Césarin, histoire d’un vagabond

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Le Voleur illustréannée 61, tome 40, numéro 1618 (p. 10-11).


CÉSARIN

HISTOIRE D’UN VAGABOND


Durant près d’un demi-siècle, Césarin, Césarin le mendiant et le traîne-misère, a joui d’une célébrité sans égale dans la gaie petite ville de Bar-le-Duc et ses pittoresques entours. On pouvait ne pas connaître MM. les sénateurs et députés du département, non plus que M. le maire et M. le préfet, passer près d’eux, par conséquent, sans les remarquer et les saluer ; mais Césarin, petits enfants en lisières et vieillards à béquilles, tout le monde le connaissait, tout le monde le désignait ou l’interpellait par son prénom. « Ah ! voilà Césarin qui se promène ! — Bonjour, Césarin ! »

De nom, on ne lui en savait et on ne lui en a, je crois, jamais su d’autre.

Se promener, déambuler à travers les rues de la ville, aux abords de la gare principalement et le long du boulevard de la Rochelle, devant l’hôtel du Commerce et l’hôtel de Metz ; guetter et reluquer les passants, parfois leur jouer, sur un petit flageolet, et avec son nez, quelque piètre ritournelle, les poursuivre de sollicitations et quémanderies tout à fait dépourvues d’artifice, naïves, familières, impudentes, insolentes : — « Voyons, m’sieu Adnot, vous m’donnerez bien deux sous ? C’est pour boire la goutte. Je ne l’ai pas encore bue d’aujourd’hui, parole ! Et ça me manque ! » — « Je n’vous demande qu’un sou, m’sieu Colombe, un pauv’ petiot sou, c’est pas l’diable ! Vous pouvez bien me le donner, vous qui êtes riche : faut s’entr’aider dans ce bas monde ! » — « Comment, m’sieu Bristuile, vous refusez un sou au pauv’ Césarin ? Ce n’est pas vot’ père qu’aurait fait ça, pour sûr ! Un brave homme, vot’ père… le père Bristuile, qu’était boulanger à Couchot, en face Notre-Dame… » ; — puis aller s’étendre, au soleil en hiver, à l’ombre en été, sur l’asphalte d’un trottoir ou les marches d’un perron, et y ronfler aussi bruyamment qu’un tuyau d’orgue ; — tel était, sans préjudice de ses nombreuses et interminables stations dans maints cabarets et bouchons, l’emploi du temps, l’horaire de maître Césarin.

Au début, entre vingt et trente ans, il avait, paraît-il, cherché à utiliser la force de sa poigne autrement que dans le maniement du flageolet : on l’avait vu scier et fendre du bois devant les portes, charger ou décharger des bateaux sur le quai du canal, transporter à dos ou sur brouette des colis du bureau de la diligence à domicile et vice versa ; mais il s’était vite lassé de ces serviles besognes et avait préféré l’insoucieuse liberté du bohème, le dolce farniente du lazzarone.

D’une taille un peu au-dessous de la moyenne, courtaud, membré et râblé, Césarin avait de gros yeux bleus, une bouche lippue et forte, un teint de brique. Son menton, comme celui du paysan du Danube,

… nourrissait une barbe touffue,


hirsute et d’un blond roux. Ses cheveux, de même nuance, tout embroussaillés, étaient recouverts d’une casquette graisseuse, le plus souvent privée de visière. Il était vêtu, soit d’une blouse de cotonnade bleue, en lambeaux d’ordinaire, soit de quelque sordide paletot qui lui tombait sur les talons et qu’il devait, ainsi que la casquette et le reste, à la compatissante générosité de tel ou tel de ses concitoyens. Il eût été difficile, à l’époque où je le rencontrais dans les rues de Bar-le-Duc, de lui assigner un âge : on pouvait lui donner quarante ans aussi bien que soixante ou soixante-cinq.

