Bleak-House/16

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Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 202-211).

CHAPITRE XVI.

Tom-all-Alone’s.

Lady Dedlock est sans cesse en mouvement ; le courrier du grand monde sait à peine où la trouver. Aujourd’hui elle est à Chesney-Wold ; hier elle était à Londres ; demain elle sera peut-être à Paris ; on n’en peut rien savoir ; la galanterie de sir Leicester lui-même a quelque peine à la suivre ; et elle aurait eu bien plus d’exercice encore, si la goutte n’était venue le prendre par les jambes.

Sir Leicester accueille la goutte comme une chose importune, mais cependant comme un fâcheux d’origine patricienne. De temps immémorial, tous les Dedlock ont eu la goutte en ligne mâle et directe ; le fait est prouvé, monsieur, et personne ne le conteste. Les grands-pères des autres hommes ont pu mourir de rhumatismes ou être atteints par la basse contagion d’une maladie vulgaire ; mais les Dedlock ont imposé, même à la mort, cette grande niveleuse, quelque chose d’exclusif ; ils meurent tous de leur propre goutte, qui s’est transmise à l’illustre lignée, comme la vaisselle d’argent, les tableaux et le manoir du Lincolnshire ; elle fait partie de leurs dignités et de leurs droits ; sir Leicester, bien qu’il ne l’ait jamais dit à personne, a néanmoins cette arrière-pensée, que l’ange de la mort s’exprime ainsi auprès des ombres de l’aristocratie, quand un des membres de sa famille expire : « Milords et gentlemen, j’ai l’honneur de vous présenter un autre Dedlock, arrivé, suivant certificat, par la goutte de famille. »

Il résulte de là que le baronnet abandonne ses nobles jambes à la maladie de ses ancêtres, comme à titre de redevance féodale pour son nom et sa fortune. Il trouve bien que c’est de la part de la goutte une liberté un peu grande que d’étendre un Dedlock sur le dos, de lui tordre les orteils et de lui larder les membres avec des pointes acérées ; mais il se dit à cela : Tous mes aïeux ont subi cette torture ; elle appartient à la famille ; il est convenu depuis des siècles que cette noble maladie nous conduira seule au caveau de nos ancêtres ; je ne puis donc que ratifier cet ancien compromis. »

Et, le visage pourpre et or, il fait noble contenance, couché au milieu du grand salon, en face du portrait de milady qu’il regarde ; autour de lui le soleil brille ; de larges raies lumineuses, alternées d’ombre, traversent la longue rangée de fenêtres qui donnent sur la terrasse ; au dehors, les chênes majestueux, enracinés depuis des siècles dans un sol que la charrue n’a jamais entr’ouvert, témoignent de sa grandeur ; au dedans, les portraits de ses ancêtres qui lui disent pourtant : « Chacun de nous fut dans ces lieux une réalité passagère, puis a laissé derrière lui cette image, et n’est plus maintenant qu’un souvenir aussi vague que le croassement lointain des corneilles, qui vous berce et vous endort, » les portraits de ses aïeux témoignent de sa puissance ; jamais il n’a été plus grand qu’aujourd’hui ; et malheur à Boythorn, malheur à l’audacieux qui tenterait de lui contester un pouce de la terre qu’il possède.

Milady n’est qu’en peinture auprès de l’illustre baronnet ; elle est à la ville pour un jour seulement ; demain elle reprendra sa volée vers Chesney-Wold, à la grande confusion du courrier fashionable qui n’en est pas prévenu. L’hôtel n’a pas été préparé pour la recevoir ; il est sombre et emmitouflé ; un seul Mercure, avec sa tête poudrée, est à bayer tristement à la fenêtre de l’antichambre ; il disait, pas plus tard qu’hier au soir, à l’un de ses collègues, habitué comme lui à la bonne société, que si cet état de choses devait se prolonger, il n’aurait, sur son honneur, d’autre parti à prendre que de se couper la gorge.

