Bleak-House/67

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 379-383).

CHAPITRE XXXVII.

Fin de la narration d’Esther.

Il y a maintenant plus de sept années que je suis la maîtresse de Bleak-House. J’aurai bientôt fini les quelques lignes que j’ai encore à écrire, et alors il ne me restera plus qu’à me séparer de l’ami inconnu pour qui j’ai pris la plume ; mais je lui conserverai un affectueux souvenir, et j’espère que de son côté il ne m’oubliera pas.

Ils placèrent ma chère fille dans mes bras, et je passai de longues semaines sans la quitter une minute. Le petit enfant qu’elle attendait vint au monde avant que l’herbe fût poussée sur la tombe de son père. C’était un garçon, et mon tuteur, mon mari et moi, nous lui donnâmes le nom de Richard.

Le secours efficace sur lequel ma pauvre amie comptait lui arrivait enfin ; mais la sagesse éternelle avait disposé les choses autrement qu’elle ne l’avait rêvé. C’était pour consoler la veuve, et non pas pour faire le bonheur de son père qu’il était envoyé ; et quand je vis la puissance de cette petite main si faible, dont l’attouchement guérissait le cœur de sa mère et ranimait l’espoir éteint dans son cœur, j’en conçus un sentiment plus profond de la bonté du Créateur.

L’enfant prit de la force, la mère se rétablit ; peu à peu je vis ma pauvre amie rester plus longtemps dans mon jardin, et s’y promener avec son fils dans les bras. J’étais mariée alors, et la plus heureuse des femmes.

Lorsqu’elle fut tout à fait remise, mon tuteur vint nous rejoindre, et lui demanda à quelle époque elle reviendrait à la maison.

« Vous êtes chez vous dans les deux Bleak-House, lui dit-il ; mais l’ancienne a le droit de priorité et le réclame ; dès que vous serez assez bien pour voyager, ainsi que mon petit Richard, venez donc, chère enfant, prendre possession de votre demeure.

— Cousin John… lui dit Éva.

— Non, répondit-il, c’est tuteur qu’il faut dire à présent. »

Il était celui du Bébé, et voulait rester celui de la mère. Ce titre d’ailleurs se rattachait à un ancien souvenir ; depuis lors elle l’appela donc tuteur ; et les enfants ne lui connaissaient pas d’autre nom. Je dis les enfants, parce que j’ai deux petites filles.

On croira difficilement que Charley, dont les yeux sont toujours ronds et l’orthographe vicieuse, est mariée au meunier du village ; pourtant rien n’est plus vrai, et, en ce moment même, de la table où j’écris, près de ma fenêtre, je vois tourner son moulin. J’espère que son mari ne la gâtera pas, quoiqu’il en soit très-épris, et que Charley se montre un peu vaine d’avoir fait un si beau mariage. Il est vrai que le meunier est bien dans ses affaires : aussi se voyait-il très-recherché des mamans qui avaient des filles à marier. Pour en revenir à ma petite femme de chambre, je pourrais croire que le temps s’est arrêté depuis six années, comme son moulin vient de le faire depuis un moment, car Emma, la sœur de Charley, est exactement maintenant ce qu’était Charley avant elle. Quant à ce pauvre Tom, je n’oserais pas parler des bévues qu’il fit un jour à l’école dans son calcul : il faut dire qu’il s’agissait de fractions décimales. Quoi qu’il en soit, il est apprenti meunier chez son beau-frère ; c’est un excellent garçon, fort timide, toujours amoureux de quelque jeune fille, n’osant jamais le dire, et ne sachant pas plus le cacher.

Caroline Jellyby a passé les dernières vacances avec nous, meilleure et plus charmante que jamais ; dansant perpétuellement avec les enfants, comme si la danse n’était pas son métier. Elle a maintenant une voiture et demeure du côté de l’ouest, à deux milles de Newman-Street. Elle est obligée de travailler cruellement, son mari, devenu boiteux, n’étant plus capable de grand’chose ; mais elle est toujours contente de son sort et fait sa besogne de tout son cœur. M. Jellyby va passer toutes ses soirées chez elle, et appuie sa tête contre le mur de la nouvelle maison, comme il faisait dans l’ancienne. J’ai entendu dire que mistress Jellyby avait gémi profondément de l’ignoble mariage de sa fille et de son indigne profession ; mais j’espère qu’elle a fini par oublier cette pensée mortifiante. Elle a eu des désappointements cruels dans la question africaine. Le roi de Borrioboula-Gha, ayant éprouvé le besoin de vendre pour un peu de rhum tous les colons qui avaient résisté au climat, la colonie est à vau-l’eau ; mais Mme Jellyby s’est rattachée à la question des droits politiques de la femme, et Caroline m’a dit que cette mission donnait lieu à une correspondance encore plus volumineuse que celle de Borrioboula-Gha. J’allais oublier la pauvre petite fille de Caroline ; elle a grandi et pris de la force, mais elle est sourde et muette. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de meilleure mère ; et dans ses rares instants de loisir, Caddy apprend une foule de notions à l’usage des sourds-muets, afin d’adoucir le malheur de son enfant.

