rester dans le pays, et, comme il vient d’apprendre que les mécontens doivent se réunir vers la fin de mai dans la ville de Carcassonne, il va présentement de ce côté.

Geoffroy d’Aubusson[10] avait remplacé Nicolas d’Abbeville dans la charge d’inquisiteur de Carcassonne. Moins ardent peut-être que son prédécesseur, il avait toutefois prescrit dans ces derniers temps des arrestations nombreuses au pays d’Albi, en respectant l’ordonnance, bien entendu, c’est-à-dire avec l’assentiment et le concours de l’évêque ; mais, pour avoir été faites selon les formes indiquées par le roi, ces arrestations n’avaient pas été mieux agréées, et chaque jour arrivaient à Carcassonne les mères, les femmes, les fils des suspects emmurés, qui venaient gémir ou menacer au seuil du tribunal sinistre. Aux approches de l’Ascension se joignit à cette multitude désolée une députation envoyée par la ville d’Albi, et il y eut alors de fréquens colloques entre les membres de cette députation, Bernard et le vidame, qui était venu lui-même à Carcassonne pour voir, pour entendre ce qu’on faisait, ce qu’on disait, pour intervenir auprès des inquisiteurs et de l’évêque. Si Geoffroy d’Aubusson ne se laissa fléchir par aucune prière, Bernard ne s’affligea pas sans doute de lui trouver cette humeur intraitable qui provoquait de nouvelles et plus vives inimitiés. Le vidame pensait-il de même ? Il parlait moins qu’il n’observait.

De Carcassonne, Bernard et le vidame vont à Cordes, où venaient alors d’être exécutés d’autres enlèvemens de suspects. De Cordes, le vidame, pressé d’avertir le roi, se rend à Paris. L’événement que Bernard espérait n’a pas eu lieu ; mais l’ensemble des faits doit suffire, à leur avis, pour éclairer Philippe. Le vidame parti. Bernard harangue la foule dans la maison commune de Cordes. Il parle du roi, il parle surtout du vidame, disant qu’une cause plaidée par un tel avocat doit être gagnée. Au mois de juillet, l’avocat est de retour. A-t-il plaidé ? Personne n’en doute ; mais a-t-il gagné sa cause ? Il ne s’en vante pas. Cependant Bernard a promis et promet encore. N’étant plus tout à fait le maître du peuple d’Albi, qui craint d’avoir été déçu par de chimériques espérances, Bernard vient trouver le vidame à Carcassonne. Il n’arrive pas seul : un grand nombre d’Albigeois, impatiens de connaître la sentence du roi, se sont précipités sur ses pas, et il ne peut se défendre de les conduire lui-même devant le vidame. Le roi, comme le prouvent trop clairement les réponses embarrassées de son commissaire, n’a rien décidé ; cependant ce même commissaire, qui a vu le roi, qui parle en son nom, dont la sincérité ne peut être soupçonnée, recommande si vivement de toujours espérer qu’il parvient encore une fois à calmer la foule. Jean de Picquigny se hâte alors de quitter Carcassonne ; mais Bernard demeure dans cette ville, entouré des mécontens. Les circonstances ne lui commandent-elles pas beaucoup de réserve ? Si pourtant il modère le ton de ses paroles, l’inquisition, qui est aux écoutes, va se glorifier d’un succès et se croire tout permis. Il n’est pas d’ailleurs commissaire du roi, il n’a pas la responsabilité du vidame. Quelles que soient donc les circonstances, il parlera comme il a toujours parlé. S’il peut être dangereux d’exciter encore les esprits, il peut être malhabile de les apaiser trop. Le 3 août, Bernard fait annoncer par le crieur public dans toute la ville de Carcassonne qu’il prêchera le jour suivant. Voici le texte de cette proclamation ; « Au nom de Dieu et notre Seigneur Jésus-Christ, frère Bernard Délicieux à tous les habitans de Carcassonne ! Que demain, jour de dimanche, une ou deux personnes de chaque maison se rendent au cloître des frères mineurs, pour l’honneur de Dieu, l’utilité de la ville de Carcassonne et de tout le pays de la langue d’oc, l’exaltation de la foi et de la sainte église de Dieu ! » Ainsi Bernard annonce qu’il traitera dans son sermon des choses humaines comme des choses divines, et il convie la multitude à venir recevoir au couvent des mineurs les instructions diverses qui lui seront données, dans l’état présent des affaires, par le religieux patriote, son orateur favori.

Les ennemis de Bernard nous ont aussi conservé quelques passages du sermon. De ces passages, quelques-uns sont d’une grande violence. Cependant ils nous paraissent dans le goût du temps. À toutes les époques d’ailleurs, les orateurs qu’on appelle sacrés ont exprimé leur avis sur les questions civiles dans un langage qu’on peut taxer d’intempérance. Le style propre de la chaire est l’emphase, l’emphase est le ton des mystiques. Bernard commence par ces mots empruntés à l’Évangile du jour : Lorsque Jésus s’approchait de Jérusalem, contemplant cette ville, il pleura sur elle. Ces mots lentement prononcés, Bernard se tait, promène ses regards sur l’assemblée, incline la tête et pleure ; ensuite il dit : « Ainsi je pleure sur vous, gens de Carcassonne, envoyé vers vous par Jésus depuis déjà bien des années pour défendre votre honneur et justifier votre foi contre les calomnies de quelques traîtres revêtus de l’habit des frères prêcheurs. » L’exposition répond à l’exorde. Ayant raconté les phases diverses de la persécution si longtemps endurée avec tant de patience, Bernard continue en ces termes : « Qu’avons-nous maintenant à faire ? Ce que firent les béliers au temps où les bêtes parlaient. Il y avait un grand troupeau de béliers dans une verte et riche prairie qu’arrosaient divers ruisseaux aux ondes limpides, et chaque jour venaient de la ville voisine deux bourreaux qui enlevaient dans la prairie un ou deux béliers. Voyant donc chaque jour diminuer leur nombre, les béliers se dirent entre eux : « Ces bourreaux nous écorchent pour vendre notre peau et manger notre chair, et nous n’avons ni maître ni protecteur qui nous défende ; mais notre front n’est-il pas armé de cornes ? Dressons-nous donc tous à la fois contre nos bourreaux, frappons-les de nos cornes, et nous les chasserons de cette prairie, et nous aurons sauvé notre vie ainsi que la vie des nôtres. » Ce fut ce qu’ils firent. Or qui sont, mes seigneurs, ces gras béliers, sinon les habitans de Carcassonne, ce pré dont la foi catholique romaine entretient l’opulente verdeur et qu’arrosent tant de sources de prospérité spirituelle et temporelle ? qui sont ces gras béliers, sinon les riches citadins de la ville de Carcassonne écorchés par des bourreaux qui les enlèvent tour à tour, tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, pour s’approprier leurs richesses ? N’est-ce pas un gras bélier que cet homme si considérable, le père du seigneur Aimeric Castel, que les traîtres prêcheurs accusent d’hérésie ? Et le seigneur Guillaume Garric n’est-il pas aussi hérétique parce qu’il est un gras bélier ? Et pareillement le seigneur Guillaume Brunet et le seigneur Raymond de Cazilhac et tant d’autres emmurés que nous voyons cruellement dépouillés de leurs biens parce que nous n’avons personne qui nous défende contre nos bourreaux ? » La péroraison de ce discours nous manque ; mais l’orateur n’a pu conclure sans rappeler l’heureuse issue de la conjuration des béliers, et en effet les auditeurs de Bernard, après son discours, se portèrent aux maisons de quelques riches citadins, d’anciens consuls qui avaient favorisé l’inquisition ou ses ministres, et détruisirent plusieurs de ces maisons. Entretenu par le spectacle des ruines, le souvenir de cette émeute dura longtemps.

Il est assurément permis de croire que ni Geoffroy d’Aubusson, ni Bernard, n’appellent de leurs vœux un engagement décisif ; à l’un et à l’autre parti, les éventualités d’une telle collision doivent être en effet également redoutables. Cependant ils la provoquent par leurs discours, c’est-à-dire par leurs invectives réciproques, Bernard surtout, qui, seul orateur de sa cause, parle plus souvent et plus vivement. L’évêque et Geoffroy s’étant efforcés de soulever contre lui dans la ville de Carcassonne les gens, toujours nombreux, qui n’ont d’autre règle de conduite que le respect de toutes les autorités établies, Bernard va chercher du renfort au quartier-général des mécontens, à Albi. Nous l’y trouvons le 15 août prêchant au couvent de son ordre ; puis il revient à Carcassonne, entraînant à sa suite une foule prête à tout oser ; D’autres lieux viennent en même temps à Carcassonne des syndics députés par les consuls des avocats chargés d’exposer les griefs des communes et des parens de suspects ou de condamnés. Toutes les protestations, toutes les inquiétudes et toutes les douleurs s’associent et s’aiguillonnent.

Si le vidame, qui est encore absent, n’arrive pas bientôt, une nouvelle sédition éclatera. Pressés par Bernard de hâter leur venue, le vidame et son collègue l’archidiacre se rendent enfin à Carcassonne. Ils n’étaient pas entrés dans cette ville qu’ils apprenaient en quel état ils l’allaient trouver. En effet, une grande foule, s’étant portée à leur rencontre, les arrête et leur crie : « Messires, messires, par la miséricorde de Dieu, faites-nous justice des traîtres ! » Au moment où ils pénètrent dans les murs, nouveau tumulte et plus grave. En la compagnie du vidame était maître Guirauld Gahlard, avocat et juge, ami des prêcheurs. On se précipite sur son cheval, et l’agression est si furieuse que, sans la présence du vidame, il était peut-être massacré. Quand enfin les réformateurs du Languedoc ont franchi les portes de la ville, on les entraîne aussitôt au couvent des mineurs, où sont réunis aux principaux citoyens de Carcassonne les députés d’Albi, de Cordes et d’autres villes. Ce n’est plus la foule ameutée ; cependant, quelle que soit la condition des personnes, la réunion est tumultueuse. L’avis commun, que chacun exprime avec véhémence, est qu’il faut agir, et sans délai, qu’il faut se porter aux cavernes de l’inquisition, en tirer les prisonniers et les transférer dans la citadelle. Puisqu’ils ont été condamnés, on ne peut les rendre libres ; mais on peut leur épargner le mortel supplice de l’emmurement. Des arrêts de l’inquisition, il n’y a pas d’appel devant les commissaires du roi ; mais que du moins il soit permis de revoir ces malheureux à la lumière du jour, de leur parler, de les entendre, et de savoir d’eux par quelle série de tortures on les a contraints à faire l’aveu mensonger de leurs prétendus crimes. Une autre assemblée se tient en même temps dans une maison qu’avait autrefois possédée Raymond Costa, évêque d’Elne. Les réformateurs y trouvent d’autres personnes qui leur donnent le même conseil. Le peuple, dit-on, ne veut plus attendre ; si l’on ne se presse pas de le devancer aux souterrains, il y va courir. Pour tout ce qui concerne les affaires de l’inquisition, les réformateurs se sont contentés jusqu’à ce jour d’encourager les plaintes, de les recueillir, de les porter à la connaissance du roi, et de les justifier devant lui. Or on leur demande aujourd’hui d’agir eux-mêmes et à la hâte, comme en pareille circonstance le roi n’agirait pas. Ils hésitent, puis ils promettent ; mais ils promettent de manière à laisser croire qu’ils hésitent encore.

Quelques jours après, le vidame est circonvenu par une multitude de femmes qui se précipitent à sa rencontre, poussant des cris de désespoir. Ce sont les femmes des emmurés d’Albi, conduites par Bernard. Comme elles menacent même, dans l’égarement de leur douleur, le commissaire du roi, Bernard s’efforce de les contenir, et pour elles il supplie le vidame, disant que l’heure de la justice a déjà trop tardé. Le vidame voudrait cependant la retarder encore ; mais l’émotion gagne toute la ville. Sortant de leurs maisons, les ennemis les plus déclarés de l’inquisition se portent à l’église des frères mineurs pour délibérer une dernière fois. La délibération n’est pas longue. Si les réformateurs, pressés par les femmes, leur résistent, si dans ce jour même ils ne vont pas aux cachots en ouvrir les doubles portes et rendre les prisonniers à la lumière du jour, leur besogne sera faite par les citoyens réunis en ce lieu. Les chefs de l’entreprise sont Pierre de Castanet et Guillaume Fransa : avec eux s’enferment dans l’église environ quatre-vingts conjurés, et dans ce nombre des gens de métier déjà pourvus des instrumens à l’aide desquels ils pourront promptement briser tous les obstacles, Les portes closes, ils attendent, silencieux et résolus, les nouvelles du dehors. Enfin, vers le milieu du jour, le vidame, vaincu par tant de prières, se dirige vers les cellules des condamnés. Quand il arrive sous les murs de la prison, Gahlard de Blumac, frère prêcheur, paraît derrière les barreaux de fer d’une des fenêtres et à haute voix le somme de s’arrêter où finit la juridiction du roi. En même temps ce religieux lance au vidame un papier où par écrit il proteste contre la violence qui le menace ; mais le vidame, ne faisant pas plus état du papier que du discours, ordonne aux geôliers d’ouvrir immédiatement les portes, et pénètre dans l’intérieur de la prison, suivi de Bernard, d’Arnaud Garcia, de Pierre Probi, après lesquels se précipite la multitude ; les cachots sont vidés, et tous les malheureux déposés vivans dans ces noirs sépulcres sont transférés dans les tours de la ville de Carcassonne.