Quel rapport peut-il y avoir entre ce Mercure, le château du Lincolnshire, l’hôtel de Londres et le pauvre hère sur qui tomba un rayon de lumière céleste le soir où il balaya les marches du cimetière des pauvres ? Quel rapport existe-t-il entre tant de gens qui, des points opposés de l’abîme, n’en sont pas moins rapprochés d’une façon étrange, dans les drames sans nombre que renferme la société ? Jo balaye toute la journée sans avoir conscience de cette chaîne mystérieuse qui le rattache à certains êtres ; quand on lui demande quelque chose, il résume sa condition mentale en répondant « qu’i’n’sait rin. » Il ne sait qu’une chose, c’est qu’il est bien difficile de tenir proprement son passage lorsque le temps est humide ; et plus difficile encore de vivre avec ce qu’il y gagne ; mais c’est lui qui l’a deviné, personne ne lui en apprit jamais aussi long. Il vit, c’est-à-dire qu’il n’a pas encore fini de mourir, dans un endroit indescriptible, que ses pareils connaissent sous le nom de Tom-all alone’s ; c’est une rue sombre et noire, dont les maisons tombent en ruine. De hardis vagabonds s’emparèrent de ces masures à une époque où leur délabrement était déjà fort avancé ; ils s’y installèrent, et, quand ils eurent établi leur droit de possession, ils finirent par louer ces bouges, qui maintenant, chaque soir, renferment un amas de toutes les infamies. Et de même que la vermine pullule sur le corps de l’infortuné que la misère accable, ces ruines ont engendré une multitude immonde qui vient s’y abriter, rampe à travers les murailles béantes, et se replie sur elle-même pour y dormir ; essaim monstrueux de larves sans nombre sur lequel tombe la pluie, gronde le vent, et qui se répand ensuite par la Cité, portant la fièvre, et semant plus de mal sur ses traces que tous les gentlemen de la bureaucratie, depuis sir Thomas Boodle jusqu’au duc de Zoodle, ne pourraient en détruire en cinq cents ans…, quoique nés et mis au monde tout exprès pour cela.

Deux fois depuis peu de temps, un violent fracas, suivi d’un nuage de poussière, a retenti dans Tom-all-alone’s ; c’était, chaque fois, une maison qui s’écroulait. Ces accidents ont rempli un paragraphe dans les journaux et un lit ou deux à l’hôpital voisin. La brèche est restée, les décombres fournissent des logements qui ne sont pas dédaignés ; et, comme plusieurs autres maisons chancellent, on peut s’attendre à ce que le premier écroulement qui aura lieu dans Tom-all-alone’s fera un bruit et une poussière effroyables.

Il va sans dire que cette propriété relève de la Cour de chancellerie ; ce serait faire injure au discernement d’un homme ayant la moitié d’un œil, que de supposer qu’il ne le voit pas bien sans qu’il soit besoin de le lui apprendre. Le nom de Tom a-t-il été donné à cette rue parce qu’elle offre une image saisissante du premier plaignant de l’affaire Jarndyce, dont elle rappelle la ruine et la fin désastreuse ? Le pauvre Tom y a-t-il vécu tout seul[1], jusqu’à l’époque où d’autres misérables vinrent s’y établir ; ou bien ce nom traditionnel signifie-t-il que c’est un endroit perdu, isolé de tout ce qui est honnête, et que l’espérance a déserté ? Peu de personnes pourraient le dire ; et certainement Jo l’ignore, « car je n’sais rin, » dit-il.

