Bourses de voyage (1904)/Deuxième partie/Chapitre IV

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Hetzel (Tome 2p. 74-101).

IV

LA MARTINIQUE.

Ce danger, Harry Markel venait d’y échapper. Par trois fois encore, à la Martinique, à Sainte-Lucie et à la Barbade, il y serait exposé. Pourrait-il toujours s’y soustraire ?… Une chance extraordinaire l’avait accompagné pendant la première partie de son existence de pirate jusqu’au jour où ses compagnons et lui furent arrêtés à bord de l’Halifax, puis s’était manifestée de nouveau avec l’évasion de la prison de Queenstown, avec la capture de l’Alert. Depuis lors, elle avait continué, elle continuait même par ce fait que Harry Markel avait pu éviter la rencontre de Ned Butlar. Quant au portrait, si différent du sien, que ce matelot avait fait du capitaine Paxton, il n’attachait à cela aucune importance. Les passagers n’y songeaient déjà plus. Il avait foi dans son étoile, il irait jusqu’au bout de son aventureuse et criminelle campagne.

Ce matin-là, on l’a dit, la Dominique, dont on n’apercevait que les dernières hauteurs, restait à cinq ou six milles dans le sud, et n’aurait plus même été visible, si la brise eût fraîchi.

La distance entre cette île et la Martinique est à peu près égale à celle qui sépare la Guadeloupe de la Dominique. Or, ses montagnes sont assez élevées, et, par beau temps, se voient d’une soixantaine de milles. Rien d’impossible à ce qu’elles fussent aperçues avant le coucher du soleil. Dans ce cas, dès le lendemain, l’Alert serait à Fort-de-France, la capitale, vers laquelle il se dirigeait.

Divisée en neuf cantons et vingt-neuf communes, l’île comprend les deux arrondissements de Saint-Pierre et de Fort-de-France.

Le ciel était magnifique, la mer resplendissante, tout imprégnée de rayons solaires. Pas un nuage ne voilait l’espace. À peine si l’on ressentait cette houle longue et régulière qui venait du large. Le baromètre se tenait au beau fixe.

Dans ces conditions, il était donc à supposer que l’Alert ne gagnerait pas plus de cinq à six milles à l’heure. Aussi Harry Markel fit-il établir les bonnettes du grand mât, du mât de misaine, les voiles d’étai, en un mot complète voilure d’un trois-mâts.

Tony Renault et Magnus Anders ne furent pas les derniers à grimper par les haubans, à gagner les hunes, en s’aidant des hampes de revers, sans même passer par le trou du chat, à se hisser jusqu’aux barres de perroquet, à pousser les bouts des bonnettes, tandis que leurs camarades s’occupèrent à les amurer, puis à raidir leurs écoutes.

En vérité, la manœuvre achevée, ces hardis garçons consentiraient-ils à redescendre sur le pont, et ne préféreraient-ils pas rester dans la mâture ?

Sur la dunette, assis dans un confortable fauteuil d’osier doublé d’un moelleux coussin, le mentor paraissait fier de ses jeunes compagnons. Non point qu’il fût sans inquiétude à les voir se promener sur les vergues, à gravir les enfléchures et qu’il négligeât de leur crier de bien se tenir. Enfin tout cela l’enchantait. Ah ! si son directeur, M. Julian Ardagh, eût été là près de lui, s’ils avaient pu échanger quelques propos, quels pompeux éloges ils eussent faits des pensionnaires d’Antilian School ! Et tout ce que M. Patterson aurait à raconter, à son retour, lorsqu’il remettrait le registre où figureraient les comptes de ce merveilleux voyage !

Et s’étonnera-t-on si, à un moment où Tony Renault et Magnus Anders atteignaient en haut des mâts, cette citation lui échappa en présence de John Carpenter :

« Sic itur ad astra…

— Qu’est-ce que ça veut dire, monsieur ?… demanda le maître d’équipage.

— Ça veut dire qu’ils s’élèvent vers le ciel.

— Et qui a enfilé ces mots-là les uns au bout des autres ?…

— Le divin Virgile.

