Bonaventure Desperiers

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BONAVENTURE DESPERIERS.

Les hommes sont injustes et la renommée capricieuse. C’est un axiome de tous les temps, et j’aime à le rappeler pour la consolation des génies incompris de notre siècle, qui ne sont pas satisfaits de la gloire qu’ils se composent à eux-mêmes dans les réclames hyperboliques de leurs journaux. Ce n’est cependant pas d’eux que je me propose de parler aujourd’hui, et j’ai pour cela des raisons à moi connues. Ils sont trop difficiles à contenter.

La première moitié du XVIe siècle est dominée en France par trois grands esprits auxquels les âges anciens et modernes de la littérature n’ont presque rien à opposer. Ce sont ceux-là qui ont fait la langue de Montaigne et d’Amyot, la langue de Molière, de La Fontaine et de Voltaire, et il faut leur en conserver une reconnaissance éternelle. Une langue qu’ils n’ont point faite, à la vérité, c’est celle que l’on parle à présent dans les livres incompréhensibles des génies incompris ; mais l’art est long, la vie courte, l’expérience difficile, comme dit Hippocrate, et on ne peut pas tout prévoir. Cette langue excentrique, qui échappe à la logique et à la grammaire, était du nombre des choses imprévues, sinon des choses impossibles.

Des hommes que j’ai indiqués, le premier, c’est Rabelais ; le second, c’est Clément Marot. Voilà une double proposition qui ne souffrira point de difficultés. Quant au troisième, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille ; vous ne le trouverez pas, car les distributeurs officiels de hautes réputations ne lui ont pas délivré de brevet, et c’est tout au plus si les biographes daignent lui accorder un misérable certificat de vie.

Il s’appelait Bonaventure Desperiers, et Bonaventure Desperiers n’est, sous aucun rapport, inférieur aux deux autres. La prééminence est une question de goût ou de sentiment que je ne m’aviserai pas de décider, mais quel que soit celui des trois auquel on en décerne l’honneur, on ne se trompera pas de beaucoup. Je me rangerai volontiers du côté de ceux qui regarderont Bonaventure Desperiers comme le talent le plus naïf, le plus original et le plus piquant de son époque ; mais cette opinion a besoin d’être appuyée sur des faits, et, dans ce qui me reste à dire de cet ingénieux écrivain, presque tous les faits sont nouveaux. C’est le seul genre d’intérêt que puisse offrir cette notice aux lecteurs qui ne s’occupent pas spécialement de notre histoire littéraire.

Nous ne manquons pas de détails, plus ou moins exacts, sur la vie de Clément Marot, de Cahors, et sur celle de François Rabelais, de Chinon. Quant à Bonaventure Desperiers, la seule chose que nous sachions positivement de lui, c’est son nom. Cette notion doit même avoir été fort équivoque pour le savant jésuite Mersenne, qui ne l’aurait pas appelé Perez, et traduit Peresius dans son excellent latin, si sa véritable orthographe lui avait été plus familière. L’époque et le lieu de sa naissance présentent bien d’autres difficultés. S’il est mort à trente-sept ans, comme le prétendent nombre d’écrivains contemporains, il n’est pas né sur la fin du XVe siècle, comme le prétend mon ami M. Weiss, qui le fait mourir en 1544 ; et s’il est né à Arnay-le-Duc en Bourgogne, ainsi que l’avance le même biographe, il n’était ni de Bar-sur-Aube en Champagne, comme le pense La Croix du Maine, ni d’Embrun en Dauphiné, comme le veut Guy-Allard, qui l’appelle Périer. Il n’y a pas, dans toute la république des lettres, un écrivain plus difficile à baptiser.

Le temps de la mort de Bonaventure Desperiers n’est pas plus facile à déterminer. Ce qu’il y a de certain, c’est que cet évènement n’est pas antérieur à l’année 1539, où le poète écrivait, dans un rhythme gracieux dont il est l’inventeur, son joli Voyage de Lyon à l’isle de Notre-Dame, et qu’il n’est pas postérieur à l’année 1544, où Antoine Du Moulin donna l’édition posthume de ses Œuvres, sans entrer d’ailleurs dans les moindres détails sur les circonstances et sur les causes d’une catastrophe si tragique. Nous apprenons toutefois d’Henri Estienne que Bonaventure Desperiers se perça de son épée dans les accès d’une fièvre chaude ou d’un désespoir furieux, et quelques mémoires plus positifs insistent sur les particularités de ce suicide avec toute l’assurance d’un témoignage oculaire. Les uns rapportent qu’il se précipita sur la pointe de son arme, et qu’elle le traversa de part en part jusqu’à la garde ; les autres ajoutent qu’il déchira sa blessure de ses mains, et qu’il en arracha ses entrailles, comme Caton. À l’existence près de Bonaventure Desperiers, tout devant rester équivoque dans son histoire ; Prosper Marchand doute même du fait principal, et, comme il a voulu justifier son auteur favori d’impiété, il ne tient pas à lui de l’absoudre, aux yeux de la postérité, d’un horrible attentat sur lui-même. Dans les embarras d’une pareille biographie, il reste certainement beaucoup de choses à deviner, et l’on ne peut tenter d’y être instructif sans s’exposer à être téméraire. — In re parum nota conjectare licet. —

Osons donc conjecturer, puisqu’il le faut, que Bonaventure Desperiers était, vers 1536, un jeune homme de sang noble, d’éducation distinguée, de manières brillantes, qui se faisait remarquer surtout par cette indépendance de pensées si favorable au succès des ouvrages d’imagination, et à laquelle on ne pouvait refuser alors les honneurs du courage. Il fondait en effet, avec Rabelais et Marot, cette école de scepticisme railleur, qui produisit long-temps après Fontenelle et Saint-Évremont, puis ce formidable esprit de Voltaire qui a renversé tout l’édifice patient et laborieux de la civilisation à coups de marotte. Ce n’est pas sous ce rapport que Desperiers m’intéresse, et que j’ai tenté de réhabiliter sa mémoire oubliée. Je rends volontiers justice au talent partout où il se trouve, et même quand il accomplit la funeste mission de détruire. La mission du génie est de conserver, quand il est venu trop tard pour créer encore.

Quoi qu’il en soit, c’est probablement à ce caractère particulier de son esprit que Bonaventure Desperiers fut redevable de la faveur d’une grande princesse dont les premiers penchans inclinèrent vers un scepticisme absolu, et qui finit toutefois, comme tant d’autres incrédules, par mourir dans les visions ascétiques de la mysticité. Marguerite n’avait encore que quarante-cinq ans, et on sait qu’aussi savante que belle, elle aimait à réunir dans sa cour les hommes les plus distingués de son temps. Marot avait été son valet de chambre pendant plusieurs années, et depuis 1530 seulement, elle avait senti l’impossibilité de le défendre contre ses nombreux accusateurs, sans se compromettre ou se perdre elle-même. Bonaventure Desperiers le remplaça au même titre, et jouit de la protection dont on n’osait plus couvrir son imprudent ami. Le palais reprit son éclat, sa gaieté, ses veillées et ses fêtes. Les muses y rentrèrent comme dans leur temple à l’appel de leur dixième sœur, et sous les auspices d’un de leurs plus brillans favoris. Marot y reparaissait de temps à autre, dans les rares intervalles que lui laissaient des persécutions trop souvent méritées. Deux jeunes gens de grande espérance, qui terminaient à Paris d’éclatantes études, et qui devaient conserver à Desperiers une amitié bien fidèle, y apportaient en tribut les fruits d’une verve précoce dont toutes les promesses n’ont pas été tenues. C’était Jacques Pelletier du Mans, l’audacieux grammairien ; c’était le précepteur des belles Seymour, Nicolas Denisot, plus connu depuis sous la maussade anagramme du conte d’Alsinois. Nous ne parlons ici que des personnages célèbres de l’époque dont le nom doit nécessairement se retrouver dans la suite de notre notice.