Si tout le monde le connaissait, en revanche, il connaissait tout le monde, et par le menu, savait l’origine, la généalogie et les tares surtout, les plus lointaines et les plus secrètes souillures ou blessures de toutes les familles, toute la chronique scandaleuse de la ville, et ne se gênait pas, dans ses moments d’ébriété particulièrement, pour rappeler aux gens leur passé, leur décocher, sans s’émouvoir et comme en badinant, les plus désagréables et humiliantes vérités.

« Ce n’est pas la peine de tant faire la fière, allez, m’ame de Couvonges, m’ame la baronne de Couvonges ! On sait bien qu’vous vous appeliez Touzelain, étant demoiselle, et que votre mère vendait de la charcuterie dans la rue des Pressoirs. J’ai été assez souvent lui acheter des cervelas… Vous étiez toute petite…

« Vous avez beau vous flanquer du rouge et du blanc sur la frimousse, m’ame Levanneur, vous n’en avez pas moins la cinquantaine bien sonnée. Dites pas non ! Je m’rappelle encore la date de votre mariage : c’était en 40, un lendemain de Fête-Dieu, à Saint-Antoine, du temps de l’abbé de Rozières… Vous étiez plus mince qu’à présent, tout de même ! »

« Ivrogne ? Vous m’appelez ivrogne, m’sieu Petitprêtre ? La belle trouvaille ! Chacun sait bien que Césarin aime à lever le coude… C’est pas un mystère, ça ! Mais Césarin n’a jamais fait faillite, lui ; il peut marcher la tête haute. Ivrogne, mais honnête ! Vous entendez, m’sieu Petitprêtre ? Tandis que votre grand-père, j’ai vu son nom affiché comme banqueroutier… C’était sous Louis-Philippe… Je m’en souviens bien, allez ! »

On comprend sans peine que, pour éviter ou faire cesser de pareilles algarades, les intéressés, la plupart tout au moins, n’hésitaient pas à mettre la main à la poche, et à en tirer quelque menu, mais solide argument, que le cynique personne acceptait sans sourciller, comme chose due, avec un : « Merci, m’sieu Petitprêtre… Merci bien, m’ame Levanneur… à une autre fois ! »

Il paraîtrait même — mais peut-être n’est-ce là qu’une odieuse supposition, une méprisable calomnie — que certaines gens, en guerre avec d’autres, confiaient à Césarin, et moyennant finances, bien entendu, le soin de houspiller et turlupiner leurs adversaires, de leur chanter pouilles en pleine rue et en présence d’une foule nombreuse, — au sortir de la grand’messe du dimanche, par exemple.

Tous cela n’empêchaient pas Césarin de vanter et fanfarer à tout propos son honnêteté, sa probité. « Jamais fait de tort à personne, moi, jamais !… Où est-il, celui qui a à se plaindre de Césarin ? Qu’il se montre, qu’il se nomme ! »

« Ivrogne, mais honnête ! » tel était, on l’a vu plus haut, son mot favori, sa devise.

Cette honnêteté était même si bien connue, cette réputation si bien établie, que certains négociants n’hésitaient pas à faire opérer leurs recouvrements par Césarin en personne. Ils avaient soin, par exemple, de le prévenir et s’assurer de lui dès le fin matin, avant qu’il eût entrepris de tuer le ver : autrement, et malgré toute la bonne volonté, l’attention et la scrupuleuse délicatesse du personnage, il aurait pu se trouver du mécompte, le soir, dans sa recette.

Venait-il, durant une de ces tournées, à rencontrer quelque copain, comme lui franc buveur et joyeux drille, qui lui proposait de s’arrêter un moment, « d’entrer là, au coin, et de licher une goutte, au galop, su’l’pouce…

— Non, ma vieille ! Césarin ne liche pas quand il porte de l’argent qu’on lui a confié, répliquait-il avec un sérieux tout empreint de dignité. Lorsque Césarin aura fini, oh ! alors, bien ! il se rincera la dalle un peu chouettement, j’te prie de l’croire. Tout à ton service, alors ! Tu n’as qu’à m’attendre là, et c’est moi qui régalerai ».