— J’ai connu un individu de ce nom, un nègre, qui était soutier à bord des transatlantiques…

— Ce n’était pas lui, mon ami…

— Eh bien, tant mieux pour votre Virgile, car le mien a été pendu ! »

Au cours de cette journée, l’Alert croisa plusieurs de ces navires qui font le cabotage entre les Antilles, mais il ne s’en approcha pas.

Ce que craignait alors Harry Markel, c’était d’être encalminé pendant quelques jours, ce qui eût retardé d’autant son arrivée à la Martinique.

Cependant, si la brise indiqua une tendance à calmir, elle ne tomba pas tout à fait avec le soir. Quoique faible, elle parut devoir se maintenir toute la nuit. Venant du nord-est, elle serait favorable à l’Alert, qui n’amena point ses hautes voiles, bien que cela se fasse d’ordinaire entre le coucher et le lever du soleil.

Ce fut vainement, avant que l’obscurité eût rempli l’espace, que les passagers cherchèrent à apercevoir la cime du mont Pelé, qui s’élève à treize cent cinquante-six mètres au-dessus du niveau de la mer. Aussi, vers neuf heures, regagnèrent-ils leurs cabines, dont les portes restèrent ouvertes à cause de la chaleur.

Jamais nuit ne leur avait paru plus tranquille, et, dès cinq heures du matin, tous étaient sur le pont.

Et alors Tony Renault de s’écrier, en montrant une hauteur vers le sud :

« Le mont Pelé, le voilà !… C’est lui… je le reconnais !…

— Tu le reconnais ?… répliqua Roger Hinsdale, d’un ton qui marquait une certaine incrédulité…

— Sans doute !… Pourquoi aurait-il changé depuis cinq ans ?… Tenez… les trois pitons du Carbet…

— Il faut avouer, Tony, que tu as de bons yeux…

— Excellents !… Je vous affirme que c’est le mont Pelé… qui n’est pas pelé du tout… Il est vert et boisé comme toutes les montagnes de mon île !… Et vous en verrez bien d’autres dans mon île… si nous gravissons la montagne du Vauclin !… Et, que vous le veuillez ou non, il faudra bien admirer mon île… la plus belle des Antilles ! »

On le laissa s’emballer, car il avait la riposte vive, ce pétulant garçon.

Toute exagération à part, Tony Renault ne s’aventurait pas en vantant la Martinique. Par sa superficie, cette île occupe le second rang de la chaîne antiliane, soit neuf cent quatre-vingt-sept kilomètres carrés, et ne compte pas moins de cent soixante-dix-sept mille habitants, soit dix mille blancs, quinze mille asiatiques, cent cinquante mille noirs et gens de couleur pour la plupart d’origine martiniquaise. Elle est entièrement montagneuse et couverte de magnifiques forêts jusqu’à ses plus hautes cimes. Quant au réseau hydrographique, nécessaire à la fertilité de son sol, il permet de lutter contre les chaleurs de la zone tropicale. La plupart de ses rivières sont navigables, et ses ports sont accessibles aux bâtiments de fort tonnage.

Pendant cette journée, la brise continua de souffler faiblement. Elle ne fraîchit un peu que dans l’après-midi, et les vigies relevèrent alors la pointe Macouba à l’extrémité septentrionale de la Martinique.

La nuit, vers une heure, le vent prit plus de force, et l’Alert, qui avait conservé toute sa voilure, put faire bonne route en contournant l’île par l’ouest.

Aux premières heures de l’aube apparut le morne Jacob, moins éloigné du centre que le mont Pelé, dont la cime se dégagea bientôt des basses vapeurs du matin.

Vers sept heures, une ville se montra sur le littoral presque à l’extrémité nord-ouest de l’île.

Tony Renault de s’écrier à ce moment :

« Saint-Pierre Martinique ! »

Et il chanta à pleine voix le refrain de la vieille chanson française :

« C’est le pays qui m’a donné le jour ! »

C’était à Saint-Pierre, en effet, qu’était né Tony Renault. Mais, en quittant la Martinique pour venir se fixer en France, sa famille n’y avait laissé aucun parent.