Les soirées de Marguerite ne ressemblaient pas aux soirées vives et turbulentes du XIXe siècle. La danse n’était pas encore en honneur comme elle l’est aujourd’hui. Le jeu n’occupait que les personnes d’un esprit peu élevé. Les belles dames prenaient plaisir à entendre jouer du luth, ou, ainsi qu’on le disait alors, du luc et de la guiterne, par quelque artiste habile, et Desperiers excellait à jouer du luth, en s’accompagnant de sa voix. Il est presque inutile de dire qu’il chantait ses propres vers, et qu’il les improvisait souvent. Ces fêtes rappelaient donc quelque chose du temps des troubadours et des ménestrels dont le souvenir vivait toujours dans la mémoire des vieillards. Un autre genre de divertissement s’était introduit en France dès le règne de Louis XI, et faisait le charme des veillées : c’était la lecture de ces nouvelles, quelquefois intéressantes et tragiques, presque toujours galantes et licencieuses, dont il paraît que Boccace avait puisé le goût à Paris. Marguerite y fournissait quelque chose pour sa part, et sa part est facile à reconnaître, quand on a fait quelque étude de son style. Pelletier, Denisot, Desperiers surtout, concouraient à cet agréable amusement avec toute l’ardeur de leur âge et toute la vivacité de leur esprit. Boaistuau et peut-être Gruget, qui sortaient à peine de l’adolescence, tenaient tour à tour la plume, et nous avons à ces scribes fidèles l’obligation d’un livre charmant, dont je ne tarderai pas à nommer le véritable auteur.

Vers la fin de l’an 1538, ou au commencement de 1539, cette agréable société fut dissoute par un évènement qui n’est pas bien expliqué. Les chants avaient cessé. Desperiers, long-temps errant, se réfugiait à Lyon, écrivait ses derniers vers, et disparaissait tout à coup du monde littéraire, où son nom ne reparaît plus qu’en 1544, avec l’édition posthume de ses ouvrages. Constant dans une noble amitié, il adresse à Marguerite les touchans adieux de sa muse, et il est facile de s’apercevoir, à la dernière strophe de son Voyage, que Marguerite devait avoir le secret de son asile et de ses chagrins :

Retirez-vous, petits vers mistes (mêlés)
À seureté, soubz les couleurs
De celle dont (quand estes tristes)
L’espoir apaise vos douleurs.

Si l’on se reporte à l’époque où Desperiers composait l’agréable voyage dont j’ai parlé, on n’aura point de doute sur l’objet et la nature de ses inquiétudes. Le Cymbalum Mundi, dont il sera question plus tard, avait paru en 1537, et il avait été aussitôt poursuivi avec une violence dont aucune prohibition littéraire n’offre l’exemple. Jehan Morin, l’imprimeur, était en prison ; l’ouvrage était saisi et probablement anéanti ; l’auteur pouvait être déjà nommé dans quelques-uns des aveux qu’arrachait la torture. S’était-il rendu à Lyon pour donner ses derniers soins à la réimpression exécutée en 1538 par Benoist Bonyn, ou, ce qu’il est plus naturel de présumer, n’avait-il d’autre but que de la détruire ? Tout cela est fort incertain, mais les conséquences d’une pareille position se déduisent plus naturellement. L’anonyme était reconnu, Marguerite elle-même était compromise, et Desperiers se tua. Cet évènement ne doit pas être postérieur à l’an 1539.

Il n’est pas possible d’oublier nulle part, en poursuivant cet examen, que toute la destinée de Bonaventure Desperiers est marquée d’un sceau fatal d’incertitude et d’oubli. Ce qu’il y a de plus positif dans la vie d’un écrivain, ce sont ordinairement ses écrits, et les moindres écrits de Bonaventure Desperiers sont enveloppés d’un profond mystère auquel il paraît avoir pris plaisir lui-même. Homme du monde bien plus qu’il n’était homme de lettres, et homme de lettres, seulement parce qu’il était homme du monde, il ne se résout à la publicité qu’en 1537, et il garde avec soin le voile de l’anonyme qu’il avait quelquefois intérêt à ne pas laisser soulever. On ne saurait lui contester l’Apologie de Marot absent, imprimée dans le recueil des Disciples et amis de Marot, Lyon, Pierre de Sainte-Lucie, sans date, mais certainement en 1537, puisque cette pièce y est attribuée à Bonaventure, valet de chambre de la royne de Navarre, par un éditeur qui ne pouvait se tromper sur les différens collaborateurs de son recueil. La réticence du nom de famille est probablement imposée par quelque circonstance particulière, et la persécution exercée dès-lors contre Desperiers est très suffisante pour l’expliquer.

Dans la réimpression de Paris, publiée en 1539, Bonaventure est écrit Bon-adventure avec une intention sensible de déguisement, et Lamonnoye, à qui appartenait mon exemplaire, se croit obligé de marquer à la marge qu’il s’agit ici de Desperiers. Le nom de Desperiers, l’impiissimus nebulo de Voetius, était donc déjà proscrit ; ses meilleurs amis ne le rappelaient pas sans crainte, et, selon toute apparence, les poursuites de la justice avaient eu leur dernier résultat. Desperiers était en fuite. Il était probablement mort.

C’est aussi en 1537 que paraissent trois autres pièces que les vieux bibliothécaires du XVIe siècle attribuent à Desperiers. La première est le Valet de Marot contre Sagon, petit chef-d’œuvre de verve satirique et bouffonne, qui ne peut être que de Desperiers, puisque les bienséances de la modestie ne permettaient pas à Marot de le composer ; la seconde est la Prognostication des Prognostications, par M. Sarcomoros, secrétaire du roy de Cathay, boutade pleine de sel et de philosophie contre un genre de charlatanisme, alors fort accrédité, auquel Rabelais avait porté les premiers coups quatre ans auparavant dans la Prognostication Pantagrueline. Cette facétie, qui est omise par M. Barbier et que M. Brunet indique sans nom d’auteur, n’en est pas moins l’ouvrage authentique de Desperiers, puisque Du Moulin l’a réimprimée dans l’édition de 1544, où il n’est rien entré d’apocryphe. La troisième est la traduction de l’Andrie de Térence et du Traité des quatre Vertus Cardinales, selon Sénecque, dont on ne connaît plus qu’une édition de 1555, Lyon, in-8o, qui est d’une grande rareté, mais bien moins rare, à coup sûr, que celle de 1537, indiquée par M. Weiss et M. Barbier, et dont l’existence m’est démontrée. Une question singulière s’élève cependant ici : comment cette traduction de l’Andrie a-t-elle échappé à son ami Antoine Du Moulin, qui publia ses Œuvres, et qui a recueilli le poème des Quatre Vertus ? Quelque circonstance particulière, dont nous ne pouvons plus rendre raison, aurait-elle enveloppé cet invisible volume dans la proscription du Cymbalum Mundi ? Les questions de ce genre se présentent souvent, comme on sait, dans l’histoire de Bonaventure Desperiers.