Les derniers jours du mois d’août paraissent avoir été paisibles. La population d’Albi retourne dans ses foyers et porte aux parens des emmurés cette bonne nouvelle : ils vivent encore, on a pu leur parler, on les a vu transférer hors de terre dans une prison spacieuse et saine. À Carcassonne, une sorte de stupeur succède à l’enivrement du succès. Cependant il y a toujours au fond des cœurs beaucoup de haine, et le moindre incident peut provoquer d’autres tumultes. Bernard prêchant dans les premiers jours de septembre à Carcassonne, ses auditeurs s’enflamment de nouveau, courent au couvent des prêcheurs, dévastent le portail de leur église et en brisent les fenêtres vitrées. Évidemment l’inquisition n’est plus protégée ; elle est à la merci de Bernard, qui pourrait la supprimer, si le pape, si le roi, ne devaient un jour lui demander un compte sévère de cette suppression. Aussi tout le monde en est-il à dire que le pape et le roi feraient sagement de reparaître en scène, d’écarter leurs subalternes et de prévenir eux-mêmes les malheurs qu’on prévoit. Cette requête fut adressée d’abord au pape par le vidame d’Amiens. Il s’agit non d’une simple prière, mais d’une pièce de procédure. Quelles circonstances offrirent au vidame l’occasion de rédiger cette pièce ? C’est ce que nous avons maintenant à raconter.

Après avoir pris l’avis de ses confrères, l’inquisiteur Geoffroy a prononcé contre le vidame une sentence d’excommunication. Suivant les termes de cette sentence, Jean de Picquigny, commissaire du roi, s’est rendu coupable de deux graves délits. Il a d’abord refusé plus d’une fois au juge d’église le concours du bras séculier ; en d’autres termes, il a refusé de brûler ou de pendre les hérétiques signalés, que l’église, ayant horreur du sang, ne brûle pas, ne pend pas elle-même. Ensuite il a pris une part active aux rébellions populaires, il a pénétré dans les prisons de l’église et lui a ravi ses prisonniers. En conséquence il est retranché de la communion des fidèles et voué dès ce jour à toutes les peines qu’une telle sentence emporte avec elle. C’était le droit de l’église de faire publier en tous lieux ces solennels décrets. C’était le droit de l’excommunié d’en déférer à la cour de Rome l’examen et la révision. Le vidame fait donc rédiger son acte d’appel et se rend à Montpellier, où le réclament d’autres affaires. C’est à Bernard que l’appel arrive de Rome accompagné de tout ce qui peut le recommander.

Bernard va d’abord porter la nouvelle de l’excommunication aux consuls d’Albi, et s’entendre avec eux sur la conduite qu’il faut tenir. Son avis est qu’il convient de venir en aide au vidame par une plainte où seront dénoncés tous les méfaits des inquisiteurs, où une enquête judiciaire sera demandée par les consuls, bourgeois et manans de Carcassonne et d’Albi. Ainsi deux procès seront à la fois intentés à l’inquisition devant la cour de Rome, l’un sur l’appel du vidame, l’autre sur la plainte des citoyens persécutés. Or, pour plaider en cour de Rome, il faut avant tout de l’argent. Il en faut pour solder les dépenses de la procédure, il en faut encore pour se concilier un des sourires de la justice. C’est une expérience faite, la cour de Rome ne donne pas gain de cause à un plaideur avant de l’avoir ruiné. Les généreux habitans de Carcassonne et d’Albi ne voudront pas laisser à la charge du vidame, excommunié pour eux, à cause d’eux, les frais considérables de son appel. Il faut donc beaucoup d’argent, et Bernard propose en conséquence la levée d’un subside qui sera réparti, selon la forme des contributions volontaires, entre les villes dont le vidame a le plus mérité la reconnaissance.

Assurément aucune ville du Languedoc ne lui doit autant que celle d’Albi. C’est l’opinion de Guillaume de Pesencs, viguier du roi, et de Gahlard Étienne, juge royal. Cette opinion n’est pas, suivant les inquisiteurs, entièrement désintéressée, car ils sont l’un et l’autre de famille hérétique. Quoi qu’il en soit, Guillaume de Pesencs et Gahlard Étienne sont les premiers magistrats de la ville ; ils parlent, ils agissent en son nom ; ils viennent donc en son nom, accompagnés de plusieurs notaires et d’autres officiers du roi, trouver Bernard au couvent d’Albi, et s’engagent à fournir la somme qui leur sera demandée. On s’entendra sur le chiffre total du subside dans une réunion de délégués qui aura lieu prochainement à Carcassonne. Ayant reçu leur promesse, Bernard les quitte et va tenir ailleurs les mêmes discours. Partout on le comprend, partout on s’empresse de lui dire qu’on fournira l’argent nécessaire. Comme il s’adresse aux premiers citoyens des villes, il n’a pas besoin de beaucoup parler. Des viguiers, des consuls, savent tous combien la justice romaine est dispendieuse. À Carcassonne, au couvent des mineurs, dans la chambre de Bernard, se trouvent réunis au jour marqué Barthélémy Salvi, de Cordes, Grégoire de Maler et Guillaume Fransa, d’Albi, Arnauld Terrien et Raymond Belet, de Carcassonne. Comme on est d’accord sur la nécessité d’une contribution, il ne s’agit que d’en fixer la somme. Elle sera de 3,000 livres tournois, et Carcassonne en donner à 1,500, Albi 1,000, Cordes 500. C’est une forte somme, elle ne sera pas entièrement fournie ; mais, pour le présent, on a tant d’ardeur qu’on ne recule devant aucun engagement.

Il ne suffit pas à l’inquisition d’excommunier le vidame. Tandis qu’il en appelle à Rome de son jugement, elle le dénonce au roi, et, pour que cette dénonciation ne demeure pas sans résultat, elle fait auprès de la reine d’activés démarches. La reine, qui a pour confesseur un religieux de saint François, frère Durand, a souvent entretenu le roi de la misérable condition des gens d’Albi ; elle s’est ainsi déclarée contre les ministres de l’inquisition, qui, le sachant, travaillent à se concilier cette puissante ennemie. Informés de leur intrigue, les gens d’Albi font parvenir à la reine avant la fin de septembre une supplique où nous lisons : « Lorsque notre seigneur le roi très clément, ému dans le fond de son cœur d’une pieuse sollicitude pour ses sujets, envoya dans ce pays, avec le titre de réformateurs, les vénérables seigneurs Jean, vidame d’Amiens, sieur de Picquigny, et Richard Leneveu, archidiacre d’Auge dans l’église de Lisieux, personnages d’une conscience pure et sereine, recommandés par la parfaite convenance de leur vie, de leurs mœurs, doués de prévoyance et de prudence, pratiquant la vertu, pratiquant la justice, et en conséquence aimés de tout le pays, auquel ils ont rendu d’inappréciables services, notre seigneur le roi voulut enfin mettre un terme à nos agitations, à nos longues afflictions, et nous accorder le soulagement de sa protection paternelle ; mais aujourd’hui que certaines gens machinent, nous dit-on, d’odieux complots contre ces honorables personnes, essayant de les diffamer par leurs propos et remplissant de fausses allégations les oreilles du roi, nous ne savons quel secours implorer, si ce n’est celui de votre miséricorde habituelle. Nous vous invoquons donc tous ensemble, et les hommes et les femmes, et les jeunes gens et les jeunes filles, et les vieillards et les enfans, nous vous invoquons, vous l’ancre et le plus valide rempart de notre espérance, et nous vous demandons d’intercéder auprès du roi pour que sa bonté nous conserve ces respectables protecteurs… » L’auteur de cette véhémente missive, c’est Bernard. Les témoins qui l’ont déclaré nous paraissent en cela dignes de confiance. Bernard devait écrire, comme il parlait, de ce ton passionné.

III.

Bernard partit bientôt pour Paris, accompagnant le vidame et une nombreuse population d’hommes et de femmes de Carcassonne, d’Albi, de Cordes, que le vidame conduisait devant le roi. Dans cette foule, nous retrouvons Guillaume Fransa, Pierre de Castanet, Arnauld Garcia, Élie Patrice et Pierre Probi, de Castres. Ce sont les lieutenans ordinaires de Bernard. Il ne va pas sans eux, ils ne vont pas sans lui ; mais il commande et ils obéissent. Cependant à ces noms déjà cités nos pièces en ajoutent deux nouveaux, ceux de Jean Hector et de Bertrand de Villardel, frères mineurs. Ainsi Bernard n’a plus seulement dans son ordre des complices secrets ; en voilà deux qui se déclarent. Ils étaient rendus à Paris vers le milieu d’octobre. On vit la reine, qui fit comme de coutume le plus gracieux accueil aux opprimés d’Albi. On vit ensuite le roi, mais on ne put cette fois rien obtenir de lui. Les deux partis avaient à la cour même des adhérens également considérables, et Philippe le Bel recevait des uns et des autres des rapports si différens qu’il devait hésiter à conclure. Quand il s’était prononcé contre les ministres de l’inquisition, il avait espéré pacifier le pays, troublé par leurs violences. On lui disait maintenant qu’il avait alors imprudemment encouragé l’audace des hérétiques et causé lui-même des troubles nouveaux. Philippe ne voulait pourtant pas se retourner vers l’inquisition, qu’il n’aimait guère. C’est pourquoi, doutant du parti qu’il devait prendre, il répondit à Bernard, au vidame, aux envoyés des villes, qu’il avait résolu d’aller visiter lui-même son comté de Toulouse, qu’il y serait vers les fêtes de Noël, et qu’il espérait bien jusque-là ne pas recevoir la nouvelle d’autres tumultes. Il ne s’agissait plus que d’attendre un mois environ l’arrêt de sa justice.

Les ambassadeurs se retirèrent satisfaits. La reine leur a promis son assistance. D’ailleurs l’arrivée prochaine du roi ne doit-elle pas avoir pour conséquence nécessaire la confusion de leurs persécuteurs ? Bernard, en quittant la cour, donne quelques instructions aux gens de Carcassonne, et se dirige sur Albi. Il y arrive à cheval, suivi d’un clerc, à cheval comme lui, et va s’établir au couvent de son ordre. Quelques jours après, il convoque dans ce couvent les consuls et les habitans de la ville, et, devant une assemblée d’environ cinq cents personnes, il prononce un discours. Comme on le sait, il vient de Paris et il a vu le roi ; mais voici la grande nouvelle : le roi a promis d’être à Toulouse le jour de Noël. C’est un rendez-vous donné pour de solennelles assises. Assurément les avocats ne manqueront pas à la bonne cause, et ils auront à faire valoir d’irréfutables argumens. Cependant il faut leur venir en aide, et pour cela deux choses sont à faire : d’abord recueillir de l’argent, puisque c’est le nerf de toute procédure, ensuite avertir les populations des villes décimées et les entraîner à Toulouse pour émouvoir le roi, la reine, les jeunes princes par le concert de toutes les douleurs. Tel est le discours de Bernard. Aussitôt et sans hésitation, l’argent est promis : le notaire royal d’Albi, Arnauld Gallinier, enregistre toutes les promesses, et des émissaires vont dans les bourgs voisins préparer la manifestation convenue. Bernard se rend à Castres. Il y arrive le dimanche de l’Avent, et, ayant convoqué vers le soir les habitans de cette ville dans le vieux cimetière des moines de saint Benoît, il les prie d’adhérer à la ligue. Toute la puissance des inquisiteurs tient, s’écrie-t-il, à ce qu’on n’ose pas les combattre. Il faut oser et ne pas s’inquiéter du reste. On dit de lui, par exemple, qu’il est l’antechrist. Qu’on le dise et qu’on le répète ; il rit de cette vaine injure. Pour le vidame, pense-t-on, c’est plus grave, puisqu’il est excommunié ; mais la sentence sera déclarée nulle. Toute sentence prononcée par l’inquisition depuis vingt ans a le même vice de nullité. Singulier tribunal qui rend des arrêts sur des crimes qu’il invente ! Le roi soupçonne déjà qu’il en est ainsi, il faut le convaincre. Puisqu’il vient aujourd’hui rendre une solennelle visite à son peuple calomnié, qu’il soit entouré, pressé, supplié, qu’à l’éclairer tout le monde conspire, et le dernier jour de l’inquisition sera venu.