Ce doit être une condition étrange que celle de Jo ; une singulière chose que de traîner dans une ville, sans rien comprendre à ces caractères mystérieux qui abondent au coin des rues, sur les boutiques, sur les portes, sur les fenêtres ; que de rencontrer partout des gens qui lisent et qui écrivent, des facteurs qui distribuent des lettres, et de n’avoir pas la moindre idée de ce langage en face duquel vous restez sourd et aveugle ; ce doit être une énigme embarrassante que de voir le dimanche tous les gens comme il faut se rendre à l’église avec un livre à la main, que de se demander ce qu’il peut y avoir dans ce livre (car il est possible que Jo ait des heures où il pense) et de se dire : « Comment se fait-il que cela ne signifie rien pour moi, tandis que cela signifie tout pour les autres ? » N’est-ce pas un sujet d’étonnement perpétuel que d’être secoué, poussé continuellement, de ne pouvoir s’arrêter nulle part sans qu’on vous dise de passer votre chemin, et de sentir qu’en effet on n’a aucun motif d’être là plutôt qu’ailleurs ; qu’on n’a d’affaires nulle part, qu’on existe pourtant d’une façon ou d’une autre, et qu’on est arrivé jusqu’à tel âge sans que personne vous ait jamais regardé ? Ce doit être une chose bizarre, non-seulement de s’entendre dire qu’on ne compte pas pour une créature humaine, quand par exemple on offre son témoignage, mais surtout de sentir que c’est vrai, en pensant à la manière dont on vit ; de voir passer les chevaux, les chiens, les bœufs, et de reconnaître que, par son ignorance, on appartient à leur espèce, et non pas à celle des êtres dont on a la forme et dont on offense la nature délicate. Les idées de Jo sur un procès criminel, un juge, un évêque, un gouvernement quelconque ; sur la constitution, cet inestimable joyau, si toutefois il sait qu’elle existe, doivent être bien singulières ; tout dans sa vie matérielle et morale est étrange, et sa mort ne sera pas ce qu’il y aura de moins curieux dans sa vie.

Jo sort de Tom-all-alone’s, il va au-devant du jour qui n’est pas encore descendu ; et tout en marchant, il grignote un morceau de pain dur et sale ; rien n’est encore ouvert ; il s’assied, pour déjeuner, sur le pas de la porte de la société qui s’occupe de « la propagation de l’Évangile dans les contrées lointaines, » et lui donne un coup de balai quand il a fini, par reconnaissance pour le siége qu’il y a trouvé ; il se demande à quoi peut servir cet édifice dont il admire la grandeur ; et ne se doute pas, l’infortuné, du dénûment spirituel où se trouve un rocher de corail dans l’océan Pacifique ; il ignore ce qu’il en coûte pour sortir de leur abjection les âmes précieuses qui languissent au milieu des cocotiers et des arbres à pain !

Il se dirige vers la traversée qu’il balaye, et se met à l’ouvrage dès qu’il y est arrivé ; la ville s’éveille, le grand toton s’ébranle, tourbillonne, et de tous côtés on recommence à lire et à écrire. Jo et les autres animaux inférieurs se tirent comme ils peuvent de cet immense tohu-bohu. C’est le jour du marché ; les bœufs aveuglés, surmenés, qu’on aiguillonne mais qu’on ne guide pas, se précipitent à tort et à travers dans les lieux où ils ne doivent pas être, en sont chassés à grands coups et s’élancent, tête baissée, contre les murailles, écumants et l’œil en feu ; ils déchirent parfois celui qui ne leur avait rien fait, et se blessent souvent eux-mêmes sans savoir ce qu’ils font, absolument comme Jo et ses pareils.

