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Boubouroche et autres pièces/Boubouroche

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personnages

  À
la création
(27 avril 1893)
  Reprise à la Comédie-Française
(21 février 1910)
MM. MM.
BOUBOUROCHE 
Pons-Arlès. Silvain.
UN VIEUX MONSIEUR 
Antoine. Siblot.
ANDRÉ 
Gémier. Dehelly.
POTASSE 
Arquillière. André Brunot.
ROTH 
Pinsard. Falconnier.
FOUETTARD 
Dujeu. Croué.
UN GARÇON DE CAFÉ 
Verse. Decard.
  Mlle Mme
ADÈLE 
Irma Perrot. Lara.
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BOUBOUROCHE

PIÈCE EN DEUX ACTES
Représentée pour la première fois sur le Théâtre Libre, le 27 avril 1893,
reprise à la Coméde-Française le 21 février 1910
.
Séparateur

André ne s’émeut point.

BOUBOUROCHE. — Coupe, parbleu !


ACTE PREMIER

Un petit café d’habitués, qu’éclairent quelques becs de gaz.
Au fond, la porte ; de chaque côté de laquelle, sur les vitres de la façade, des affiches qui tournent le dos.
À droite, vu de profil, le comptoir, où trône une pompeuse caissière ; puis une série de tables de marbre qui viennent jusqu’à l’avant-scène.
À gauche, longeant le mur, une égale quantité de tables.
Au centre, une table isolée, chargée de journaux et de brochures.
Au lever du rideau (outre quelques consommateurs qui s’en iront au cours de l’acte), un monsieur d’âge respectable, assis à une des tables de droite, devant une tasse de café, s’absorbe dans la lecture du Temps. — À gauche, près de la rampe, Boubouroche joue la manille avec Potasse, contre MM. Roth et Fouettard, les reins dans la moleskine de la banquette. Grand amateur de bière blonde, il a déjà, devant lui, un beau petit échafaudage de soucoupes ; cependant que Fouettard et Roth, qui se sont attardés aux cartes et qui n’ont pas encore dîné, achèvent par petites gorgées l’absinthe restée en leurs verres.

Scène PREMIERE

BOUBOUROCHE, POTASSE, ROTH, FOUETTARD, CONSOMMATEURS
Boubouroche, abattant une carte.

C’est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des canons, je vis en liberté.

Potasse.

Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

Boubouroche.

Coupe, parbleu !

Potasse.

Avec quoi ?

Boubouroche.

Tu n’as pas de couteau ?

Potasse.

Je n’en ai jamais eu.

Boubouroche.

C’est trop fort ! Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ?

Potasse, malin.

Pour les renseigner, n’est-ce pas ?

Boubouroche.

Les renseigner !… Tu m’as l’air renseigné.

Potasse.

Mais…

Boubouroche.

Zut ! On ne joue pas la manille comme ça.

Potasse., choqué.

Je joue comme je peux.

Boubouroche.

Alors, laisse-moi conduire. C’est curieux, aussi, ce parti pris de vouloir, toujours et quand même, conduire la manille parlée !… Comme s’il était donné à tout le monde de conduire la manille parlée ! (Cependant Roth et Fouettard se font du bon sang en silence.) Tiens, regarde Roth et Fouettard !… Ils se fichent de toi : c’est flatteur !… Et ça nous coûte une levée.

Potasse.

Enfin, qu’est-ce que je fais ?

Boubouroche.

Des sottises !

Potasse.

Je te demande ce que je dois faire.

Boubouroche.

Me laisser conduire seul.

Potasse, agacé.

J’ai de la peine à me faire comprendre. Que dois-je mettre ?

Boubouroche.

Où ça ?

Potasse.

Sur le pli ?

Boubouroche, qui comprend enfin.

Ah, bon ! Mets une crotte de chien !

Potasse met une carte.
Fouettard, à Roth qu’il questionne.

Un cheval ?

Roth.

Un bœuf !… Un éléphant !

Fouettard joue, fait la levée, puis :
Fouettard, abattant sa dernière carte.

Et cœur !

Boubouroche, jouant.

Pour moi ! (Il ramasse ses levées et fait à demi-voix son compte.) Quatre et quatre huit et cinq treize. — Et cinq, dix-huit ; et un, dix-neuf ; et un, vingt. — Et cinq, vingt-cinq ; et quatre, vingt-neuf ; et six, trente-cinq. — Et un, trente-six ; et quatre, quarante… — Et seize, cinquante-six. — C’est bien cela. Vingt-deux pour nous ; marque, Potasse.

Potasse, marquant.

Vingt-deux pour les invités.

Roth.

À qui de faire ?

Boubouroche.

C’est à Fouettard. Où diable est mon tabac ?

Fouettard, qui l’avait mis dans sa poche, l’en retire.

Le voici. Simple distraction. Là-dessus il ramasse les cartes, les bat, et donne à couper.

Boubouroche, ramassant ses cartes au fur et à mesure
qu’elles lui sont distribuées :

C’est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des canons, je vis en liberté…

Fouettard, agacé et s’arrêtant de donner.

Ah ! non, tu nous rases, tu sais, avec ton Forgeron de la Paix !

Roth.

Pour sûr, tu nous rases !… Sans blague, vieux, ça ne te serait pas égal de chanter autre chose ?

Boubouroche.

Je chante ce que je sais.

Fouettard.

Vrai alors, tu as un répertoire restreint. (Il donne la retourne.) La dame. Deux pour nous.

Il marque.
Boubouroche, qui a étudié son jeu.

Causons peu mais causons bien. (À Potasse.) Comment es-tu de la maison ?

Potasse.

Ma part.

Boubouroche.

Par le roi ?

Potasse.

Oui.

Boubouroche.

Des coupes ?

Potasse.

Deux mille deux cent vingt-deux.

Boubouroche.

Attends… tu n’as pas de manille ?

Potasse.

Non ; mais j’ai les deux manillons noirs.

Boubouroche.

Qui est-ce qui te demande ça ?

Potasse, qui se justifie.

Tu me questionnes.

Boubouroche.

Ce n’est pas vrai.

Potasse.

Comment, ce n’est pas vrai !

Boubouroche.

Non.

Potasse.

Si.

Boubouroche.

Non. A-t-on idée d’un entêtement pareil ? (Mouvement de Potasse.) Tu ne sais pas la conduire, je te dis ; tu ne sais pas la conduire, la manille parlée !… Tu la conduis comme une charrette à bras, comme une soupière, comme un tire-botte ! Depuis des années, je te le répète ! Seulement, voilà ; l’orgueil, l’éternel orgueil, le besoin de briller et d’étonner le monde par des mérites que l’on n’a pas !… Faire le malin et l’entendu…

Potasse.

Oh ! mais pardon ! En voilà assez ! (Il se lève.) Amédée !

Amédée.

Monsieur ?

Boubouroche, effaré.

Hein ! quoi ?

Potasse, à Amédée.

Mon paletot, mon chapeau !

Roth, qui s’interpose.

Voyons !…

Potasse.

Fiche-moi la paix, toi.

Boubouroche.

Est-il bête !

Fouettard, conciliant.

Potasse !

Roth.

Tu ne vas pas te fâcher ?

Potasse, qui commence à mettre son pardessus.

Ça suffit !

Roth.

T’es là que tu t’emballes !…

Fouettard.

Viens donc jouer !

Potasse.

Je ne joue plus !

Boubouroche.

Pourquoi ?

Potasse.

Je passe ma vie à me faire engueuler ; j’en ai plein le dos, à la fin.

Fouettard, désolé.

Potasse !

Roth, navré.

Potasse !

Boubouroche, repentant et contrit.

Potasse !

Potasse, intraitable.

Non !

Boubouroche.

Reprends donc tes cartes, Potasse. Si je t’ai fait de la peine, je t’en demande pardon.

Roth., appuyant sur la chanterelle.

Là !…

Boubouroche.

Je te fais des excuses.

Roth.

T’entends ?

Boubouroche.

