Bug-Jargal/éd. 1876/51

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Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 74-75).

LI

Je marchais au milieu d’eux sans faire de résistance ; il est vrai qu’elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d’un mont situé à l’ouest de la savane, où nous nous reposâmes un instant ; là je jetai un dernier regard sur ce soleil couchant qui ne devait plus se lever pour moi. Mes guides se levèrent, je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée qui m’eût enchanté dans tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur et communiquait au sol une humidité féconde ; ce torrent se jetait à l’extrémité du vallon dans un de ces lacs bleus dont abonde l’intérieur des mornes à Saint-Domingue. Que de fois, dans des temps plus heureux, je m’étais assis pour rêver sur le bord de ces beaux lacs, à l’heure du crépuscule, quand leur azur se change en une nappe d’argent où le reflet des premières étoiles du soir sème des paillettes d’or ! Cette heure allait bientôt venir, mais il fallait passer ! Que cette vallée me sembla belle ! on y voyait des platanes à fleurs d’érable d’une force et d’une hauteur prodigieuses ; des bouquets touffus de mauritias, sorte de palmiers qui exclut toute autre végétation sous son ombrage, des dattiers, des magnolias avec leurs larges calices, de grands catalpas montrant leurs feuilles polies et découpées parmi les grappes d’or des faux-ébéniers. L’odier du Canada y mêlait ses fleurs d’un jaune pâle aux auréoles bleues dont se charge cette espèce de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali. Des rideaux verdoyants de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Il s’élevait de tous les points de ce sol vierge un parfum primitif comme celui que devait respirer le premier homme sur les premières roses de l’Éden. — Nous marchions cependant le long d’un sentier tracé sur le bord du torrent. Je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d’un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d’arche, d’où s’échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux sortait de cette arche naturelle. Les nègres prirent à gauche un chemin tortueux et inégal, qui semblait avoir été creusé par les eaux d’un torrent desséché depuis longtemps. Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces, les houx et les épines sauvages qui y croissaient. Un bruit pareil à celui de l’arche de la vallée se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m’y entraînèrent. Au moment où je fis le premier pas dans ce souterrain, l’obi s’approcha de moi, et me dit d’une voix étrange : « Voici ce que j’ai à te prédire maintenant : un de nous deux seulement sortira de cette voûte et repassera par ce chemin. » Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dans l’obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort, nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu’il devait être produit par une chute d’eau : je ne me trompais pas.

Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée par la nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d’une couleur jaunâtre. Cette voûte était traversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d’arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. À l’extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter, sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Sur l’abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l’écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur ce gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu’on n’en pouvait reconnaître l’espèce. Il offrait un phénomène singulier : l’humidité qui imprégnait ses racines l’empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.