Philippe le Bel arrivait en effet le jour de Noël dans la ville de Toulouse, accompagné de la reine, Jeanne de Navarre, et de ses trois fils, Louis, Philippe et Charles. Un grand nombre de seigneurs et de prélats, parmi lesquels on distingue Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plasian, l’archevêque de Narbonne et le docte évêque de Béziers, Bérenger de Frédol, forment son cortége royal. Lorsqu’à la tête de ce cortége le roi traverse les rues de la ville, une immense foule se précipite sur son passage, et crie : « Justice ! justice ! » C’est la manifestation que Bernard a demandée.

Philippe ne tarda pas trop à donner audience aux envoyés de Carcassonne et d’Albi. Ils vinrent en grand nombre. Nous revoyons à leur tête maître Arnauld Garcia, alors syndic des consuls et des habitans d’Albi, maître Pierre Probi, avocat spécial de Carcassonne, de Cordes et d’Albi, le juge royal Gahlard Étienne et frère Bernard. Avant qu’ils soient séparément entendus, le vidame prend la parole au nom de tous les plaignans et va résumer leurs griefs communs ; mais il est interrompu par Guillaume Peire de Godin, ancien chapelain du roi, futur cardinal évêque de Sabine, alors ministre provincial des prêcheurs, qui récuse son témoignage comme étant celui d’un excommunié. Pierre Probi parle ensuite. Entre autres faits à la charge de l’évêque Bernard de Castanet, il rapporte qu’ayant procès sur des droits fiscaux avec les consuls et les habitans d’Albi, cet homme de la plus tyrannique arrogance fit arrêter dans l’espace de trois mois trente des plus honnêtes et des plus riches citadins, les accusant faussement d’hérésie, quand ils étaient notoirement de vrais catholiques, assidus à tous les offices, dociles observateurs de tous les commandemens de l’église.

Quand Arnauld Garcia obtient à son tour la parole, il décrit les tortures infligées par les inquisiteurs à leurs prisonniers, et supplie le roi de se laisser persuader qu’il raconte la simple vérité. Ceux qui le trompent, ce sont ceux qui, pour justifier les bourreaux, calomnient les victimes. Le syndic en était à ce point de son discours, quand Bernard, qui se tenait derrière lui, l’interrompit et lui dit avec force : — « Maître Arnauld, nommez le calomniateur, nommez-le. Dites au roi : « C’est frère Nicolas, votre confesseur. » Et ajoutez : « Sire, vous ne devez pas croire aux propos de ce traître qui fait connaître aux Flamands tout ce qu’on décide contre eux dans le conseil. » Ces paroles, entendues par une partie de l’assistance, causèrent une vive émotion. Arnauld Garcia les ayant répétées, Guillaume de Plasian lui demanda s’il pouvait fournir la preuve d’une si criminelle trahison. « C’est, dit Bernard, ce que je tiens de maître Jean Lemoine, qui m’a raconté le fait, à moi-même, dans l’église de Sainte-Geneviève. » Il s’agit du cardinal Jean Lemoine, personnage de très grand poids, répandu dans toutes les cours et bien instruit de leurs secrets. S’il s’est vraiment exprimé de cette façon sur le confesseur du roi, l’affaire doit être sérieusement examinée. Elle le fut sans doute, car en l’année 1306 frère Nicolas n’avait plus le titre de confesseur du roi.

Arnauld Garcia ayant achevé son discours en priant le roi de prendre enfin à l’égard de l’inquisition des mesures efficaces, Guillaume Peire de Godin demande la permission de justifier ses confrères, si violemment accusés, et plaide pour Foulques de Saint-George ; mais Gahlard Étienne, juge d’Albi, recommence devant le roi le récit de toutes les actions malhonnêtes reprochées à cet inquisiteur ; il parle de sa vie dissolue, de ses procédures iniques, et, ayant fait succéder à son portrait celui de ses collègues, il se demande en terminant comment le peuple a pu si longtemps supporter ces pestes publiques.

À quelques jours de là, Bernard parut devant le roi, non comme accusateur, mais comme accusé. On avait dit à Philippe le Bel : « Si le pays est troublé, voici l’artisan de tous les troubles, c’est frère Bernard. » Bernard vient donc se défendre devant le conseil du roi, solennellement convoqué. Oui, dit-il, il est l’adversaire déclaré de l’inquisition. À bon droit on allègue que depuis plusieurs années il ne cesse de crier contre elle. Il a même tant crié que sa voix en est devenue rauque. Oui, si la ville de Toulouse est à cette heure remplie de gens venus de toutes parts pour témoigner contre l’inquisition, c’est son ouvrage. Le roi lui-même l’a chargé d’annoncer à tout le peuple d’Albi son arrivée prochaine : il l’a fait, et à cette nouvelle le peuple agité s’est calmé ; mais il vient aujourd’hui, le roi présent, lui demander justice. Ce peuple que l’on représente comme animé des sentimens les plus dangereux se compose de fidèles sujets et d’irréprochables catholiques. Frère Guillaume Peire, provincial des prêcheurs, a dit, il y a peu de jours, devant le roi, qu’on ne trouverait pas un seul hérétique dans tout le Languedoc ailleurs que sur les territoires d’Albi, de Cordes et de Carcassonne, et, faisant ensuite le dénombrement de tous les hérétiques répandus en ces lieux, il en a compté quarante ou cinquante. Pourquoi donc tant d’enquêtes et depuis tant d’années tant d’incarcérations, de tortures, de violences ? Ce qu’a dit frère Guillaume n’est pas d’ailleurs, il s’en faut bien, la pure vérité ; ces nombres de quarante, de cinquante, sont imaginaires. Depuis longtemps il n’y a plus un seul hérétique dans tout l’Albigeois. L’archevêque de Narbonne et l’évêque de Béziers réclament à la fois contre cette assertion. Il y a eu, disent-ils, des cas d’hérésie avoués et prouvés. Bernard reprend qu’il faut se méfier de ces prétendus aveux. Les bienheureux Pierre et Paul, traduits comme hérétiques devant le tribunal de l’inquisition, seraient eux-mêmes, à son avis, bien empêchés de se justifier. Il ne s’agit plus de justice quand l’art d’interroger est devenu l’art subtil de tendre des pièges où trébuchent à la fois l’innocence et le crime. On demande alors à Bernard de quels inquisiteurs il entend incriminer ainsi la procédure. Il nomme Jean Galand, Jean de Saint-Seine, Nicolas d’Abbeville et Foulques de Saint-George. On lui répond que plusieurs de ces inquisiteurs sont morts, que les autres sont remplacés, et que le roi d’ailleurs a corrigé selon son pouvoir les abus qu’il signale. Bernard réplique : « Écoutez, entendez les plaintes, les clameurs, et vous apprendrez si le conseil du roi, quelle que soit sa prudence, a trouvé le remède le plus propre à guérir le mal. »

Le système ne fut pas toutefois changé. En limitant les pouvoirs du juge enquêteur, en l’assujettissant au contrôle de l’évêque diocésain, Philippe est persuadé qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire. L’église a ses tribunaux particuliers, dont la compétence est reconnue. Des condamnations pour hérésie, l’appel se fait devant le pape, non devant le roi, et, quand il se plaint si haut des empiétemens du pape sur sa puissance, Philippe ne croit pas le moment opportun pour toucher d’une main plus dure aux libertés de l’église. En conséquence, par une ordonnance du 13 janvier 1304, il confirme toutes les prescriptions contenues dans ses lettres du 8 décembre 1301, et, quelle que soit la vivacité des dernières suppliques, il maintient l’inquisition « au profit de la foi. » C’est au pape de décider s’il convient de l’abolir. C’est encore au pape qu’il appartient de statuer en dernier ressort sur les causes jugées, et d’annuler ou d’atténuer les peines prononcées. Le roi répète dans les termes les plus acerbes que la conduite des ministres de l’inquisition a trop longtemps scandalisé les honnêtes gens : il en avertit le pape ; mais s’arrête là, réservant au pape le plein exercice de son droit. Cependant, pour qu’il ne soit pas dit que Philippe a quitté sa bonne ville de Toulouse sans offrir du moins aux prisonniers du juge d’église un témoignage de ses sympathies royales, il ordonne qu’ils soient désormais traités avec moins de rigueur.

Dans les premiers jours de février 1304, le roi s’éloigna de Toulouse, allant à Béziers par Carcassonne. Carcassonne s’était parée pour le recevoir dignement : partout des banderoles et de splendides tapisseries. Élie Patrice, le premier de la ville, conduisit Philippe au château ; mais quand celui-ci, rendu près du grand escalier, allait en gravir les marches : « Roi de France, lui dit d’une voix forte Élie Patrice, détournez-vous, et contemplez cette misérable ville, qui est de votre royaume, et que l’on traite si durement ! » L’irrévérence de ce langage blessa le roi, qui donna l’ordre d’éloigner l’importun. Retournant donc au bourg de Carcassonne en pressant le pas de son cheval, Élie Patrice dit aux premiers citoyens qui vinrent à sa rencontre, lui demandant des nouvelles : « Allez par les rues, par les chemins, détachez les drapeaux flottans et enlevez à la ville ses habits de fête, car ce jour est un jour de deuil. » Ce qui veut dire : plus d’illusions ! il ne faut plus rien attendre du roi de France. Élie Patrice va-t-il donc cesser de combattre, ayant perdu l’espoir de vaincre ? Aux hommes de son tempérament, le désespoir ne conseille jamais la résignation.

Le roi se rendit ensuite à Béziers. Bernard l’accompagna dans ce voyage, suivi lui-même par sa propre cour, Pierre d’Arnauld, Arnauld Garoia, Arnauld Terrien, Pierre Probi, Guillaume de Saint-Martin, Élie Patrice. Assurément le grand agitateur n’était point satisfait, car il avait beaucoup plus promis au nom du roi qu’il n’avait obtenu ; mais le roi l’avait bien traité, comme un homme dont les conseils doivent toujours être entendus, même lorsqu’ils ne doivent pas être suivis, et dans une cour pleine de parvenus, où l’on faisait profession de n’estimer les gens que d’après leur mérite, il avait acquis l’autorité d’un personnage. Ne se propose-t-il pas d’ailleurs en suivant le roi d’exercer autour de lui la surveillance la plus active, de lui parler encore de hâter l’expédition des pièces qui doivent être envoyées à Rome, enfin d’enlever à ses adversaires et de s’attribuer à lui-même tout le profit des éventualités ? Élie Patrice ne croyait plus au succès des moyens employés par Bernard, et néanmoins il le suivait encore, parce qu’il en avait pris l’habitude et parce que ses amis l’entraînaient avec eux, espérant toujours. Cependant il se fit à Béziers un changement notable dans les sentimens de cette compagnie.

À Béziers, étant au palais de l’évêque avec la cour, Bernard aborda Guillaume de Nogaret, et en présence d’Élie Patrice, de Pierre d’Arnauld et de quelques autres, il pria ce puissant favori de faire promptement parvenir à la cour de Rome les justes requêtes de l’Albigeois. Guillaume de Nogaret lui répondit : « Oui sans doute, on y songera, mais plus tard. Le roi a beaucoup d’autres affaires plus personnelles et plus considérables à régler avec la cour romaine, et d’ailleurs le nouveau pape (Benoît XI avait remplacé Boniface VIII le 22 octobre 1303), sorti d’un couvent de prêcheurs, ardent ami de son ordre, ne touchera jamais à ses priviléges, ne condamnera jamais ses ministres. Tenez cela, messieurs, pour certain, et sachez attendre de plus favorables circonstances. » C’était sagement dit. Guillaume de Nogaret, le triste héros d’Anagni, ne pouvait être suspect de quelque penchant pour les ministres, du saint-office ; mais il connaissait les deux cours, les desseins et les soucis de l’une et de l’autre, et prévoyait ce qu’il fallait prévoir. Cependant ce simple aveu de la vérité troubla beaucoup ceux qui l’entendirent. Avant la fin de la journée, Pierre d’Arnauld et Élie Patrice se rendent à la demeure de Bernard et lui disent : « Le roi nous abandonne, le pape nous trahira. Sommes-nous perdus, ou quel espoir de salut avons-nous encore ? » Bernard leur conseilla, dit-il, de ne pas douter de la Providence. Nous hésitons à croire qu’il ait relevé beaucoup par ce conseil leur confiance abattue. Quoi qu’il en soit, l’événement le plus inattendu vint quelques jours après non pas seulement confirmer, mais encore aggraver les plus sinistres pressentimens d’Élie Patrice.