Il poussait même parfois le rigorisme si loin qu’ayant, un jour de juin, été chargé d’un message pour un commerçant véreux, ancien failli, devenu prêteur à la petite semaine, comme celui-ci lui demandait s’il ne prendrait pas bien un verre de vin pour se rafraîchir : « Ça ne se refuse jamais, n’est-ce pas donc, Césarin ? — Ici, on vole : je ne bois pas ! » riposta notre homme en tournant les talons.

« Faut bien rire ! » était, avec « Ivrogne, mais honnête ! », sa locution la plus habituelle, une sorte d’épiphonème qu’il lançait, comme un point d’orgue, à la fin de chaque période de ses clabaudages et diatribes.

Sans doute parce qu’il s’était ingénié et était parvenu à jouer du flageolet avec son nez, Césarin avait certaines prétentions en musique et se croyait un connaisseur. Je le vois encore, un dimanche de Pâques, à l’église Saint-Étienne, écoutant le chant des orgues, et battant la mesure de la tête et du pied, en donnant par instants des marques d’approbation ou d’improbation.

Mais où Césarin apparaissait avec tous ses avantages, dans toute sa splendeur, c’était aux fêtes de mariage, quand, sous prétexte d’ouvrir les portières et de tendre la serviette destinée à protéger du contact des roues les robes des invitées, il avait réussi à se faufiler à la suite de la domesticité et attraper sa part du festin. Quelle franche lippée, ces jours-là, quelle formidable beuverie !

C’est au sortir d’une de ces bombances que ce disciple de Panurge, — disciple tout à fait inconscient et qui bien certainement n’avait jamais ouï parler de son maître, — posté sur le petit pont, à l’angle de la caserne, admonestait en ces termes les soldats de la garnison :

« Voyez-vous, mes enfants, moi, dans ma vie, j’en ai bu de toutes les broches, du blanc et du rouge, du bon et du mauvais… Mais il n’y a personne à Bar qu’en ait bu autant que moi… autant que Césarin !… Personne ! V’là ce que vous pourrez affirmer sans crainte partout, mes enfants, quand vous rentrerez dans vos foyers !… »

Des mots de lui, d’amusantes ou impertinentes et cinglantes reparties, c’est par milliers qu’on en pourrait citer.

« Vous dites que je suis soûl, m’sieu Colignard ? C’est bien possible ! Mais Césarin n’est pas comme vous, lui ; il aime mieux être soûl que d’être bête : ça dure moins longtemps. »

« Soyez tranquille, m’sieu X…, on peut ne pas être réélu député, mais on est toujours certain de rester… mari trompé ! V’là l’avantage ! » C’est à peu près en ces termes qu’il apostrophait, au lendemain d’une élection, un ex-représentant du peuple, célèbre par ses mésaventures conjugales.

Trois archiprêtres s’étaient succédé, dans l’espace de quinze ou vingt ans, à l’église Notre-Dame, MM. les abbés Barry, Gallet et Tripied. Voici de quelle façon Césarin résumait son opinion sur ces représentant de Dieu : « La galette ne valait pas le baril ; mais la tripe vaut encore mieux que la galette ! »

Ce qui ne l’empêchait pas d’ajouter que s’il absorbait autant de canons, c’était pour arriver plus vite à la canonisation.

Un matin, vers les dix heures, le secrétaire de la mairie, M. Michaux, l’envoie quérir pour je ne sais quelle affaire de police municipale. Maître Césarin, qui avait un culte tout particulier pour l’eau-de-vie de marc du pays, avait déjà lampé une demi-douzaine de petits verres ou godots de l’odorant liquide et exhalait un fumet aussi capiteux que désagréable.