Malheureusement pour Desperiers, toutes ses productions n’étaient pas de nature à défier la censure ecclésiastique, alors si puissante, comme les innocens opuscules dont nous venons de parler. Dans cette année féconde en travaux ingénieux, il publiait encore ou laissait publier le Cymbalum Mundi, le plus célèbre de tous ses ouvrages. S’il faut en croire Nicolas Catherinot, dont le témoignage, de médiocre valeur, a cependant été accueilli par Beyer et par Vogt, la première édition de ce livre fameux sortit des presses de Bourges. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette édition n’a jamais été vue par Catherinot lui-même, qui en convient, et on est fort autorisé à la tenir au nombre des livres imaginaires. L’édition reconnue, jusqu’ici, comme originale, fut donnée à Paris par un pauvre libraire nommé Jehan Morin, et détruite avec tant de soin qu’on n’en connaissait plus que deux exemplaires au commencement du XVIIIe siècle, celui de la bibliothèque du roi, et celui du savant M. Bigot ; le premier a disparu depuis long-temps ; le second, qui avait passé de la bibliothèque de Gaignat dans celle de La Vallière, et qui avait été acquis pour le roi, si mes souvenirs ne me trompent pas, ne se retrouve, dit-on, pas plus que l’autre. On ne saurait donc où reprendre une de ces éditions originales du Cymbalum, si Benoist Bonyn ne l’avait réimprimé à Lyon en 1538, et les exemplaires en sont devenus si rares aussi, qu’ils se réduisent peut-être à celui que je possède, car l’exemplaire que je me souviens d’avoir vu à la bibliothèque du roi, il y a une vingtaine d’années, et qui était enrichi d’une copie de la requête du pauvre Jehan Morin, fac-simile fait avec soin de la main de Dupuy, paraît y avoir été vainement cherché, dans ces derniers temps, par les curieux. Jamais fatalité plus obstinée ne s’est attachée à la réputation d’un auteur et de ses écrits.

Un tel livre ne pouvait cependant pas se perdre absolument. Prosper Marchand le réimprima en 1711, avec une préface apologétique dont l’objet est fort singulier. Prosper Marchand, savant homme d’ailleurs, et qui se connaissait merveilleusement en livres, n’était pas doué d’un esprit de critique fort pénétrant ; il n’avait vu dans l’ouvrage de Desperiers qu’un badinage ingénieux dans le goût de Lucien, et il prend à tâche de prouver que le reproche d’impiété fait au Cymbalum Mundi, n’est fondé sur aucune raison plausible, ce qui prouve seulement que Prosper Marchand ne savait pas lire le Cymbalum Mundi. Voltaire adopta plus tard la même opinion, et ceci prouve autre chose, c’est que Voltaire ne l’avait pas lu. L’idée qu’un homme d’esprit du XVIe siècle avait jugé à propos d’écrire un volume de persifflages contre les dieux de la mythologie, et de jeter du ridicule sur Jupiter et sur Mercure en l’an de grace 1537, peut passer pour une des fantaisies les plus bizarres qui soient jamais entrées dans la tête des hommes. Dans Prosper Marchand, c’est la vision d’un pédant épris de l’auteur qu’il publie. Dans Voltaire, c’est le paradoxe d’un étourdi.

Le Cymbalum Mundi reparut dans une édition plus soignée en 1732, avec la préface de Prosper Marchand et des notes de La Monnoye, qui était mort depuis quelques années. Cette circonstance explique assez bien comment il se fait que ces notes ne soient pas plus nombreuses, et que cette édition ne soit pas meilleure. La Monnoye ne s’était occupé du Cymbalum Mundi qu’en passant, et à l’occasion de son édition des Contes et nouvelles Récréations, du même auteur. Une lecture plus réfléchie, des études moins superficielles auraient produit, sous sa plume, un excellent travail dont il était certainement plus capable que tout autre, et il ne nous resterait rien à dire sur cette matière, s’il l’eût approfondie au lieu de l’effleurer. Il l’a malheureusement laissée toute neuve, soit qu’il n’ait jamais trouvé l’occasion de s’en occuper avec plus de détails, soit qu’il ait craint, avec quelque raison, d’aborder au vif une discussion irritante et dangereuse. Plusieurs de ses notes prouvent que la clé du Cymbalum Mundi ne lui avait pas échappé, et cette clé n’échapperait aujourd’hui à personne, car elle est cachée dans le plus simple de tous les artifices, c’est-à-dire dans l’anagramme. On concevrait même à peine que Desperiers eût dissimulé son secret sous un voile si léger, si l’anagramme avait été aussi vulgaire de son temps que du nôtre, et ma mémoire ne me rappelle actuellement aucun livre remarquable où elle ait été employée avant lui, si ce n’est le Pantagruel d’Alcofribas Nasier, masque transparent de François Rabelais. Mais ce n’était pas un nom que Bonaventure Desperiers s’était avisé de cacher dans l’anagramme, c’était une idée, et il reste encore à savoir si la justice elle-même avait deviné le mot de cette énigme, car l’arrêt du 7 mars 1537, avant Pâques, seul document subsistant de l’accusation et de la poursuite, n’a pas pris la peine de nous en informer. Or, il n’y a rien de plus significatif : le livre est adressé par le prétendu traducteur, Thomas Du Clenier, à son ami Pierre Tryocan, c’est-à-dire, par Thomas l’Incrédule à Pierre Croyant ; cette traduction ne laisse pas le moindre doute sur le véritable motif de l’écrivain, et il est assez évident qu’il s’agit ici de l’incrédulité de Thomas et de la croyance de Pierre, qui n’ont, certainement, rien à démêler avec les superstitions surannées de la mythologie. C’est la raillerie de Lucien et d’Apulée, j’en conviens, mais elle a changé d’objet.

Il est vrai que toutes les éditions portent Thomas Du Clevier, et non pas Thomas Du Clenier, sans en excepter l’édition invisible de 1537, si la réimpression de 1732 l’a suivie fidèlement et à une lettre près ; mais est-il besoin de dire que le v consonne s’écrivait, en 1537, comme l’u voyelle, et que la figure de la lettre u et celle de la lettre n, qui se confondent si facilement dans notre écriture cursive, étaient plus sujettes encore à se confondre dans l’impression gothique ? Le manuscrit seul de Desperiers pourrait éclaircir cette question, mais cela est assez inutile. Tout le monde sait que la suppression ou la mutation d’une lettre était un des priviléges de l’anagramme.

Je me sens arrêté par une autre difficulté au moment de continuer cette notice. Je suis éditeur de la petite découverte dont je viens de parler, et qui s’est refusée, je ne sais comment, aux secrètes investigations de La Monnoye, si patient et si subtil à débrouiller des anagrammes, mais je n’en suis pas propriétaire. Bien qu’elle ait comblé mon esprit d’une douce satisfaction à l’âge de quinze ans, je ne me suis pas précautionné d’un brevet d’invention pour l’exploiter à mon aise, et je n’ai aucune envie d’en dérober l’honneur à M. Éloi Johanneau, qui l’a faite de son côté. M. Éloi Johanneau est sans doute assez riche de son propre fonds pour me faire avec plaisir l’aumône de cette obole bibliographique, qui ne représente guère plus de valeur que l’explication d’une charade ou d’un rébus, et je ne crois pas avoir à redouter de sa part la moindre réclamation ; mais il ne faut pas oublier que nous vivons sous l’empire d’une littérature essentiellement processive, qui a transporté au Parnasse l’antre odieux des Chiquanons. C’est pourquoi je me hâte de me prémunir contre un soupçon de plagiat dont le méchant état de mes affaires pécuniaires ne me permettrait pas pour le moment de me défendre en justice, et je recommande humblement cet exemple modeste aux honnêtes gens peu versés dans la pratique, qu’une passion funeste a entraînés comme moi dans la carrière des lettres. L’idée est devenue une denrée si rare, qu’on a été obligé de la mettre, comme la Toison d’Or, sous la protection de certains dragons qui n’ont garde eux-mêmes d’y toucher. Le plus sûr est donc de suivre une méthode prudente, qui s’est fort accréditée de nos jours, et de n’écrire que des choses qui ne ressemblent à rien du tout.