Tu sais bien que, pas un instant, l’idée ne m’est venue de te blesser par des paroles désobligeantes ! Nous sommes des amis, que diable ! Oublie donc un moment d’erreur, et reprends tes cartes, Potasse. Que veux-tu, c’est plus fort que moi ; quand je joue la manille, je ne me connais plus.

Tandis que Boubouroche a ainsi discouru, Potasse, sa rancune désarmée, a rendu à Amédée son chapeau et son pardessus. À la fin il a repris, à la table de jeu, la place qu’il y occupait au lever de rideau. Il reprend son jeu laissé là, et chacun des autres joueurs ayant également repris le sien, la séance continue.
Un temps puis :
Boubouroche, très humble.

Donc, tu as deux carreaux, deux cœurs, le manillon de trèfle deuxième, et deux piques par le manillon. C’est bien ton jeu ?

Potasse.

Oui.

Boubouroche.

Bon ! Cache-le ! — Joue atout. (Étonnement de Potasse.) Joue atout ; crois-moi… du plus gros. (Potasse convaincu abat le roi d’atout.) Si le manillon est chez Roth…

Roth, qui met l’as.

Il y est.

Boubouroche, qui triomphe.

Tu vois ?… Je lui fais un sort ! (Lui-même, du dix d’atout, a pris.) Nous allons essayer le dix-sept. — Atout !

Fouettard, amer.

Ça réussit.

Boubouroche, au comble de la gloire.

Ah !… — Maintenant, attention au mouvement.

Long silence, puis :
Boubouroche, à demi-voix.

C’est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des canons, je vis en liberté…

Les trois joueurs, agacés.

Boubouroche !!…

Boubouroche.

Laissez, laissez… vous gênez mon inspiration. (À lui-même.) Ils font la manille de trèfle ; on ne peut pas les en empêcher. Ça ne fait rien : ils perdent quand même. (À Potasse :) Écoute, je vais jouer pique pour toi.

Potasse.

Bon.

Boubouroche.

Tu prendras de ton manillon, et tu renverras petit pique.

Potasse.

Compris.

Boubouroche, jouant.

Pique !

Fouettard, à son partner.

Au point.

Roth.

Tu parles !…

Potasse prend de son as.
Boubouroche.

Joue pique ! ( Potasse obéit. Boubouroche fait la levée et rejoue.) Pique maître !

Potasse.

Je me défonce ?

Boubouroche.

D’un cheval !… Fais voir ton jeu. (Potasse renverse les cartes qui lui restent encore en main.) Mets ton manillon de trèfle.

Potasse.

Voilà.

Boubouroche, jouant à mesure qu’il annonce.

Trèfle pour toi !… Trèfle pour moi !… Et cœur. Vingt-sept pour nous, et vingt-deux à la marque : quarante-neuf… Vous êtes dans le lac.

Roth.

Ça y ressemble.

Boubouroche.

Encore une ?

Fouettard.

Ah non !

Boubouroche, engageant.

La dernière.

Fouettard.

On voit bien que tu as dîné, toi… (D’une voix qui faiblit.) Il est trop tard, réellement. Quelle heure est-il, Amédée ?

Amédée.

Neuf heures moins vingt, monsieur Fouettard.

Roth et Fouettard.

Neuf heures moins vingt !…


FOUETTARD. — Paye donc aussi pour moi, veux-tu ?
Roth.

Je croyais qu’il était sept heures et demie !… (Il saute sur son pardessus.) Moi qui ai promis à une femme de la mener à l’Hippodrome !

Fouettard.

Et moi qui ai du monde à dîner !… On doit être en train de me chercher à la Morgue.

Roth.

Nous allons être bien reçus !

Fouettard.

Oui ; ça va ne pas être ordinaire. — Eh ! Amédée !

Amédée.

Monsieur ?

Fouettard.

Combien ça fait, tout ça ?

Amédée, après avoir fait le compte des soucoupes
dressées en colonne.

Quatre francs vingt !

Fouettard, à Roth.

Deux francs dix chacun.

Roth.

Deux francs dix chacun ; c’est cela même.

Les deux hommes tirent leur porte-monnaie et y farfouillent longuement. Soudain :
Roth.

Au fait, Boubouroche, est-ce que je ne te dois pas huit francs ?

Boubouroche.

C’est possible.

Roth, qui se récrie.

Possible ? C’est sûr.

Boubouroche, discret.

Ça ne presse pas, en tout cas.

Roth.

Non ?

Boubouroche.

Non.

Roth.

Alors, oblige-moi donc de payer mes soucoupes. Nous compterons à la fin du mois.

Boubouroche.

Avec plaisir.

Roth.

Merci.

Boubouroche.

De rien. — À demain, hein ?

Roth.

À demain.

Fouettard.

À propos. Paye donc aussi pour moi ; veux-tu ? Je suis sorti sans argent, figure-toi. Je te rembourserai demain soir.

Boubouroche.

Mais oui, mais oui.

Fouettard.

Ça ne te gêne pas, au moins ?

Boubouroche hausse les épaules et rit.
Fouettard.

En ce cas…

Poignées de main.
Fouettard et Roth.

Au revoir, Boubouroche.

Boubouroche.

Au revoir, vieux !

Sortie de Roth et de Fouettard.


Scène II

BOUBOUROCHE, POTASSE.
Potasse.

Boubouroche.

Boubouroche.

Quoi ?

Potasse.

Paye-moi un distingué, je te dirai ce que tu es.

Boubouroche.

Je te l’aurais offert sans ça ! Deux distingués, Amédée !

Amédée.

Boum !

Boubouroche.

Bien tirés, hein !… Pas trop de faux col !

Amédée, qui apporte les deux verres.

Soignés !

Boubouroche.

À la nôtre !

Potasse.

À la nôtre !

On trinque.
Boubouroche, après avoir bu.

Eh bien ! Qu’est-ce que je suis ?

Potasse.

Une poire.

Boubouroche, un peu étonné.

Depuis quand ?

Potasse.

Depuis que ta mère t’a mis au monde pour le plus grand bien des tapeurs et des poseurs de lapins. Tu n’as pas honte, gros cornichon, de payer les soucoupes de ces deux carottiers quand ce serait justement à eux de payer les nôtres ? En somme, quoi ? Ils ont perdu.

Boubouroche.

Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? Je ne joue pas pour gagner.

Potasse.

Poire !

Boubouroche.

Je joue pour mon amusement. J’adore conduire la manille. Et puis que veux-tu ; c’est si pauvre !

Potasse.

Je te dis que tu es une poire.

Boubouroche.

Tu répètes toujours la même chose.

Potasse.

Oh ! une bonne poire, ça, je te l’accorde, savoureuse et juteuse à souhait. Mais une poire, pour en finir.

Boubouroche.

Je ne suis pas l’homme que tu supposes.

Potasse.

Avec ton dos de pachyderme et ta tête de sanglier, tu as juste assez d’énergie pour être hors d’état de défendre ta bourse contre l’invasion des barbares, juste assez de poils aux yeux, tu entends, Boubouroche, pour passer par un trou de souris le jour où ta maîtresse exige que tu y passes.

Boubouroche.

Adèle me fait passer par un trou de souris ?

Potasse.

Oui.

Boubouroche.

Qu’est-ce que tu en sais, d’abord ?

Potasse.

Je n’en sais rien, mais j’en suis sûr.

Boubouroche.

Tu parles sans savoir. Tais-toi. Que connaissant la nature d’Adèle et que naturellement avide de vivre sur le pied de paix, je fasse bon marché de ses petits travers et lui donne volontiers raison…

Potasse.

Quand elle a tort.

Boubouroche.

Ça, mon Dieu, je ne dis pas le contraire. Mais au fond, tu entends, Potasse, je ne fais que ce que je veux faire et ne crois que ce que je veux croire. Je suis têtu comme une mule, avec mes airs de gros mouton.

Potasse.

Bah !

Boubouroche.

Que connaissant l’existence et que naturellement avide de faire bon ménage avec elle, je lui fasse par-ci par-là…

Potasse.

Une petite concession.

Boubouroche.

Ça, mon Dieu ! c’est encore possible… Mais passer par des trous de souris ?… Sois tranquille, va, je sais ce que je fais. On n’a pas vécu huit ans avec une femme sans être fixé sur son compte.

