Bélinde/30

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IVp. 162-176).


CHAPITRE XXX.

NOUVELLES.


Lady Delacour se réjouit du départ de M. Vincent, et elle se glorifia devant Bélinde d’avoir su le juger mieux que ne l’avait fait lady Anne. Bélinde la défendit, et témoigna la reconnaissance qu’elle devait à M. Percival. Lady Delacour prétendit qu’elle devait étendre cette reconnaissance sur Juba et Salomon ; et commença à louer Bélinde de sa conduite dans toute cette affaire. À ces éloges, elle fit succéder celui de M. Hervey, ajoutant qu’elle espérait qu’elle penserait quelquefois à lui.

Pas plus qu’à un autre, répondit Bélinde. Plaisantez-moi tant que vous voudrez, chère mylady ; je vous assure que je vous ai dit la simple vérité.

— Je ne puis vous soupçonner de dissimulation ; cependant, répondez-moi : Si Clarence Hervey était à vos pieds, à présent, le repousseriez-vous ?

— Le repousser ! Non ; mais je ne répondrais point à ses avances.

Vous le refuseriez ! interrompit lady Delacour, en la regardant avec indignation.

— Je ne vous ai pas dit cela, je crois.

— Vous l’accepteriez donc ?

— Je ne vous ai pas dit cela non plus, j’en suis sûre.

— Oh ! je le vois ; vous lui diriez que vous voulez réfléchir.

— Peut-être.

Oh bien, repris lady Delacour, tout ce que je vous demande c’est de vous ressouvenir de ce que vous venez de dire, si jamais vous êtes mise à l’épreuve. Pour être philosophe, il faut sur-tout être conséquent.

— Heureusement pour ma philosophie, je n’ai point à redouter ce combat.

— Je pourrais à présent faire valoir contre vous les argumens de M. Percival sur les premières amours.

— Comment, contre moi ?

— Oui. Ils peuvent être appliqués aux secondes comme aux premières.

Bélinde prit un livre, et lady Delacour garda le silence pendant quelques momens. Elle le rompit bientôt en s’écriant :

— Si Clarence Hervey n’était pas le plus entêté des hommes, il pourrait être le plus heureux. Oh ! combien je hais Virginie ! Je suis sûre que Clarence ne peut pas l’aimer.

Parce que vous ne l’aimez pas, et parce que vous ne la connaissez pas, dit Bélinde.

— En dépit de toute votre générosité, ma chère, je me figure ce qu’elle doit être. Je remuerai le ciel et la terre pour rompre cet absurde mariage.

Oh ciel ! s’écria Bélinde, que prétendez-vous faire ? Je vous en conjure, si vous vous intéressez le moins du monde à mon honneur et à mon bonheur, gardez-vous d’agir !

— Reposez-vous sur moi, ma chère ; je n’agirai jamais contre cette délicatesse d’ame, cette dignité de caractère que j’admire et que j’aime autant que Clarence Hervey. Lady Anne Percival ne serait pas plus soigneuse d’observer les convenances que je ne le suis pour mes amis, et, depuis ma conversion, j’espère, pour moi-même. En disant ces mots, elle sonna, demanda sa voiture, et quitta Bélinde en la priant de compter sur sa prudence.

Lady Delacour passa la matinée hors de chez elle ; et, à son retour, contre son ordinaire, elle ne parla point à Bélinde de ce qui l’avait occupée. Bélinde était loin de se fier à la raison de son amie.

Vous m’avez reproché, mylady, lui dit-elle en riant, de manquer de curiosité ; vous m’avez complétement guérie de ce défaut : jamais femme ne fut plus curieuse de savoir ce qui cause votre secrète agitation.

— Un peu de patience, et vous saurez tout le mystère : dites-moi seulement si vous êtes brouillée avec l’amour à tout jamais.

— Je ne puis répondre pour l’avenir ; mais, à présent, il m’est tout-à-fait étranger.

— Vous avez un cœur ?

— Mais, je l’espère.

— Ainsi, vous ne pouvez exister sans amour.

Lady Boucher et mistriss Mangaretta Delacour arrivèrent pour dîner, ce qui interrompit la conversation.

À dîner, la douairière, voulant fixer l’attention de la compagnie, s’écria :

Enfin M. Hervey est marié !

Marié ! répéta lady Delacour en regardant tour-à-tour lady Boucher et Bélinde ; en êtes-vous sûre ?