Arnauld Terrien, Pierre d’Arnauld et Élie, Patrice ont été chargés par leurs concitoyens d’offrir deux vases d’argent au roi et à la reine. Le roi n’a fait que traverser Carcassonne, et quand il quittait cette ville, les vases n’étaient pas achevés. Dès qu’ils sont parvenus à Béziers, on les porte au palais ; mais, si la reine accepte le présent, le roi le refuse. Ainsi tout va de mal en pis. Il y a peu de jours, Guillaume de Nogaret avertissait les gens de Carcassonne que le roi négligerait leurs affaires pour les siennes ; il ne s’agit plus maintenant de négligence, il s’agit de mépris : puisqu’il refuse leur présent, le roi les méprise et ne veut pas qu’ils l’ignorent. Que s’est-il passé depuis l’entrevue de Toulouse ? La cour, partie de Béziers, était à Montpellier le 15 février 1304. Les consuls de Carcassonne se sont acheminés vers cette ville sur les traces du roi, désireux d’obtenir une audience et de se justifier. Or, quand ils sollicitent cette faveur et peuvent se croire autorisés à l’espérer, ils reçoivent un nouvel affront. Le roi leur fait rendre à Montpellier le vase accepté par la reine, et sur les motifs de cette restitution, plus injurieuse encore que le précédent refus, le roi garde le même silence. Bernard, toujours consulté, n’a plus de conseils à donner. Cependant Pierre d’Arnauld, Pierre Probi, Élie Patrice et les autres compagnons de Bernard persistent à suivre le roi, qui se rend à Nîmes. Dans quel dessein ? Ils ne le savent guère ; mais, en attendant qu’ils obtiennent les explications qu’on ne daigne pas leur donner, ils se plaignent, et leurs plaintes, de jour en jour plus vives, vont frapper d’autres oreilles que celles du roi Philippe.

À ce moment paraît en scène un personnage nouveau, le prince Fernand, troisième fils du roi de Mayorque, âgé d’environ vingt-quatre ans, un jeune étourdi qui, prétendant jouer le rôle d’un ambitieux, va faire d’actives démarches pour tirer profit d’un mécontentement trop divulgué. Jayme II, de la maison souveraine d’Aragon, roi de Mayorque, est en même temps depuis l’année 1292 un des vassaux immédiats de la couronne de France comme seigneur de Montpellier. Philippe le Bel étant donc arrivé à Montpellier, Jayme est venu, comme c’était son devoir, lui rendre l’hommage d’une visite solennelle, et l’a suivi jusqu’à Nîmes, ayant à ses côtés son fils Fernand. C’est à Nîmes que commencent les intrigues de Fernand. Dans le palais même qu’habite le roi de France, en pleine cour, il aborde Bernard, lui parle de l’inquisition, et dit qu’il serait heureux de faire lui-même ce que Philippe ne fait pas. Bernard le comprend, et sans l’encourager, sans le repousser, il lui donne rendez-vous pour le lendemain dans un lieu moins public que le palais, dans sa chambre, au couvent des mineurs. Au même rendez-vous, Bernard convoque Élie Patrice et Guillaume de Saint-Martin. Dès qu’il s’agissait de tramer un complot, Bernard s’effaçait ; mais en présentant le jeune prince aux deux consuls il savait être agréable aux uns et aux autres.

En effet, pendant le séjour à Béziers, après le refus de leur présent, Élie Patrice, Pierre d’Arnauld et Guillaume de Saint-Martin avaient dit à Bernard qu’ils voulaient renoncer désormais à de vaines requêtes et pourvoir autrement au salut du pays. Ce discours avait pu contrarier Bernard, mais ne l’avait pas surpris. Il savait que la plupart des mécontens du Languedoc détestaient la domination française et parlaient souvent de s’en affranchir. C’était le vœu d’un assez grand nombre de bourgeois ; c’était aussi le vœu de quelques seigneurs jaloux de recouvrer leur antique indépendance, et de plus d’un évêque ami de Rome, ennemi de ce roi qui ne consentait pas à être régenté par un pape. Récemment l’évêque de Pamiers avait voulu faire d’un comte de Foix un roi de Toulouse, et la terreur des armes françaises avait seule empêché qu’il n’eût beaucoup de complices. Bernard lui-même ne s’exprime pas avec franchise quand il affecte devant le roi de France de paraître un sujet confiant, un Français zélé : il est de Montpellier, ville aragonaise, et pour lui, comme pour les bourgeois de Carcassonne et d’Albi, ses amis, les Français sont les étrangers du nord, les vainqueurs de Muret, les dominateurs de la patrie languedocienne. Cependant il n’a pas approuvé le discours des consuls. Ne pouvant se dissimuler le médiocre succès de ses plaintives remontrances, il n’en rédige plus de nouvelles, mais il croit moins encore au succès de l’entreprise dont on est venu lui révéler le dessein. C’est pour cela qu’il a cru devoir observer devant le prince la même réserve que devant les consuls. Il ne refuse pas toutefois de les rapprocher. Puisqu’ils ont pour commune intention d’affranchir le Languedoc de la tyrannie dominicaine, qu’ils se voient et se concertent, il sera leur témoin. Nous n’avons pas le procès-verbal de cette conférence de Nîmes ; nous savons du moins que les interlocuteurs ne se séparèrent pas sans avoir pris l’engagement de se revoir. Ne pouvant disposer seuls de la ville de Carcassonne, les deux consuls veulent aller trouver leurs collègues et s’entendre avec eux. Bernard ira plus tard visiter le prince à Perpignan et lui dire ce qui aura été résolu. Tel sera pour quelque temps le rôle de Bernard. Toutes les délibérations seront faites en sa présence ou lui seront communiquées, et, si les conjurés le chargent de quelque mission, il la remplira. Sans offrir son concours, il ne le refusera point. Le chef de la nouvelle entreprise sera Élie Patrice. Bernard laissera passer devant lui cet homme d’action, qui, plaçant une égale confiance dans son crédit et dans son courage, osera tout, et, par défaut de prudence, perdra tout.

IV.

Philippe le Bel, quittant avec sa cour la ville de Nîmes, va traverser l’Auvergne ; les députés de Carcassonne et les deux syndics albigeois, Arnauld Garcia et Pierre Probi, retournent à Carcassonne par Montpellier ; Bernard se dirige sur Albi. Il est informé que le vidame doit bientôt plaider en cour de Rome. Si donc le roi tarde trop à porter l’affaire de l’inquisition devant le pape, elle peut être prochainement résolue sans le concours du roi, et, le vidame absous, l’inquisition est condamnée. Bernard espère-t-il encore cette solution invraisemblable ? Il veut être, dit-il, dans les murs d’Albi quand partira la députation chargée d’accompagner le vidame, et, donnant cette raison ou ce prétexte, il se montre pressé de sortir de Nîmes par une autre porte que ses compagnons. Tandis que ceux-ci s’acheminent vers Montpellier, Élie Patrice et Guillaume de Saint-Martin, se rapprochant d’Arnauld Garcia et de Pierre Probi, leur disent : « Le roi de France nous a mal reçus ; mais, étant à Nîmes, nous nous sommes entretenus, ainsi que frère Bernard, notre grand ami, avec le jeune Fernand, fils du roi de Mayorque, qui nous a promis d’en finir avec les inquisiteurs, si nous voulons le choisir pour maître. Que vous en semble ? » Cette confidence, faite de sang-froid, est accueillie sans surprise. Cependant, bien qu’une telle proposition ne résonne pas mal aux oreilles des syndics albigeois, ils hésitent et répondent qu’avant de s’engager ils veulent consulter Bernard.

Le 15 mars, jour de la Passion, Bernard prêchait au couvent d’Albi devant un peuple nombreux. Nous avons l’analyse de son sermon. Il conseille encore la patience ; du roi de France, pas un mot, aucune allusion à ce qu’il aurait dû faire et n’a pas fait : il ne s’agit que du vidame et de son appel. Quelques jours après, Bernard est à Carcassonne, où il prêche dans l’église de son ordre le jour des Rameaux. Il n’a pas, dit-il, de nouvelles. L’appel n’est pas jugé ; mais présentement pas de conflits, pas de violences. Jusqu’à ce qu’on ait appris la résolution des commissaires qui seront chargés par le pape de connaître les griefs du pays albigeois, il faut savoir tout supporter. Ensuite, s’il n’est pas fait justice à tant de plaintes, le temps sera venu de prendre des résolutions nouvelles, et, si les circonstances veulent des martyrs, il y en aura.

Sur ces entrefaites, Pierre Probi et Arnauld Garcia vont trouver Bernard, lui rapportent leur entretien avec Élie Patrice et lui demandent quelle est son opinion sur la défection projetée. À cette question trop précise, Bernard répond d’abord qu’il ne peut blâmer ceux qui, par toutes les voies, tendent au salut de la patrie. « C’est cela, dit aussitôt maître Arnauld Garcia, il faut se soustraire aux mains de ses ennemis, soit avec l’aide de Dieu, soit avec l’aide du diable. » Cependant Bernard ajoute qu’en ce qui regarde le recours au diable il ne l’a pas conseillé. Il fera ce que feront les autres. Que les syndics d’Albi se rendent auprès des consuls de Carcassonne et les interrogent. Arnauld Garcia et Pierre Probi se dirigent alors vers la maison commune, où ils trouvent les consuls assemblés et délibérant sur la grande affaire. Assistent et participent à cette délibération : les consuls Élie Patrice, Arnauld Terrien, Raymond Beleth, Guillaume de Saint-Martin, Raymond Du Puy et Raymond André, et avec eux divers conseillers et notables habitans de la ville, Raymond Propris, Bernard Amat, Bernard Jean, Guillaume Du Puy, Guillaume-Laurent Aludier, Guillaume de Mont Olive, Raymond Bena, Raymond Soquier, Barthélémy Calverie et Bertrand Vital. Élie Patrice est l’orateur de la réunion. Il expose que, livrés en proie par le roi de France à d’odieux tyrans, quelques citoyens de Carcassonne ont formé le dessein de soustraire leur pays à son obéissance ; puis, racontant les propos échangés à Nîmes avec le prince Fernand, il dit que ce jeune homme, animé des meilleurs sentimens, lui paraît mériter toute la confiance des gens de bien. Élie Patrice avait une grande autorité. Si quelques-uns des assistans trouvent son entreprise téméraire, ils ne veulent pas paraître pusillanimes et gardent le secret de leurs inquiétudes. Le vote en faveur de la défection est unanime. La séance levée, les consuls de Carcassonne se rendent à la chambre de Bernard. Cette délibération, il l’a provoquée, puisqu’il a voulu savoir si l’entreprise était approuvée par tous les mandataires de la commune. Quand ils viennent lui témoigner qu’ils sont d’accord, il n’a donc plus d’objection à leur présenter. Cependant il rappelle que jusqu’à ce jour, dans toutes les affaires, les gens de Carcassonne et d’Albi se sont entendus : il croit qu’il serait sage de consulter cette fois encore les consuls d’Albi et de ne rien décider avant d’avoir reçu leur réponse. C’est un ajournement que Bernard propose. Peut-être espère-t-il qu’Albi refusera d’entrer dans la ligue, et qu’ainsi le projet de défection, dont il redoute les suites, avortera. On décide d’envoyer sur-le-champ Arnauld Garcia vers les gens d’Albi.

En partant, Arnauld Garcia promet de revenir dans la semaine qui suivra le jour de Pâques ; mais, cette semaine écoulée, il n’est pas de retour et n’a pas donné de ses nouvelles. Bernard dit qu’il faut toujours l’attendre et continue ses prédications. Le dimanche de Quasimodo, dans le couvent de son ordre, il déclare que le roi de France, en laissant à l’inquisition libre carrière, manque à ses devoirs envers son peuple. Il n’avait pas encore été si loin. Contre l’inquisition, il avait tout dit, mais contre le roi de France rien encore. Ce sermon, plus vif que tous les autres, Bernard l’a-t-il fait pour complaire à Élie Patrice ? On peut le croire. Élie Patrice n’est pas en effet content de Bernard, que depuis le retour de Nîmes il accuse de mollesse ; Bernard de son côté se plaint d’Élie Patrice, dont les imprudences l’épouvantent ; même devant témoins ils s’interpellent, s’injurient, se menacent. C’est après de tels éclats que, pour se réconcilier, on se fait d’ordinaire les plus grandes concessions.