Potasse.

Huit ans !

Boubouroche.

Oui, mon cher ; huit ans !

Potasse.

Quel collage !…

Boubouroche, lyrique.

Le dernier de ma vie.

Potasse.

Tu en as eu beaucoup ?

Boubouroche.

Je n’ai eu que celui-là.

Potasse.

Mazette, tu n’avais pas commencé en nourrice.

Boubouroche.

J’avais trente ans. (Ébahissement de Potasse.) Qu’est-ce qui te prend ?

Potasse, qui n’en revient pas.

Tu as tente-huit ans ?

Boubouroche.

Depuis un mois.

Potasse.

Tu en parais bien quarante-sept.

Boubouroche, très simplement.

Oh, du tout !… Je paraîtrais plutôt plus jeune que mon âge. — Je suis gros, c’est ce qui explique ton erreur ; mais, si j’ai du ventre, je n’ai pas de rides.

Large sourire satisfait.
Potasse, attendri, à mi-voix.

Bon garçon. — Et d’où vient, dis-moi, que tu aies attendu trente ans pour te donner le luxe d’une maîtresse ?

Boubouroche.

De bien des choses, mon ami. D’abord d’une grande timidité, que j’ai toujours portée en moi, et dont je n’ai jamais pu me défaire. Puis, je suis un peu… sentimental, en sorte que j’ai longtemps cherché, sans les trouver, une âme qui fût sœur de la mienne, un cœur qui sût comprendre le mien. (Rires de Potasse.) J’ai dit quelque chose de drôle ?

Potasse.

Ne t’inquiète pas, continue. Tu es à couvrir de baisers.

Boubouroche, bien qu’un peu étonné, continue.

Je rencontrai Adèle dans une maison amie, où elle venait, le dimanche soir, prendre le thé et faire la causette. Elle avait alors vingt-quatre ans et le charme indéfinissable qu’ont les blondes, très blondes, en deuil.

Potasse.

Elle était veuve ?

Boubouroche.

De six mois. Elle me plut, mais elle me plut !… Mille fois plus que je ne saurais dire !… Sa distinction surtout me charmait ; tu sais, cette allure d’honnête femme à laquelle un homme ne se trompe pas ?

Potasse, qui se fait du bon sang, mais se garde d’en laisser rien voir.

Oui ; tu as l’œil américain.

Boubouroche.

Et je songeais mélancolique : « Ne te frappe pas, Boubouroche ; ce fruit n’est pas pour ton assiette. » — Un soir, elle me pria de lui donner le bras et de la déposer à sa porte. Nous partîmes. Le silence des rues et le clair de lune qu’il faisait m’inspirèrent des témérités. Sous l’ombre de sa porte cochère, comme elle me donnait le bonsoir, je pris ses petites mains dans les miennes, comme ceci, (Il prend les deux mains de Potasse.) je fixai mes yeux en les siens, comme cela, (Il fixe Potasse dans les yeux.) et, d’une voix tremblante d’émotion : « Madame, lui dis-je, je vous aime. Vous êtes un parfum, une perle, une fleur et un oiseau. »


POTASSE. — Tu as trente-huit ans ?
Potasse.

Parfaitement. Et huit jours après tu la mettais dans ses meubles.

Boubouroche, blessé du terme et rectifiant.

Huit jours après, Adèle et moi associions nos deux existences, ce qui n’est pas la même chose.

Potasse.

Peuh !… Tu lui donnes de l’argent.

Boubouroche.

Il ne manquerait plus que je lui en demande ! Je lui donne en effet, trois cent francs par mois et je lui paye son loyer, mais enfin je ne l’entretiens pas. On n’entretient pas une femme parce qu’on fait son devoir d’honnête homme en lui simplifiant, dans une certaine mesure, les complications de l’existence. — Mais, mon cher, je l’entretiens si peu, que nous ne vivons pas ensemble ! Bien mieux !… je n’ai même pas la clé de l’appartement !

Potasse, étonné.

Pourquoi ça ?

Boubouroche.

Parce qu’une honnête femme ne doit pas avoir d’amant, et qu’on n’est pas « amant » tant qu’on n’a pas la clé.

Potasse, ahuri.

Qu’est-ce qu’on est, alors ?

Boubouroche, embarrassé.

Dame, on est… euh… mon Dieu… Je ne trouve pas le mot.

Potasse.

Je le trouve, moi. On est une poire.

Boubouroche.

Eh ! Tu m’assommes avec ta poire !… Adèle n’est pas une grisette ; c’est une femme très bien élevée ; elle a sa famille, ses relations ; elle tient à ne pas se compromettre, et je trouve ça fort légitime.

Potasse.

En résumé, une de ces femmes qui veulent bien faire comme les autres, à la condition que les autres n’en sachent rien ? — Je connais. Elles sont comme ça quelques milliers sur le pavé de la capitale.

Boubouroche.

Où est l’utilité, pour une femme, de déshabiller sa conduite et de la mettre toute nue devant le monde ?

Potasse, qui ne discute plus.

Tu as raison, je ne connais rien de plus oiseux que les théories sur la vie. (Se levant.) Tu es heureux ?


POTASSE. — Non. Trop tard
Boubouroche.

Infiniment. Que me manquerait-il pour l’être ? Je suis un homme sans appétits ; je puis me lever et me coucher quand ça me convient ; mes moyens me permettent de manger à ma faim, de me désaltérer à ma soif, de fumer à ma suffisance et de prêter cent sous, quand l’occasion s’en présente, à un camarade gêné. J’ai, en plus, la liaison bourgeoise qui convenait à un homme comme moi : une petite compagne sensée et économe, que j’aime, qui me le rend bien, et dont la fidélité ne saurait faire question une seule minute. Alors quoi ? Oui, je suis heureux autant qu’il est possible à un homme de l’être ; et c’est ce qui me permet, vois-tu, vieux, d’être indulgent aux pauvres diables qui aiment mieux gagner que perdre au noble jeu de la manille et préfèrent mon tabac au leur, parce qu’il est meilleur marché.

Potasse, pendant cette tirade, est allé à la patère et y a décroché son chapeau, son paletot et sa canne.
Potasse.

Bonne pâte !

Boubouroche.

Te voilà parti ?

Potasse.

Oui.

Boubouroche.

Encore un bock ?

Potasse.

Non. Trop tard. Je n’ai pas ta veine, Boubouroche. Il faut que je sois debout à huit heures du matin.

Boubouroche.

Pauvre Potasse ! (Poignée de mains.) Eh ! bien, à demain ?

Potasse.

Oui.

Sortie de Potasse.
Boubouroche, seul, tirant sa montre.

Neuf heures dix… — Monterai-je un instant chez Adèle ?… Achevons d’abord ce distingué. La bière est bonne conseillère.

Il boit.


Scène III

BOUBOUROCHE, UN VIEUX MONSIEUR.
Sitôt la disparition de Potasse, le monsieur qui lisait le Temps à l’extrême gauche s’est levé sans bruit de sa place. Il a déposé sur la table les huit sous de sa consommation, et s’approchant, le chapeau à la main, de Boubouroche qui bourre une pipe.


Le monsieur, avec une extrême politesse.

Je vous demande pardon, monsieur ; vous êtes bien M. Boubouroche ?

Boubouroche, surpris.

Oui, monsieur.

Le monsieur.

Ernest Boubouroche ?

Boubouroche.

Ernest Boubouroche, parfaitement.

Le monsieur.

C’est bien vous qui avez pour maîtresse, boulevard Magenta, 111 bis, au quatrième sur la rue, une personne appelée Adèle ?

Boubouroche, surpris de plus en plus.

Mais…

Le monsieur.

Répondez franchement, oui ou non. Je vous dirai pourquoi après.

Boubouroche, vaguement inquiet.

Soit ! — Il est en effet exact que cette dame est… mon amie.

Le monsieur.

C’est tout ce que je voulais savoir. (Très aimable.) Eh bien ! monsieur, elle vous trompe.

Boubouroche, sursautant.