Fort-de-France, situé plus au sud sur le même littoral, à l’entrée de la baie de ce nom, après s’être primitivement appelé Fort-Roque, est la capitale de la Martinique. Cependant le commerce n’y a pas pris un développement aussi considérable qu’à Saint-Pierre, dont la population est de vingt-six mille habitants, celle de Fort-de-France étant moindre de deux cinquièmes. Les autres principales villes de la Martinique sont, sur la côte ouest, le bourg de Laurentin ; plus au sud, le bourg du Saint-Esprit, le bourg du Diamant, le bourg du Menu et, à l’extrémité de l’île, le bourg de la Trinité.

À Saint-Pierre, le chef-lieu administratif de la colonie, les échanges ne sont pas aussi contrariés par les règlements militaires qu’à Fort-de-France, qui, avec les forts du Tribut et du Mouillage, puissamment armés, assure la défense de l’île[1].

Neuf heures du matin sonnaient, lorsque l’Alert vint jeter l’ancre dans la baie circulaire où s’ouvre le port. Au fond, la ville, qu’une petite rivière guéable divise en deux parties, est abritée contre les vents de l’est par une haute montagne.

Élisée Reclus rapporte volontiers ce que l’historien Dutertre a dit de Saint-Pierre, « une de ces villes que l’étranger n’oublie point. La façon d’être du pays est si agréable, la température si bonne, et l’on y vit dans une liberté si honnête que je n’ai pas vu un seul homme ni une seule femme, qui, après en être revenus, n’aient eu une grande passion d’y retourner ».

Et il est vraisemblable que Tony Renault éprouvait un peu de cette passion-là, car il se montrait plus agité, plus démonstratif que jamais. Ses camarades pouvaient compter sur lui pour leur faire les honneurs de son île natale. Que la relâche, d’après le programme, ne dût s’y prolonger que quatre jours, peu importait ! Avec de l’activité, le désir de tout voir et de bonnes jambes, sous la direction d’un guide tel que Tony Renault, les excursions succéderaient aux excursions, et s’étendraient jusqu’à la capitale de la Martinique. Ne point le faire, ce serait avoir parcouru la France sans visiter Paris, ou, comme le dit Tony Renault, « aller à Dieppe sans voir la mer » !

De tels projets exigeaient une complète liberté de mouvements. Il ne fallait pas s’astreindre à revenir chaque soir coucher dans sa cabine. On passerait la nuit où l’on se trouverait. Il en résulterait quelques dépenses, sans doute, mais l’économe d’Antilian School les surveillerait avec autant de soin qu’il mettrait à les inscrire sur son carnet. Et puis, en prévision de la prime que chacun des boursiers devait toucher à la Barbade, y avait-il lieu d’y regarder de si près ?…

Le premier jour fut consacré à Saint-Pierre. Après avoir admiré du large l’aspect amphithéâtral de la ville, son heureuse disposition, au milieu des magnifiques bouquets de palmiers et autres arbres tropicaux, sur les pointes de la montagne qui lui sert d’arrière-plan, on visita l’intérieur, digne de l’extérieur. Peut-être, les maisons basses, peintes en jaune, n’ont-elles pas grand air ; mais on a dû se résoudre à les rendre solides et sûres, à les prémunir contre les tremblements de terre, si fréquents aux Antilles, contre les ouragans formidables, tel celui de 1776 qui causa tant de désastres et étendit ses ravages à toute la surface de l’île.

Tony Renault n’oublia pas de faire à ses camarades les honneurs de la maison où il naissait, dix-sept ans auparavant, et qui était devenue un entrepôt de denrées coloniales.

Jusqu’en 1635, les Caraïbes furent les seuls habitants de la Martinique. À cette époque, le Français d’Esnambue, gouverneur de Saint-Christophe, qui vint s’y établir avec une centaine d’hommes, obligea les indigènes à se retirer dans les montagnes et au fond des bois. Toutefois, les Caraïbes n’entendaient pas être dépossédés sans résistance ; ils firent appel aux Indiens des îles voisines et, au début, parvinrent chasser les étrangers. Mais ceux-ci, appelant des renforts, reprirent la campagne et, dans un dernier engagement, les indigènes perdirent sept à huit cents des leurs.

Une autre tentative fut encore faite par les Caraïbes pour reconquérir l’île, guerre de guets-apens et de surprises, d’assassinats isolés. On décida alors d’en finir avec cette redoutable race, et, après un massacre général, les Français demeurèrent maîtres de la Martinique.