Arnauld Garcia ne revint pas d’Albi, n’ayant pas réussi dans son ambassade. Trois des consuls, Gahlard Étienne, Philippe Oalric et Guillaume Salvi, ainsi que le viguier Guillaume de Pesencs, s’étaient déclarés en faveur de la ligue ; mais les autres avaient été d’un avis différent. C’était un échec grave pour le parti de la défection. Ce qui le rendait plus grave encore, c’est qu’on avait, en cherchant des complices, confié le secret de l’entreprise à des gens qui, ne l’approuvant pas, pouvaient la révéler. Il fallait donc renoncer au projet ou en précipiter l’exécution. Élie Patrice et la plupart de ses amis s’étant prononcés pour l’action immédiate, Bernard fut envoyé vers le prince Fernand avec une lettre de créance qui l’autorisait à proposer les conditions auxquelles Carcassonne entendait se donner un maître nouveau.

Il partit aux approches du second dimanche après Pâques, accompagné d’un de ses confrères, Raymond Étienne, jeune religieux déjà distingué dans son ordre, qui devait être un jour gardien du couvent de Carcassonne. Ils se rendirent d’abord à Perpignan, comme il avait été convenu ; mais la cour de Mayorque n’était pas alors dans cette ville. De Perpignan, ils durent aller la chercher à la frontière d’Espagne, à travers les gorges des Pyrénées, à Saint-Jean-Pla-de-Cors, humble village qui ne sait plus même son histoire, quoiqu’on y retrouve les grandes ruines d’un château construit vers la fin du xiie siècle. Ce château fut autrefois un château royal, une des résidences préférées des rois de Mayorque. Suivant des routes difficiles, à peine tracées, allant tantôt à pied, tantôt à cheval, les deux voyageurs s’acheminent lentement vers les monts. Bernard est soucieux. A-t-il craint de refuser cette mission, intimidé par les menaces quotidiennes d’Élie Patrice ? Nous croyons plus volontiers qu’il a mieux aimé s’en charger lui-même que la voir confier à d’autres. Sans être un ambassadeur infidèle, il peut ne pas dissimuler au jeune prince les difficultés de l’entreprise, suggérer lui-même des objections, proposer ou accepter des atermoiemens ; en tout cas, s’il ne s’est pas tracé le détail d’un plan de conduite, il a pris le parti d’agir avec la plus grande circonspection. Étant donc arrivé près de Saint-Jean-Pla-de-Cors, il descend de cheval, et, pénétrant dans une cavité creusée par un torrent d’hiver, il y fouille le sol pour y enfouir les débris lacérés de sa lettre de créance. Cette lettre, restée aux mains de Fernand, pourrait être quelque jour une preuve accablante. Son premier soin est de la supprimer. Les deux voyageurs rendent ensuite visite au curé du bourg. Il ne faut pas qu’on se demande, en les voyant aller directement au château, quelle affaire d’état les amène. Ensuite Bernard va seul trouver le jeune prince. Il entre en matière par un discours rigoureusement conforme aux instructions qu’il a reçues. Les consuls et les conseillers de la commune de Carcassonne sont décidés à ne plus reconnaître l’autorité du roi de France, qui ne veut pas agir contre les inquisiteurs ; s’il prend donc pour sa part l’engagement de les chasser du pays, il peut venir sur-le-champ prendre possession d’une ville qui se donne à lui. Bernard supposait que cette déclaration précise serait suivie d’un colloque, il pensait qu’avant de tout promettre aux gens de Carcassonne le jeune prince voudrait au moins interroger leur ambassadeur sur les risques de l’entreprise ; mais il n’en fut rien : sans plus délibérer, Fernand accepta, et promit d’être bientôt rendu dans les murs de Carcassonne.

Jayme savait tout et surveillait son fils. Étant informé de l’arrivée de Bernard, il le fait appeler et lui demande ce qu’il est venu faire à Saint-Jean-Pla-de-Cors, Bernard répond avec embarras que le motif de son voyage n’est en rien blâmable. Le roi, sans faire aucun mystère de sa mauvaise humeur, exige de Bernard qu’il répète ce qu’il a dit à son fils, et celui-ci, confondu ou feignant de l’être, garde le silence. Le roi lui commande alors d’attendre ses ordres, et se rend à la hâte près de Fernand. Plusieurs témoins rapportent qu’après avoir reçu la visite de son père Fernand sortit du château la tête nue, les cheveux en désordre. Son père ne l’avait pas seulement admonesté, il l’avait encore battu, sans aucun souci d’une majesté depuis longtemps majeure. Bernard ne revit pas Fernand ; il ne revit pas même le roi. Rentré dans ses appartemens, le roi lui fit dire par son chancelier de quitter aussitôt le pays, et, craignant à bon droit d’être arrêté, Bernard s’empressa d’obéir. Comme on était à la fin du jour, il ne put dépasser Boulon avant la nuit close ; mais dès le lendemain il se dirigea à la hâte sur Perpignan, et, sans y séjourner, il se rendit par le chemin le plus court à Carcassonne. Le prince Fernand n’essaya plus de renouer avec les gens de Carcassonne la négociation interrompue. Les gens de Carcassonne, ayant appris de Bernard qu’ils ne devaient rien attendre de ce côté, n’envoyèrent à Fernand aucune autre ambassade. L’affaire était avortée, bientôt on n’en parla plus.

Élie Patrice a donc fini son rôle, et Bernard recouvre toute sa liberté d’action ; mais l’état des esprits n’est plus ce qu’il était autrefois. Depuis le voyage du roi, dont on espérait tant et dont on n’a presque rien obtenu, le groupe des conspirateurs s’est seul agité pour la cause, et le voilà lui-même découragé. La confiance est maintenant dans le parti de l’inquisition. Ainsi toujours aux grandes émotions succèdent les grandes fatigues ; on reste mécontent, mais on devient silencieux. C’est le moment où les ambitieux changent de parti. Bernard n’était pas homme à faire une de ces conversions intéressées. Loin de là : quand il a rendu compte de son infructueuse mission, quand il est bien convenu que tout projet de défection est abandonné, il recommence ses prédications.

Le 3 mai 1304, il prêche à Toulouse, dans l’église de Saint-Sernin. La chaire de Saint-Sernin n’est pas une chaire franciscaine, le consulat de Toulouse n’est pas animé des mêmes sentimens que ceux de Carcassonne et d’Albi, et dans la ville même les inquisiteurs ont un parti considérable. Bernard paraît donc téméraire lorsqu’il choisit Toulouse comme le premier théâtre de sa prédication nouvelle ; mais, ayant dit quelques mots sur l’affaire qui seule l’intéresse, il s’arrête. Venu, dit-il, pour faire un plus long sermon, il apprend que dans l’auditoire se trouvent des espions chargés de l’interrompre et de l’arrêter en pleine chaire. Il se tait donc pour prévenir un grand scandale, et, partant aussitôt de Toulouse, il va chercher dans les murs d’Albi de plus sûrs confidens. Devant les Albigeois, il s’exprime ainsi le jour de la Pentecôte : « Bonnes gens, quelques fils d’iniquité vous ont assuré que j’avais fait une honteuse retraite en Catalogne, avec l’argent, avec les chevaux que j’ai reçus de vous pour en faire un tout autre usage. D’autres même vous ont conté que j’avais été pendu dans quelque ville d’Espagne avec le cordon que je porte à ma ceinture. Or, vous le voyez, il est bien évident qu’ils ont menti. Me voici de retour, toujours prêt à témoigner contre votre évêque et vos inquisiteurs, toujours prêt à dire, à prouver qu’ils ont injustement condamné ceux de vos concitoyens qu’ils tiennent emmurés. Non, je ne fuirai pas, et je n’hésiterai pas, soyez-en bien persuadés, à engager ma vie même au service de votre cause, si je suis appelé devant le pape comme accusé d’avoir été le constant adversaire de vos coupables persécuteurs ; mais je ne l’ai pas encore reçue, cette assignation tant de fois annoncée. Nos communs ennemis vont disant que je vis de vos deniers. En cela du moins, ils ne se trompent pas. Je vis en effet de vos deniers, étant obligé pour vos affaires à de fréquens voyages, et n’ayant plus rien à moi, ayant tout vendu, même mes livres, pour vous servir. Vous ai-je imposé jusqu’à ce jour de bien grands sacrifices ? Soit ! Eh bien ! maintenant je vous en demande un plus grand encore ; je vous demande de laisser vos métiers, vos boutiques, la gestion de vos biens, et de vous répandre en tous lieux, criant comme moi de toute la puissance de vos poitrines contre les détestables gens qui se sont acharnés à la ruine de votre pays. » Jamais peut-être Bernard n’avait été plus véhément. L’inquisition prévoyait sans doute que cet éclat viendrait après le silence forcé de Toulouse. Aussi n’avait-elle pas manqué d’envoyer à la suite de Bernard des gens chargés de l’écouter et de recueillir ses paroles. Depuis longtemps elle suppliait le pape d’intervenir. Un pape dominicain devait enfin lui rendre ce service. Le 15 avril 1304, Benoît XI écrit au ministre provincial d’Aquitaine, lui donnant l’ordre d’arrêter frère Bernard Délicieux et de l’envoyer sous bonne garde à la cour de Rome[11]. Quand Bernard disait au peuple d’Albi qu’il attendait, pour aller devant le pape confondre ses accusateurs, le mandat qu’ils s’étaient jusqu’alors vainement efforcés d’obtenir, il ignorait que ce mandat était signé et, selon toutes les vraisemblances, déjà transmis au ministre chargé de l’exécuter.

C’est en rentrant à Carcassonne, après une course à Limoux, que Bernard connut l’ordre envoyé par le pape. Il pouvait fuir, il ne voulut pas. Il fit plus, il annonça publiquement en chaire, le second dimanche après l’octave de la Trinité, que son heure était venue, et qu’il s’adressait au peuple de Carcassonne pour la dernière fois. Devant être bientôt saisi par des gardes déjà désignés et conduit prisonnier devant le pape, il recommandait son âme aux prières des honnêtes gens. Intimidés par l’attitude menaçante de la foule, les gardes ne parurent pas ce jour-là. On s’était promis de l’arrêter sans bruit, sans témoins, hors des murs ; informé de ce dessein, Bernard ne quitta pas la ville. Quelques jours après, au commencement de juillet, Jean Rigaud, vicaire du provincial d’Aquitaine, pénétra dans la chambre de Bernard, le saisit de sa main et le somma de venir en cour de Rome. Il aurait fallu des gardes. Ayant repoussé la main de l’agresseur, Bernard lui déclara très fermement qu’il ne le suivrait pas, et Jean Rigaud en fut réduit à l’excommunier, ce qui ne le troubla guère. On avait tant abusé de l’excommunication que cette arme, autrefois si funeste, ne blessait plus. Aux excommuniés, tous leurs amis restaient fidèles ; il était même devenu bien difficile de leur interdire l’entrée des églises et l’usage des sacremens. Les seules, excommunications qu’on eût alors à redouter étaient celles que l’opinion publique avait elle-même sollicitées. Quant à la sentence prononcée par Jean Rigaud, elle fut d’abord méprisée, puis cassée. Peu de temps après le ministre d’Aquitaine, reprenant sa place mal occupée par son vicaire, la déclara nulle et sans effet. Ainsi le mandat du pape n’obtint qu’un simulacre d’exécution, et Bernard, demeuré libre, reparut en chaire. Benoît XI n’eut pas le temps de prendre d’autres mesures contre Bernard et ses supérieurs, devenus ses complices. Le 6 juillet 1304, il mourut à Pérouse, âgé de soixante-quatre ans, des suites d’une indigestion.

Quand la nouvelle de sa mort parvint à Bernard, il l’annonça en chaire comme un heureux événement. Les prêcheurs ont eu leur pape, maintenant les mineurs peuvent en espérer un de leur robe. Il faut donc se réjouir de la mort de Benoît XI. On s’étonne peut-être aujourd’hui de voir ainsi traiter un pape. Les accusateurs de Bernard se contentent de rappeler en quelques mots, dans une phrase incidente, qu’il publia la mort de Benoît XI « avec des moqueries, cum derisiombus publice prœdicando. » C’est un fait auquel ils ne s’arrêtent pas. Dans l’église du XIVe siècle, qui différait tant de la nôtre, il était commun de voir les clercs aussi bien que les moines injurier dans leurs discours, dans leurs écrits, les papes avec lesquels ils n’étaient pas d’accord, non pas seulement en France, mais partout ailleurs et même en Italie. L’église, alors agitée par plus de partis qu’il n’en existe aujourd’hui dans l’état, parlait de ses papes, même vivans, aussi librement que nous parlons de nos rois. Bernard porte donc la grande nouvelle, la nouvelle de la mort du pape, dans les diocèses de Carcassonne et d’Albi, montant en chaire dans tous les bourgs qu’il visite. L’argument de ses discours est partout le même : le pape est mort ; espérons d’un nouveau pape plus de justice. Mais sur ces entrefaites une autre nouvelle vient d’Italie. On apprend que le vidame, comme le pape, a cessé de vivre le 29 septembre, les uns disent à Pérouse, les autres dans les Abruzzes, et que son procès n’est nullement terminé. Les dominicains, ajoutant leurs commentaires au simple récit de l’événement, racontent qu’il est mort sans l’assistance d’un prêtre, dans l’horrible solitude de ces grands pécheurs que l’église a retranchés de la société des fidèles. Doit-on les croire ? Les mineurs d’Albi ne manqueront pas du moins de contribuer de tout leur pouvoir au salut de son âme. En L’honneur de cet excommunié, mort avec ou sans prêtre, ils célèbrent une messe dans leur couvent, et après la messe Bernard prononce son éloge funèbre.