Elle me… — Asseyez-vous donc, monsieur… Voulez-vous prendre un distingué ? (Mimique discrète du monsieur.) Si fait ! Si fait ! (Au garçon.) Deux distingués, Amédée. — Expliquez-vous, monsieur, je vous prie.

Boubouroche est fiévreux. Le monsieur, lui, très calme, a pris la chaise de Potasse.

LE MONSIEUR. — Ernest Boubouroche ?
Le monsieur.

Combien je suis fâché, monsieur, d’avoir à vous gâter aussi complètement que je vais avoir l’honneur de le faire, les illusions où vous vous complaisez ! La sympathie que vous m’inspirez me rend singulièrement pénible la mission — vile en apparence, en réalité profondément charitable, philanthropique et fraternelle, dont j’ai fait dessein de m’acquitter. Mais quoi, je suis ainsi bâti ! j’estime qu’on ne saurait sans crime sacrifier la dignité d’un honnête homme à la fourberie d’une petite farceuse qui lui carotte son argent, lui gâche en injustes querelles le peu de jeunesse qui lui reste, et se fiche outrageusement de lui, — si j’ose parler un tel langage.

Boubouroche, anxieux.

Cette histoire ?…

Le monsieur.

Cette histoire, qui est hélas ! celle de tant d’autres, est la vôtre, mon cher monsieur. Vous êtes cocu. — À votre santé.

Les deux hommes trinquent et boivent.
Le monsieur, après avoir bu.

Elle est fraîche.

Boubouroche, très ému.

Monsieur, votre air respectable et la solennité de votre langage me font un devoir de penser que je ne me trouve pas en présence d’un vulgaire mystificateur. (Dénégation énergique du monsieur.) Vous venez de porter contre une femme qui m’est chère la plus grave des accusations ; il vous reste à la justifier.

Le monsieur.

Monsieur, nous ne vivons plus aux temps qu’a illustrés La Tour de Nesles, où les murs étouffaient les cris. Les siècles ont marché, les hommes ont produit. À cette heure, nous habitons des immeubles bâtis de plâtre et de papier mâché. L’écho des petits scandales d’au-dessous, d’au-dessus, d’à côté, en suinte à travers les murailles ni plus ni moins qu’à travers de simples gilets de flanelle. — Depuis huit ans, j’ai pour voisine de palier cette personne que, naïvement, vous ne craignez pas d’appeler votre « amie » ; depuis huit ans, invisible auditeur, je prends, à travers la cloison qui sépare nos deux logements, ma part de vos vicissitudes amoureuses : depuis huit ans, je vous entends aller et venir, rire, causer, chanter Le Forgeron de la Paix avec cette belle fausseté de voix qui est l’indice des consciences calmes, cirer le parquet, remonter la pendule, et vous plaindre (non sans aigreur) de la cherté du poisson : car vous êtes homme de ménage et volontiers vous faites votre marché vous-même. — C’est exact ?

Boubouroche.

Rigoureusement.

Le monsieur.

Depuis huit ans, je m’associe à vos joies et à vos misères, compatissant à celles-ci et applaudissant à celles-là, admirant votre humeur égale dans la bonne comme dans la mauvaise fortune et l’infinie grandeur d’âme qui vous porte à ne pas calotter votre « amie » chaque fois qu’elle l’a mérité. Eh bien ! monsieur… — Ici, je réclame de vous un redoublement d’attention… — de ces huit ans, pas un jour ne s’est écoulé qui n’ait été pour votre « amie » l’occasion d’une petite canaillerie nouvelle ; pas un soir, vous ne vous êtes couché qu’excellemment jobardé et cocufié comme il convient ; pas une fois, vous ne franchîtes le seuil du modeste logement payé de vos écus où s’abritent vos plus chers espoirs, qu’un homme — vous entendez bien ? — n’y fût caché.

Boubouroche, qui bondit.

Un homme !

Le monsieur.

Oui, un homme.

Boubouroche.

Quel homme ?

Le monsieur.

Un homme dont j’entends la voix quand vous n’êtes pas arrivé, et les rires quand vous êtes parti.

Un temps, puis.
Le monsieur, qui sourit.

Ça vous coupe le manillon, hein ?

Ahurissement de Boubouroche. Une minute il réfléchit ; mais tout à coup, avec ce geste ample du bras qui fait bonne et prompte justice.
Boubouroche.

Ah ouat !

Le monsieur.

Ah ouat ?

Boubouroche.

Oui, ah ouat. Vous ne savez pas ce que vous dites et je connais Adèle mieux que vous. (Très affirmatif.) Elle est incapable de me trahir.

Le monsieur.

Voulez-vous me permettre de vous dire que c’est vous-même qui parlez sans savoir ? — Vous n’avez même pas la clé de l’appartement.

Boubouroche.

Non, je n’ai pas la clé, mais qu’est-ce que ça prouve ? Je suis tombé plus de mille fois chez Adèle, à n’importe quelle heure du jour ; du diable, si, au grand jamais, elle a mis plus de six secondes à me venir ouvrir la porte ! Vous êtes une poire, mon cher ; voilà mon opinion. — Qu’Adèle ait ses côtés embêtants, je ne dis pas ; mais quant à être une honnête femme, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

Le monsieur, le sourire sur les lèvres.

C’est une petite gueuse.

Suffocation de Boubouroche, qui se contient, balbutie et finit par commander d’une voix retentissante.
Boubouroche.

Deux distingués, Amédée !

Amédée.

Boum !

Boubouroche, après un temps.

Me tromper !… Adèle !… Ah ! la ! la ! Je voudrais bien savoir pourquoi elle me tromperait… Pour de l’argent ? Elle se moque de l’argent comme de sa première chemise ; elle vivrait de pain et de lait, et elle paye ses jarretières dix-neuf sous au Louvre. Pour le plaisir ? (Grande ironie.) La pauvre enfant !… Elle n’a pas plus de sens qu’un panier à bouteilles.


BOUBOUROCHE. — Quel homme ?
Le monsieur, apitoyé et les yeux levés vers le ciel.

Ô homme !… enfant aveugle et quatorze fois sourd !… — Pas de sens ? Mais, mon cher monsieur, c’est vous qui n’en avez pas ! Vous me faites l’effet de ces gens atteints de rhume de cerveau qui refusent tranquillement aux roses un parfum qu’ils ne perçoivent plus. Pas de sens ? Écoutez, monsieur, je sais bien que nous sommes entre hommes, mais il est de ces questions brûlantes que l’on ne saurait effleurer avec trop de délicatesse… Je vous disais, il y a une minute, que nous ne vivions plus au temps où les murs étouffaient les cris… Qu’il me soit permis de le redire ; et à bon entendeur, salut ! — Au surplus, n’eût-elle pas, ainsi que vous l’affirmez, plus de sens qu’un panier à bouteilles, en eût-elle cent fois moins encore, elle vous tromperait cependant.

Boubouroche.

Pourquoi donc ?

Le monsieur.

Parce que, « tromper », toute la femme, monsieur, est là. Croyez-en un vieux philosophe qui sait les choses dont il parle et a fait la rude expérience des apophtegmes qu’il émet. Les hommes trahissent les femmes dans la proportion modeste d’un sur deux ; les femmes, elles, trahissent les hommes dans la proportion effroyable de 97 % !… Parfaitement !… 97 !… Et ça, ce n’est pas une blague ; c’est prouvé par la statistique et ratifié par la plus élémentaire clairvoyance. Bref, que ce soit pour une raison ou pour une autre, ou pour pas de raison du tout : à cette même minute où je vous parle, un intrus est sous votre toit ; il est assis en votre fauteuil familier, il chauffe les semelles de ses bottes au foyer habitué à rissoler les vôtres, et il sifflote entre ses dents l’air du Forgeron de la Paix, qu’il a appris de vous à la longue. Que vous n’en croyiez pas un mot, c’est votre droit. Pour moi, ma mission est remplie et je me retire le cœur léger, en homme qui a fait son devoir, sans faiblesse, sans haine, et sans crainte. Si les hommes apportaient dans la vie cet esprit de solidarité que savent si bien y apporter les femmes et faisaient les uns pour les autres ce que je viens de faire pour vous, le nombre des cocus n’en serait pas amoindri : mais combien serait simplifiée (et c’est là que j’en voulais venir) la question, toujours compliquée et pénible, des ruptures dont le besoin s’impose. — Monsieur, à l’honneur de vous revoir. Je vous laisse les consommations.

