Bonne Action châtiée

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 221-230).

BONNE ACTION CHATIÉE


I


Il était d’un beau vert clair avec des reflets bleus autour du bec et de petites plumes rouges qui lui bordaient les ailes. Aussi érudit qu’agréable à voir, il causait de toutes choses comme un avocat ou un député, sans y entendre d’ailleurs davantage. Comme les faiseurs d’économie politique il répétait toujours les mêmes mots sans les avoir jamais définis, et tout le monde l’admirait. C’était, pour me résumer, un perroquet qui avait eu grand tort de ne pas naître homme, car il eût été appelé aux plus hautes destinées de notre espèce. Bon garçon d’oiseau avec cela, aimant le vin à défaut des filles ; car la barbarie de mes pareils l’avait fait célibataire. Notre vieil ami l’amiral Le Kelpudubec l’avait autrefois rapporté à une certaine damoiselle de Vaudoré dont les aïeux avaient peut-être été aux croisades, mais comme concierges, une belle créature, ma foi, et qui était bien bonne de se flanquer de la noblesse avec une chute de reins qui pouvait si bien s’en passer. Car où allons-nous si les charmes personnels d’une femme ne suffisent plus à la motiver dans la vie (ce verbe charmant est de Théophile Gautier) ? Si jamais on rétablit la royauté en ma faveur, ce que je souhaite à mon pays, savez-vous comment je choisirai une souveraine à mon peuple ? Eh bien, je louerai au musée de Cluny le trône de Louis-le-Gros et j’y ferai asseoir toutes les vilaines de mes États, jusqu’à ce que l’une d’elles en fasse éclater les deux bras. A celle-là le titre glorieux de Bellefessière Ire, Régente en cas de mon décès. Revenons à la damoiselle de Vaudoré. Elle nomma son perroquet Gontran et le bourra de sucreries et de caresses jusqu’à ce qu’elle fût obligée de le laisser en gage chez une dame Minaret à qui elle avait complètement omis de payer son loyer. L’abus des nourritures succulentes avait donné au malheureux oiseau un commencement de diabète, plus une calvitie de la moitié du corps, ce qui en faisait, au demeurant, une assez vilaine bête. Sic transit gloria mundi.

II

La dame Minaret n’était pas une méchante personne. Elle était même de la Société protectrice des animaux et ne manquait jamais d’invectiver les cochers de fiacres qui battaient leurs chevaux, – à moins qu’elle ne fût ellemême dans la voiture, parce qu’elle aimait à être rondement menée. Elle n’étrangla pas Gontran, comme l’eussent fait beaucoup de mauvais maîtres ; mais à cause de sa laideur elle le relégua dans l’endroit le plus fâcheux de son appartement, j’entends dans celui où l’on a coutume d’aller seul jouer le dernier acte de la digestion, lequel est un monologue très antérieur à ceux de Coquelin cadet. Mme Minaret tenant une table d’hôte, ledit lieu était extrêmement fréquenté et là le malheureux oiseau dut, comme M. Purgon, perdre l’habitude de parler à des visages. Il fit contre fortune bon cœur, bien que visiblement humilié par cet exil. Recroquevillé dans ce qui lui restait de menu duvet, il médita sur la grandeur et la décadence des destinées. De prolixe qu’il était comme un politicien, il devint muet comme un radis. Mais qui l’eût regardé de près et observé avec finesse n’eût pas été dupe de son recueillement, lequel était celui des gens qui étudient. Parfois son gosier semblait frémir sur des gammes inférieures qui ne sortaient pas. Timeo virum unius libri, a dit Thomas d’Aquin dans un latin de restaurateur. Moi je crains l’homme qui n’a pas de livre du tout et qui pense. La force, en ce bas monde, est aux silencieux. Seuls, en effet, ils ne révèlent pas à leurs contemporains l’abîme de sottise qui est au fond de toute âme humaine. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi des perroquets ? Donc Gontran ne disait rien, mais il n’en était que plus redoutable à l’avenir.

III

Si vous aviez vu ce jour-là Eva, vous en seriez devenus amoureux fous. Qui, Eva ? Mais Mlle Eva des Palombes, la future du gracieux Maurice des Ormeaux, capitaine au 3e hussards, un homme exquis et des plus nobles façons. Elle était à son bras pour la première fois, et tous deux, avec l’autorisation des parents, abandonnés l’un à l’autre pour quelques heures, cherchaient un nid à leurs légitimes amours, j’entends un appartement pour s’y installer tout de suite après la noce. C’est joli tout de même à regarder une vierge pour de bon, dans l’éclat de sa chasteté pleine de désirs, toute rayonnante de l’inconnu qui la tente et comme attirée vers les fleurs d’un abîme. Telle elle marchait dans la clarté de sa joie et la lumière de son amour, penchée pudiquement sur le cavalier qui avait pris la forme de son rêve ; et lui, son air était triomphant et d’une insolence douce. Un écriteau les fit entrer chez Mme Minaret. Ils y trouvèrent précisément ce qu’ils cherchaient, un logement au troisième, en plein soleil, avec un balcon pour mettre des fleurs, celui-là même dont la damoiselle de Vaudoré avait précieusement omis de payer les termes. Comme on achevait de conclure la location, le hasard fit qu’on sortit l’infortuné Gontran de sa détestable retraite pour nettoyer sa cage. A peine la sensible Eva l’eut-elle vu qu’elle se prit pour l’oiseau délaissé d’une tendresse et d’une pitié sans pareilles.