Une bande de musiciens s’arrête et joue une valse. Jo l’écoute, un chien en fait autant, le chien d’un conducteur de bestiaux qui attend son maître à la porte d’un boucher, et qui pense évidemment aux moutons qu’on lui avait confiés le long de la route, et dont le voilà débarrassé ; pourtant il semble inquiet sur le compte de quatre d’entre eux ; il ne se rappelle pas l’endroit où il les a laissés, et regarde d’un bout à l’autre de la rue, s’attendant à les voir ; il dresse tout à coup les oreilles et se souvient maintenant de tout ce qui est arrivé. Ah ! le bon chien ! un peu vagabond, accoutumé aux cabarets et à la mauvaise compagnie, c’est vrai ; mais, après tout, c’est un chien qu’on a pris soin d’élever, d’instruire, d’améliorer, qui connaît ses devoirs et sait comment les remplir. Jo et lui écoutent la musique avec la même somme de jouissance animale, et sont probablement tout aussi étrangers l’un que l’autre aux souvenirs, aux aspirations, aux pensées tristes ou joyeuses que la musique éveille chez les hommes ; du reste, sous tous les autres rapports, combien la brute se trouve au-dessus de l’auditeur à face humaine !

Que les descendants du chien, abandonnés à eux-mêmes, retournent, comme Jo, à l’état sauvage, et avant peu ils auront dégénéré au point d’avoir perdu leur faculté d’aboyer, il ne leur restera plus que celle de mordre.

La journée s’avance, le ciel se couvre, il tombe une pluie fine et glacée ; Jo se tire d’affaire comme il peut, au milieu de la boue, des voitures, des parapluies, des chevaux, des coups de fouet, et gagne à peine ce qui lui est nécessaire pour payer le triste abri que lui fournit Tom-all-alone’s. Le crépuscule arrive, le gaz apparaît dans les boutiques, l’allumeur court avec son échelle le long des rues ; c’est une triste soirée que celle qui commence.

M. Tulkinghorn est dans son cabinet ; il médite sur une déclaration qu’il veut faire le lendemain au magistrat du quartier ; Gridley, un plaideur désappointé, dont la violence est extrême, est venu chez lui dans la journée et s’est montré menaçant ; il ne faut pas que nous ayons d’inquiétude pour notre corps respectable, et Gridley doit retourner en prison. L’allégorie du plafond, sous la forme raccourcie d’un Romain impossible, la tête en bas, les pieds en l’air, étend son bras luxé vers la fenêtre qu’il désigne opiniâtrement du doigt. Mais M. Tulkinghorn n’est pas si bête, et pourquoi donc regarderait-il dans la rue ? le Romain n’a-t-il pas toujours le bras tourné de ce côté ? Aussi M. Tulkinghorn reste-t-il à sa place.

Quel intérêt, d’ailleurs, s’il se fût dérangé, aurait-il eu à voir une femme qui passait sous ses fenêtres ? Il y a beaucoup de femmes dans le monde ; M. Tulkinghorn pense même qu’il y en a trop ; elles sont au fond de tout ce qui va de travers ici-bas ; de tous les crimes, de tous les torts ; bien qu’en cela elles aient pourtant le mérite de créer de la besogne aux gens de loi. Mais, qu’importerait à M. Tulkinghorn de voir la femme qui passe, alors même qu’elle s’envelopperait de mystère ? elles sont toutes comme ça ; M. Tulkinghorn le sait très-bien.

Mais elles ne ressemblent pas toutes à celle qui vient de passer devant la maison de l’avoué ; entre la simplicité de ses vêtements et l’élégance de ses manières, il y a complet désaccord ; son costume est celui d’une femme de chambre de bonne maison, sa démarche, celle d’une grande dame ; elle presse le pas, autant que le pavé glissant le lui permet. Elle cherche à prendre la tournure du personnage dont elle a revêtu la robe, et, malgré le voile qui lui couvre le visage, elle se trahit assez pour que plus d’un passant la regarde avec surprise.

Elle va droit à son but ; lady ou servante, elle a un projet dans l’âme et assez d’énergie pour le suivre ; elle se dirige vers l’endroit que Jo balaye ; il lui demande un penny ; elle ne détourne la tête qu’après avoir atteint l’autre côté de la rue et fait alors un signe au balayeur en lui disant de venir.

Jo la suit à deux pas dans une cour retirée.

«  Êtes-vous celui dont il a été question dans les journaux ? lui demande-t-elle derrière son voile.