Il salue et sort. — Longue rêverie de Boubouroche.
Boubouroche, abattant brusquement sur la table un coup de poing.

Nom d’un tonneau !…

Amédée, qui s’est mépris et qui accourt.

Monsieur désire ?

Boubouroche.

Vous m’embêtez. Rien du tout. (À la réflexion.) Au fait, si ! Qu’est-ce que je vous dois ?

Amédée, son compte fait.

Neuf francs vingt.

Boubouroche, jetant dix francs sur la table.

Voilà. Gardez.

Amédée, stupéfait.

Merci, monsieur Boubouroche. (Suivant de l’œil la sortie étrange de Boubouroche.) Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Boubouroche, au seuil du café.

Nom d’un tonneau !…

Il sort.




ANDRÉ. — « C’est pour la paix que mon marteau travaille ».


ACTE DEUXIÈME

Un salon modeste. Au fond, un peu sur la droite, une porte à deux battants. À droite, une porte latérale ; à gauche, une croisée, distinguée à travers la mousseline du rideau qui la masque.
Au fond aussi, face au public, une armoire de chêne.
À gauche, Adèle qui travaille, et près d’elle, un guéridon supportant une corbeille à ouvrage et une lampe à vaste abat-jour.
À droite, assis sur une chaise longue, André, en culotte et veston, astique à l’aide d’une peau de daim, la trompe de sa bicyclette.

Scène PREMIÈRE

ADÈLE, ANDRÉ
D’abord long silence. C’est le calme recueilli de l’intimité. Pas une parole. Grincements légers des ciseaux. Une minute s’écoule ainsi. Soudain, André chantonne entre ses dents, sans interrompre son petit travail, d’ailleurs :

« C’est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des combats, je vis en liberté ;
Je hais le feu, la poudre et la mitraille ;
Je ne forge le fer que pour l’humanité. »

Adèle, d’un ton de reproche.

André !

André, rappelé à l’ordre.

Pardon.

Reprise de silence ; puis, coup de sonnette. André bondit sur ses pieds, et en un clin d’œil va se blottir dans le bahut dont il ramène sur lui les battants ; ceci sans avoir dit un mot. Adèle, elle, est venue à la porte du fond, puis à une autre porte, qui est celle du palier et que laisse voir l’encadrement de la première. — Elle ouvre.


Un monsieur, sur le carré.

Mademoiselle Tambour ?

Adèle.

C’est au-dessus.

Le monsieur.

Merci.

Adèle redescend en scène et vient ouvrir à André.
Adèle.

Quelqu’un qui se trompe.

C’est tout. Toujours sans ouvrir la bouche, André vient reprendre sur sa chaise longue, sa position et son ouvrage, tandis qu’Adèle, près du guéridon, reprend sa chaise et ses ciseaux. — La scène redevient exactement ce qu’elle était au lever de la toile. — Nouveau silence suivi d’une nouvelle œillade exaspérée jetée par Adèle à André, qui s’est remis à fredonner le refrain du Forgeron de la Paix.
André, rappelé à l’ordre.

Pardon.

Il se tait. Nouveau temps, grincement de ciseaux entre des froufrous d’étoffe, etc.; etc. — Coup de sonnette.
André.

Zut !

Recommencé de la scène déjà vue, nouvelle retraire précipitée d’André en son sous-sol de bahut ; et nouvelle passade d’Adèle qui retourne ouvrir la porte du palier.


Un monsieur, sur le carré.

Monsieur Trouille ?

Adèle.

C’est au-dessous.

Le monsieur.

Merci.

Rentrée en scène d’Adèle.
Adèle, écartant les panneaux du bahut.

Quelqu’un qui se trompe.

André, agacé.

Encore !… Ça va durer longtemps ?

Adèle.

Non, mais prends-t’en à moi, pendant que tu y es.

André, en scène.

Je ne m’en prends pas à toi.

Adèle.

Si… Je dirai même que depuis quelque temps tu as une fâcheuse tendance à m’imputer des responsabilités dans lesquelles je n’ai rien à voir, et à me faire payer les erreurs des personnes qui se trompent d’étage.

André.

Tu trouves ?

Adèle.

Oui, je trouve.

André.

Eh bien, sache-le : cet état de choses ne m’est plus supportable. Ce buffet m’aigrit !

Adèle.

D’abord, c’est un bahut.

André.

C’est juste. Je te fais mes excuses.

Adèle.

Et puis, toi aussi, sache-le : tu es profondément injuste ; et avec moi, qui fais des miracles, tu le sais bien, pour écourter autant que possible tes heures de captivité, et (Montrant le bahut.) avec lui, qui te donne une hospitalité… relativement confortable. En somme, quoi ? Tu y as de la lumière dans ce bahut ; une chaise pour t’y asseoir, une table pour y lire. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Une pièce d’eau ? Ah ! que voilà donc bien les exigences des hommes !

André.

Et que voilà donc bien, surtout, les exagérations des femmes !… Il ne s’agit pas d’une pièce d’eau ; il s’agit que mes parents ne m’ont pas donné la vie pour que je la passe dans un bahut. Sois sincère, voyons ; est-ce vrai ?… Autre chose : s’il est déplorable au point de vue de la commodité, ce meuble est excellent au point de vue de l’acoustique…

Adèle, intriguée.

Si bien ?

André.

Si bien que le silence de ma solitude y est de temps en temps troublé… par des échos fort importuns, dont je me priverais, je te prie de le croire, le plus facilement du monde. — Je t’aime, après tout !

Adèle, émue.

Pauvre chat !… (Un temps.) Le buffet de la salle à manger n’avait pas cet inconvénient.

André.

Non, mais il en avait un autre : j’en sortais imprégné d’odeurs de nourriture qui se cramponnaient à ma personne avec une ténacité au-dessus de tout éloge… au point que je ne pouvais plus mettre le pied dehors sans me buter à des gens de connaissance qui me humaient comme un plat et finissaient par s’écrier : « C’est curieux, depuis quelque temps, comme vous sentez la poire cuite ! »

Adèle rit.
André, vexé.

Je sais que cela est fort plaisant. Seulement, je te le répète : je commence à avoir plein le dos de cette existence de lapin perpétuellement aux aguets et qui ne sort de son terrier que pour s’y reprécipiter à la première alerte. Ma dignité y reste… et ma confiance aussi.

Adèle.

Ta confiance en qui ?

André.

En toi.

Adèle.

Conclusion aussi flatteuse qu’inattendue.

André.

Elle est logique. Raisonnons. Voilà huit ans que cette plaisanterie dure ; huit ans que tu bernes grossièrement…

Adèle.

À ton profit, je te ferai observer.

André.

… un brave garçon, qui, après tout, ne t’avait pas prise de force. Et, à l’accomplissement de cette tâche, tu as déployé, chère enfant, une telle intelligence que tu m’en vois épouvanté !…

Adèle.

Tu vas peut-être me reprocher de sacrifier à notre amour cet imbécile de Boubouroche ?

André.

Non, mais quand j’envisage les trésors de rouerie, d’audace tranquille, de sournoiserie ingénieuse, que tu as dû jeter par les fenêtres pour mener à bonne fin une mauvaise action, j’en arrive à me demander si je ne suis pas, moi aussi, le Boubouroche de quelqu’un, et si une femme assez adroite pour cacher un second amant à un premier en le logeant dans un bahut n’en cache pas au second un troisième, en le fourrant dans un coffre à bois.

Adèle.

André !

André.

Tu n’empêcheras jamais les gens qui aiment d’être jaloux.

Adèle.

Tu n’as pas à être jaloux de moi.

André.

Je ne t’accuse pas.

Adèle.

Tu me soupçonnes.

André, très sincère.