À partir de cette époque, les travaux de culture furent conduits avec méthode et activité. Le coton, le roucou, le tabac, l’indigo, la canne à sucre, puis, dès la fin du XVIIe siècle, les cacaoyers, devinrent les principales richesses de l’île.

À ce propos, voici la petite histoire que raconta Tony Renault, et dont M. Patterson prit bonne note :

« En 1718, un ouragan, d’une extrême violence, détruisit tous les cacaoyers. Or, à Paris, le jardin botanique possédait quelques-uns de ces arbres qui lui venaient de Hollande. Le naturaliste Desclieux fut chargé d’apporter à la Martinique deux rejetons de cacaoyers. Pendant la traversée, l’eau vint presque entièrement à manquer. Mais, sur les quelques gouttes de sa ration, Desclieux en attribua une part à ses rejetons, qui, arrivés à bon port, reconstituèrent les plantations de l’île.

— N’est-ce pas ce que Jussieu a fait pour le cèdre que l’on admire au Jardin des Plantes de Paris ?… demanda Louis Clodion.

— Oui… et c’est beau… c’est très beau, déclara M. Patterson, et la France est une grande nation ! »

Cependant, en 1794, la Martinique tomba au pouvoir des Anglais, et elle ne fut définitivement restituée qu’au traité de 1816.

C’est alors que la colonie se trouva aux prises avec une situation que rendit très difficile la supériorité numérique des esclaves par rapport à leurs maîtres. Une révolte éclata, provoquée surtout par les nègres marrons. Il fallut recourir à l’affranchissement et trois mille esclaves furent libérés. Ces gens de couleur jouirent du complet exercice de leurs droits civils et politiques. Dès 1828, on comptait dix-neuf mille nègres libres à la Martinique, et beaucoup d’entre eux, travaillant pour leur propre compte, devinrent propriétaires d’une partie du sol.

Le lendemain, les touristes firent l’ascension du mont Pelé, à travers les épaisses forêts qui tapissent ses flancs. Et si cette ascension ne laissa pas d’occasionner quelque fatigue, Tony Renault et ses camarades en furent récompensés. La vue s’étendait sur l’île entière, découpée comme une feuille d’arbre, qui semblait flotter à la surface de cette mer si bleue des Antilles. Vers le sud-est, un étroit isthme, mesurant à peine deux kilomètres entre les marécages riverains, réunit ces deux parties de la Martinique. La première projette sur l’Atlantique la presqu’île des Caravelles, entre le havre de la Trinité et la baie du Gabion. La seconde, très accidentée, se relève jusqu’à l’altitude de cinq cents mètres avec le Vauclin. Quant aux autres mornes du Robert, des François, de Constant, de la Plaine, ils accentuent pittoresquement le relief de l’île. Enfin, du côté du littoral, vers le sud-ouest, s’arrondit l’anse du Diamant, et, au sud-est, se dessine la pointe des Salines, qui forme comme le pédoncule de cette feuille flottante.

Et leurs regards furent si charmés que les jeunes voyageurs eurent d’abord l’admiration muette. M. Horatio Patterson lui-même ne retrouva pas dans sa mémoire un seul vers latin pour formuler son admiration.

« Qu’est-ce que je vous avais dit ?… Qu’est-ce que je vous avais dit ?… » répétait Tony Renault.

Du haut de ce mont Pelé, on pouvait constater la fertilité de l’île, qui est en même temps l’une des terres les plus peuplées du globe, soit cent soixante-dix-huit habitants par kilomètre carré.

Si l’exploitation des cacaoyers et des bois de teinture a conservé son importance, la production du café s’est beaucoup amoindrie et va presque jusqu’à l’abandon. Quant aux champs de cannes à sucre, ils n’occupent pas moins de quarante mille hectares et, annuellement, produisent pour dix-huit à vingt millions de sucre, rhum et tafia.

Bref, l’importation se chiffre par vingt-deux millions de francs, l’exportation par vingt et un millions, et près de dix-neuf cents navires impriment au commerce de la Martinique un mouvement considérable.

Du reste, l’île est desservie par plusieurs }}]] chemins de fer industriels et agricoles qui mettent les ports en communication avec les usines centrales. En outre, elle possède un réseau de voies carrossables dont la longueur dépasse neuf cents kilomètres.