« Pfff !  ! Oh ! n’approchez pas si près, Césarin ! s’écrie M. Michaux, en se bouchant les narines. Oh ! le bouc ! Pfff !! Vous sentez !…

— Non, m’sieu Michaux.

— Comment, non ? Je vous dis que si, moi ! Pfff !!!

— … Mande bien pardon, m’sieu Michaux. J’pue, mais c’est vous qui sent ! »

D’autres fois, faisant allusion précisément à cette quantité de godots d’eau-de-vie de marc qu’il absorbait :

« Césarin mourra de la goutte, lui, tout comme les feignants, les vieux richards… Autant c’te maladie-là qu’une autre, pas vrai ? Faut bin rire ! »

Et ses farces, les scies imaginées par lui pour faire pièce aux gens qu’il avait pris en grippe !

Pendant longtemps, tout le temps de son séjour à Bar, M. Hennocque, substitut du procureur impérial, fut de ceux-là.

Un jour qu’il pleuvait, Césarin le rencontra au moment où il descendait l’escalier du tribunal et ouvrait un superbe parapluie de soie violette à manche garni d’ivoire.

« Oh ! lebeau parapluie qu’a m’sieu Hennocque ! Oh ! le beau parapluie !!… Mais voyez donc le beau parapluie que tient m’sieur Hennocque ! Oh ! le beau parapluie !!! Non, parole d’honneur, j’nai jamais vu un aussi chouette parapluie ! Mais regardez donc ! Admirez donc ! Etc… »

Il avait emboîté le pas au substitut et lui serinait cette ritournelle tout le long des rues, conviant les passants à s’arrêter, à faire chorus avec lui. À deux ou trois reprises, M. Hennocque se retourna et invita Césarin à le laisser tranquille.

« J’vous parle pas, moi, m’sieu ! C’est à moi que j’cause. Oh ! l’beau parapluie !!! L’beau parapluie !!! »

Une autre fois que le même magistrat sortait de chez le chapelier Jolion, avec un couvre-chef tout battant neuf, c’était la gamme inverse :

« Un vilain chapeau que vous avez là, m’sieu Hennocque, un bien vilain chapeau ! Ça n’vous durera pas longtemps, allez ! D’ailleurs, pour avoir du beau et du bon, faut y mettre le prix, et tout le monde sait que vous êtes trop regardant, vous, trop liardeur. Bien sûr que ça n’vous a pas coûté cher, ce casque-là !

« Vous n’avez pas dû l’payer plus de trente-cinq sous… Et encore !… Hein, j’ai deviné ?… Trente-cinq sous au plus ? Ça explique pourquoi on vous flanque de la camelote. Pardi ! c’est clair ! Oh ! il n’est vraiment pas chic, votre chapeau ! Regardez donc l’affreux chapeau qu’a m’sieu Hennocque ! N’est-ce pas qu’ça n’lui va pas, qu’ça lui fait une sale tête ? Hein ? J’nen voudrais pas, moi ! Césarin lui-même ne voudrait pas être coiffé comme ça ! Il aurait honte !!… »

Sans s’émouvoir des injonctions et menaces du malheureux substitut, Césarin continuait son boniment et ne lâchait pas son homme. Il appelait ça lui faire un pas de conduite.

Le cynique garnement ne craignait pas, comme on le voit, de s’attaquer aux puissants de la terre ; — c’était même à eux qu’il s’en prenait le plus volontiers, et le préfet Boriquet figure aussi sur la liste de ses victimes.

Chaque fois que Césarin, en compagnie de quelque malandrin de son espèce, venait à rencontrer ce fonctionnaire, il ne manquait jamais, en passant, de crier à son acolyte :

« Tais-toi donc, tiens ! T’es encore pus bête que l’préfet ! ».