À peine, ma parole d’honneur !

Adèle.

C’est encore mille fois trop. Qu’ai-je fait ? Où est mon crime ? Je t’ai préféré à un autre. Après ? Or, cet autre, je le connais, tu ne pèserais pas lourd, dans ses doigts, et si j’ai eu assez d’adresse pour empêcher que tu y tombes, tu devrais t’en féliciter au lieu de marchander bêtement, comme tu le fais, les moyens dont j’ai dû me servir.

André.

Je n’ai pas peur de lui, un homme en vaut un autre.

Adèle.

Oui ? Eh bien ! qu’il nous pince !…

André.

Il nous pincera.

Adèle.

Jamais !…

André.

Tais-toi donc ; je te dis que nous serons pincés ; c’est sûr. (Adèle hausse l’épaule.) Bon !… Tu verras. (Tirant sa montre.) Du reste, ce ne sera pas aujourd’hui. Neuf heures et demie dans un instant ; Boubouroche ne viendra plus. — Nous nous couchons ?

Adèle.

Ce ne serait peut-être pas prudent. Attendons encore dix minutes.

André.

Si tu veux.

Il regagne sa chaise longue. Adèle reprend son ouvrage et la scène, une fois de plus, retrouve son aspect primitif. Silence. — Violent coup de sonnette.
André.

Cette fois, c’est lui !

Disparition dans le bahut. — Adèle va ouvrir.


Scène II

ADÈLE, BOUBOUROCHE, ANDRÉ (caché)
Boubouroche entre comme un fou, descend en scène, se rend à la porte de droite, qu’il ouvre, plonge anxieusement ses regards dans l’obscurité de la pièce à laquelle elle donne accès ; va de là, à la fenêtre de gauche, dont il écarte violemment les rideaux.
Adèle, qui l’a suivi des yeux avec une stupéfaction croissante.

Regarde-moi donc un peu.

Boubouroche, les poings fermés, marche sur elle.
Adèle, qui, elle, vient sur lui avec une grande tranquillité.

En voilà une figure !… Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Boubouroche., d’une voix étranglée.

Il y a que tu me trompes.

Adèle.

Je te trompe !… Comment, je te trompe ?… Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Boubouroche.

Je veux dire que tu te moques de moi ; que tu es la dernière des coquines et qu’il y a quelqu’un ici.

Adèle.

Quelqu’un !

Boubouroche.

Oui, quelqu’un !

Adèle.

Qui ?

Boubouroche.

Quelqu’un !

Un temps.
Adèle, éclatant de rire.

Voilà du nouveau.

Boubouroche, la main haute.

Ah ! ne ris pas !… Et ne nie pas ! Tu y perdrais ton temps et ta peine : je sais tout !… C’est cela, hausse les épaules ; efforce-toi de me faire croire qu’on a mystifié ma bonne foi. (Geste large.) Le ciel m’est témoin que j’ai commencé par le croire et que je suis resté dix minutes les pieds sur le bord du trottoir, les yeux rivés à cette croisée, m’accusant d’être fou, me reprochant d’être ingrat !… J’allais m’en retourner, je te le jure, quand tout à coup, deux ombres — la tienne et une autre !… — ont passé en se poursuivant sur la tache éclairée de la fenêtre. À cette heure, tu n’as plus qu’à me livrer ton complice ; nous avons à causer tous deux de choses qui ne te regardent pas. Va donc me chercher cet homme, Adèle. C’est à cette condition seulement, que je te pardonnerai peut-être, car (Très ému.) ma tendresse pour toi, sans bornes, me rendrait capable de tout, même de perdre un jour le souvenir de l’inexprimable douleur sous laquelle sombre toute ma vie.

Adèle., dans une nausée.

Tu es bête !

Boubouroche.

Je l’ai été. Oui, j’ai été huit ans ta dupe, inexplicablement aveugle en présence de telles évidences qu’elles auraient dû me crever les yeux !… N’importe, ces temps sont finis ; la canaille peut triompher, une minute vient toujours, où le bon Dieu, qui est un brave homme, se met avec les honnêtes gens.

Adèle.

Assez !


BOUBOUROCHE. — Il y a que tu me trompes.
Boubouroche, abasourdi.

Tu m’imposes le silence, je crois ?

Adèle.

Tu peux même en être certain !… (Hors d’elle.) En voilà un énergumène, qui entre ici comme un boulet ! pousse les portes ! tire les rideaux ! emplit la maison de ses cris ! me traite comme la dernière des filles, va jusqu’à lever la main sur moi !…

Boubouroche.

Adèle…

Adèle.

… tout cela parce que, soi-disant, il aurait vu passer deux ombres sur la transparence d’un rideau ! D’abord tu es ivre.

Boubouroche.

Ce n’est pas vrai.

Adèle.

Alors tu mens.

Boubouroche.

Je ne mens pas.

Adèle.

Donc tu es gris ; c’est bien ce que je disais !… (Effarement ahuri de Boubouroche.) De deux choses l’une ; tu as vu double ou tu me cherches querelle.

Boubouroche, troublé et qui commence à perdre sa belle assurance.

Enfin, ma chère amie, voilà ! Moi… on m’a raconté des choses.

Adèle, ironique.

Et tu les as tenues pour parole d’Évangile ? Et l’idée ne t’est pas venue un seul instant d’en appeler à la vraisemblance ? aux huit années de liaison que nous avons derrière nous ? (Silence embarrassé de Boubouroche.) C’est délicieux ! En sorte que je suis à la merci du premier chien coiffé venu… Un monsieur passera, qui dira : « Votre femme vous est infidèle », moi je paierai les pots cassés ; je tiendrai la queue de la poêle ?

Boubouroche.

Mais…

Adèle.

Détrompe-toi.

Boubouroche, à part.

J’ai fait une gaffe.

Adèle., pâle d’indignation.

Celle-là est trop forte, par exemple. (Tout en parlant, elle est revenue au guéridon et elle y a pris la lampe, qu’elle apporte à Boubouroche.) Voici de la lumière.

Boubouroche.

Pour quoi faire ?

Adèle.

Pour que tu ailles voir toi-même. Ne fais donc pas l’étonné.

Boubouroche, se dérobant.

Tu n’empêcheras jamais les gens qui aiment d’être jaloux.

Adèle.

Tu l’as déjà dit.

Boubouroche.

Moi ?… Quand ça ?

Adèle, à part.

Oh ! (Haut.) Tu m’ennuies !… Je te dis de prendre cette lampe… (Boubouroche prend la lampe.)… et d’aller voir. Tu connais l’appartement, hein ? Je n’ai pas besoin de t’accompagner ?

Boubouroche, convaincu.

Ne sois donc pas méchante, Adèle. Est-ce que c’est ma faute à moi, si on m’a collé une blague ? Pardonne-moi, et n’en parlons plus.

Adèle, moqueuse.

Tu sollicites mon pardon ?… C’est bizarre !… Ce n’est donc plus à moi de mériter le tien par mon repentir et par ma bonne conduite ?… (Changement de ton.) Va toujours, nous verrons plus tard. Comme, au fond, tu es plus naïf que méchant, il est possible — pas sûr, pourtant — que je perde, — moi — un jour, le souvenir de l’odieuse injure que tu m’as faite. Mais j’exige… — tu entends ? j’exige ! que tu ne quittes cet appartement qu’après en avoir scruté, fouillé, l’une après l’autre chaque pièce. — Il y a un homme ici, c’est vrai.

Boubouroche, goguenard.

Mais non.

Adèle.

Ma parole d’honneur. (Indiquant de son doigt le bahut où est enfermé André.) Tiens, il est là-dedans ! (Boubouroche rigole.) Viens donc voir.

Boubouroche, au comble de la joie.

Tu me prendrais pour une poire !…

Adèle.

Voici la clé de la cave.

Boubouroche, les yeux au ciel.

La cave !…

Adèle.

Tu me feras le plaisir d’y descendre…

Boubouroche.

Tu es dure avec moi, tu sais.

Adèle.