Bernard, comme on le voit, demeurait en scène ; mais la plupart de ses amis l’avaient abandonné. Élie Patrice lui-même a cessé de l’accompagner dans ses courses foraines et de seconder sa propagande. On ne s’agite plus, on attend. Bientôt une autre nouvelle arrive à Carcassonne, plus grave encore que les précédentes. Le confesseur de la reine, frère Durand, et le fils du vidame, Raynauld de Picquigny, écrivent en même temps que le roi de Mayorque a livré le secret de certaines négociations entamées avec son fils, que Bernard est accusé d’avoir été l’agent principal de cette trahison, et que, s’il peut se justifier, il doit se hâter de le faire, le roi Philippe étant fort irrité et parlant d’obtenir prompte justice. Bernard n’avait jamais été sans redouter une révélation. Le projet avait eu de si nombreux confidens qu’il en devait transpirer quelque chose ; mais, ayant pris soin d’anéantir les preuves écrites du complot, il pensait pouvoir tout contester avec avantage. Ses espérances étaient maintenant déçues : quand il était dénoncé par un roi, la qualité du dénonciateur ne lui permettait pas de nier le fait ; il ne pouvait plus que s’efforcer d’en atténuer l’importance. Il communique donc à toutes les personnes qu’il juge compromises les avertissemens qui lui sont parvenus et délibère en secret avec elles sur la conduite qu’il faut tenir ; mais chacun se trahit par son émotion. Bientôt informé de ce qui se passe, le sénéchal de Carcassonne, Jean d’Aunay, défend à Bernard l’entrée de la ville. Ainsi tout est découvert. Cependant aucun ordre du roi n’est venu prescrire de commencer des poursuites. Cet ordre, il faut le prévenir. C’est pourquoi la résolution est prise en commun d’envoyer une députation à Paris. Avec Bernard iront voir le roi, lui parler, l’éclairer et le supplier, Guillaume Fransa, Pierre. Probi et Pierre Étienne, alors consul, pour les gens d’Albi, Jean Marcend et Bernard-Jean Servinier pour ceux de Carcassonne, Bernard Pannat pour ceux de Cordes.

Rendue à Paris, l’ambassade sollicite le roi, sollicite la reine, mais vainement ; le roi n’écoute aucune explication, aucune prière. Plus il s’est montré jusqu’alors bienveillant pour Bernard et les siens, plus il est impatient aujourd’hui de voir châtier leur félonie. Il écrit donc à Clément V, nouveau pape, pape de sa façon, qui ne doit rien lui refuser, de faire immédiatement arrêter frère Bernard, son justiciable ; il écrit en même temps au sénéchal, Jean d’Aunay, d’arrêter lui-même Élie Patrice avec ses complices civils, et de les juger sans délai. Sur les ordres du pape, le gardien du couvent de Paris apprit à Bernard qu’il était prisonnier, et plaça dans sa chambre quelques religieux chargés de veiller sur lui. En même temps, le 24 du mois d’août, les autres conjurés signalés par le roi furent incarcérés à Carcassonne. Leur procès ne traîna pas en longueur. Le 28 septembre, Élie Patrice et quatorze autres citoyens de Carcassonne, dont les chroniqueurs n’ont pas cru devoir nous transmettre les noms, furent suspendus au gibet hors des murs de la ville consternée. Le 29 novembre, le même supplice fut infligé à la même place à quarante habitans de Limoux. La ville d’Albi ne fournit pas une seule victime à cette expiation. Averti que les consuls d’Albi n’avaient pas voulu participer à la ligue, le roi n’avait désigné personne de cette ville aux recherches de Jean d’Aunay. Cependant elle ne fut pas assez protégée par le silence du roi. Le sénéchal, ayant achevé le procès de Carcassonne, fit savoir qu’il allait commencer celui d’Albi. Les consuls, alarmés par cette nouvelle, chargèrent alors Guillaume de Pesencs et Gahlard Étienne d’aller porter en leur nom à Jean d’Aunay 500 livres de monnaie courante, s’engageant à lui compter peu de temps après pareille somme, s’il voulait s’abstenir de toute poursuite ; mais Jean d’Aunay déclara que l’action de la justice ne pouvait être suspendue par des promesses, et ne donna que cinq jours aux consuls d’Albi pour compléter leur présent de 1,000 livres. Dans les cinq jours, le complément fut porté par Guillaume Amat et Pierre de Castanet, alors consuls. Voilà comment la ville d’Albi fut épargnée.

Bernard ne pouvait être aussi promptement jugé qu’Élie Patrice. La cour romaine avait déjà contracté ces habitudes de temporisation et de lenteur circonspecte qu’on lui a depuis tant de fois reprochées. Au mois de novembre, le nouveau pape allant se faire couronner dans la ville de Lyon, Bernard fut transféré dans cette ville, sous bonne garde, qu’on n’en doute pas : un pape aussi fidèle serviteur du roi ne pouvait laisser échapper un tel prisonnier. Cependant ce pape et ses cardinaux, qui tous avaient une égale passion pour la magnificence, ne devaient pas, on le comprend, employer à une enquête judiciaire le temps que leur demandaient les laborieux préparatifs d’un couronnement. Le couronnement achevé, trop de repos était nécessaire aux cardinaux anciens, trop d’affaires étaient à la fois recommandées à l’inexpérience des nouveaux. Du mois de novembre 1305 au mois de février 1306, Bernard resta, comme la cour du pape, dans la ville de Lyon, réclamant peut-être des juges, mais n’en obtenant pas. Au mois de février, le pape, s’éloignant de Lyon, visita Mâcon, Nevers, Bourges, Limoges, Périgueux, et se rendit à Bordeaux. Bernard fit avec lui ce voyage. À Bordeaux, la cour du pape séjourna jusque vers le mois d’avril 1307. Bernard, toujours captif, y fit aussi long séjour. Cependant au mois d’avril, quand le pape vint à Poitiers, où le roi devait le rejoindre, Bernard fut conduit au couvent de Saint-Junien, dans le diocèse de Limoges. Enfin, le 25 novembre, une lettre du pape enjoignit aux mineurs de Saint-Junien de l’envoyer à Poitiers. Philippe avait fait annoncer son prochain retour dans cette ville, et le pape hésitait, après un si long ajournement, à décider quelque chose dans l’affaire de Bernard sans avoir auparavant mis en présence l’accusateur et l’accusé.

Bernard ne se hâta guère d’aller trouver le pape. On ne le vit pas à Poitiers avant la première semaine du carême de l’année 1308. Il paraît peu de temps après devant le roi de France, non pour s’excuser, mais pour se plaindre et pour défendre la mémoire de quelques citoyens de Carcassonne, injustement accusés, dit-il, injustement condamnés. Le roi l’écoute maintenant avec indifférence. Les plus compromis des traîtres ont expié leur crime par un supplice exemplaire : il n’a pas lieu de se plaindre, lui, leur complice, qu’on a charitablement épargné. Cette nouvelle entrevue n’eut pas de suites et n’en pouvait avoir. Le roi ne croyait plus Bernard et ne le craignait plus ; il lui pardonnait et voulait l’oublier. Bernard pouvait donc se croire libre ; mais il apprit bientôt qu’il ne l’était pas tout à fait. Philippe, s’éloignant de Poitiers, négligea-t-il d’avertir Clément qu’il n’avait plus à s’inquiéter de Bernard ? Quoi qu’il en soit, Bernard, ayant résolu de retourner à Carcassonne, fut informé qu’il ne devait pas quitter la ville où résidait la cour. Il lui fut dit toutefois que la permission d’aller et de venir lui serait probablement accordée, s’il la demandait. Il la demanda. Sa conscience était encore insoumise ; mais, ayant désespéré de la fortune aussi bien que de la justice, il s’humiliait. La permission ne lui fut pas en effet refusée, et on le revit peu de temps après à Carcassonne.

En son absence, l’état des choses avait beaucoup changé. Il avait laissé l’inquisition presque triomphante ; il la retrouvait intimidée, ne menaçant plus, n’outrageant plus et négligeant même son odieuse besogne. Enfin le pays pacifié respirait. Cet heureux changement, on le devait au pape. Après l’exécution d’Élie Patrice et de ses complices, Clément V avait d’abord prié le roi de cesser les poursuites et d’accorder une grâce entière aux habitans du bourg et de la ville qui n’avaient pas été jusque-là poursuivis ; le roi y avait consenti, non toutefois sans exiger de Carcassonne et de Limoux une très forte rançon. Ensuite Clément était intervenu lui-même, selon son devoir et son droit, et, particulièrement informé par une lettre des chanoines d’Albi, des chanoines de Saint-Salvi, de l’abbé et des moines de Gaillac, que l’origine de tous les troubles de l’Albigeois était imputable aux ministres justement détestés de l’inquisition, il avait, le 13 mars 1306, envoyé dans le pays Bérenger de Frédol, cardinal-prêtre du titre des saints Nerée et Achillée, et Pierre de La Chapelle, cardinal de saint Vital, avec le mandat de visiter les prisons de Carcassonne et d’Albi, de vérifier si tant de plaintes étaient sincères, et de réformer, chemin faisant, les plus grands abus. Les cardinaux, arrivés le 15 avril à Carcassonne, commencèrent aussitôt leur enquête, et, descendus eux-mêmes dans les prisons des inquisiteurs, ils en destituèrent sur-le-champ les gardiens, prescrivant à ceux qu’ils mirent à leur place la stricte observation d’un règlement nouveau. S’étant rendus ensuite dans la ville d’Albi, ils visitèrent pareillement la prison de l’évêque et en changèrent aussi le régime ; puis, à la suite de leur enquête, le pape suspendit l’évêque d’Albi de ses fonctions pastorales, et le cardinal Bérenger de Frédol prononça l’absolution de défunt Jean de Picquigny.

Ainsi Bernard peut se dire en revenant à Carcassonne qu’il n’a pas eu de si chimériques espérances. Ce qu’il avait demandé vainement sous Benoît XI s’est fait sous Clément V. L’inquisition n’est pas encore abolie, elle possède toujours son terrible mandat, et elle en a usé durant l’absence de Bernard pour jeter en prison quelques-uns de ses anciens amis, Bérenger Fumet, Pierre et Bérenger Adhémar, Guillaume Fenassa, Pierre Tailhafer et d’autres ; mais elle est du moins contenue, son procès s’instruit, et deux cardinaux, l’un et l’autre de grand renom, se sont publiquement prononcés contre elle. Si donc Élie Patrice n’avait pas formé ce dessein insensé de précipiter les choses, si l’on n’avait pas entamé cette vaine négociation avec un prince en tutelle, qui pouvait tout vouloir, mais ne pouvait rien oser, la satisfaction des honnêtes gens ne serait pas aujourd’hui mêlée d’amers regrets, et Bernard, ayant déjà remporté sur ses adversaires un avantage signalé, n’aurait plus maintenant d’autre souci que d’achever sa victoire. Tandis qu’ayant fait sur le passé ce triste retour il recommençait à prendre confiance dans l’avenir, revoyait ses amis et leur conseillait encore quelque action commune, la scène change de nouveau. Clément V est redevenu l’ami des dominicains, qui ont combattu pour lui dans les plaines de Novare, qui ont vaincu pour lui les bandes redoutées de Dulcino, et à leur prière le 27 juillet 1308 il blâme la conduite des cardinaux, annule les jugemens rendus contre l’évêque d’Albi, et le rétablit sur son siége. Telles étaient en ce temps-là les variations de la justice romaine. Dès lors l’inquisition réhabilitée n’aura plus de frein : il faudra, pour avoir le droit de vivre en paix, mériter sa pitié par des actes publics de repentir.