Si probe et scrupuleux qu’il fût, Césarin s’arrangeait chaque année pour faire trois ou quatre mois de prison. Les vendanges terminées, le vin rentré, vers la fin d’octobre ou la mi-novembre, on entendait le pauvre hère grommeler, tout en se traînant le long des boutiques : « Vlà le froid qu’arrive ! Césarin, mon ami, faut aller à ta maison d’campagne ! Il est temps, mon vieux !… Faut faire des économie de bois et de chandelle, vois-tu !… »

Cette maison de campagne, toute différente de celle des citadins cossus, bonne à habiter seulement pendant l’hiver, était un vaste bâtiment aux fenêtres grillées et entouré de hautes et épaisses murailles, situé au sommet de la ville, à l’extrémité de la place Saint-Pierre.

Et, quelques jours plus tard, inculpé soit de tapage injurieux ou nocturne, soit d’ivresse publique, soit d’outrages envers l’empereur ou la République ou les représentants et dépositaires de l’autorité, et condamné en conséquence, mon Césarin, flanqué de deux gendarmes et escorté d’une troupe de gamins qui l’acclamaient, gravissait tout guilleret la côte Gilles-de-Trèves et la susdite place, et s’engouffrait derrière la lourde porte à guichet de sa « maison de campagne ».

Il y était, du reste, parfaitement traité, et on avait pour lui tous les égards dus à sa haute renommée. M. Richard, le gardien-chef, l’employait invariablement comme aide-marmiton : c’était lui qui épluchait les légumes, récurait et astiquait les casseroles, lavait ou balayait les dalles de la cuisine et des corridors adjacents, etc. Il était là bien au chaud, bien nourri, bien tranquille, et avait encore la ressource d’agripper presque à chaque repas quelques fonds de bouteille, qui lui permettaient de ne pas oublier tout à fait le goût du vin.

Là encore sa réputation de probité l’avait suivi et servi, et ce n’est qu’après avoir mis son prisonnier à l’épreuve que M. Richard lui avait octroyé sa confiance.

Un jour, en balayant un escalier, Césarin découvrit une pièce de vingt sous, posée là tout exprès, comme le rusé personnage ne manqua pas d’en faire en lui-même la remarque, tout exprès pour tenter sa convoitise. Il ramassa la pièce, et quand le gardien-chef vint à passer, la lui présenta :

« Voici c’que j’ai trouvé au bas des marches, m’sieu Richard. J’vous la rends pour cette fois, ajouta-t-il en clignant de l’œil, mais faudrait pas recommencer !

Voir juger Césarin était un spectacle des plus curieux, la plus désopilante comédie qu’on pût rêver. Le drôle avait la langue fort bien pendue, ainsi qu’on a déjà dû s’en apercevoir, et donnait admirablement la réplique au président.

Je me souviens d’avoir assisté à l’une de ces représentations. J’étais externe au lycée et j’avais pour condisciples deux fils d’avoués, Ferdinand Bonne et Paul S…, qui ne manquaient pas de nous avertir lorsqu’une affaire Césarin était inscrite au rôle. Un matin, en sortant de classe, je me laissai guider par mon ami Bonne et nous pénétrâmes dans la salle du tribunal. À force de jouer des coudes, nous réussîmes à fendre la foule et à nous hisser sur l’un des bancs de chêne adossés aux murs. L’affaire appelée, voici, aussi fidèlement que ma mémoire me le permet, le dialogue qui s’engagea entre le débonnaire président du tribunal, l’excellent M. d’Hervincourt, et l’illustre Césarin :

« Comment, Césarin ! c’est encore vous ?

— Encore ! Oh ! m’sieu d’Hervincourt, c’est un mot de reproche ! Je ne me plains pas de vous voir, moi, je vous assure…

— Eh bien ! nous nous en plaignons, nous, Césarin, nous nous en fatiguons ! C’est honteux ! Voilà la trente et unième fois que vous comparaissez devant la justice !

— Trente et un hivers passés au chaud ! Tant qu’ça !… Je ne croyais pas…

— Votre première condamnation remonte à 1835… Tapage et injures, déjà !