… et de regarder entre les tonneaux et les murs. Ah ! je te fais des infidélités ?… Ah ! je cache des amants chez moi ?… Eh ! bien, cherche, mon cher, et trouve !

Boubouroche.

Allons ! Je n’ai que ce que je mérite.

La lampe au poing, il va lentement, non sans se retourner de temps en temps pour diriger vers Adèle, qui demeure impitoyable et muette, des regards suppliants de phoque, jusqu’à la petite porte de droite, qu’il atteint enfin et qu’il pousse. — Coup d’air. La lampe s’éteint.
Boubouroche.

Bon !

Mais à la seconde précise où l’ombre a envahi le théâtre, la lumière de la bougie qui éclaire la cachette d’André est apparue, très visible.
Adèle, étouffant un cri.

Ah !

Boubouroche, à tâtons.

Voilà une autre histoire. — Tu as des allumettes, Adèle ? (Brusquement.) Tiens !… Qu’est-ce que c’est que ça ?… de la lumière !

Précipitamment, il dépose sa lampe ; court au bahut, l’ouvre tout grand et se recule en poussant un cri terrible.


Scène III

ADÈLE, BOUBOUROCHE, ANDRÉ
Découvert, André ne s’émeut point. Il sort de son bahut, emportant sa bougie qu’il dépose sur le guéridon. — Lumière à la rampe. — Ceci fait, il va à Adèle, et souriant, avec le geste content de soi, d’un monsieur à qui l’évènement a fini par donner raison.
André.

C’était sûr ! Je l’avais prédit. (Philosophe.) Enfin !… Un peu plus tôt ou un peu plus tard ! (Il tire de sa poche sa carte et la présente à Boubouroche.) Je me tiens à vos ordres, monsieur.

Mais Boubouroche, idiotisé, le regarde sans le voir.
André, après un instant.

C’est ma carte. Veuillez me faire l’honneur de la prendre.

Boubouroche, qui replie la carte et la jette au fond de sa poche.

C’est bien. Je vous ferai savoir mes intentions. Allez-vous-en.

André.

Excusez-moi. Je serai naturellement bien aise de savoir ce que vous comptez faire. Oh ! je ne vous interroge pas !… Une telle familiarité !… Cependant… en un mot, monsieur, je ne suis pas sans inquiétude. Vous êtes violent, et je ne sais jusqu’à quel point j’ai le droit de vous laisser seul avec une femme… qui…, que…

Boubouroche., formidable.

Vous, vous allez commencer par vous taire. Un mot encore — je dis : un ! un ! un seul ! C’est clair n’est-ce pas ? un seul mot ! — …je vous empoigne par le fond de la culotte, et je vous envoie par cette croisée voir les poules !…

André, très calme.

Permettez.

Boubouroche.

Silence !… Taisez-vous !… — Si, un instant, vous pouviez deviner ce qui se passe en moi à cette heure ; si vous pouviez supposer à quelle force de volonté je me retiens et je me cramponne, ah ! je vous le certifie, je vous le jure, vous verdiriez ! à la pensée de seulement entr’ouvrir la bouche !… — Oui, vous seriez terriblement imprudent de vous obstiner à parler après que je vous en ai fait la défense, et c’est un bonheur pour nous deux, un grand bonheur que je me connaisse !… Allez-vous-en, voilà tout ce que j’ai à vous dire. Je suis un homme très malheureux et dont il ne faut pas exaspérer le chagrin, allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

André, très chic.

Un galant homme est toujours un galant homme, même le jour où certaines circonstances de la vie l’ont mis dans la nécessité de se cacher dans un bahut. Il arrivera ce qui arrivera, mais je quitterai cette maison quand j’aurai reçu l’assurance que vous ne toucherez pas à un seul cheveu de la personne qui est là. Je vous en demande votre parole d’honneur, et c’est le moindre de mes devoirs. Vous êtes extraordinaire, vous me permettrez de vous le dire, avec vos airs de me mettre à la porte d’une maison qui n’est pas la vôtre ; et si je veux bien me rendre à vos ordres, eu égard à votre état d’exaltation, vous ne sauriez moins faire, convenez-en, que de céder à ma prière.

Boubouroche, le sang à la tête.

Je vais faire un malheur !

André, très simple.

Faites-le.

Les deux hommes se regardent dans les yeux. Lutte intérieure de Boubouroche, qui finit par se dominer.
Boubouroche, d’une voix sourde.

Partez.

André.

J’ai votre parole ?

Boubouroche, du même ton.

Oui.

André.

J’en prends acte.

Long jeu de scène.
André revient à son bahut, prendre ce qui lui appartient : ses livres, ses journaux, sa trompe et sa peau de daim.
Une boîte d’allumettes se trouve là. Scrupuleux, il la restitue à sa légitime propriétaire, laquelle le regarde faire sans un mot tandis qu’il dépose la boîte sur la petite table à ouvrage en murmurant : « Les allumettes ». Retourné à son armoire, il prend son peigne, dont il se peigne, puis sa brosse, dont il se brosse ; plante le peigne dans les crins de la brosse, se loge la brosse sous le coude gauche ; après quoi, saluant Boubouroche et Adèle avec le plus grand respect.
André.

Madame… Monsieur.

Boubouroche, à Adèle.

Qui est cet homme ?

Adèle.

Est-ce que je sais, moi !



Scène IV

BOUBOUROCHE, ADÈLE.
Boubouroche, étourdi au brusque révélé de tant de fausseté
et de perfidie.

Scélérate !… Tu vas mourir !

Il bondit sur elle ; de ses deux mains, il lui emprisonne le cou.

BOUBOUROCHE. — Tu vas mourir !
Adèle, terrifiée.

Ah !

Boubouroche l’a renversée sur la chaise longue, le meurtre va s’accomplir. Mais au moment de serrer les doigts, le pauvre homme manque de courage. Il se redresse, il prend ses tempes dans ses mains, finit par éclater en larmes, et, tombé aux genoux de sa maîtresse, il sanglote, la tête dans ses jupes.
Boubouroche.

Je ne peux pas, mon Dieu !… Je ne peux pas !… Mais quelles fibres me lient donc à toi, que toutes mes énergies d’homme ne puissent suffire à les briser ; que ma soif de vengeance désarme devant la peur de te faire du mal et que je ne trouve que des pleurs où je devrais ne trouver que des colères ?… Voyons, (Il lui prend les mains.) pourquoi as-tu fait ça ?… Je sais bien que je ne suis ni bien beau ni bien riche, mais j’avais tant fait, tant fait, pour faire oublier ces petits torts !… Tu étais dans mon cœur comme dans un nid !… J’étais dans tes petites mains un jouet ! Tu avais l’air d’être contente… Alors quoi ? Car je ne comprends plus. Pourquoi ? Parle ! Pourquoi ? Pourquoi ?

Adèle, qui s’est peu à peu rassurée et dont le visage n’exprime plus
à cette heure que le plus profond étonnement.

Ah ! çà ! c’est sérieux ?

Boubouroche.

Sérieux !

Adèle.

C’est qu’en vérité tu me fais peur ! Je me demande si tu deviens fou… Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?

Boubouroche.

Eh ! ne le savons-nous pas que trop ?… Tu m’as trompé !

Adèle, hochant de droite à gauche la tête.

Pas du tout.

Boubouroche.

Tu ne m’as pas trompé ?

Adèle, simplement.

Jamais.

Boubouroche.

Mais cet homme, misérable menteuse ! cet homme ?

Adèle.

Je ne puis te répondre.

Boubouroche.

Pourquoi donc ?

Adèle.

Parce que c’est un secret de famille et que je ne puis pas le révéler.

Boubouroche, suffoqué.

Çà, par exemple !…

Adèle, résignée.

Tu ne me crois pas, tu as raison. J’en ferais autant à ta place. — Adieu.

Boubouroche.

Où vas-tu ?

Adèle.

Nulle part. Il faut nous quitter ; voilà tout.

Boubouroche.

Tu n’espères cependant pas que sur la foi d’une simple assurance…

Adèle.