— J’sais rin de rin, répond Jo en regardant la femme voilée d’un air maussade.

— N’avez-vous pas assisté à une enquête ?

— J’sais rin de rin. Ah ! c’est-y où c’que le bedeau m’a mené, qu’vous voulez dire ? c’est-y le Jo qu’était à l’encriète ?

— Oui.

— Eh ben ! c’est moi.

— Avançons, dit-elle.

— C’est-y pour l’homme ? répond Jo en la suivant, pour c’ti-là qu’a mouru ?

— Chut ! parlez plus bas ; avait-il, pendant sa vie, l’air malade et bien pauvre ?

— J’cré ben ! dit Jo.

— Cependant, il n’était pas comme vous ? reprend la femme avec horreur.

— Ah ! non ; moi j’suis qu’une bête ; c’est-y qu’vous l’avez connu, lui ?

— Comment osez-vous me demander cela ?

— Pas pour vous offenser, milady, répond humblement Jo qui la soupçonne d’être une grande dame.

— Je ne suis pas une lady, mais une servante.

— Et une jolie encore ! En v’la-t’y un’ de gaillarde, s’écrie Jo avec admiration.

— Écoutez-moi en silence et ne vous approchez pas. Pouvez-vous me montrer les différents endroits dont il est fait mention dans le compte rendu de l’enquête ? le magasin du papetier pour lequel il faisait des copies, la maison où il est mort, le café où le bedeau vous a conduit et la place où il est enterré ? Connaissez-vous le lieu où il repose ? »

Jo a répondu par un signe affirmatif à toutes les questions qui lui ont été faites.

«  Passez devant et conduisez-moi à tous les endroits que je viens de vous dire ; arrêtez-vous en face de chacun d’eux ; ne parlez que si je vous questionne ; ne vous retournez pas, faites ce que je désire et vous serez bien payé. »

Jo écoute ces paroles avec attention, se les répète tout bas appuyé sur le manche de son balai ; il trouve qu’elles sont un peu difficiles à prononcer, mais leur signification, à laquelle il s’arrête un instant, finit par lui sembler assez satisfaisante ; et, secouant sa tête ébouriffée :

«  Convenu, dit-il ; mais on s’esbigne et bonjour, pas de flouerie que j’dis.

— Qu’est-ce qu’il veut dire ? s’écrie la servante en reculant avec dégoût.

— Je dis qu’c’est pas tout d’jaspiner, quoi !

— Je ne vous comprends pas ; marchez devant moi, comme je l’ai dit, et je vous donnerai plus d’argent que vous n’en avez jamais eu. »

Jo siffle en tortillant ses lèvres, se frotte la tête, prend son balai sous son bras, ouvre la marche, et, passant adroitement et nu-pieds sur les cailloux des rues, dans la boue et dans la crotte, il arrive à Cook’s-Court, et s’arrête :

«  Qui demeure ici ? lui demande-t-elle.

— C’ti-là qui l’y donnait à écrire et qui m’a donné un petit écu, dit Jo tout bas et sans tourner la tête.

— Allez ! »

Jo s’arrête un peu plus loin à la maison du regrattier.

« Qui demeure dans cette maison ?

— C’était lui, répond Jo toujours sans se retourner.

— Dans quelle chambre ? lui demande-t-elle après une pause assez longue.

— Celle qu’est en haut, su’le derrière. Vous pouvez en voir la croisée du coin où vous êtes ; en haut, voyez-vous pas ? C’est là où c’que j’l’ai vu après sa mort. V’là le café où c’qu’on m’avait amené.

— Allons à l’autre endroit. »

Il y a loin de Cook’s-Court au cimetière ; mais Jo, délivré de ses premiers soupçons, reste fidèle aux termes de son engagement, et, sans rien dire, sans détourner la tête, il prend maintes et maintes rues tortueuses, d’où s’élève une odeur infecte, traverse un tunnel et arrive à une grille de fer éclairée par la lanterne suspendue à la voûte.