Le lendemain, 30 août, par un temps magnifique, sur une route bien entretenue, les touristes se rendirent à Fort-de-France. Un break contenait toute cette troupe de joyeux garçons, au teint fortement hâlé par les brises de l’Atlantique, et dont la gaieté était débordante.

Après un substantiel déjeuner dans un bon hôtel, ils parcoururent la capitale de l’île, assise au fond de la grande baie du même nom, et que domine la masse imposante du Fort-Royal. Il y eut à visiter l’arsenal et le port militaire, qui enlèvent à cette cité tout caractère industriel ou commercial. Là, comme en Amérique, comme en Europe, il est difficile que l’esprit militaire et l’esprit civil progressent parallèlement. Aussi, grande différence entre Saint-Pierre et Fort-de-France.

Cette ville n’a point échappé aux deux fléaux qui occasionnent tant de ravages dans les Indes Occidentales. Éprouvée par le tremblement de terre de 1839, qui fit de nombreuses victimes[2], elle s’est relevée, et, actuellement, de superbes promenades s’allongent jusque sur les collines environnantes. Il fallait voir la bande bruyante déambuler à travers cette magnifique allée de la Savane qui aboutit au fort Saint-Louis, puis faire le tour de la place horizontale, plantée de palmiers, au centre de laquelle se dresse la statue en marbre blanc de l’impératrice Joséphine, la créole couronnée, dont le souvenir est resté si cher à la Martinique.

Après la ville, les environs, et c’est à peine si Tony Renault laissait à ses camarades le temps de respirer. Ils durent le suivre sur une hauteur voisine au camp de Balata, puis à ce sanatorium affecté aux troupes qui vont s’y acclimater en arrivant d’Europe. Enfin, l’excursion s’étendit jusqu’aux sources thermales des environs. Et, en passant, il faut remarquer que, jusqu’alors, si nombreux que soient les serpents à la Martinique, le mentor et ses compagnons n’avaient pas rencontré un seul de ces venimeux reptiles.

Le jeune cicérone ne fit même pas grâce à ses camarades d’une excursion au bourg de Lamentin à travers les forêts qui recouvrent cette partie de l’île. Et ce fut à cette occasion que se produisit un incident digne d’être rapporté avec quelque détail, car rien de ce qui concerne M. Horatio Patterson ne saurait être tenu dans l’ombre.

Le 31 août, la veille du jour fixé pour le départ de l’Alert, les excursionnistes, après une bonne nuit de repos, se dirigèrent vers l’isthme qui réunit les deux moitiés de l’île. La route se fit gaiement, comme toujours. Les voitures avaient emporté quelques provisions ; chacun ayant sa gourde pleine, on déjeunerait dans les bois voisins de l’isthme.

Après un trajet de quelques heures, Tony Renault et les autres descendirent de voiture, s’engagèrent sous bois et atteignirent, à un demi-kilomètre de là, l’orée d’une clairière qui leur parut toute désignée pour une halte, avant de gagner plus profondément à travers la forêt.

M. Patterson, moins ingambe, était resté d’une centaine de pas en arrière. On ne s’en préoccupa pas, et, assurément, il ne tarderait pas à rejoindre.

Cependant, après dix minutes d’attente, comme le mentor ne reparaissait pas, Louis Clodion, se relevant, appela d’une voix forte :

« Monsieur Patterson !… Par ici, monsieur Patterson ! »

Aucune réponse de l’absent, qu’on n’apercevait pas entre les arbres.

« Est-ce qu’il s’est égaré ?… demanda Roger Hinsdale, en se levant à son tour.

— Il ne peut être loin… », répondit Axel Wickborn.

Et, alors, tous de crier ensemble :

« Monsieur Patterson… monsieur Patterson ! »

Pris d’une certaine anxiété, les jeunes garçons décidèrent de se mettre à la recherche du mentor. La forêt était assez épaisse pour qu’il fût possible, et, par là même, imprudent de s’y égarer. Et puis, si les fauves ne sont pas à craindre, puisqu’on n’en rencontre pas aux Antilles, on risque de se trouver inopinément en présence de quelque redoutable ophidien, un de ces trigonocéphales dont la morsure est mortelle.