Tous les anciens complices de Bernard qui n’ont pas été pendus ou qui ne sont pas encore emmurés se soumettent les uns après les autres. Pierre Probi s’était d’abord réfugié près de Raynauld de Picquigny, en Gascogne. S’étant ensuite rendu à Lyon près de Clément V, il avait trouvé là Pierre de Castanet, Arnauld Garcia, Guillaume Fransa, Guillaume Borel, Raymond Bauderie, Jean de Caraman et divers autres notables de Carcassonne, d’Albi, de Limoux, venus à la cour du nouveau pape dans le dessein de solliciter son intercession auprès du roi. On ne pouvait parvenir jusqu’au pape sans passer par les cardinaux. Les cardinaux ayant, comme c’était la coutume, taxé leurs bons offices selon la gravité du fait et la qualité des personnes, les solliciteurs avaient dû compter au cardinal de Sainte-Croix 2,000 livres, à Raymond de Goth, neveu du pape, 2,000 livres, à Pierre de Colonna 500 florins, et, si considérable qu’eût été la somme versée, les solliciteurs n’avaient obtenu que des paroles ; les cardinaux les avaient rançonnés et volés. C’est pourquoi, rentrés chez eux, ils avaient misérablement accepté toutes les conditions, toutes les peines et les pénitences que l’inquisition leur avait imposées, et désormais elle n’avait plus rien à leur demander, sinon des services qu’ils ne devaient plus avoir le courage de lui refuser.

Bernard ne se résigne pas à une aussi grande humiliation. Il voudrait pourtant, même à la condition de ne plus rien faire, de ne plus rien dire, d’assister avec tous les dehors de l’indifférence au spectacle de la honte commune, achever sa vie si longtemps troublée dans ce pays, où sa conscience lui dit qu’il a fait du bien, où il a conservé des amis, au moins dans son ordre. Or, comme il ne peut pas choisir sa retraite sans être affranchi des entraves qui gênent encore sa liberté, il se rend à Paris en 1310, près du roi, puis à Avignon, près du pape, et, les ayant fait supplier par de puissans personnages, il obtient enfin le droit d’aller en tel lieu où il lui conviendra d’établir sa résidence. Il demeura quelque temps à Carcassonne ou sur le territoire albigeois. L’inquisition était revenue à toutes ses anciennes pratiques ; elle arrêtait, elle emmurait, elle pouvait même faire brûler et pendre : on ne lui refusait plus rien. Dans tous les esprits règne l’abattement ou la terreur. Les plus fermes ne peuvent eux-mêmes en de telles circonstances résister longtemps aux atteintes du mal : ils s’attristent, ils s’affaissent chaque jour davantage. Comme on croit avoir trop de bonnes raisons pour mépriser les autres, on se fait solitaire et l’on s’abstient, d’abord par dépit, ensuite par système. Retiré dans quelque couvent de son ordre, Bernard s’abstenait. De l’année 1310 à l’année 1315, quelle a été sa résidence ordinaire ? On ne le dit pas ; nous n’apprenons rien à cet égard ni de lui-même ni des témoins qui ont raconté le reste de sa vie. Enfin on retrouve en 1315 la trace de cet exilé morose. Alors, après la mort de Clément V et de Philippe le Bel, il quitte l’Albigeois pour aller se confiner dans la maison de son ordre que possède la ville de Béziers. Il n’a plus d’emploi, plus de dignité ; il est redevenu simple frère : le repos convient à son âge, comme à l’état de son âme conviennent le silence et l’obscurité.

V.

Jean XXII avait remplacé Clément V sur le siége d’Avignon, et Louis le Hutin avait succédé à son père Philippe le Bel sur le trône de France ; mais le règne de Louis le Hutin dura peu, Philippe le Long lui succédait en janvier 1317. Avec un nouveau pape, avec de nouveaux rois vont se faire bien des changemens dans l’église et dans l’état. Jean XXII n’a pas l’humeur facile, c’est-à-dire l’indifférence tolérante de Clément V : c’est un vrai pape, qui fait tout passer après le respect de l’autorité, que touchent peu les plaintes portées contre l’inquisition, que touchent beaucoup les griefs anciens ou récens des inquisiteurs contre les hérétiques ou les fauteurs d’hérétiques. Il a surtout les plus fâcheuses dispositions à l’égard des franciscains, des exaltés qui se mêlent de tout réformer, et qui de plus, divisés entre eux, troublent toute l’église par la violence de leurs luttes privées. Quant au roi Philippe le Long, il est très désintéressé dans toutes les affaires de l’église, mais il trouve à l’inquisition, que d’ailleurs il n’aime guère, un mérite : elle doit lui procurer de l’argent. Les circonstances sont donc très favorables aux anciens ennemis de Bernard. Trouvant enfin un pape enclin à les servir et nullement empêché de le faire, ils lui persuadent que la longue impunité de ce grand coupable afflige tous les vrais fidèles du Languedoc. Dans les premiers mois de l’année 1318, Jean XXII appelle Bernard à la cour d’Avignon. Après avoir tristement déposé tout ce qu’il possédait en propre, plusieurs caisses de livres, entre les mains de Jean de La Couture, notaire de Béziers, Bernard partit de cette ville le 16 mai 1317. Le 22, il était à l’audience du pape ; le 24, il était arrêté, et peu de jours après le pape chargeait Guillaume Méchin, évêque de Troyes, et Pierre Letessier, abbé de Saint-Sernin, d’instruire son procès.

On s’étonne sans doute de voir, au mépris de toutes nos règles, instrumenter contre des crimes pardonnés treize années après l’accomplissement des faits qui doivent être l’objet de la poursuite ; mais il faut apprécier la différence des temps. Comme nous aimons la vérité, de même nous aimons la justice. Sur la vérité se fonde notre foi, sur la justice notre loi. Cela veut dire qu’en nous vit l’esprit moderne. En ces temps anciens dont nous écrivons l’histoire, on ne devait ni rechercher la vérité, ni cultiver la justice pour elles-mêmes. S’il y avait des lois ecclésiastiques, des lois civiles, avant toutes ces lois passait l’intérêt de l’état et de l’église. Clément V croyait servir les intérêts de l’église lorsqu’il pardonnait à Bernard. Jean XXII croit les mieux servir lorsqu’il lui donne des juges. Il suffit qu’il ait cette opinion : aucune règle de droit ne saurait prévaloir contre l’intérêt qui bien ou mal le conseille. L’enquête de l’évêque de Troyes et de l’abbé de Saint-Sernin commença vers la fin de juin. Les articles sur lesquels Bernard fut interrogé sont au nombre de soixante ; mais ces soixante articles relatent le détail des faits et des discours incriminés, les crimes ne dépassent pas le nombre de trois. Ces trois crimes, les voici : 1o Bernard a de tous ses efforts, durant plusieurs années, lutté contre l’inquisition, soulevé contre elle les villes et les bourgs, gêné l’exercice de son ministère ; 2o il a conspiré contre le roi de France avec le fils du roi de Mayorque ; 3o il a fait empoisonner le pape Benoît XI.

Nous n’avons pas encore parlé de ce troisième crime. Nous ne pouvions en parler plus tôt, puisqu’il n’a été découvert, c’est-à-dire inventé que plus tard. Des sept articles qui concernent ce crime, trois ne contiennent qu’un verbiage inutile ; mais il faut lire les quatre suivans : « Bernard a envoyé à la cour romaine un messager, et par ce messager un petit coffret entouré de linges, fermé avec une serrure dont il a par devers lui conservé la clé, et dans ledit coffret il a fait parvenir à la cour romaine des préparations, des potions, des poudres, et une lettre écrite de sa propre main, au moyen desquelles choses ledit frère Bernard a fait abréger la vie dudit seigneur Benoît. Item, ledit frère Bernard a prédit devant quelques personnes d’Albi le jour même où devait mourir le pape Benoît. Item, il avait appris ce qu’il disait ainsi dans un livre où étaient beaucoup de caractères et beaucoup de roues entourées de diverses écritures. Item, il envoya les préparations ci-dessus dites à maître Arnauld de Villeneuve et à quelques autres pour abréger la vie dudit seigneur Benoît. » En résumé, Bernard a fabriqué le poison et donné par écrit les instructions nécessaires, comme on dit, à la perpétration du crime. Ce crime, c’est le médecin du pape, le docte, l’illustre Arnauld de Villeneuve, qui l’a exécuté. Bernard, interrogé, refusa d’abord de répondre, et fut immédiatement excommunié. Il répondit ensuite sur quelques articles, mais avec une dédaigneuse réserve, se plaignant d’avoir été traduit devant des commissaires de médiocre autorité, des hommes nouveaux, appelés la veille aux affaires par la faveur du pape, quand il y avait à la cour d’Avignon quatre ou cinq cardinaux mieux instruits que personne des faits sur lesquels il avait à s’expliquer.

Furent ensuite entendus, à la requête des inquisiteurs avec eux réconciliés, les témoins Guillaume Fransa, Pierre de Castanet et Bernard Bet, citoyens d’Albi, qui, rappelant toutes les circonstances de ces luttes anciennes auxquelles ils avaient pris une si grande part, confirmèrent par des preuves suffisantes les articles qui se rapportaient aux deux premiers chefs de l’accusation. Ces détails sont connus. C’est leur déposition sur le troisième chef qu’on doit être plus curieux d’entendre. En peu de mots, la voici. Un jour, vers le temps où mourut Benoît XI, Bernard, en présence de Guillaume Fransa, envoie Bernard Bet chercher de la cire et de la toile, charge Bet et Fransa d’enduire la toile avec la cire, puis leur présente un coffret de cuir et les prie d’envelopper ce coffret avec la toile cirée ; enfin il remet le coffret à un de ses serviteurs nommé Étienne, et le charge de le porter à maître Arnauld de Villeneuve, au-delà des monts, en cour romaine. Cela se fait si simplement que Bet et Fransa ne demandent pas même à Bernard ce que le coffret peut contenir ; mais il leur dit : « C’est une lettre, nous aurons bientôt des nouvelles de la cour, bonnes, j’espère. » Tel est le récit des témoins. Que ces gens, ayant plus tard appris la mort de Benoît XI, aient alors imaginé quelque mystérieuse coïncidence entre cette mort subite et l’envoi d’un coffret de cuir au médecin du pape, cela se conçoit sans beaucoup de peine : on sait en effet qu’en ce temps-là les gens crédules ne manquaient pas ; mais nous n’excusons pas aussi facilement l’auteur des articles qui furent la matière de l’enquête, arguant de ces fictions puériles pour en tirer toutes les circonstances d’un crime prouvé. L’auteur de ces articles a certainement commis le plus effronté des mensonges. Jean XXII lui-même, instituant après l’enquête le tribunal qui doit juger Bernard, osera parler aussi de ce crime et en des termes nouveaux, mais encore plus précis. Cet homme justement populaire, que des commissaires choisis vont retrancher du monde, il faut diffamer sa mémoire : c’est un assassin ; il a fait périr un pape au moyen d’un breuvage empoisonné ; operam dedit ut veneni poculo necaretur. Ainsi s’exprime Jean XXII, qui sait très bien comment est mort le pape Benoît XI.

L’enquête fut achevée vers le mois de juin 1319, et le 16 juillet Jean XXII chargea l’archevêque de Toulouse, l’évêque de Pamiers et l’évêque de Saint-Papoul de commencer le procès. Bernard fut donc transféré devant ses juges, en Languedoc, sous la garde du sénéchal de Toulouse. On a quelques renseignemens sur ce voyage. Bernard, qui ne peut douter du sort qu’on lui réserve, a déjà le calme d’un condamné. Il cause tranquillement avec le sénéchal et d’autres compagnons de route non sur ses propres affaires, dont il désire plutôt détourner son esprit, mais sur les événemens du jour et ceux des derniers temps. De ces événemens, le plus considérable pour un mineur est l’horrible tragédie de Marseille, terminée le 7 mai 1318 par le supplice de quatre religieux de son ordre. Ils avaient prétendu que des frères mendians doivent imiter autant qu’ils le peuvent la pauvreté du Christ, et, malgré tous les argumens qu’on avait employés pour leur démontrer le contraire, ils avaient persisté dans leur opinion. En conséquence, on les avait brûlés. Bernard, qui était de leur secte, prend chemin faisant leur défense, se déclare contre la sentence qui les a condamnés et les appelle des martyrs. Le trajet de Portet à Toulouse se fit dans une barque, sur la Garonne. Durant cette navigation, Bernard, parlant de l’abbé Joachim, dit qu’il réformerait, s’il était pape, le jugement rendu contre ce saint homme. On tient ces détails des compagnons de route de Bernard, le notaire Arnauld de Nogarède et le juge royal maître Raymond Lecourt, appelés à prouver que l’apologiste passionné de Joachim et des mineurs marseillais est, comme eux, un hérétique.

