Béhanzigue/16

La bibliothèque libre.
(p. 124-132).

LŒTITIÀ À DIT.

LÀ ROBE INDISCRETE

— Lœtitia, voici le soir qui tombe. Sur la ville — comme aussi sur toutes ces âmes équivoques quE le crépuscule fait battre ainsi que des gorges de tourterelles — une ombre légère s’étend, qui varie les contours et rend plus riche de sens le visage de la terre. C’est alors qu’elle est pleine de charmes mélancoliques ; qu’elle résonne tout entière d’un lamento voluptueux et secret.

— Je n’entends rien, dit Lœtitia.

— C’est sans doute que vous n’avez pas de franges au cœur.

— Il vaudrait peut-être mieux y avoir des oreilles. Quant aux franges, j’en ai à mes jupes — comme dit cette dame, dans Shakespeare, dont vous deviez faire un opéra.

— Ah, que je voudrais, Lœtitia, faire une promenade avec vous dans les rues. Entre chien et loup, j’aime à vous voir marcher à côté de moi, et sautiller sur la pointe des pieds à cause de vos talons hauts. Vos cheveux sont si pesants qu’ils vous tirent la tête en arrière ; et votre visage, dans le demi— jour, devient éclatant comme une fleur (Lœtitia bâille).

— Ou bien, nous remonterions les Champs-Élysées, le long de ces allées sinueuses qui contournent des massifs. Il me semble qu’on y doit déjà respirer le printemps, un avant-parfum à peine. C’est ainsi que, l’an dernier, un soir que je vous attendais sur la terrasse des Tuileries, accoudé sur la balustrade à regarder couler la Seine, je fus averti de votre approche par une faible odeur de violettes qui volait devant vous.

— Vous en avez un flair, baron.

— C’est vrai que vous-même, enfant de Montparno, n’êtes point sensible à ces harmonies de la nature. Vous n’avez pas, — comme la Colette Willy, de Retraite Sentimentale — le don délicieux de ressentir et de décrire cette amoureuse sensualité qu’il y a au fond de l’atmosphère à certains jours : ni de boire à pleines narines la ferveur d’un sol trempé de pluie, et les feuilles au parfum multiple (Lœtitia hausse les épaules).

— Tout ça, voyez-vous, c’est de la littérature.

— Je ne dis pas non — mais de la bonne, celle qui nous découvre les vérités et les sources cachées. Et puis, si c’est votre idée, on n’ira pas aux Champs-Élysées, voilà tout. Nous choisirions plutôt un quartier populeux et provincial. Autour de la Madeleine, par exemple, lieu plein de contrastes, il y a des rues comme ça, où s’ouvrent des Passages. Déjà les gens s’attardent sur leur porte, et regardent passer l’omnibus.

Parfois un trottin descend de l’impériale, en faisant voir ses mollets minces ; ou bien, c’est un marmiton blanc. Et cela fait briller, une seconde, l’œil fatigué d’un Monsieur qui sort d’une maison de rendez-vous.

— Je ne sais pas où vous voyez tout ça.

— Sortons. Vous n’avez pas peur, au moins, d’être rencontrée ? J’ai cru comprendre que votre sénateur était à la province.

— Il y est. Du reste, en fourrures, on court si peu de risques. Ce n’est pas comme l’été, ou, rien qu’à la silhouette…

— Quoi, à la silhouette, ma chère enfant ?

— Mais oui, l’été, n’est-ce pas, on n’a rien que sa jupe, Alors, si peu qu’il y ait de vent pour… l’ajuster — aurait-on une tête en fil de fer — tout le monde vous reconnaît.

—………

LE BEAU FUSCHIA

La modiste honoraire, ce soir-là, unissait, sur son corps, comme une double pourpre, le rouge au violet. Sa jupe, du plus riche et sombre améthyste, faisait des plis mous et luxurieux sur la cambrure ou les retraits de son corps, corselé de soie aubergine, — mais que voilait mal, un peu plus haut, une fanchon de mousseline rubis. Et l’or vierge de ses cheveux, ramassés et pendants sur la nuque, jetait de pâles éclairs.