Véritablement, il y eut lieu d’être très inquiet, lorsque les recherches poursuivies pendant une demi-heure n’eurent donné aucun résultat. En vain le nom de M. Patterson avait-il été cent fois lancé en toutes directions… Aucune trace de M. Patterson.

Tous étaient arrivés au plus profond de la forêt, lorsqu’ils aperçurent une cabane, sorte de pavillon de chasse, enfouie sous les arbres, au milieu d’un inextricable entrelacement de lierres.

Était-ce là, et pour un motif ou un autre, que M. Patterson avait cherché refuge ? En tout cas, la cabane était fermée et sa porte avait été assujettie extérieurement par une barre de bois.

« Il ne peut être là… dit Niels Harboe.

— Voyons toujours », dit Magnus Anders.

La barre fut retirée, la porte ouverte.

La cabane était vide. Elle ne contenait que quelques bottes d’herbe sèche, un couteau de chasse dans sa gaine accroché à l’une des parois, un carnier, plusieurs peaux de quadrupèdes et d’oiseaux pendues dans un coin.

Louis Clodion et Roger Hinsdale, qui étaient entrés dans cette cabane, en sortirent presque aussitôt aux cris de leurs camarades.

« Le voilà… le voilà ! » répétaient-ils.

En effet, à vingt pas en arrière, au pied d’un arbre, M. Patterson, étendu tout de son long, le chapeau à terre, la figure convulsée, les bras contractés, présentait l’apparence d’un homme qui n’a plus un souffle de vie.

Louis Clodion, John Howard, Albertus Leuwen, se précipitèrent vers M. Patterson… Son cœur battait… il n’était pas mort…

« Que lui est-il arrivé ?… s’écriait Tony Renault. Est-ce qu’il a été mordu par un serpent ?… »

Oui, peut-être M. Patterson avait-il été aux prises avec un de ces trigonocéphales, ces « fers de lance » si communs à la Martinique et à deux autres des petites Antilles. Ces dangereux reptiles, dont quelques-uns ont six pieds de long, ne diffèrent que par la couleur de leur peau et se confondent facilement avec les racines entre lesquelles ils se cachent. Il est donc difficile d’éviter leurs attaques aussi rapides que soudaines.

Mais, enfin, puisque M. Patterson respirait, il fallait tout faire pour qu’il reprit connaissance. Louis Clodion, écartant ses vêtements, s’assura qu’il ne portait aucune trace de morsure sur le corps. Dès lors, comment donc expliquer qu’il se trouvait en cet état, l’épouvante encore peinte sur le visage ?…

On lui releva la tête, on l’appuya avec précaution contre un arbre, on lui bassina les tempes avec l’eau fraîche d’un rio qui coulait vers le marécage, on lui introduisit quelques gouttes de rhum entre les lèvres.

Ses yeux se rouvrirent enfin, et de sa bouche s’échappèrent ces mots presque inarticulés :

« Le serpent… le serpent ?…

— Monsieur Patterson… monsieur Patterson… répondit Louis Clodion, en lui prenant les mains.

— Le serpent… est-il en fuite ?…

— Quel serpent ?…

— Celui que j’ai aperçu au milieu des branches de cet arbre…

— Quelles branches ?… Quel arbre ?…

— Voyez… là… là… Prenez garde !… »

Bien que M. Patterson ne fît entendre que des phrases incohérentes, on finit par comprendre qu’il s’était trouvé en face d’un énorme reptile, enroulé à la fourche d’un arbre… qui le fascinait comme un oiseau… Il résistait… il résistait… mais le serpent l’attirait malgré lui, et, quand il en fut à le toucher, poussé par l’instinct de la défensive, il le frappa de son bâton au moment où l’horrible bête allait s’élancer !… Maintenant, qu’est-il devenu, ce serpent ?… A-t-il été tué ?… Ne se glisse-t-il pas sous les herbes… latet anugis in herba ? »

Les jeunes garçons rassurèrent M. Patterson. Non… aucune trace de serpent…

« Si… si !… » s’écria-t-il.

Il venait de se redresser, et sa main tendue :

« Là… là… » répétait-il d’une voix épouvantée.

