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Bruges-la-Morte/15

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 203-223).
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XV


Comme la journée avait mal commencé ! On dirait que les projets de joie sont un défi. Trop longuement préparés, ils laissent le temps à la destinée de changer les œufs dans le nid, et ce sont des chagrins qu’il nous faudra couver.

Hugues, en entendant la porte de la maison battre à la sortie de Barbe, éprouva une impression pénible. Encore un ennui, une solitude plus grande, puisque la vieille servante avait peu à peu fait partie de sa vie. Tout cela à cause de Jane, cette femme inconsistante, cruelle. Ah ! ce qu’il avait déjà souffert par elle !

Il aurait bien voulu maintenant qu’elle ne vînt pas. Il se trouva triste, inquiet, énervé. Il songea à la morte… Comment avait-il pu croire au mensonge de cette ressemblance, vite ébréché ? Et qu’est-ce qu’elle devait penser, dans l’au-delà de la tombe, de l’arrivée d’une autre au foyer encore plein d’elle, s’asseyant dans les fauteuils où elle s’était assise, superposant, au fil des miroirs en qui le visage des morts subsiste, sa face à la sienne ?

On sonna. Hugues fut forcé d’aller ouvrir lui-même. C’était Jane, en retard, rouge d’avoir marché vite. Elle pénétra, brusque, impérieuse, engloba d’un coup d’œil le grand corridor, les salons aux portes ouvertes. Déjà on entendait des échos de musiques lointaines, se rapprochant. La procession ne tarderait pas.



Hugues avait allumé lui-même les cires sur l’appui des fenêtres, sur les petites tables disposées par Barbe.

Il monta avec Jane au premier étage, dans sa chambre. Les croisées étaient closes. Jane s’avança, en ouvrit une.

— Ah ! non ! fit Hugues.

— Pourquoi ?

Il lui observa qu’elle ne pouvait pas ainsi se montrer, s’afficher chez lui. Et pour le passage d’une procession surtout. La province est prude. On crierait au scandale.

Jane avait ôté son chapeau, devant la glace ; poncé d’un peu de poudre son visage avec la houppe d’une petite boîte d’ivoire qui ne la quittait pas.

Puis elle revint à la croisée, ses cheveux à nu, clairs, attirant l’œil avec leurs lueurs de cuivre.

La foule qui encombrait la rue regarda, curieuse de cette femme qui n’était pas comme les autres, la toilette et la chevelure voyantes.

Hugues s’impatienta. On voyait assez de derrière les rideaux. Il eut un mouvement d’énergie, violemment referma la fenêtre.

Alors Jane se froissa, ne voulut plus regarder, se coucha sur un sofa, impénétrable, dure.

La procession chanta. Aux moires élargies des cantiques, on entendit qu’elle était proche. Hugues, tout endolori, s’était détourné de Jane ; il appuya son front brûlant aux vitres, fraîcheur d’eau où délayer toute sa peine.

Les premiers enfants de chœur passaient, chanteurs aux cheveux ras, psalmodiant, tenant des cierges.

Hugues distinguait clairement le cortège à travers les vitrages, où les personnages de la procession se détachaient comme les robes peintes sur le fond des images religieuses en dentelle.

Les congréganistes défilèrent, portant des piédestaux avec des statues, des Sacré-Cœur ; tenant des bannières d’or endurci, comme des vitraux ; puis les groupes candides, le verger des robes blanches, l’archipel des mousselines où l’encens déferlait à petites vagues bleues — concile de vierges-enfants autour d’un Agneau pascal, blanc comme elles et fait de neige frisée.

Hugues se tourna un instant du côté de Jane qui, toujours boudant, restait enfoncée dans le sofa, ayant l’air de contempler des idées mauvaises.

La musique des serpents et des ophicléides monta plus grave, charria la guirlande frêle, intermittente, du chant des soprani.

Et, dans le cadre de la fenêtre, apparurent devant Hugues les chevaliers de Terre-Sainte, les Croisés en drap d’or et en armure, les princesses de l’histoire brugeline, tous ceux et celles dont le nom s’associe à celui de Thierry d’Alsace qui rapporta de Jérusalem le Saint-Sang. Or c’étaient, dans ces rôles, les jeunes gens, les jeunes filles de la plus nobiliaire aristocratie de Flandre, avec des étoffes anciennes, des dentelles rares, des bijoux de famille séculaires. On aurait dit que s’étaient faits chair et animés par un miracle, les saints, les guerriers, les donateurs des tableaux de Van Eyck et de Memling qui s’éternisent, là-bas, dans les musées.