Le tribunal chargé de prononcer la condamnation de Bernard est assemblé pour la première fois le 3 septembre 1319 à Castelnaudary. Sont présens : Jean Raymond de Comminges, archevêque de Toulouse, Jacques Fournier, évêque de Pamiers, Raymond de Monstuéjols, évêque de Saint-Papoul, les deux nouveaux réformateurs du Languedoc, Raoul, évêque de Laon, et Jean, comte de Forez, l’inquisiteur Jean de Belna, le sénéchal de Toulouse Guyard Guyon, le sénéchal de Carcassonne Aimeri de Cros, et quelques autres ecclésiastiques et seigneurs importans. Cette fois Bernard ne pourra pas se plaindre de la qualité de ses juges. Le sénéchal de Toulouse, s’étant levé, présente les pièces du procès, et Bernard les déclare authentiques. Le sénéchal présente ensuite au nom du pape l’accusé lui-même. Chacun des assistans remplit un rôle quelconque dans la procédure. Après le sénéchal se lèvent les réformateurs, lesquels, au nom du roi, invitent les juges à bien employer leur temps, c’est-à-dire à ne pas laisser l’affaire traîner en longueur. Enfin l’inquisiteur Jean de Belna prend la parole pour dire que, si les pièces produites ne paraissent pas suffisamment prouver les menées hostiles de Bernard contre l’inquisition, il en fournira d’autres. Le lendemain, l’archevêque de Toulouse s’excuse de ne pouvoir assister plus longtemps au procès, se retire, et charge ses deux suffragans de continuer sans lui. De Castelnaudary, le tribunal se transporte ensuite à Carcassonne ; il siège à Carcassonne le 12 septembre dans le palais de l’évêque. L’interrogatoire de Bernard commence le 2 octobre. Sur le premier chef d’accusation, il donne des explications complètes. On l’accuse d’avoir travaillé de tous ses efforts à perdre dans l’esprit du roi, du pape et du peuple d’Albi les ministres de l’inquisition dominicaine. Oui, c’est ce qu’il a fait. La mémoire des témoins entendus par les commissaires apostoliques ne les a pas toujours heureusement servis : racontant des choses depuis longtemps passées, ils ont mêlé le faux au vrai ; mais le vrai, loin de le contester, Bernard le proclame. C’est le mérite de sa vie d’avoir combattu les puissans persécuteurs du peuple d’Albi, et, s’il n’a pas enfin obtenu la suppression de leur détestable tyrannie, il le regrette.

Les premières déclarations de Bernard sur la trahison concertée avec le prince Fernand ne sont pas aussi sincères. Il ne nie pas le fait, mais il le raconte de telle sorte qu’il ne paraît pas dire toute la vérité. Les juges l’invitent donc à compléter ses aveux. Il répond qu’ils sont complets. Les juges mandent alors l’official de Limoux, Hugues de Badafeuille, et le chargent de vaincre par la torture le silence obstiné de Bernard. Ils lui recommandent toutefois d’avoir égard à son âge et de ne pas le torturer jusqu’à ce que la mort s’ensuive, ut bene caveret quod ex hujusmodi quœstionibus frater Bernardus mortem, aut membri amissionem… incurrere quoquo modo posset. On emmène donc l’accusé, qu’accompagnent plusieurs notaires chargés de recueillir durant les opérations de la torture ses trop tardifs aveux. Bernard était un de ces hommes dont on ne doit pas mettre le courage à de telles épreuves. Pourquoi douter qu’ils sachent souffrir ? Ce doute les révolte, ils se raidissent contre la douleur et l’on se fait vaincre par leur indomptable constance. Bernard, torturé, ne dit rien ; mais le lendemain, quand il reparaît devant ses juges, il commence de lui-même, sans contrainte, le récit de toute la conspiration. Il n’en est pas l’inventeur, il ne l’a pas approuvée, il y a toutefois, il en convient, participé, et il a déjà rendu compte de cette participation à la cour du roi, à la cour du pape. Appartient-il à des juges d’église de s’attribuer la poursuite d’un délit civil dont l’autorité civile a par lettres expresses absous l’auteur ?

Quant au troisième chef de l’accusation, l’empoisonnement du pape Benoît, Bernard s’indigne qu’on ose même produire contre lui le soupçon d’un tel crime. De nouveau les juges ont recours à la torture. C’est, on le sait, la pratique ordinaire. Tout accusé doit avouer son crime. Lorsque la douleur, savamment augmentée par la diversité des supplices, est devenue telle que l’accusé préfère mourir, il invoque la mort comme une grâce ; mais il ne peut l’obtenir sans se déclarer coupable du crime dont on l’accuse. Telle est la loi. Cependant les bourreaux chargés de torturer Bernard ont en vain recours à tous leurs artifices : les notaires qui les ont assistés doivent, en paraissant de nouveau devant le tribunal, dire que l’accusé n’a voulu faire aucun aveu. Est-il besoin d’ajouter qu’il n’en fera pas cette fois après la torture ?

L’audition des témoins succède aux premiers interrogatoires. Comparaissent les uns après les autres : Bernard Amat, Jean et Arnauld Marsend, Raymond Du Puy, Raymond Bauderie, Bernard Fenassa, Guillaume Fransa, Pierre Probi, Arnauld Garcia et divers autres habitans, conseillers, anciens consuls de Carcassonne et d’Albi, pour la plupart autrefois associés à toutes les entreprises de Bernard, maintenant prêts à tout dire, à tout faire pour mériter l’oubli de leurs erreurs passées. S’ils venaient simplement, par d’humbles prières, par des actes de honteuse pénitence, en se prosternant aussi bas qu’un inquisiteur peut l’exiger, solliciter le droit d’achever en paix leur triste vie ! Mais il ne leur suffit pas de s’excuser, d’une seule voix ils accusent Bernard.

Le samedi 8 décembre, les juges rendirent leur sentence. Des trois chefs d’accusation, un fut écarté. Si précis que fussent les termes du réquisitoire apostolique, les juges ne crurent pas pouvoir condamner Bernard comme auteur ou comme complice de l’empoisonnement supposé de Benoît XI ; mais ils le condamnèrent comme ennemi de l’inquisition, comme traître envers le roi de France et par surcroît, comme nécromancien, à la prison perpétuelle. Ayant été, dit la sentence, dépouillé de la dignité sacerdotale, il sera déposé dans un cachot où des chaînes de fer le tiendront captif, et jusqu’à la fin de sa vie il n’aura pour nourriture que du pain et de l’eau. La dégradation de Bernard eut lieu le jour même sur la place du marché de Carcassonne. Outre les juges et leurs assesseurs, furent présens à cette expiation solennelle les évêques de Carcassonne, de Mirepoix et d’Alet, les abbés de la Grasse et de Montolieu, les sieurs François de Lévis, Guillaume de Voisins, Dalmace de Marziac, Raymond d’Accurat, divers autres chevaliers et une véritable foule d’avocats du roi, de juges et de légistes. La cérémonie terminée, Bernard fut conduit aux cachots de l’inquisition, hors de l’enceinte de Carcassonne, sur les bords de l’Aude, et mis sous la garde de l’inquisiteur Jean de Belna[12].

Le croira-t-on ? deux magistrats civils s’inscrivirent contre cette sentence, la trouvant trop douce. Le lendemain du jour où elle était exécutée, Pierre Lerouge, notaire à Toulouse, se présentait aux juges de la cause et leur faisait lecture d’un appel au pape, signifié par Raymond Lecourt, juge royal à Rivière, et par Raymond Foucauld, procureur du roi en la sénéchaussée de Carcassonne. « La justice est violée, la dignité royale est offensée, la conscience d’un peuple fidèle est scandalisée. » Ainsi s’expriment les appelans. Reprenant donc la série des crimes condamnés, ils y ajoutent l’assassinat de Benoît. Ce crime, dit la sentence, n’a pas été pleinement prouvé ; mais, répondent les appelans, puisque les juges ne trouvaient pas suffisante la preuve du crime dénoncé, ils devaient réserver au pape la liberté de statuer sur ce chef, il n’était pas en leur pouvoir d’absoudre. Ils ont de plus gravement offensé la justice du roi lorsqu’ils ont soustrait le condamné, malgré l’énormité de ses crimes, à la juridiction du glaive civil. Quoi ! le traître, l’hérétique, le rebelle, l’empoisonneur Bernard, qui aurait mérité plusieurs fois la mort, si l’on pouvait plusieurs fois mourir, si naturœ conditio pateretur, n’aura pour punition qu’une prison perpétuelle ! Cette inique miséricorde révolte les magistrats, et, persuadés qu’elle révoltera comme eux le saint-père, ils en appellent[13]. En droit et en fait, Raymond Lecourt et Raymond Foucauld se trompaient, et leur appel demeura vain.

On ne sait pas exactement en quelle année le supplice de Bernard finit avec sa vie. L’historien de son ordre Luc Wadding se trompe lorsqu’il suppose que sa mort précéda sa condamnation. Il vivait encore le 25 février 1320. À cette date, Jean XXII écrit aux évêques de Pamiers et de Saint-Papoul que l’inquisition traite son prisonnier avec des égards inouïs en lui conservant ses habits religieux ; il ordonne donc avec indignation qu’on dépouille Bernard de ces habits qu’il déshonore. Le chroniqueur Jean de Saint-Victor dit qu’il mourut avant la fin de l’année 1319. Cela signifie sans doute, selon l’ancienne manière de compter, que la vie du martyr ne se prolongea pas au-delà des fêtes pascales de l’année 1320.

B. Hauréau.
  1. Une copie de cette pièce curieuse nous a été conservée. Elle est dans le t. XXXIV, fol. 123, des manuscrits de Doat, à la Bibliothèque impériale.
  2. La plupart de ces témoignages nous sont offerts par un précieux manuscrit de la Bibliothèque impériale, inscrit dans le fonds latin sous le no 4270. Il contient les pièces du procès, commencé en 1318, continué en 1319, contre Bernard Délicieux, et porte ce titre : Processus insignis contra fratrem Bernardum Delitiosi. C’est un volume souvent mentionné par Et. Baluze, qui l’a fait copier sur un manuscrit de Carcassonne et en a publié quelques extraits dans son recueil intitulé Vitæ papar. Avenion., t. II, col. 341 et suiv.
  3. Voyez Bernardus Guidonis, Historiens de France, t. XXI, p. 747.
  4. Les registres originaux ont été perdus ou dispersés. On en trouve la copie, dans plusieurs volumes du fonds de Doat, à la Bibliothèque impériale. Voyez aussi Limborch, Hist. Inquis., seconde partie, et Inventaire inédit des archives de l’inquis. de Carcass., dans le tome IV des Mémoires de la Société archéol. de Montpellier.
  5. Bernardus Guidonis, Historiens de France, t. XXI, p. 743. — Guillaume Garric eut l’habileté de se soustraire ensuite pendant plusieurs années à la vengeance des inquisiteurs. Il vécut excommunié, mais libre. Plus tard, après la mort de Philippe le Bel et celle de Clément V, quand l’inquisition, affranchie de toute surveillance, sévit avec une nouvelle fureur, Guillaume Garric, alors très âgé, fut arrêté, emmuré, et réduit par la dureté du supplice à faire un aveu quelconque d’hérésie. En ces circonstances, le 14 juillet 1321, il fut absous et réconcilié avec l’église ; mais les inquisiteurs Bernardus Guidonis et Jean de Belna lui imposèrent comme pénitence, en levant son excommunication, de fournir à ses frais un soldat pour la plus prochaine expédition en terre sainte, et provisoirement de quitter la France dans le délai de trente jours. Cette sentence a été publiée par Philippe de Limborch, Liber sentent. Inquisit. Tolosanœ, p. 282.
  6. « Qui regulus carcassonensis videbatur. » Bern. Guidonis, dans le Recueil des Historiens de France, t. XXI, p. 743.
  7. Vaissete, Hist. du Languedoc, t. IV, pr., col. 118.
  8. Cette lettre a été publiée par dom Vaissete, Hist. Du Lang., t. IV, pr., col. 119.
  9. Hist. Du Lang., t. IV, pr., col. 120.
  10. Son nom est diversement écrit : Geoffridus de Ablusiis, de Abluseriis, de Albusiis Geoffroy d’Aubusson est donc une traduction dont nous ne saurions garantir l’exactitude.
  11. Collection Doat, t. XXXIV, fol. 34.
  12. Baluze, Vit. papar. aven., t. Ier, col. 344, a publié la sentence rendue contre Bernard.
  13. Cet acte d’appel est aussi dans Baluze, livre cité, col. 358.