Tous les regards se portèrent du côté qu’indiquait M. Patterson, qui criait :

« Je le vois… je le vois ! »

En effet, de l’une des basses branches d’un arbre, pendait le corps d’un trigonocéphale de la plus grande espèce, les yeux brillants encore, la langue fourchue hors de la gueule, mais flasque, immobile, retenu seulement par sa queue, et ne donnant plus signe de vie.

Décidément, le coup de bâton de M. Patterson avait été heureux. Il fallait qu’il l’eût asséné avec une rare vigueur pour tuer un reptile de cette taille. Il est vrai, après ce coup si violent, M. Patterson ne savait plus ce qui s’était passé… et il était tombé évanoui au pied de l’arbre.

Le triomphateur n’en fut pas moins félicité, et on ne s’étonnera pas qu’il voulût emporter l’objet de son triomphe à bord de l’Alert, dans l’intention de le faire empailler à l’une des prochaines relâches.

Aussitôt John Howard, Magnus Anders et Niels Harboe de décrocher le serpent, qui fut ramené à la clairière. Là les touristes se restaurèrent copieusement, en buvant à la santé de M. Patterson, puis ils allèrent visiter l’isthme. Trois heures plus tard, ils remontèrent dans leurs voitures, où le serpent fut déposé, et rentrèrent à Saint-Pierre vers huit heures du soir.

Lorsque les passagers eurent embarqué, John Carpenter et Corty firent hisser à bord et placer dans le carré le superbe ophidien sur lequel M. Patterson ne cessait de jeter des regards de terreur et de satisfaction. Quel récit de cette aventure il ferait à Mrs Patterson, et quelle place d’honneur, dans la bibliothèque d’Antilian School, on réserverait à ce remarquable et terrifiant échantillon des trigonocéphales de la Martinique ! C’est en ces termes que devait s’exprimer le mentor dans sa prochaine lettre à M. Julian Ardagh.

Après une journée si bien remplie — dies notunda lapillo, ainsi que le dit Horace et le redit Horatio, — il n’y avait plus qu’à se refaire, d’abord par un bon dîner, ensuite par un bon sommeil, en attendant le départ du lendemain.

C’est ainsi que les choses se passèrent. Toutefois, avant de rentrer dans sa cabine, ne voilà-t-il pas que Tony Renault, prenant ses camarades à part, leur dit, en ayant soin de ne point être entendu de M. Patterson :

« Eh bien… elle est drôle, celle-là !…

— Qu’est-ce qui est drôle ?… demanda Hubert Perkins.

— La découverte que je viens de faire…

— Et qu’as-tu découvert ?…

— Qu’il ne sera pas nécessaire de faire empailler le serpent de M. Patterson…

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’il l’est déjà ! »

Rien de plus vrai, et c’est ce que venait de constater Tony Renault en manipulant l’animal. Oui ! ce serpent n’était qu’un trophée de chasse enroulé aux branches de l’arbre, près de la cabane !… C’était un serpent déjà mort qu’avait tué l’intrépide M. Patterson !…

Mais il fut convenu qu’on le ferait soi-disant empailler chez un préparateur de Sainte-Lucie pour ne pas chagriner l’excellent homme et lui laisser tout le bénéfice de sa victoire !

Le lendemain, au point du jour, l’Alert leva l’ancre, et, dans la matinée, les passagers avaient perdu de vue les hauteurs de l’île.

On a pu dire de la Martinique que « c’est le pays des revenants », puisqu’on a toujours l’envie d’y revenir, et peut-être l’un ou l’autre des pensionnaires d’Antilian School y songeait-il, sans se douter du sort qui les attendait tous !

  1. Il convient de rappeler ici le désastre qui, quelques années plus tard, allait frapper la Martinique, dans la matinée du 8 mai 1902 ; tremblement de terre et éruptions ont détruit une partie de l'île. Saint-Pierre, située à vingt-deux kilomètres de Fort-de-France, fut ravagée par les vapeurs et les cendres que vomissait le cratère de la montagne Pelée. Des milliers d'habitants périrent par l'asphyxie due à l'inhalation de l'air chaud. D'ailleurs, l'île ne fut ravagée que du côté faisant face à la Mer des Caraïbes, qui est franchement volcanique.
  2. Un incendie en a détruit la plus grande partie en 1890.