On entra, au sortir du théâtre, dans un restaurant de nuit, tout miroitant de lampes, et Lœtitia, reprenant le dialogue où on l’avait laissé :

— C’est comme ce Beardsley, dit-elle, où vous m’avez menée, l’autre jour, boulevard Malesherbes. Encore un de ces étrangers, qu’il faut se traduire à coups de dictionnaire. Moi j’y comprends rien. Je suppose que c’est de la mythologie.

— À part que ses modèles sont un peu trop vêtus…

— Trop vêtus ! Peste, mon cher, qu’est-ce qu’y vous faut ?

— Mais enfin, Lœtitia, les déesses de la Fable, vous en conviendrez, sont peintes le plus souvent sans chemise. Tandis que les « belles » d’Aubrey Beardsley en ont — un peu ouvertes — et des corsets, des loups, — que sais-je encore ? — des manchons, des éventails, de quoi aller dans la rue, enfin.

— Sans quitter le trottoir…

— D’ailleurs, je vous accorde que tout cela est un peu bien confus, et littéraire — voire, rétrospectif. Ce bijou précieux — trop précieux — est ciselé dans un amalgame de métaux fort divers. On y retrouve je ne sais quoi du Primatice ; beaucoup des Français du XVIIIe siècle ; du Burne Jones, dans les airs de tête ;… on y retrouve tout ce qu’on veut : des symboles d’Allemagne, des masques bergamasques, etc., pantoufle…

— Qu’est-ce que c’est que toutes ces bêtes-là, demande la musculeuse Parathénar, qui tient dans le groupe, à son habitude, une grande place matérielle.

— Ne t’occupe pas de ça, mon gros, fait Lœtitia : on t’avertira quand tu seras pour comprendre.

— Ah, lâche-moi le coude, grommelle la grande fille : tu sais où ça me court, quand on me bafouille !

— Mais je suis sûr, moi, intervient Béhanzigue, que Parathénar comprend très bien, et qu’elle tombera d’accord, malgré mes réserves, qu’il y à une réelle sincérité dans Beardsley et, autour de ces figures inquiétantes, on ne sait quelle atmosphère de fatalité, de triste perversion. J’y reconnais, pour tout dire, ce vice anglais qui brûle comme de la glace ; qui, depuis Vathek, anime tour à tour le vieux lord de Vanity Fair, les sadiques vierges de ce Swinburne plein d’enflure, Dorian Grey, et certaines des plus belles pages du great God Pan. Sans compter des choses charmantes, mais plus directement picturales, comme, par exemple, ce cortège plein de chuchotements, qui, sur la pointe des pieds, vient voir Pierrot à son lit de mort, (un Callot sentimental) ; — sans compter les dessins du Rapt de la Boucle — et celui où il se représente lui-même dans une couche théâtrale et magnifique, — ou encore l’exquise Maupin, toute déshabillée de dentelles.

— Justement, observe Parathénar de sa volumineuse voix, je l’ai vue chez un Monsieur.

— Naturellement.

— Elle a des arleçons bouffants, un chapeau à plumes, et une épée. Ah ! soupire-t-elle, que j’aimerais m’habiller comme ça !

— Et lui, comment était-il ? demande Loetitia.