– Oh ! la pauvre bête ! fit-elle. Comme elle est déplumée ! Ne pourrait-on lui mettre de la ouate sur les ailes ?

– Voilà un gaillard dont je voudrais bien me débarrasser, répondit philosophiquement Mme Minaret.

– Oh ! mon Maurice ! achetons-le ! reprit la charmante créature. Nous ferons une bonne action ! cet animal a l’air si malheureux ici ! Nous le soignerons, nous le traiterons par l’hydrothérapie qui a si bien rétabli votre oncle.

Et comme Maurice ne semblait pas autrement enthousiaste de cette acquisition, elle se pencha à son oreille, de si près que son souffle était une caresse :

– Ce sera pour attendre notre premier enfant ! murmura-t-elle tout bas.

Maurice ne résista pas davantage et il fut convenu que l’on retrouverait Gontran installé dans une cage neuve le soir où l’on viendrait reposer, pour la première fois, sous ce toit élevé à la dignité de conjugal.

C’est ainsi qu’il était écrit que Gontran ne quitterait pas la maison.

IV

Si j’étais un de ces narrateurs impudiques qui ne perdent pas l’occasion d’entr’ouvrir les rideaux du lit de leur prochain et même d’en soulever la couverture, j’aurais belle à vous conter comment la délicieuse Eva des Palombes perdit en une nuit le fruit de dix-huit ans de vertu, et la glorieuse façon dont le capitaine lui enseigna pour jamais le mépris de la sagesse. C’est dans le programme, et il n’est pas de fille sensée qui, après cette première leçon, n’ait envie de s’écrier : « Mon Dieu, que j’ai été bête ! » J’entends : de fille ayant pris au sérieux ses fonctions antérieures de demoiselle. Car j’en sais qui n’iraient pour rien au monde à cette première, sans avoir répété généralement et même plusieurs fois, et même répété de nombreux raccords. Mais je vous ai dit qu’Eva était une vierge pour de bon, et quelle vierge ! Blanche comme un lis, blonde comme un rayon de soleil, avec des chairs fouettées de rose tendre comme certaines variétés de tulipes. Ah ! capitaine ! cherchez un autre pour vous plaindre. L’aurore vint trop tôt dénouer de ses doigts de roses la couronne de leurs voluptés (Attrape, Parny !) Eva sortit du lit la première et, toute honteuse dans sa grande chemise déchirée, se réfugia dans le cabinet de toilette qui n’était séparé de sa chambre que par une portière. Maurice à son tour se leva et ouvrit tout grands les rideaux à une vraie fusée de soleil.

Soudain noyé de cette lumière joyeuse et reconnaissant l’appartement où il avait été jadis si heureux, Gontran, dont on avait apporté la cage dans la chambre, suivant les conventions que j’ai dites, eut un éblouissement. Sa langue si longtemps muette se délia soudain et il se mit à clamer son bonheur avec un vacarme épouvantable. Ce fut alors qu’on put voir qu’il n’avait pas perdu son temps dans le silence du cabinet (l’expression est consacrée et ne fut jamais plus juste). Car, avec une fidélité admirable, mais en enflant considérablement leur intensité, il se mit à reproduire tumultueusement tous les bruits qu’il avait entendus dans le buen retiro de Mme Minaret. Ce fut un déchaînement d’ouragan, une colère d’Eole sans quos ego pour la calmer, une musique endiablée de vents saluant la liberté, une tempête non pas dans un crâne mais ailleurs. On dut l’entendre jusqu’à Soissons dont les habitants frémirent d’aise, étant grands connaisseurs en ce genre d’orchestration.

Cependant la pauvre Eva, derrière sa portière, entendait ce charivari et, croyant son mari seul dans la chambre, conçut une indignation si grande contre ce procédé indélicat qu’elle s’enfuit par une porte dérobée, s’habilla à la hâte chez Mme Minaret et courut se jeter, en pleurant, dans les bras de sa mère, lui jurant qu’elle ne resterait pas une heure de plus avec un homme si mal élevé.

Tout s’expliqua, par la suite. L’infâme Gontran fut vendu à un marchand d’oiseaux et fait, à la devanture de sa boutique, la joie des petits polissons. Eva et Maurice n’ont plus d’ailleurs besoin de lui. Depuis trois jours, ils ont un fils qui s’appelle Pancrace, comme l’oncle hydrothérapéteux !