— Je le sais positivement ; il s’est marié hier chez sa tante lady Alméria, à Windsor, — avec miss Hartley. En vérité, c’est un mariage bien extraordinaire pour Clarence ! Cette fille a été sa maîtresse pendant quelques années ; je suis sûre que personne ne voudra la voir. Lady Alméria est désolée ; elle n’a pu obtenir de son frère l’évêque qu’il les unisse.

— Je croyais l’évêque à Spa.

Vous vous trompez, reprit la douairière ; je suis certaine que l’évêque a refusé de voir son neveu. Je plains ce pauvre Clarence d’avoir été entraîné dans une telle affaire ; c’est sans doute la fortune qui l’a engagé à passer par-dessus la réputation. M. Hartley menaçait d’emmener sa fille aux Indes.

Vous êtes mal informée, ma chère lady Boucher, dit lord Delacour ; Clarence Hervey n’est pas homme à se marier pour la fortune ; son ame est trop noble et trop généreuse.

Je suis tout-à-fait de votre avis, mylord, reprit lady Delacour.

De l’avis de mylord ! s’écria la douairière : en vérité, rien n’est plus extraordinaire ! mais qui a donc pu engager M. Hervey à ce mariage ?

Ma chère lady Boucher, dit mistriss Mangaretta Delacour, qui jusqu’alors avait gardé le silence, on a calomnié miss Hartley ; elle n’a jamais été la maîtresse de Clarence.

— Vous êtes très-charitable, mistriss Delacour ; mais je parle d’après une vieille expérience : vous pouvez m’en croire, personne ne verra la nouvelle mariée, personne ne la jugera comme vous.

Alors la douairière et tout le reste de la compagnie continuèrent à s’égayer aux dépens de Clarence. Lady Delacour les laissa causer, afin d’examiner Bélinde sans distraction. Elle fut impatientée du sang froid qu’elle conservait. Enfin, lasse de tous les propos qui se tenaient, mistriss Mangaretta demanda encore à lady Boucher si elle était bien sûre de sa nouvelle.

— La chose n’est pas douteuse, madame ; c’est le suisse de lady Newland qui l’a dit à la femme-de-chambre de lady Singleton.

Cette nouvelle a passé par trop de bouches pour qu’on puisse y ajouter foi, répondit lady Delacour.

J’ai vu miss Hartley il y a deux heures, dit mistriss Mangaretta, et elle n’était point mariée.

Point mariée ! s’écria la douairière avec terreur.

Elle dîne actuellement, avec son père, chez moi, dit mistriss Delacour, et Clarence Hervey est, je crois, à Windsor, chez sa tante, qui a un accès de goutte. Vous voyez que les personnes qui vivent peu dans le monde savent quelquefois les nouvelles très-sûrement.

Quand donc M. Hervey reviendra-t-il de Windsor ? dit l’incorrigible douairière.

Demain, madame, répondit mistriss Delacour ; et comme, sans doute, vous verrez beaucoup de monde ce soir, j’espère que vous serez assez charitable pour contredire l’atroce calomnie qui répand que miss Hartley a été la maîtresse de Clarence.

— Il faut cependant qu’il y ait de bonnes raisons pour que cette jeune personne ne soit pas mariée. De quel côté le mariage a-t-il été rompu ?

D’aucun, répondit mistriss Mangaretta Delacour.

Alors, la chose se fera donc ? Quel jour aura-t-il lieu ? dit lady Boucher.

Un des jours de la semaine, répondit mistriss Mangaretta, pour se moquer de la curiosité de ceux qui l’entouraient.

La douairière se consola en continuant à lancer les sarcasmes les plus méchans contre Clarence et miss Hartley, assurant que le silence de lady Delacour devait être interprété en faveur de son avis.

Pour miss Portman, il n’est pas étonnant qu’elle ait été muette, ajouta-t-elle, je suis même encore étonnée de sa gaieté après la mauvaise tournure qu’ont prise ses affaires avec M. Vincent. Je sais de bonne part que M. Percival a refusé son consentement à son pupille, et l’a fait partir pour l’Allemagne. Sans doute sir Philip Baddely finira par être choisi. Si ce mariage se conclut, mistriss Stanhope pourra être appelée la ressource universelle, car ce sera la septième de ses nièces qu’elle aura établie. Mais regardez comme mistriss Delacour paraît occupée avec miss Portman dans le cabinet de trictrac ; peut-être lui propose-t-elle d’épouser le vieux M. Hartley ; il n’y aurait rien d’impossible.

