Bug-Jargal/éd. 1876/47

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Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 69-70).

XLVII

J’étais habitué, pour ainsi dire, à la surprise avec cet homme. Ce n’était pas sans étonnement que je venais de voir un instant auparavant l’esclave Pierrot se transformer en roi africain. Mon admiration était au comble d’avoir maintenant à reconnaître en lui le redoutable et magnanime Bug-Jargal, chef des révoltés du Morne-Rouge. Je comprenais enfin d’où venaient les respects que rendaient tous les rebelles, et même Biassou, au chef Bug-Jargal, au roi de Kakongo.

Il ne parut pas s’apercevoir de l’impression qu’avaient produite sur moi ses dernières paroles.

« L’on m’avait dit, reprit-il, que tu étais de ton côté prisonnier au camp de Biassou ; j’étais venu pour te délivrer.

— Pourquoi me disais-tu donc tout à l’heure que tu n’étais pas libre ? »

Il me regarda, comme cherchant à deviner ce qui amenait cette question toute naturelle.

« Écoute, me dit-il, ce matin j’étais prisonnier parmi les tiens. J’entendis annoncer dans le camp que Biassou avait déclaré son intention de faire mourir avant le coucher du soleil un jeune captif nommé Léopold d’Auverney. On renforça les gardes autour de moi. J’appris que mon exécution suivrait la tienne, et qu’en cas d’évasion dix de mes camarades répondraient de moi. Tu vois que je suis pressé. »

Je le retins encore.

« Tu t’es donc échappé ? lui dis-je.

— Et comment serais-je ici ? Ne fallait-il pas te sauver ? Ne te dois-je pas la vie ? Allons, suis-moi maintenant. Nous sommes à une heure de marche du camp des blancs comme du camp de Biassou. Vois, l’ombre de ces cocotiers s’allonge, et leur tête ronde paraît sur l’herbe comme l’œuf énorme du condor. Dans trois heures, le soleil sera couché. Viens, frère, le temps presse. »

Dans trois heures le soleil sera couché. Ces paroles si simples me glacèrent comme une apparition funèbre. Elles me rappelèrent la promesse fatale que j’avais faite à Biassou. Hélas ! en revoyant Marie, je n’avais plus pensé à notre séparation éternelle et prochaine ; je n’avais été que ravi et enivré ; tant d’émotions m’avaient enlevé la mémoire, et j’avais oublié ma mort dans mon bonheur. Le mot de mon ami me rejeta violemment dans mon infortune. Dans trois heures le soleil sera couché ! Il fallait une heure pour me rendre au camp de Biassou… Mon devoir était impérieusement prescrit ; le brigand avait ma parole, et il valait mieux encore mourir que de donner à ce barbare le droit de mépriser la seule chose à laquelle il parût se fier encore, l’honneur d’un Français. L’alternative était terrible ; je choisis ce que je devais choisir ; mais, je l’avouerai, messieurs, j’hésitai un moment. Étais-je coupable ?