— Pardon, c’est lui qu’a commencé par porter la main sur moi, m’sieu d’Hervincourt…

— Pour vous retenir et dégager Mme la préfète. Et vous le traitez de propre à rien, de feignant, canaille, crapule… tous les mots de votre joli vocabulaire !

— J’avais peut-être bu un petit coup de trop, ce jour-là… c’est possible, mon président !

— C’est même certain : vous étiez ivre à ne pas vous tenir debout ».

Et le tribunal ayant octroyé à Césarin quatre mois de prison :

« Quatre mois ! C’est justement la quantité que je désirais, m’sieu d’Hervincourt ! V’s êtes bin aimable ! Merci bien ! À la prochaine, m’sieu d’Hervincourt, et à charge de revanche ! Vive l’empereur !!! »

Césarin, qui, à l’exemple d’un autre joyeux luron et intrépide buveur,

… Vescut sans nul pensement,
Se laissant aller doucement,
À la bonne loy naturelle,

est mort l’an passé à l’hôpital de Bar-le-Duc, et, d’après certains on-dit, cette mort serait due moins à l’âge et aux infirmités qu’à une atteinte portée à ce vieux renom de probité dont il était si fier.

Comme bon nombre de besogneux et claque-dents, Césarin avait ses bienfaiteurs attitrés, chez qui il se présentait à jours fixes. C’est ainsi que chaque jeudi matin il n’avait qu’à sonner à la porte de Mme veuve… — appelons-la Mme Lefèvre — pour recevoir soit un quignon de pain et quelques rogatons, soit une pièce de deux sous.

Un jeudi de novembre, voyant la porte grande ouverte, il jugea inutile de tirer le pied de biche de la sonnette et s’avança lentement, en frappant sur les dalles avec son bâton, pour annoncer sa présence, jusqu’à l’extrémité du corridor, au seuil de la cuisine.

C’est à cette place que Mme Lefèvre, après une courte absence faite dans le voisinage, le trouva. Il attendait patiemment et placidement qu’elle voulût bien se montrer. Elle fouilla dans sa poche et lui donna ses deux sous habituels.

« En vous remerciant mille et mille fois, m’ame Lefèvre. À jeudi ! Vot’ serviteur !

— Oui, à jeudi. Au revoir, Césarin. Tirez la porte, n’est-ce pas, en vous en allant ?

— N’manquerai pas ! Bien le bonjour, m’ame Lefèvre ! »

Quelques heures plus tard, en ouvrant la grande armoire qui occupait tout un panneau de sa cuisine, et où elle serrait à la fois son linge, ses robes et une partie de ses provisions, Mme Lefèvre s’aperçut que sa bourse — une antique petite pochette de cuir, en forme de blague à tabac, qu’elle avait toujours soin de glisser sous une pile de draps — avait disparu. Voilà la brave dame aux cents coups ! Elle se précipite hors de chez elle, tombe chez ses voisins et leur conte la chose.

« Il n’y a que Césarin qui soit entré chez vous. Nous n’avons vu que lui…

— Et je l’ai surpris dans ma cuisine !… Ce ne peut être que lui… Pour sûr, c’est lui !… »

Et, vite, de courir chez M. le commissaire et de déposer une plainte contre le vieux loqueteux.

Précisément, ce jour-là Césarin avait eu la bonne aubaine de rencontrer un commis-voyageur qui l’avait chargé de différentes courses, entre autres du transport de ses bagages à la gare, et lui avait généreusement alloué pour sa peine trois pièces de vingt sous. Ces trois francs, Césarin s’était naturellement empressé de les verser à ce qu’il nommait ironiquement et de si bon cœur ses caisses d’épargne, c’est-à-dire dans les auberges et débits de vin échelonnés le long du faubourg de Marbot, et, le soir venu, il zigzaguait, chamboulait et vociférait mieux que jamais à travers les rues. Un agent de police, peut-être ce même Simonnot, le susdit vilain merle avec qui il avait eu tant et tant de fois maille à partir, le ramassa auprès d’une trappe de cave, qu’il s’obstinait à prendre pour son lit, et le traîna cahin-caha au violon.