Je ne l’espère pas, en effet, — encore que je pourrais te trouver d’un scepticisme un peu outré à l’égard d’une femme qui a été huit ans la compagne de ton existence et ne croit pas avoir jamais rien fait qui puisse te donner le droit de suspecter sa parole. Ça ne fait rien ; les apparences sont contre moi et je ne saurais t’en vouloir de la faiblesse d’âme qui te pousse à t’en remettre à elles, en aveugle. Si tu ne l’avais, tu ne serais pas homme.

Boubouroche.

C’est possible, mais moi je dis une chose ; c’est que cacher un homme chez soi n’est pas le fait d’une honnête femme.

Adèle.

Si je n’étais une honnête femme, je ne ferais pas ce que je suis en train de faire : je ne sacrifierais pas ma vie au respect de la parole donnée, à un secret d’où dépend, seulement, l’honneur d’une autre !!! — Inutile de discuter ; nous ne nous entendrons jamais : — ce sont là de ces sentiments féminins que les hommes ne peuvent pas comprendre. Séparons-nous ; nous n’avons plus que cela à faire. (Sa voix se mouille.) Je ne te demande pas de m’embrasser, mais je voudrais que tu me donnes la main. (Boubouroche lui donne la main.) Sois heureux, voilà tout le mal que je te souhaite ; pardonne-moi celui que j’ai pu te faire, car je ne l’ai jamais fait exprès.


ADÈLE. — Il le faut cependant
Boubouroche, que commence à gagner l’émotion.

Oh ! je sais bien. Tu n’es ni vicieuse, ni méchante.

Adèle, dont la voix se trempe de plus en plus.

Nous aurons goûté de grandes joies ! Laisse-moi croire que tu n’en perdras pas tout souvenir en franchissant le seuil de cette porte, et que quelquefois, plus tard, quand tout ce qui est le présent sera devenu un lointain passé, tu te rappelleras avec un peu d’attendrissement la vieille amie que tu auras laissée seule et la petite maison que tu auras laissée vide… (Éclatant en sanglots.) Ah ! elle peut s’en vanter, la vie… quand elle se met à être lâche, elle l’est bien !…

Boubouroche, les larmes aux yeux.

Adèle…

Adèle.

Ne pleure pas, je t’en prie. Je n’ai déjà pas trop de courage !… Car enfin, je ne me faisais pas d’illusions et je savais bien que notre liaison ne pouvait pas être éternelle… mais je croyais pouvoir compter encore sur quelques années de bonheur.

Boubouroche.

Jure de ne plus recommencer, au moins. Je t’ai dit que ma tendresse pour toi pouvait aller jusqu’au pardon.

Adèle.

Je sais à quel point tu es bon et je te sais gré de ton indulgence ; mais je n’ai pas à accepter le pardon d’une faute que je n’ai pas commise. — Et puis, à quoi bon ? Pourquoi faire ? Tu ne peux plus avoir pour moi qu’une affection sans confiance, et dans ces conditions j’aime mieux y renoncer. Je tiens à ton amour, mais plus encore à ton estime ; le ver est dans le fruit, jetons-le.

Boubouroche.

Je ne peux pas te quitter. C’est plus fort que moi.

Adèle.

Il le faut cependant. (Énergique.) Allons !… (Boubouroche pleure.) Grand bébé !… Elle a tiré son mouchoir de sa poche et lui essuie les yeux.)… Voilà, maintenant, qu’il faut que ce soit moi qui le console !… Sois homme !… C’est le deuil éternel de la vie, ça !

Boubouroche, qui larmoie.

Je veux rester.

Adèle.

C’est impossible.

Boubouroche.

Je t’aime trop… Je ne peux pas me passer de toi.

Adèle.

Ce sont des choses que l’on dit. — Et si j’étais venue à mourir ?

Boubouroche, éclatant en sanglots.

Oh ! alors…

Adèle.

Tenons-nous-en là. Les forces me manqueraient, à la fin. Pour la dernière fois, adieu.

Boubouroche.

Ce n’est pas la peine, je ne m’en irai pas.

Adèle.

Tu n’es pas raisonnable.

Boubouroche.

Je m’en fiche.

Adèle, résignée.

C’est bien. Reste.

Adèle remonte vers la gauche du théâtre, vient à la fenêtre, en soulève le rideau et regarde ce qui se passe dans la rue.
Un temps.
Boubouroche, sur sa chaise longue, continue à pleurer, la figure dans le mouchoir.
Enfin :
Adèle.

Alors, tu me pardonnes ?

Boubouroche, de la tête, dit : « Oui. »
Adèle.

Réponds mieux que ça. Tu me pardonnes ?

Boubouroche, d’une voix étranglée.

Oui.

Adèle.

Tu me pardonnes de tout ton cœur ?

Boubouroche.

Je te pardonne de tout mon cœur.

Adèle.

Et tu ne reparleras jamais de cette abominable soirée ?

Boubouroche.

Jamais.

Adèle.

Tu me le jures ?

Boubouroche.

Je te le jure.

Adèle.

Bon. — Eh bien ! je ne t’ai pas trompé. Tu me croiras peut-être, à présent que je n’ai plus d’intérêt à mentir. (S’emparant de ses deux mains.) Regarde-moi dans les yeux. Ai-je l’air, oui ou non, d’une femme qui dit la vérité ?… Ah ! le nigaud, qui gâche sa vie pour le seul plaisir de le faire et ne songe pas à se dire : « C’est trop bête ! Voilà huit ans que cette maison est la mienne, et que cette femme vit au grand jour ! » Franchement, quand as-tu eu à te plaindre de moi ?… N’ai-je pas été pour toi la plus douce des maîtresses ? la plus patiente et… — il faut bien le dire ! — … la plus désintéressée ?

Boubouroche.

Si.

Adèle.

Et un tel passé s’écroulerait ? et des heures vécues en commun, et des caresses échangées, et de tout ce qui fut notre amour, rien ne subsisterait en ta mémoire, parce qu’une fatalité imbécile te fait trouver (Méprisante.) dans un bahut, un homme… que tu ne connais même pas ?… — Un doute reste en ton esprit !

Boubouroche.

Non.


LE MONSIEUR. — Voulez-vous me lâcher !
Adèle.

Ne dis pas « non », je le sens. Eh bien ! je ne veux plus de toi à moi le plus petit équivoque, la moindre arrière-pensée. Je sais de quel prix je puis payer ta tranquillité définitive : c’est cher, mais je suis disposée à tout, même à te livrer, si tu l’exiges, un secret qui n’est pas le mien. Dois-je commettre cette infamie ? Un mot, c’est fait.

Boubouroche.

Pour qui me prends-tu ? Je suis un honnête homme, les affaires des autres ne me regardent pas.

Adèle.

Embrasse-moi, je pourrais te faire des reproches, mais tu as eu assez de chagrin comme ça. Seulement, conviens que tu as été absurde.

Elle offre sa joue au baiser de la réconciliation.
À ce moment :
Boubouroche, d’une voix de tonnerre.

Ah ! chameau !!

Adèle, terrifiée

Moi ?

Boubouroche, tendrement ému.

T’es bête, mon chat !… (Il l’embrasse.) Un instant.

Il se lève, va prendre son chapeau, s’en coiffe et se dirige vers le fond.
Adèle, étonnée.

Qu’est-ce que tu fais ?

Boubouroche.

Un compte à régler. Ne t’inquiète pas. Je ne fais qu’aller et revenir.

Il sort, laissant ouverte la porte qui donne accès sur le vestibule, en sorte qu’on le voit ouvrir la porte de l’escalier. À cet instant, passe, regagnant son domicile, le vieux monsieur du premier acte.
Boubouroche.

Ça tombe bien ; j’allais chez vous.

Il dit, l’empoigne à la cravate, et l’amène rudement en scène.
Le monsieur, ahuri.

Hein ! Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Boubouroche.

Et si je vous cassais la figure, maintenant ?… Si je vous la cassais, la figure ?

Le monsieur.

Voulez-vous me lâcher !

Boubouroche.

Ah ! Adèle est une petite gueuse ! Ah ! Adèle est une petite gueuse ! — Vous êtes un vieux daim et une poire.

Colletage, tumulte, rideau.