L’imitation de Lucien est si sensible dans le Cymbalum Mundi, qu’il n’est pas étonnant qu’elle ait trompé Prosper Marchand sur le fond du sujet. Pour se rendre un compte exact de l’idée que Desperiers a voulu cacher sous ces formes de fantaisie, il faut se décider à recourir à l’analyse et entrer dans quelques détails. Ce soin ne sera peut-être pas entièrement inutile. Il y a si peu de personnes qui lisent, et parmi les personnes qui lisent, il y en a si peu qui aient lu le Cymbalum Mundi !

Le premier dialogue est à quatre personnages, une hôtesse comprise. Mercure descend à Athènes, chargé par les dieux de différentes commissions, et entre autres choses, de faire relier tout à neuf le livre des destinées, qui tombait en pièces de vieillesse. Il entre au cabaret où il s’accoste de deux voleurs qui lui dérobent son précieux volume, pendant qu’il est allé lui-même à la découverte pour voler quelque chose, et qui en substituent un autre à la place, « lequel ne vault de guère mieulx. » Mercure revient, boit, et se dispute avec ses compagnons, qui l’accusent d’avoir blasphémé et le menacent de la justice, « parce qu’ils peuvent lui amener de telles gens qu’il vauldroit mieulx pour lui avoir à faire à tous les diables d’enfer que au moindre d’eulx. » Ces deux drôles s’appellent Byrphanes et Curtalius, et La Monnoye croit reconnaître sous ces deux noms les avocats les plus célèbres de Lyon, Claude Rousselet et Benoît Court. Quoique le grec et le latin se prêtent assez bien à cette hypothèse d’étymologie ou d’analogie, elle est certainement plus hasardée que les hypothèses du même genre qui sont fondées sur l’anagramme, et cependant je n’hésiterais pas à l’admettre. L’idée de mettre le dieu des voleurs aux prises avec deux avocats qui s’emparent du livre des destinées pour le remplacer par le bouquin de la loi, qui font ensuite à ce dieu, qu’ils ont reconnu d’abord, un procès en sacrilége, et qui parviennent à lui faire redouter à lui-même les suites de son impiété, cette idée, dis-je, est tout-à-fait digne de Desperiers, et je serais désespéré qu’il ne l’eût pas eue ; mais c’est une conviction qu’on ôterait difficilement de mon esprit.

Prosper Marchand imagine que le second dialogue est transposé, et qu’il devrait suivre le troisième, qui pouvait en effet se rattacher immédiatement au premier ; mais Prosper Marchand se trompe. Ce second dialogue est un entr’acte, un véritable intermède, dont l’action se passe entre le premier et le troisième. Mercure volé ne s’est pas aperçu d’abord du larcin qui lui avait été fait ; il sortait « de l’hostellerie du Charbon blanc, où il avait bu un vin exquis ; c’estoit la veille des bacchanales, il estoit presque nuict, et puis tant de commissions qu’il avoit encore à faire luy troubloient si fort l’entendement qu’il ne sçavoit ce qu’il faisoit. » Il a donné au relieur un livre pour l’autre sans y prendre garde, et c’est en attendant son livre qu’il s’amuse à parcourir Athènes, dans la compagnie de son ami Trigabus. Parmi les bons tours qu’il a joués autrefois aux habitans de cette ville classique de la sagesse, il en est un qui a produit de graves résultats. Pressé par eux de leur céder la pierre philosophale qu’il leur avait fait entrevoir, il avait mis la pierre en poudre et l’avait ainsi semée dans l’arène du théâtre, où ils n’ont cessé depuis de s’en disputer les fragmens. Il n’y en a cependant pas un qui en ait trouvé quelque pièce, quoique chacun d’eux se flatte en particulier de la posséder tout entière. C’est ici, selon Prosper Marchand, une raillerie des chimistes, c’est-à-dire de ceux qui cherchent la pierre philosophale, et c’est en effet le sens propre d’une métonymie dont Desperiers n’a pas pris beaucoup de peine à cacher le sens propre. Qu’est-ce en effet, selon lui, que cette pierre philosophale ? « C’est l’art de rendre raison et juger de tout, des cieulx, des champs élyséens, de vice et de vertu, de vie et de mort, du passé et de l’advenir. L’ung dict que pour en trouver il se fault vestir de rouge et de vert, l’autre dict qu’il vauldrait mieulx estre vestu de jaune et de bleu. — L’ung dict qu’il fault avoir de la chandelle, et fût-ce en plein midi ; l’aultre tient que le dormir avec les femmes n’y est pas bon. » Nous voilà bien loin du grand œuvre des alchimistes. Et qu’importe leur vaine science à l’auteur du Cymbalum Mundi ? La pierre philosophale de Desperiers, c’est la vérité, c’est la sagesse révélée ; tranchons le mot, c’est la religion, et cette allégorie impie est si claire, qu’elle ne vaut presque pas la peine d’être expliquée ; mais si elle laissait quelque doute, l’anagramme l’éclaircirait ici d’une manière invincible. Quels sont ces hommes opiniâtres qui contestent entre eux la possession du trésor imaginaire ? C’est Cubercus ou Bucerus, c’est Rhetulus ou Lutherus, les deux chefs, divisés en certains points, de la nouvelle réforme ; c’est Drarig ou Girard, un des écrivains militans de la communion romaine, et on conçoit que pour ce dernier Desperiers se soit cru obligé d’user de plus de réticence et de mystère. Tout ceci est d’une évidence qui devait frapper La Monnoye, mais La Monnoye se contente de le faire deviner, sans le dire positivement. L’antiquité n’a certainement point de fiction plus vive et plus ingénieuse. Ajoutons qu’elle n’en a point de plus claire et de mieux exprimée.

Le troisième dialogue est moins important, mais il est délicieux. Mercure a reporté dans l’olympe le prétendu livre des destinées, si méchamment remplacé par les Institutes et les Pandectes. Jupiter vient de renvoyer le messager céleste sur la terre pour y faire promettre, par écrit public, une récompense honnête à la personne qui aura trouvé « iceluy livre, ou qui en saura aulcune nouvelle. — Et par mon serment, je ne scay comment ce vieulx rassoté n’a honte ! Ne pouvoit-il pas avoir vu autrefoys dans ce livre (auquel il cognoissoit toutes choses) ce qu’il devoit devenir ? Je croy que sa lumière l’a éblouy ; car il fallait bien que ces tuy accident y fut prédit, aussi bien que tous les austres, ou que le livre fut faulx. » — Une fois ce gros mot lâché, Desperiers oublie son sujet, et le reste du dialogue n’est plus qu’une fantaisie de poète, mais une fantaisie à la manière de Shakespeare ou de La Fontaine, dont la première partie rappelle les plus jolies scènes de la Tempête et du Songe d’une nuit d’été, dont la seconde a peut-être inspiré un des excellens apologues du fabuliste immortel. Il faut relire dans l’ouvrage même, pour comprendre mon enthousiasme, et, si je ne m’abuse, pour le partager, la charmante idylle de Célia vaincue par l’Amour, et les éloquentes doléances du Cheval qui parle.

L’idée de faire parler des animaux avait mis Desperiers en verve. Son quatrième dialogue, qui n’a aucun rapport avec les autres, est rempli par un entretien entre les deux chiens de chasse qui mangèrent la langue d’Actéon, et qui reçurent de Diane la faculté de parler. Les raisons dont Pamphagus se sert pour se dispenser de parler parmi les hommes, contiennent les plus parfaits enseignemens de la sagesse, et, quoique n’étant que d’un simple chien, elles méritent toute l’attention des philosophes. Il faut remarquer aussi dans ce dialogue la jolie fiction des nouvelles reçues des Antipodes, où la vérité menace de se faire jour par tous les points de la terre, si on ne lui ouvre une issue libre et facile. C’est une de ces inventions familières au génie de Desperiers, comme la vérité disséminée en poudre impalpable dans l’amphithéâtre, comme le livre délabré des lois humaines substitué au livre plus délabré encore des lois divines, et la moindre de ces idées aurait fait chez les anciens la réputation d’un grand homme.