Hugues regardait à peine, tout bouleversé par le dépit de Jane, se sentant triste à l’infini, plus triste dans ces cantiques qui lui faisaient mal. Il essaya de la pacifier. Au premier mot, son humeur se cabra.

Et elle tournait les yeux vers lui, hérissée, comme les mains pleines de choses qui allaient le blesser davantage.

Hugues se replia sur lui-même, silencieux, navré, jetant son âme pour ainsi dire à la houle de cette musique en remous par les rues, pour qu’elle l’emportât loin de lui-même.

Ce fut ensuite le clergé, les moines de tous les ordres qui s’avancèrent : dominicains, rédemptoristes, franciscains, carmes ; puis les séminaristes, en rochets plissés, déchiffrant des antiphonaires ; puis encore les prêtres de chaque paroisse dans leur rouge appareil d’enfants de chœur : vicaires, curés, chanoines, en chasubles, en dalmatiques brodées, rayonnantes comme des jardins de pierreries.

Alors s’entendit le cliquetis des encensoirs. La fumée bleue roula des volutes plus proches ; toutes les clochettes s’unirent en un grésil plus sonore, qui cuivra l’air.

L’évêque parut, mitre en tête, sous un dais, portant la châsse — une petite cathédrale en or, surmontée d’une coupole où, parmi mille camées, diamants, émeraudes, améthystes, émaux, topazes, perles fines, songe l’unique rubis possédé du Saint-Sang.

Hugues, gagné par l’impression mystique, par la ferveur de tous ces visages, par la foi de cette immense foule massée dans les rues, sous ses fenêtres, plus loin, partout, jusqu’au bout de la ville en prière, s’inclina aussi quand il vit, aux approches du Reliquaire, tout le peuple tomber à genoux, se plier sous la rafale des cantiques.

Hugues en avait presque oublié la réalité, la présence de Jane, la scène nouvelle qui venait de jeter encore des banquises entre eux. Elle, de le voir attendri, ricanait.

Il feignit de ne pas s’en apercevoir, étouffant des mouvements de haine qu’il commençait, en courts éclairs, à se sentir pour cette femme.

Hautaine, glaciale, elle remit son chapeau, ayant l’air de se rajuster pour partir. Hugues n’osait pas rompre ce dur silence où maintenant la chambre était retombée, après le passage de la procession. La rue s’était vidée rapidement, déjà muette, avec la tristesse surérogatoire d’une joie en allée.



Elle descendit, sans parler ; puis, arrivée au rez-de-chaussée, comme si elle se fût ravisée ou qu’une curiosité l’eût prise, elle regarda, du seuil, les salons dont les portes avaient été laissées ouvertes. Elle fit quelques pas, entra plus avant dans ces deux vastes pièces communiquant l’une à l’autre, comme réprouvée par leur allure sévère. Les chambres ont aussi une physionomie, un visage. Entre elles et nous, il y a des amitiés, des antipathies instantanées. Jane se sentait mal accueillie, anormale, étrangère, en désaccord avec les miroirs, hostile aux vieux meubles que sa présence menaçait de déranger dans leurs immuables attitudes.

Elle examinait, indiscrète… Elle aperçut des portraits çà et là, sur la muraille, sur les guéridons ; c’étaient le pastel, les photographies de la morte.

— Ah ! tu as des portraits de femmes ici ? » Et elle rit, d’un petit rire mauvais.

Elle s’était avancée vers la cheminée :

— Tiens ! en voilà une qui me ressemble…

Et elle prit un des portraits.

Hugues qui l’épiait, avec un malaise de la voir circuler là, éprouva soudain une vive souffrance de la plaisanterie inconsciemment cruelle, de l’atroce badinage qui effleurait la sainteté de la morte.

— Laissez cela ! fit-il d’une voix devenue impérieuse.

Jane éclata de rire, ne comprenant pas.

Hugues s’avança, lui prit des mains le portrait, choqué de ces doigts profanes sur ses souvenirs. Lui ne les maniait qu’en tremblant, comme les objets d’un culte, comme un prêtre l’ostensoir et les calices. Sa douleur lui était devenue une religion. Et, en ce moment, les bougies, non encore éteintes, qui avaient brûlé sur l’appui des fenêtres pour la procession, éclairaient les salons comme des chapelles.