«  C’est là qu’i l’ont mis, dit-il en passant un bras entre les barreaux de la grille et en désignant l’intérieur du cimetière.

— Quelle horreur ! Où l’ont-ils déposé ?

— Là-bas, au mi’ieu d’ces tas d’os empilés, tout près de c’te fenêt’ de cuisine, tout à côté du tas ; i’s on’été obligés de monter su’ l’ cercueil et de peser dessus pour l’faire entrer ; je pourrais le découvri’ avec mon balai pour vous le faire voir si la porte était ouverte ; c’est pour ça qu’i la ferment, j’suppose. »

Jo secoue la grille inutilement et s’écrie tout à coup : « Un rat, un rat, le voyez-vous ?… juste auprès du tas, l’y v’là tout juste, il y entre dans la terre ! »

La servante se recule avec effroi et s’appuie à la muraille de cette voûte hideuse, dont l’exsudation fétide s’attache à ses vêtements ; elle étend les mains en criant à Jo de ne pas l’approcher, car il la dégoûte, et reste ainsi quelques instants. Jo la regarde tout surpris.

«  Ce lieu d’abomination est-il un terrain consacré ?

— J’sais pas, lui répond Jo en la regardant toujours.

— Est-il bénit ?

— De quoi ? demande Jo arrivé au dernier degré d’étonnement.

— Est-il bénit ?

— Est-ce que j’sais ? réplique Jo dont les yeux s’écarquillent de plus en plus ; bénit ? répète-t-il l’esprit légèrement troublé ; j’cré pas ; mais, en tout cas, ça gn’y a pas fait grand bien, s’il a été bénit ; j’aurais cru… mais, j’sais rin, moi. »

La femme de chambre ne fait aucune attention aux paroles de Jo et n’a pas l’air de se rappeler ce qu’elle vient de dire ; elle ôte son gant pour prendre quelque argent dans sa bourse ; Jo remarque en silence combien sa main est petite et blanche et quelle gaillarde il faut qu’elle soit pour avoir des bagues aussi brillantes.

Elle laisse tomber quelque chose dans la main du balayeur et frissonne quand ses doigts se rapprochent de ceux de Jo sans les toucher pourtant.

«  Maintenant, dit-elle, montrez-moi l’endroit encore. »

Jo passe le manche de son balai entre les barreaux de la grille et désigne la place qu’il a déjà montrée. Au bout de quelques instants, il se retourne pour voir s’il a été compris ; mais la servante a disparu. Son premier mouvement est de s’approcher du gaz pour voir ce qu’elle lui a donné : c’est une pièce jaune ; il reste un instant tout ébloui, essaye de mordre l’un des côtés de la pièce pour s’assurer de sa qualité, la met dans sa bouche pour ne pas la perdre, et balaye avec grand soin la marche du cimetière et le tunnel ; puis, cette besogne terminée, il reprend le chemin de Tom-all-alone’s, et s’arrête à toutes les lanternes pour regarder de nouveau sa pièce d’or en la mordillant chaque fois, afin de bien s’assurer qu’elle n’est pas fausse.

Mercure n’a pas à se plaindre, ce soir-là, du manque de société ; car milady assiste à un grand dîner et à trois ou quatre bals ; sir Leicester est seul à Chesney-Wold avec la goutte ; il est agité, agacé ; il se plaint à mistress Rouncewell du bruit monotone que fait la pluie en tombant sur la terrasse, et qui l’empêche de lire son journal, même au coin du feu, dans son propre cabinet, si commode, si confortable.

«  Sir Leicester aurait mieux fait de se mettre de l’autre côté du château, dit mistress Rouncewell à Rosa ; son cabinet est sur la même façade que la chambre de milady ; et je n’ai jamais entendu marcher le revenant plus distinctement que ce soir. »



  1. All alone, tout seul.