Il est donc trop prouvé aujourd’hui que l’ouvrage de Desperiers méritait réellement le reproche d’impiété qui lui a été adressé par son siècle, et qu’il s’était bien attiré des persécutions que rien ne justifie d’ailleurs, car rien ne peut justifier la persécution. Il est fort douteux que Dieu éprouve jamais le besoin de se venger des folles insultes des hommes, mais il est suffisamment démontré aux esprits sensés que la société n’est pas investie du droit de venger Dieu. Cette conviction est trop universellement répandue à l’époque où nous vivons, pour qu’il soit inutile de l’affermir par des raisonnemens ; on peut seulement regretter qu’elle soit plutôt le résultat de l’indifférence que celui de la réflexion.

Abstraction faite du scepticisme effréné de Desperiers, de son ironie et de ses sarcasmes, son livre est digne de plus de réputation qu’il n’en a conservé. À l’époque où il parut, notre littérature ne possédait rien d’un style aussi pur et d’un tour aussi délicat. C’est un précieux texte de langue dont la réimpression serait favorablement accueillie des gens de lettres, car celle de Prosper Marchand et celle de La Monnoye ont cessé d’être communes dans le commerce et l’ingénieux chef-d’œuvre du moderne Lucien y est noyé dans une multitude de conjectures confuses et de notes inutiles, ceci soit dit sans préjudice du respect qui est dû à ces excellens esprits.

Il ne fut permis de rappeler le nom de Desperiers qu’en 1544, et c’est la date d’une édition du Recueil de ses œuvres, publiée in-8o, à Lyon, chez Jean de Tournes, par Antoine Du Moulin, qui la dédie à la reine de Navarre dans une épître fort mal écrite. Le prétendu Recueil des œuvres de Desperiers est loin de justifier les promesses de son titre ; il ne contient ni les jolies pièces de Desperiers pour la défense de Marot, ni la traduction de l’Andrie, et on comprend à merveille qu’il ne peut pas contenir le Cymbalum Mundi. Antoine Du Moulin convient lui-même, en son lourd style, qu’il n’a pu recouvrer qu’une partie de ces nobles reliques, « desquelles aussi (à ce qu’il a ouy dire au deffunct) la royne conserve rière elle assez bonne quantité. » Nous verrons plus tard en quoi cette partie notable consistait. « D’autres, ajoute-t-il, sont entre les mains d’un mien congneu à Monpellier, » et on pourrait reconnaître à cette désignation Jacques Pelletier, du Mans, dont la vie errante se prête à toutes les conjectures, l’époque dont nous parlons concourant avec celle de ses études en médecine. Le Recueil des œuvres de Bonaventure Desperiers se réduit, au reste, à un mince volume de cent quatre-vingt-seize pages, dont quarante-une occupées par une traduction en prose du Lysis de Platon, qui ne se recommande que par un style facile et naïf. C’est probablement un ouvrage de jeunesse. Une autre pièce en prose, intitulée Des Mal-Contens, et adressée à Pierre de Bourg, Lyonnais, mérite mieux d’être remarquée, quoiqu’elle se renferme en six pages, parce qu’elle démontre invinciblement l’identité de l’auteur avec celui d’un autre livre dont il sera question tout à l’heure. C’est déjà la manière philosophique de Montaigne, et, chose étrange, c’est déjà un style que Montaigne n’aurait pas désavoué.

La troisième et dernière pièce de prose du Recueil de Desperiers n’est que de la prose apparente, et ceci a besoin d’explication. Marguerite, ayant chargé ce fidèle serviteur d’un travail sur son histoire, dont le sujet n’est pas autrement expliqué, le voyait avec peine perdre un temps précieux à ne lui écrire qu’en vers, et demandait expressément des lettres en prose. Desperiers adopte donc la forme vulgaire de correspondance qu’on lui a prescrite, mais il prend plaisir à prouver qu’elle ne fait que gêner son allure naturelle, et que les vers lui arrivent sans effort, même quand il ne les cherche point. On peut la copier sous la forme rhythmique, sans que le style y perde rien de sa souplesse et de son abandon. Ajouterai-je que cet abandon excède quelquefois les bornes de la bienséance requise entre un valet de chambre et sa maîtresse ? Honny soit qui mal y pense.

Desperiers a laissé peu de vers, mais ceux qui nous restent lui assignent une place honorable parmi les poètes de son temps, tout près de Clément Marot et de Mellin de Saint-Gelais. Ce qui le distingue comme eux, c’est la pureté d’un langage qui semble anticiper, par quelque étrange prévision, sur une époque bien postérieure. Il est évident que Ronsard faillit corrompre tout-à-fait la langue en essayant de l’enrichir. En acquérant sous sa plume, hélas ! trop savante, je ne sais quelle pompe verbale peu compatible avec son esprit, elle perdit ce charme de simplesse et de nature qui ne fut retrouvé que par La Fontaine et Molière. La Fontaine et Molière ne désavoueraient peut-être pas ces vers de Desperiers, dont le tour et la pensée ont été reproduits si souvent dès-lors, mais qui avaient du temps de Desperiers toute la fraîcheur de leur sujet :

… Vous donc, jeunes fillettes,
Cueillez bientôt les roses vermeillettes
À la rosée, avant que le temps vienne
Les dessécher : et tandis vous souvienne
Que cette vie, à la mort exposée,
Se passe ainsi que roses ou rosée.

Le volume est terminé par une espèce de post-face de Jean de Tournes, qui est entièrement hors-d’œuvre, mais qui contient d’excellentes idées sur la question de contrefaçon, si débattue aujourd’hui, et une apostille de cet illustre imprimeur, dans laquelle il exprime l’espoir de recouvrer incessamment d’autres ouvrages du poète. Cette seconde partie n’a jamais paru, et la première, qui n’a pas été réimprimée, est d’une grande rareté, comme tous les ouvrages de Desperiers en édition originale. Il ne faut cependant pas juger de sa valeur par le prix exorbitant de 272 francs qu’elle vient d’atteindre à la vente des livres de M. de Pixérécourt. L’exemplaire acquis à ce taux hyperbolique, doit plus de moitié de sa fortune aux armoiries du comte d’Hoym, dont les plats de sa couverture étaient décorés. Il est permis de douter que le nom et les armes des grands seigneurs de notre époque impriment à leurs livres, quand ils en ont, une recommandation aussi profitable : l’âge des bibliothèques est passé. Le plus curieux de tous les cabinets du monde ne rapporte pas d’intérêts.

L’ouvrage de Bonaventure Desperiers auquel nous arrivons par l’ordre chronologique des publications, est beaucoup moins connu que les précédens, quoiqu’il soit encore plus digne de l’être. Il faut fouiller dans ces vagues, mais précieuses archives de l’histoire littéraire qu’on appelle les Ana, ou interroger de vieux catalogues, pour en retrouver quelques indices. La Monnoye a cru pouvoir l’attribuer à Élie Vinet et Jacques Pelletier du Mans, si souvent nommé dans la biographie de Desperiers, et c’est l’opinion que M. Barbier a suivie, quoique des savans, mieux fondés dans leurs conjectures, en fissent honneur à Desperiers. Mais qui se serait résigné à l’examen approfondi de cette question, quand l’éditeur du livre semble avoir pris plaisir à la rendre tout-à-fait étrangère aux études sérieuses par le choix d’un titre énigmatique et bizarre qui n’annonce qu’une lourde facétie ? C’est en 1557 qu’Enguilbert de Marnef imprima à Poitiers, avec une élégance à laquelle l’imprimerie n’atteindra plus, le singulier volume in-4o de 112 pages, intitulé : Discours non plus mélancoliques que divers, de choses mesmement qui appartiennent à notre France : et à la fin, la manière de bien et justement entoucher les lucs et guiternes. Personne n’est tenté, il faut en convenir, d’aller chercher un chef-d’œuvre là-dessous. Pour l’y trouver, il faut lire, et l’occasion de lire les Discours se présente fort rarement, car mes recherches ne constatent pas l’existence de plus de trois exemplaires. J’en possède un que j’ai lu et relu souvent, le lecteur peut m’en croire, et je lui dois le fruit de mes observations dont il est maître de tirer telle conséquence que bon lui semble. Ma conviction est aussi parfaitement établie que si j’avais assisté à la composition du livre, mais je n’ai pas l’autorité nécessaire pour l’imposer à personne, et c’est un de mes moindres soucis.