Jane, ironique, s’égayant avec perversité de l’irritation de Hugues, et la secrète envie de le narguer davantage, avait passé dans l’autre pièce, touchant à tout, bouleversant les bibelots, chiffonnant les étoffes. Tout à coup elle s’arrêta avec un rire sonore.

Elle avait aperçu sur le piano le précieux coffret de verre et, pour continuer la bravade, soulevant le couvercle, en retira, toute stupéfaite et amusée, la longue chevelure, la déroula, la secoua dans l’air.

Hugues était devenu livide. C’était la profanation. Il eut l’impression d’un sacrilège… Depuis des années, il n’osait toucher à cette chose qui était morte, puisqu’elle était d’un mort. Et tout ce culte à la relique, avec tant de larmes granulant le cristal chaque jour, pour qu’elle servît enfin de jouet à une femme qui le bafoue… Ah ! depuis longtemps elle le faisait assez et trop souffrir. Toute sa rancœur, le flot des souffrances bues, tamisées durant des mois par chaque seconde de l’heure, les soupçons, les trahisons, le guet sous ses fenêtres, dans la pluie — tout cela lui remonta d’un coup… Il allait la chasser !

Mais Jane, tandis qu’il s’élançait, se retrancha derrière la table, comme par jeu, le défiant, de loin suspendant la tresse, l’amenant vers son visage et sa bouche comme un serpent charmé, l’enroulant à son cou, boa d’un oiseau d’or…

Hugues criait : « Rends-moi ! rends-moi !… »

Jane courait, à droite, à gauche, tourbillonnant autour de la table.

Hugues, dans le vent de cette course, sous ces rires, ces sarcasmes, perdit la tête. Il l’atteignit. Elle avait encore la chevelure autour du cou, se débattant, ne voulant pas la rendre, fâchée et l’injuriant maintenant parce que ses doigts crispés lui faisaient mal.

— Veux-tu ?

— Non ! dit-elle, riant toujours d’un rire nerveux sous son étreinte.

Alors Hugues s’affola ; une flamme lui chanta aux oreilles ; du sang brûla ses yeux ; un vertige lui courut dans la tête, une soudaine frénésie, une crispation du bout des doigts, une envie de saisir, d’étreindre quelque chose, de casser des fleurs, une sensation et une force d’étau aux mains — il avait saisi la chevelure que Jane tenait toujours enroulée à son cou, il voulut la reprendre ! Et farouche, hagard, il tira, serra autour du cou la tresse qui, tendue, était roide comme un câble.

Jane ne riait plus ; elle avait poussé un petit cri, un soupir, comme le souffle d’une bulle expirée à fleur d’eau. Étranglée, elle tomba.

. . . . . . . . . . . . . . .

Elle était morte — pour n’avoir pas deviné le Mystère et qu’il y eût une chose là à laquelle il ne fallait point toucher sous peine de sacrilège. Elle avait porté la main, elle, sur la chevelure vindicative, cette chevelure qui, d’emblée — pour ceux dont l’âme est pure et communie avec le Mystère — laissait entendre que, à la minute où elle serait profanée, elle-même deviendrait l’instrument de mort.

Ainsi réellement toute la maison avait péri : Barbe s’en était allée ; Jane gisait ; la morte était plus morte…

Quant à Hugues, il regardait sans comprendre, sans plus savoir…

Les deux femmes s’étaient identifiées en une seule. Si ressemblantes dans la vie, plus ressemblantes dans la mort qui les avait faites de la même pâleur, il ne les distingua plus l’une de l’autre — unique visage de son amour. Le cadavre de Jane, c’était le fantôme de la morte ancienne, visible là pour lui seul.

Hugues, l’âme rétrogradée, ne se rappela plus que des choses très lointaines, les commencements de son veuvage, où il se croyait reporté… Très tranquille, il avait été s’asseoir dans un fauteuil.



Les fenêtres étaient restées ouvertes…

Et, dans le silence, arriva un bruit de cloches, toutes les cloches à la fois, qui se remirent à tinter pour la rentrée de la procession à la chapelle du Saint-Sang. C’était fini, le beau cortège… tout ce qui avait été, avait chanté — semblant de vie, résurrection d’une matinée. Les rues étaient de nouveau vides. La ville allait recommencer à être seule.

Et Hugues continûment répétait : « Morte… morte… Bruges-la-Morte… » d’un air machinal, d’une voix détendue, essayant de s’accorder : « Morte… morte… Bruges-la-Morte… » avec la cadence des dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles exténuées qui avaient l’air — est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe ? — d’effeuiller languissamment des fleurs de fer !