Bug-Jargal/éd. 1876/17

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Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 26-27).

XVII

Le jour commençait à poindre. J’étais sur la place d’armes, réveillant les miliciens couchés sur leurs manteaux, pêle-mêle avec les dragons jaunes et rouges, les fuyards de la plaine, les bestiaux bêlant et mugissant, et les bagages de tout genre apportés dans la ville par les planteurs des environs. Je commençais à retrouver ma petite troupe dans ce désordre, quand je vis un dragon jaune, couvert de sueur et de poussière, accourir vers moi à toute bride. J’allai à sa rencontre, et, au peu de paroles entrecoupées qui lui échappèrent, j’appris avec consternation que mes craintes s’étaient réalisées ; que la révolte avait gagné les plaines de l’Acul, et que les noirs assiégeaient le fort Galifet, où s’étaient renfermés les milices et les colons. Il faut vous dire que ce fort Galifet était fort peu de chose : on appelait fort à Saint-Domingue tout ouvrage en terre.

Il n’y avait donc pas un moment à perdre. Je fis prendre des chevaux à ceux de mes soldats pour qui je pus en trouver, et, guidé par le dragon, j’arrivai sur les domaines de mon oncle vers dix heures du matin.

Et, guidé par le dragon, j’arrivai sur les domaines de mon oncle.
Et, guidé par le dragon, j’arrivai sur les domaines de mon oncle.

Je donnai à peine un regard à ces immenses plantations qui n’étaient plus qu’une mer de flammes, bondissant sur la plaine avec de grosses vagues de fumée, à travers lesquelles le vent emportait de temps en temps, comme des étincelles, de grands troncs d’arbres hérissés de feu. Un pétillement effrayant, mêlé de craquements et de murmures, semblait répondre aux hurlements lointains des noirs, que nous entendions déjà sans les voir encore. Moi je n’avais qu’une pensée, et l’évanouissement de tant de richesses qui m’étaient réservées ne pouvait m’en distraire : c’était le salut de Marie. Marie sauvée, que m’importait le reste ! Je la savais renfermée dans le fort, et je ne demandais à Dieu que d’arriver à temps. Cette espérance seule me soutenait dans mes angoisses et me donnait un courage et des forces de lion.

Enfin, un tournant de la route nous laissa voir le fort Galifet. Le drapeau tricolore flottait encore sur la plate-forme, et un feu bien nourri couronnait le contour de ses murs. Je poussai un cri de joie ! « Au galop, piquez des deux ! lâchez les brides ! » criai-je à mes camarades. Et, redoublant de vitesse, nous nous dirigeâmes à travers champs vers le fort, au bas duquel on apercevait la maison de mon oncle, portes et fenêtres brisées, mais debout encore, et rouge des reflets de l’embrasement, qui ne l’avait pas atteinte, parce que le vent soufflait de la mer et quelle était isolée des plantations.

Une multitude de nègres, embusqués dans cette maison, se montraient à la fois à toutes les croisées et jusque sur le toit ; et les torches, les piques, les haches brillaient au milieu des coups de fusil qu’ils ne cessaient de tirer contre le fort, tandis qu’une autre foule de leurs camarades montait, tombait, et remontait sans cesse autour des murs assiégés qu’ils avaient chargés d’échelles. Ce flot de noirs, toujours repoussé et toujours renaissant sur ces murailles grises, ressemblait de loin à un essaim de fourmis essayant de gravir l’écaille d’une grande tortue, et dont le lent animal se débarrassait par une secousse d’intervalle en intervalle.

Nous touchions enfin aux premières circonvallations du fort ; les regards fixés sur le drapeau qui le dominait, j’encourageai mes soldats au nom de leurs familles renfermées comme la mienne dans ces murs que nous allions secourir. Une acclamation générale me répondit, et, formant mon petit escadron en colonne, je me préparai à donner le signal de charger le troupeau assiégeant.

En ce moment, un grand cri s’éleva de l’enceinte du fort, un tourbillon de fumée enveloppa l’édifice tout entier, roula quelque temps ses plis autour des murs, d’où s’échappait une rumeur pareille au bruit d’une fournaise, et, en s’éclaircissant, nous laissa voir le fort Galifet surmonté d’un drapeau rouge. — Tout était fini !