Jacques Pelletier était l’ami de Desperiers, résidant à Montpellier, en 1544, qui avait conservé en ses mains une partie des nobles reliques de cet admirable écrivain, et dont Antoine Du Moulin fait mention dans sa dédicace à la reine de Navarre. Il était à Paris, en 1556 ou 1557, prêt à commencer d’assez longs voyages en Italie, en Suisse et en Savoie. Il était venu peut-être y recueillir l’héritage littéraire de son compatriote Nicolas Denisot, mort un ou deux ans auparavant, et y préparer la publication des ouvrages inédits de Desperiers, qui parurent, en effet, peu de temps après. Ses habitudes de cosmopolite lui avaient procuré des relations suivies avec les gens de lettres et les libraires d’un grand nombre de villes, mais plus particulièrement de Lyon et de Poitiers, où il avait plus long-temps résidé que partout ailleurs. Les Discours dont nous nous occupons maintenant furent cédés à Enguilbert de Marnef, qui imprimait à Poitiers, et les Nouvelles Récréations à Robert Granjon, qui imprimait à Lyon. Pelletier, disposé à s’expatrier, ne pouvait se dispenser de rendre ce dernier devoir à la mémoire de Desperiers, et il serait même assez difficile d’expliquer qu’il eût tardé si long-temps d’accomplir cette obligation, si la réprobation fatale qui pesait sur l’auteur du Cymbalum Mundi, avait permis de le rappeler sans péril. Que Pelletier ait introduit dans ces deux ouvrages quelques pièces posthumes de Nicolas Denisot, c’est une chose naturelle à supposer et facile à comprendre. Il est encore moins douteux qu’il ait saisi cette occasion de faire voir le jour à quelques-uns de ses opuscules, qui risquaient de se perdre, sans cette précaution, à cause de leur peu d’étendue. Malheureusement pour Pelletier et Denisot, leur part n’est pas difficile à retrouver dans les pages si spirituellement pensées et si vivement écrites de Desperiers, qui ne laissa son secret à personne, au moins parmi ses contemporains. Quant au bonhomme Élie Vinet, il n’a certainement rien à y réclamer, et la méprise de La Monnoye repose, selon toute apparence, sur la conformité du sujet d’un de ces Discours, où il est traité de l’art de faire les quadrans, avec celui d’un livret qu’Élie Vinet a composé sur la même matière. Desperiers, comme Voltaire, inimitable bouffon, même dans les questions les plus sérieuses, avait un cachet que personne ne pouvait contrefaire. Le Desperiers du Cymbalum Mundi est le Desperiers des Contes, et tous deux sont le Desperiers des Discours. Pour retrouver quelque chose de cette allure libre et badine, il faut remonter jusqu’à Rabelais, qui était mort en 1557, ou descendre jusqu’à l’auteur inconnu du Moyen de parvenir, qui n’était pas encore né. Il se distingue d’ailleurs de l’un et de l’autre, par la vigueur adulte de son style sans pédantisme, sans affectation, sans manière, qui s’affranchit déjà des archaïsmes du premier, qui ne tombe pas encore dans les néologismes du second, et qui a tous les avantages d’une langue faite. Ce qui le caractérise, c’est cette ironie de bon ton, naturelle à un homme qui joint assez d’esprit à beaucoup de savoir pour estimer le savoir lui-même à sa véritable valeur, et qui se joue de son érudition avec la moqueuse, gaieté du scepticisme, parce qu’il n’a pas besoin d’être savant pour être quelque chose. C’est, si l’on veut, la fatuité d’un homme du monde qui s’est acquis le droit de railler les pédans par des études plus fortes que les études des pédans, et qui ne se mêle à leurs débats que pour leur en laisser le ridicule. C’est surtout l’instinct du conteur aimable qui fait volontiers rentrer l’historiette jusque dans ses parenthèses, et l’expansion rieuse du philosophe insouciant qui fait consister la sagesse à rire de toutes choses. On mettrait à l’alambic tous les lourds ouvrages de Nicolas Denisot, de Jacques Pelletier et d’Élie Vinet, sans en tirer un atome de l’esprit de Desperiers. La proposition qui leur attribue un des ouvrages de Desperiers ne peut plus être soutenue.

Les Discours de Desperiers (qu’on me permette de convertir cette hypothèse en fait) appartiennent à ce genre d’écrits que l’on connaissait alors sous le nom de Diverses leçons, et qui aboutirent, sans beaucoup varier dans leur forme, au livre le plus éminent de notre ancienne littérature, les Essais de Montaigne. La philosophie sérieuse a moins de part aux Discours qu’aux Essais, ou plutôt, elle y est déguisée sous une ironie si fière et si railleuse, que bien peu d’esprits pouvaient en pénétrer le mystère. À cela près, c’est un ouvrage d’examen sceptique, plus particulièrement appliqué aux études historiques et littéraires, à la grammaire et à l’archéologie. L’érudition ne s’était jamais montrée aussi spirituelle et aussi aimable que dans ces vingt chapitres, où le savoir d’Henri Estienne est assaisonné de tout le sel attique de Rabelais. L’étymologie, si mal connue alors, y est traitée avec une pénétration exquise ; les traditions héréditaires de ces nombreuses générations de savans, dont l’opinion s’accréditait de siècle en siècle, y sont présentées sous un point de vue moqueur qui en détruit le prestige. Rien ne se rapproche autant, dans les trois grandes époques de notre littérature, du persifflage de Voltaire. Le style même se ressent de cette anticipation sur l’âge de l’esprit français, parvenu à son plus haut degré de raffinement ; il est vif, coulant, enjoué, toujours pur, jusque dans son affectation badine. J’en citerai pour exemple, et non sans dessein, un passage où il est fait allusion à quelques pédans qui corrigeaient les vers de Térence :