— Je l’ai un peu vu à Londres, autrefois, élégant, tuberculeux, l’air de quelqu’un qui va mourir. Je le fis inviter à dîner par une amie que j’avais là-bas, qui, elle-même, s’est tuée depuis à la morphine, — une jolie personne, au demeurant, verte, et parfaitement harmoniée au brouillard. Bref, le jour du dîner arrive, et notre hôte aussi, mais en retard, comme il convient. Nous entendons son cab qui s’arrête devant la maison, puis un assez long conciliabule encore, avant qu’il n’entre : « une discussion, explique-t-il, avec le cocher ». En effet, et celui-ci même, qui, à la réflexion, ne s’était sans doute pas retrouvé dans son compte, remonte presque aussitôt par l’escalier de service, et fait demander à la cuisine le client qu’il vient d’amener. Beardsley y va : nouvelle discussion, bruit de monnaie, exit l’homme au cab, et Beardsley revient, après quoi le repas enfin s’achève paisiblement, trop paisiblement même, car ça manquait un peu d’entrain. Le lendemain, mon amie eut le mot de l’affaire, par les domestiques. Beardsley, dans le cab, à la suite d’une quinte de toux, avait été pris d’hémorragie, pour laquelle chose le cocher, n’est-ce pas lui réclamait une indemnité.

…………………….

— Il fait froid, dit Lœtitia, vous ne trouvez pas ?

Et l’on croirait voir passer un frisson sur la nacre de sa chair, à travers cette mousseline qui l’enveloppe d’une pourpre écumeuse.

LÀ BOISSON NOUVELLE

Deux nuits plus tard, les mêmes personnages entraient dans le même cabaret, mais que déchu, hélas, de sa gloire. Tous ces Prométhées à rebours, en bourgeron et corduroy qu’on appelle des électriciens, avaient soufflé sur ces lumières, tolérées pourtant par M. Viviani, l’eteigneur d’étoiles. En sorte qu’on était éclairé de bougies rares, fichées dans des bouteilles.

— Voyez, Loetitia, oh sera confortable : il n’y a presque personne.

— Il y a vous, dit-elle, d’un ton de reproche. Dans là pénombre, on ne distingue très bien ni sa bouche sinueuse, ni ses yeux pareils aux feuilles du saule. Mais on voit bouffer ses cheveux pâles : on dirait des filigranes d’or.

—Prenez un de ces fauteuils, Lœtitia : ils sont profonds comme la tombe.

— Ah ! les boniments, murmure-t-elle.

— Et ne prenez rien plus, croyez-moi. Car j’ai dans ma folle idée qu’ici les « Verres » sont imbuvables.

— Vous avez raison… Je boirai un lemon-squash.

— Au moins que ce soit une orangeade. Vous ne savez pas ce qu’ils mettent dans leur squash, au lieu de citron.

— Des horreurs, évidemment. Mais lesquelles ? Peut-être des têtes de vipères, avec, de cette encre rouge, qui sent si mauvais. Et des infiltrations du Métro, bien sûr, et des groseilles vertes. Ah ! j’en veux, j’en veux ! Demandez-le vite.

Et la jeune modiste se tord de désir, dans sa jupe violacée : et tout juste dans sa jupe, c’est le mot. Car on voit bien, sans être lynx, que, n’étant cette molle étoffe, pareille à une nuit des tropiques, elle serait tout de suite comme Vénus au sortir du tub. Telle qu’elle, avec tout ce qu’elle fait deviner sous le lainage plaqué, qu’elle laisse voir — on se la figure plutôt comme une serpentine sœur d’Artémis, avec sa croupe sourcilleuse, avec ses jambes longues, pleines, minces, qu’habillent des bas lilas à bracelets rose pâle. (Ah quels bas ! Il n’y a vraiment qu’à Paris qu’on a du goût.)

— Alors, va pour du lemon-squash, fait Béhanzigue d’un air résigné. Et moi, garçon, je voudrais un Portofino Kulm. C’était recommandé sur toutes les affiches, l’été dernier.

— Mais, monsieur, je ne sais pas ce que c’est.

— Eh bien, portez-moi une bouteille de portwine, une d’eckau et une de vieille eau-de-vie — avec de la glace, et deux cuillères grande et petite. Je ferai le poison moi-même.

— Il faut être très riche pour boire ça, demande la jeune femme.

— Ah ! mon Dieu, non : il suffit d’être alcoolique.