Pépy est employé à la douane et se conduit à merveille. Le vieux M. Turveydrop, chez qui l’apoplexie est de plus en plus imminente, exhibe toujours les grâces de sa tournure dans les endroits les mieux fréquentés ; il continue à jouir de lui-même ; il inspire toujours une foi profonde à son fils et à sa belle-fille ; et conservant son patronage distingué à Pépy, il fait entendre qu’il lui léguera une pendule française d’un goût élégant qui est dans son cabinet de toilette… et qui ne lui appartient pas.

Nos premières économies furent employées à la construction d’un petit grognoir, exclusivement destiné à mon tuteur, et que nous inaugurâmes avec toute la pompe imaginable. Je m’efforce d’écrire tout cela gaiement ; mais, en dépit de moi-même, j’ai le cœur gros de voir que je touche à la fin de mon récit, et quand je parle de M. Jarndyce, il faut absolument que je laisse couler mes larmes.

Je ne le regarde jamais sans entendre encore notre pauvre Richard s’extasier trop tard sur sa bonté. Il est pour Éva et pour son fils le plus tendre des pères, et pour moi ce qu’il a toujours été ; quel nom donner à cela ? Il est à la fois le meilleur ami de mon mari, le favori des enfants, l’objet de notre amour et de notre vénération la plus profonde. Et cependant, tout en le considérant comme un être supérieur, je suis tellement familière, tellement à l’aise avec lui, que j’en suis presque surprise. Je n’ai perdu aucun de mes anciens noms : dame Durden, petite mère, petite femme, et je réponds : « Oui, tuteur, » absolument comme autrefois.

Je n’ai plus entendu parler du vent d’est, depuis le moment où il m’amena devant la façade de notre maison pour me faire lire le nom qui s’y trouvait gravé. Je lui en ai fait la remarque, et il m’a répondu qu’en effet le vent d’est avait depuis lors disparu complétement.

Éva est plus belle que jamais ; la douleur que son visage exprima pendant longtemps, mais qui aujourd’hui est effacée, a donné à sa physionomie, déjà si pure, un caractère plus élevé, plus divin pour ainsi dire. Quand mon regard la rencontre et que je la vois si belle dans ses habits de deuil qu’elle conserve toujours, et donnant une leçon à mon petit Richard, j’éprouve un plaisir indéfinissable à penser que peut-être elle n’oublie pas sa chère Esther dans ses prières.

Si j’appelle son enfant mon petit Richard, c’est qu’il dit qu’il a deux mamans, et j’en suis une.

Nous ne touchons pas de gros intérêts à la banque ; mais nous vivons à notre aise, et nous n’en demandons pas davantage. Je ne sors pas avec mon mari sans l’entendre bénir ; je ne vais pas dans une maison, riche ou pauvre, sans qu’on me fasse son éloge, ou qu’on le regarde avec des yeux reconnaissants. Je ne me couche pas un seul jour, sans savoir qu’il a soulagé quelque douleur et secouru des malheureux. Je sais qu’à leurs derniers moments, ceux qu’il n’a pu guérir l’ont souvent remercié de sa bonté patiente et de ses soins généreux.

N’est-ce pas là être riches ?

Ils vont même jusqu’à m’estimer infiniment en ma qualité de femme du docteur ; ils me témoignent tant d’affection et me placent si haut dans leur considération, que j’en suis toute confuse. C’est à lui, mon orgueil et mon bonheur, à lui que je dois tout cela. Ils m’aiment à cause de lui, comme de mon côté je fais tout pour l’amour de lui.

Il y a deux ou trois jours, après avoir fait mes petits préparatifs pour recevoir mon tuteur, Éva et son enfant, qui nous arrivent demain, j’étais assise devant le portail, ce cher portail à jamais mémorable, quand Allan revint à la maison.

« À quoi pensiez-vous là, chère petite ? me dit-il.

— Curieux que vous êtes ! lui répondis-je ; j’ai presque honte de vous le dire, mais c’est égal : eh bien ! je pensais à ma figure d’autrefois.

— Et qu’est-ce que vous en pensiez, ma diligente abeille ?

— Je pensais, lui dis-je, qu’il aurait été impossible que vous m’eussiez aimée davantage, même si je l’avais conservée…

— Telle qu’elle était jadis ? demanda-t-il en riant.

— Justement, répliquai-je.

— Dame Durden, me dit Allan en m’offrant son bras, vous regardez-vous quelquefois dans la glace ?

— Vous le savez bien, car vous m’y prenez quelquefois.

— Ne voyez-vous pas alors que vous êtes plus jolie que vous n’avez jamais été ? »

Je ne le savais pas, et je ne suis pas bien sûre que ce soit vrai ; mais je sais que mes petites filles sont charmantes, que mon Éva est très-belle, que mon mari est d’une beauté pleine d’élégance et de distinction, que mon tuteur a la figure la plus radieuse et la plus bienveillante qu’on puisse voir, et qu’il leur est inutile que je sois jolie… même en supposant que…

FIN.