« Puisque nostre langage actuel est sans quantité (je diray quelque jour ce que j’y en trouve, s’il plaist à Dieu), quand nous venons à parler les langages estrangers, nous ne gardons la quantité naturelle desdits langages, que nous n’avons pas naturellement, si nous n’y estudions bien à bon escient, et ne l’apprenons de ceux qui ont naturels tels langages. Voyla pourquoy vous ne trouvés aujourdui homme qui, en parlant, garde ceste quantité en grec et latin, parce qu’il n’y a plus de gens qui parlent naturellement ces langages dont on puisse ouïr la vraye prononciation, et qu’ils ne se trouvent qu’aux livres, qui sont muets, comme sçavés. Quand doncques aujourdui je veus faire un vers latin, je vay voir en Virgile quelle quantité ont les syllabes des mots que je veus mettre en mon vers : autrement, ne puis rien faire, et ne congnois que la première syllabe d’arma soit longue et l’autre courte, sinon que Virgile me l’enseigne, ou quelque autre ancien d’authorité. Mais qui a appris à Virgile que telle estoit la quantité de ces deux syllabes ? Est-ce point le poète Lucrèce, ou Enne qu’il lisoit tant, ou quelque autre de devant luy ? Non, c’est nature (ne me venés icy sophistiquer sur ce mot de nature, je vous prie), car tout le monde à Romme, hommes, femmes, grans et petis, nobles et vilains, parloient le langage que voyés en Virgile et autres autheurs latins, et prononçoient arma, la première syllabe longue, et la seconde courte : et Virgile, incontinant qu’il a esté né, l’a ouï ainsi prononcer à sa nourrice, et estant grand en a ainsi usé pour la mesure de son vers héroïque. Que si quelqu’un doute de ce que je dy, qu’il ailhe lire le troisième livre de l’Orateur de Cicéron, et trouvera vers la fin que si ce grand Domine, alias, grand magister de nostre pays, qui a voulu adroisser un qui a plus d’escus que luy, parloit aujourdui son ramage à Romme, devant les poissonnières qui vendoient les bonnes huistres à Lucule, elles l’appelleroient plus barbare qu’il n’est rébarbatif, quoy qu’il fasse du fin. Et faut que je die icy, que je suis tout estonné de la mervelheuse audace d’un Espagnol, d’un Gaulois, de quelques Alemans et Italiens, qui, en nostre temps, ont osé entreprendre de corriger les vers de Térence. Ô les grans fols ! barbares, qui ne sçavés ni sçaurés jamais prononcer droit la moindre syllabe qui soit en ce latin, osés-vous mettre là la main ? J’entens bien que les anciens escrivains ont corrompu et gasté ce pauvre poète, et trouverais bon à mervelhes qu’il fût rabilhé : mais qui est celui-là qui aujourdui le pourroit faire, et laudabimus eum ? Lessés cela, quenalhe, et vous allés dormir, ni touchés, profanes, à ces saintes reliques et s’il y a quelque chose que trouvés bonne à vostre goust, dites-en, faites-en tels livres que voudrés, mais n’y touchés. Car que sçavés-vous si ce langage coulant et commun de Romme ne passoit point des syllabes, que les grans messeres faisaient plus longues et poisantes, comme ils se portoient ? Et au contraire, si n’estendoit point quelquefois les courtes ? Davantage ne sçavés-vous pas, et mesme par plusieurs lieux de Plaute, qu’on faisoit des solœcismes, des fautes, et la prononciation des paroles sotes et nouvelles, tout ainsi que voyés en nos tant plaisans badinages de France, et ce tout à gardefaite pour faire rire les assistans ? Je pren le cas que le comique faisant parler un yvroigne qui chancelle, un courroucé jusques à estre hors de sens, une folete chamberiere d’estrange païs, un vielhard tout blanc, tremblant, aie tout exprès pour le personnage mis ou plus ou moins de temps aus vers, de sorte qu’à ton aulne tu trouves un iambe en un trochaïque, ou un trochœe en un iambique, tu me viendras incontinant faire là du corrigeart, et gaster ce qui estoit bien ? Mau de pipe te bire. »

L’Espagnol dont il est question dans cette piquante et judicieuse diatribe, est certainement le Portugais Govea qui enseignait publiquement, à Lyon, pendant les deux dernières années de la vie de Desperiers, le Terentius pristino splendori restitutus, publié peu de temps après, et cette circonstance a toute la précision d’une date. Plusieurs autres passages des Discours marquent, en effet, qu’ils furent composés à Lyon, et vers la même époque. Mais ce qui les donne incontestablement à Desperiers, je le répète, c’est le style. Il n’y avait plus personne, et il n’y avait personne encore qui écrivît dans ce goût. La singulière dissertation sur la manière d’entoucher les lucs et guiternes, si bizarrement annexée à ces mélanges d’histoire et de haute littérature, est une preuve de plus. On sait déjà que cet art, qui était un des divertissemens favoris de Desperiers, avait contribué à ses succès. C’était donc à Desperiers qu’il appartenait d’en écrire. Et qui aurait pu le faire avec cette érudition facile et cette gaîté libertine qui le caractérise, si ce n’était Desperiers lui-même ? Les savans artistes, qui s’occupent des vicissitudes et des progrès de la facture instrumentale, diraient mieux que moi si Desperiers a contribué, comme je le pense, au perfectionnement de la guitare ; ce n’est pas là mon affaire. Ce que j’avais à cœur de démontrer, c’est qu’il a contribué au perfectionnement de la langue, et qu’il est fâcheux qu’une édition complète et bien soignée de ses Œuvres ait manqué jusqu’ici à notre bibliothèque classique. On y viendra, peut-être, quand la littérature du siècle, fatiguée de produire pour le lendemain, laissera quelques jours de relâche à nos presses. En attendant, il faut laisser passer les poésies rêveuses, les romans intimes et les feuilletons.

Les Nouvelles Récréations et joyeux Devis, de Desperiers, le dernier de ses ouvrages posthumes, dans l’ordre de publication, parurent à Lyon en 1558, petit in-4o, au même instant où paraissait à Paris, par une remarquable coïncidence, l’Histoire des Amants fortunez, mise au jour par Pierre Boaistuau, dit Launay. C’est ici la première édition des Nouvelles de Marguerite de Valois, mais fort différente de la seconde, publiée par Gruget, en 1559, et par le nombre des contes, et par leur disposition, et par une grande partie des leçons du texte, et par une circonstance bien plus digne encore de considération : c’est que, suivant les expressions de Gruget, « le nom de Marguerite y est obmiz ou celé. » Ceci me paraît s’expliquer très facilement, et le lecteur sera probablement de mon avis, s’il se rappelle les circonstances dans lesquelles et pour lesquelles ces deux ouvrages furent composés.

J’ai dit que les contes et les nouvelles étaient depuis long-temps un des divertissemens habituels des soirées de la haute société française, comme le furent depuis les proverbes et les parades. Tout le monde y contribuait à son tour, et la reine de Navarre y avait certainement contribué comme les autres, dans le cercle brillant qu’elle dominait de toute la hauteur de son rang et de son esprit. Les compositions médiocres ou mauvaises, tolérées par la politesse d’une cour indulgente, ne vivaient pas au-delà des bornes de la veillée ; les autres se conservaient, au contraire, avec soin, et devenaient peu à peu les matériaux d’un livre qui n’avait plus besoin que d’être revu par un secrétaire intelligent. L’ajustement de ce travail à un cadre dans la manière de Boccace était aussi, sans doute, du ressort de la rédaction définitive. Il est parfaitement évident pour moi que l’Heptaméron ne s’est pas formé autrement. Qu’est-ce donc que l’Heptaméron, sinon un recueil de contes et de nouvelles lus chez la reine de Navarre par les beaux esprits de son temps, c’est-à-dire par Pelletier, par Denisot, et surtout par Bonaventure Desperiers lui-même, qu’il est si facile d’y reconnaître ? Marguerite n’y est pas méconnaissable non plus, car elle avait son style à elle, comme tous les écrivains de cette époque naïve et créatrice, où les génies les moins heureux imprimaient cependant un sceau particulier à leurs paroles. Le style de Marguerite n’était pas des meilleurs, il s’en faut de beaucoup. Il est généralement lâche, diffus et embarrassé, tirant à la manière et au précieux, quand il n’est pas tendu, lourd et mystique. Rien ne diffère davantage du style abondant, facile, énergique, pittoresque et original de Desperiers, qui ne peut se confondre avec aucun autre, dans la période à laquelle il appartient, et qu’aucun autre n’a surpassé depuis. Les contes nombreux de l’Heptaméron qui portent ce caractère sont donc l’ouvrage de Desperiers, et la propriété ne lui en serait pas plus assurée, s’il les avait signés un à un, au lieu d’abandonner leur fortune aux volontés de sa royale maîtresse. Je regrette profondément qu’un homme de la portée d’esprit de La Monnoye n’ait pas constaté cette différence ou consacré cette restitution par quelques apostilles manuscrites à la marge d’une édition ancienne ; mais tout lecteur qui aura fait une étude attentive des autres écrits de Desperiers saura bien le retrouver dans celui-ci. Il n’y a pas moyen de s’y tromper.