Mistriss Mangaretta, sans s’occuper de la curiosité qu’elle avait inspirée, causait en effet avec Bélinde.

Ma chère miss Portman, lui dit-elle, vous êtes si bonne, que j’ose vous prier de servir un de mes amis qui a toujours été un de vos admirateurs.

Si la chose m’est possible, j’en serai charmée, dit Bélinde ; mais, dites-moi de qui vous voulez parler.

De M. Hervey. Vous saurez, continua mistriss Delacour en feuilletant un paquet de lettres, si vous voulez bien lire ce papier, tout ce que souffre le pauvre M. Hartley. Il aime sa fille à la folie ; et, après l’avoir retrouvée si heureusement après une longue recherche, il est le plus malheureux des hommes. Parmi toutes les calomnies qu’on répand sur son compte, vous voyez, par les discours de lady Boucher, qu’on dit que Virginie, au lieu d’être la pupille de Clarence, a été sa maîtresse. L’idée que la réputation de sa fille est détruite met M. Hartley au désespoir. Dès que j’ai reçu cette lettre, j’ai envoyé chercher cette jeune personne et sa gouvernante ; mais je ne suis qu’une vieille femme contre une confédération de méchans. Je voudrais que lady Delacour vînt s’unir à moi. Virginie est pour quelques jours dans ma maison ; je voudrais obtenir de mylady qu’elle vînt avec vous la voir, tout le monde alors suivrait son exemple. Il y a bien des gens qui ne sont méchans que par peur. Avez-vous le courage, ma chère miss Portman, d’être la première à faire une bonne action. Je serais désolée de vous demander une chose peu convenable ; mais tout ce que je desire est d’avoir votre suffrage en faveur de Virginie : la prudence de Bélinde et sa sagesse sont si connues ! je suis fermement convaincue que lorsque vous la verrez, vous partagerez l’opinion que j’ai de cette intéressante enfant.

Je vous assure, mistriss Delacour, répondit Bélinde, que vous avez employé beaucoup trop d’éloquence…

Je suis fâchée, interrompit mistriss Delacour en se levant, de voir que j’ai offensé miss Portman : la connaissance que j’avais de son caractère me faisait peu craindre ce refus.

Mais je ne vous ai point refusée, dit Bélinde ; je vous disais seulement que vous aviez employé beaucoup trop d’éloquence pour me persuader une chose sur laquelle je pense absolument comme vous. Je suis prête à faire tout ce qui vous conviendra.

Je suis une vieille folle, et vous êtes la plus charmante et la plus généreuse des femmes, répondit mistriss Delacour ; je vous remercie mille fois.

Vous ne devez pas m’en avoir d’obligation, dit Bélinde ; après la réponse que vous avez faite à lady Boucher, il est impossible d’ajouter foi à ces propos.

C’est impossible à vous, reprit mistriss Mangaretta ; vous m’avez convaincue, ainsi que lady Anne, que l’indulgence ne se trouve que dans la vertu. J’admire votre courage d’oser venir défendre l’innocence.

Je n’ai point de droit à votre admiration, répondit Bélinde, car je vous avoue franchement que je n’aurais point de courage si je voyais du danger dans cette démarche. Je ne crois pas qu’une jeune femme doive hasarder sa propre réputation pour préserver celle d’une autre. Je n’ai point encore assez de confiance dans la mienne pour oser lutter contre l’opinion ; c’est le devoir d’une femme comme mistriss Delacour, qui est au-dessus des traits de la calomnie, de défendre l’innocence opprimée ; mais pour Bélinde, loin d’être du courage, ce serait de la présomption et de la témérité.

Lorsque la compagnie se fut retirée, lady Delacour parut aussi surprise que charmée de la vivacité avec laquelle Bélinde la pressa de se rendre au desir de mistriss Delacour ; elle profita de la générosité de Bélinde.

Elle parut préoccupée toute la soirée, causa beaucoup tout bas avec mistriss Mangaretta, sans que Bélinde pût savoir le sujet de leur conversation, et le lendemain matin, de bonne heure, elle demanda ses chevaux, et partit avec miss Portman pour se rendre chez mistriss Delacour.