Bruges-la-Morte/04

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 51-59).
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IV


Hugues eut vite fait d’être renseigné sur elle. Il sut son nom : Jane Scott, qui figurait en vedette sur l’affiche ; elle résidait à Lille, venant deux fois par semaine, avec la troupe dont elle faisait partie, donner des représentations à Bruges.

Les danseuses ne passent guère pour être puritaines. Un soir donc, induit à se rapprocher d’elle par le charme douloureux de cette ressemblance, il l’aborda.

Elle répondit sans avoir l’air surprise et comme s’attendant à la rencontre, d’une voix qui bouleversa Hugues jusqu’à l’âme. La voix aussi ! La voix de l’autre, toute semblable et réentendue, une voix de la même couleur, une voix orfévrée de même. Le démon de l’Analogie se jouait de lui ! Ou bien y a-t-il une secrète harmonie dans les visages et faut-il qu’à tels yeux, à telle chevelure corresponde une voix appariée ?

Pourquoi n’aurait-elle pas également la parole de la morte puisqu’elle avait ses prunelles dilatées et noires dans de la nacre, ses cheveux d’or rare et d’un alliage qui semblait introuvable ? En la voyant maintenant de plus près, de tout près, nulle différence ne s’avérait entre la femme ancienne et la nouvelle. Hugues en demeurait confondu et que celle-ci, malgré les poudres, le fard, la rampe qui brûle, eût le même teint naturel de pulpe intacte. Et, dans l’allure aussi, rien du genre désinvolte des danseuses : une toilette sobre, un esprit qui semblait réservé et doux.



Plusieurs fois, Hugues la revit, conversa avec elle. Le sortilège de la ressemblance opérait… Il n’avait eu garde cependant de retourner au théâtre. Le premier soir, ç’avait été une manigance adorable de la destinée. Puisqu’elle devait être pour lui l’illusion de sa morte retrouvée, il était juste qu’elle lui apparût d’abord comme une ressuscitée, descendant d’un tombeau parmi un décor de féerie et de clair de lune.

Mais désormais il n’entendait plus se la figurer ainsi. Elle était la morte redevenue femme, ayant recommencé sa vie à l’ombre, s’habillant d’étoffes tranquilles. Pour que l’évocation fût sauve, Hugues ne voulut plus voir la danseuse qu’en toilette de ville, mieux ressemblante ainsi et toute pareille.

Maintenant il allait la visiter souvent, chaque fois qu’elle jouait, l’attendant à l’hôtel où elle descendait. D’abord il se contenta du mensonge consolant de son visage. Il cherchait dans ce visage la figure de la morte. Pendant de longues minutes, il la regardait, avec une joie douloureuse, emmagasinant ses lèvres, ses cheveux, son teint, les décalquant au fil de ses yeux stagnants… Élan, extase du puits qu’on croyait mort et où s’enchâsse une présence. L’eau n’est plus nue ; le miroir vit !

Pour s’illusionner aussi avec sa voix, il baissait parfois les paupières, il l’écoutait parler, il buvait ce son, presque identique à s’y méprendre, sauf par instant un peu de sourdine, un peu d’ouate sur les mots. C’était comme si l’ancienne eût parlé derrière une tenture.

Pourtant, de cette première apparition sur la scène, un souvenir troublant persistait : il avait entrevu ses bras nus, sa gorge, la ligne souple du dos et se les imaginait aujourd’hui dans la robe close.

Une curiosité de chair s’infiltra.

Qui dira les passionnées étreintes d’un couple qui s’aime, longuement séparé ? Or la mort ici n’avait été qu’une absence, puisque la même femme était retrouvée.

En regardant Jane, Hugues songeait à la morte, aux baisers, aux enlacements de naguère. Il croirait reposséder l’autre, en possédant celle-ci. Ce qui paraissait fini à jamais allait recommencer. Et il ne tromperait même pas l’Épouse, puisque c’est elle encore qu’il aimerait dans cette effigie et qu’il baiserait sur cette bouche telle que la sienne.

Hugues connut ainsi de funèbres et violentes joies. Sa passion ne lui apparut pas sacrilège mais bonne, tant il dédoubla ces deux femmes en un seul être — perdu, retrouvé, toujours aimé, dans le présent comme dans le passé, ayant des yeux communs, une chevelure indivise, une seule chair, un seul corps auquel il demeurait fidèle.

Chaque fois maintenant que Jane arrivait à Bruges, Hugues la rejoignit, soit à la fin de l’après-midi, avant le spectacle ; mais surtout après, dans les silencieux minuits où, jusque tard, il s’enchantait auprès d’elle : malgré l’évidence, son grand deuil intact, les appartements d’hôtel toujours l’air étrangers et transitoires, il parvenait peu à peu à se persuader que les mauvaises années n’avaient point été, que c’était toujours le foyer, le ménage d’amour, la femme première, l’intimité calme avant les baisers permis.

Les douces soirées : chambre close, paix intérieure, unité du couple qui se suffit, silence et paix quiète ! Les yeux, comme des phalènes, ont tout oublié : les angles noirs, les vitres froides, la pluie, au dehors, et l’hiver, les carillons sonnant la mort de l’heure — pour ne plus papillonner que dans le cercle étroit de la lampe !

Hugues revivait ces soirées-là… Oubli total ! Recommencements ! Le temps coule en pente, sur un lit sans pierres… Et il semble que, vivant, on vive déjà d’éternité.