La parfaite mesure de bienséance qui existait au moment où nous parlons dans le monde littéraire, comme dans tout le reste du monde social, ne permettait pas aux amis de Desperiers de publier les Contes que l’Heptaméron n’avait pas recueillis, tant que l’Heptaméron n’avait pas paru. L’hommage de la collection entière était bien dû à Marguerite, puisque ses principaux auteurs étaient ses domestiques ou ses amis, titres qui se confondaient alors, jusqu’à un certain point, dans le sens comme dans l’étymologie, mais dont notre aristocratie bourgeoise n’a pas compris les rapports. Il fallait donc que les éditeurs de Marguerite et les éditeurs de Desperiers s’entendissent avant tout sur la composition de leur recueil respectif, et c’est apparemment pour cela que Pelletier venait conférer à Paris avec Boaistuau, quand Denisot fut mort ; les contes qui furent écartés ou repoussés ; quelques-uns pour leur brièveté, quelques autres pour leur licence, un certain nombre parce qu’ils ne pouvaient s’assortir au caractère convenu de l’interlocuteur, et le plus grand nombre, peut-être parce qu’ils avaient perdu le piquant de l’anecdote et le sel de la nouveauté, furent renvoyés aux Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, où ils ne figurent pas mal. Quant aux droits de l’auteur, Pelletier, qui avait, dit-on, pris assez de part à cette œuvre libre et facile pour revendiquer une partie de son succès, n’hésita pas à en faire honneur à son ami et à son maître, Bonaventure Desperiers, qui était mort depuis vingt ans ; et nous ne savons que par des inductions dont je vais m’occuper tout de suite que Pelletier et Denisot ont quelque chose à réclamer dans l’ouvrage. C’était là le véritable siècle d’or de la probité littéraire, et nos associations fiscales et tracassières le rendront de plus en plus regrettable. Il est horrible de penser qu’il a fallu, dans le code sacré de la république des lettres, des mesures préventives contre le vol.

Je suis loin toutefois de penser, comme La Monnoye, que cette coopération de Pelletier et de Denisot ait été fort considérable. Plus j’ai relu les Contes de Desperiers, plus j’y ai trouvé de simultanéité dans la forme, dans les tours, dans le mouvement du style. Quoiqu’il y ait des exemples nombreux, dans les lettres comme dans les arts, de cette aptitude à l’imitation, je ne l’accorde pas sans regret, et surtout sans réserve, à Pelletier et à Denisot, qui n’ont jamais eu le bonheur de ressembler à Desperiers, si ce n’est dans les écrits de Desperiers où l’on veut qu’ils aient pris part. Je conviens très volontiers cependant que Desperiers, mort avant 1544, et selon moi en 1539, n’a pas pu parler de la mort du président Lizet, décédé en 1554 (nouvelle XIX), et de celle de René du Bellay, évêque du Mans, qui ne cessa de vivre qu’en 1556 (nouvelle XXIX). Il en est de même de deux ou trois faits pareils que La Monnoye a recueillis avant moi, et probablement de quelques autres qui nous ont échappé à tous deux. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Ces phrases : naguères décédé, décédé évesque du Mans, etc., ne sont autre chose que des incises qu’un éditeur soigneux laisse volontiers tomber dans son texte pour en certifier l’authenticité ou pour en rafraîchir la date. Il ne serait même pas étonnant que les noms propres auxquels Desperiers aime à rattacher ses historiettes eussent été souvent remplacés par des noms plus récens, plus populaires, plus capables de prêter ce qu’on appelle aujourd’hui un intérêt piquant d’actualité aux jolis récits du conteur. L’auteur même qui publierait son ouvrage après l’avoir gardé vingt ans en portefeuille, ne négligerait pas ce moyen facile de le rajeunir, et il est tout simple que l’éditeur de Desperiers s’en soit avisé ; car, à son défaut, l’idée en serait venue au libraire. Laissons donc à Denisot et à Pelletier, puisqu’on en est convenu, l’honneur d’une collaboration modeste dans les ouvrages de leur maître, mais gardons-nous bien de pousser cette concession trop loin. Si Pelletier et Denisot avaient pu s’élever quelque part à la hauteur du talent de Desperiers, ils n’auraient pas caché cette brillante faculté dans les Contes et dans les Discours de Desperiers, eux qui ont vécu assez long-temps pour le manifester dans leurs livres, et qui ont fait malheureusement assez de livres pour nous donner toute leur mesure. Il n’y a qu’un Rabelais, qu’un Marot, qu’un Montaigne, qu’un Desperiers dans un siècle. Des Denisot et des Pelletier, il y en a mille.

Ce que l’on conclurait de tout ceci, à supposer que l’on voulût bien en conclure quelque chose, c’est que Desperiers est le véritable et presque le seul auteur de l’Heptaméron, comme des Nouvelles Récréations. Je ne fais pas difficulté d’avancer que je n’en doute pas, partage complètement l’opinion de Boaistuau, qui n’a pas le motif pour obmettre et celer le nom de la reine de Navarre. La restitution de ce nom, faite par Gruget, ne me paraît qu’un hommage de courtisan ; mais je suis très loin de penser qu’il faut effacer le nom de Marguerite du titre de l’Heptaméron pour rendre à Desperiers ce délicieux ouvrage. L’Heptaméron appartient à la spirituelle et savante princesse sous les auspices de laquelle il fut écrit. Il lui appartient par droit de suzeraineté, comme les Cent Nouvelles appartiennent à Louis XI, qui n’en a pas composé une seule. Un souverain qui aime les lettres, qui appelle autour de lui ceux qui les cultivent, et qui jouit de leurs travaux en les couvrant d’une faveur intelligente, mérite bien ses droits d’auteur dans les chefs-d’œuvre de son siècle. Je comprendrais à merveille qu’une édition du plus parfait de tous les théâtres du monde fût mise au jour sous ce titre singulier : Œuvres de Molière et de Louis XIV, car cela serait juste et vrai. Cette grande et utile influence des rois sur la civilisation des sociétés par les lettres est d’ailleurs fort passée de mode, et il ne faut pas décourager ceux qui seraient tentés de la remettre en honneur.

Il ne me reste plus que quelques mots à dire. Pourquoi Desperiers n’est-il pas plus connu ? Pourquoi s’est-il passé trois siècles entre le jour de sa mort et le jour où paraît sa première biographie ? Pourquoi ce charmant écrivain n’a-t-il jamais eu l’avantage si vulgaire et si sottement prodigué d’une édition complète ? Les Italiens ont par douzaines des quinquecentistes illustres, et ils les réimpriment tous les mois. Nous en avons cinq qu’on ne lit plus ou qu’on ne lit guère, et il en est deux dont personne n’a jamais vu tous les ouvrages. Pour se former une collection bien entière des petits chefs-d’œuvre de Desperiers, il faut la patience d’un bouquiniste et la fortune d’un agent de change. Dieu me garde de désapprouver la promiscuité presque fastidieuse des éditions de ces vieux romanciers dont Villon débrouilla l’art confus, et qui surchargent aujourd’hui de leurs somptueuses réimpressions les brillantes tablettes de Crozet et de Techener ; mais pourquoi Desperiers, qui est un de nos excellens textes de langue, manque-t-il à toutes les bibliothèques ? Pourquoi en est-il de même de ces beaux livres français d’Henri Estienne, qui auraient déjà cessé d’exister, si ses presses, ses types et ses papiers n’avaient pas mieux valu que les nôtres ? Voilà des questions qui méritent d’être approfondies avec soin, et je les soumettrai hardiment à la librairie lettrée… quand elle nous sera revenue.


Ch. Nodier.