Le lendemain, redevenu maître de lui, calme et dispos, Césarin recevait avis des soupçons qui pesaient sur lui, de l’infamante accusation portée par Mme Lefèvre. Il protesta, jura ses grands dieux qu’il y avait erreur, qu’il était innocent, cria, s’emporta, se débattit comme un diable. M. le commissaire, devant les déclarations des détaillants de Marbot, qui — indice grave — avaient vu entre les mains de Césarin plusieurs pièces blanches, avertit le procureur de la République et fit prendre au pauvre vieux le chemin qu’il connaissait si bien, le chemin de la prison de la Ville-Haute.

Mais, cette fois, les gamins avaient beau le saluer de leurs plus joyeux vivats, lui emboîter le pas et l’apostropher et le provoquer de maintes façons : « Hé, Césarin !… Où vas-tu donc, Césarin ?… Tu trouves donc qu’il commence à faire froid ? etc. » — aucune riposte ne sortait de sa bouche ; il avait rabattu sa casquette sur son front, et,

L’œil morne maintenant et la bête baissée,

il marchait tout honteux entre les deux gendarmes, les mains sous sa blouse, — comme un voleur !

De prime abord, M. Richard, le gardien-chef, ne le reconnut pas. Il essaya de le réconforter, de lui remonter le moral.

— Voyons, Césarin, ne te désole pas. Si tu es innocent, comme tu l’affirmes, on te relâchera… C’est l’affaire de quelques jours, le temps de retrouver ce voyageur qui t’a donné ces trois francs… Allons, courage, mon vieux, secoue-toi, reprends ta bonne mine et ta bonne humeur !… « Faut bin rire ! » comme tu dis. Tu as donc oublié ta devise ?

Césarin se borna à hocher mélancoliquement la tête.

— Que diantre ! Ce n’est cependant pas la première fois que tu viens en pension chez moi !

— C’est vrai, m’sieu Richard… oui… Mais les autres fois… les autres fois, voyez-vous, c’était pas la même chose !

— C’était cependant au début de l’hiver, aux premières gelées, juste à cette époque répondit facétieusement le gardien-chef.

— C’était pas la même chose, murmura de nouveau Césarin, toujours sombre, soucieux, plein de confusion, accablé.

Le surlendemain, il fallut le transporter à l’infirmerie ; il avait la fièvre et ne pouvait plus se tenir debout ; en outre, il était fortement oppressé, toussait, suffoquait : on craignait une pneumonie.

Sur ces entrefaites, Mme Lefèvre, en rangeant des pots de confiture dans sa grande armoire, retrouva la blague du cuir qui lui servait de bourse. Poussée trop loin sous la pile de draps, la pochette avait glissé dans un interstice, entre la tablette et le fond, et était tombée sur le rayon inférieur, derrière des bocaux de conserves et des fioles de cassis et de fignolette.

Désolée de sa déplorable erreur, Mme Lefèvre se hâta de prévenir la justice et de retirer sa plainte, s’offrant d’ailleurs à réparer de son mieux le tort qu’elle avait pu causer au malheureux Césarin.

Quand le commissaire de police et le gardien-chef pénétrèrent dans la salle où gisait le malade et lui firent part de la nouvelle, deux larmes lui montèrent aux yeux et roulèrent le long de ses joues hâves et flétries.

« J’savais bien… Je vous l’avais bien dit !… bégaya-t-il.

Et il ajouta, toujours d’une voix entre-coupée :

« M’sieu Richard, excusez-moi… Vous avez toujours été gentil pour Césarin… Je vous en remercie… mais… ce n’est pas pour vous fâcher… je voudrais bien m’en aller, puisque je n’suis pas coupable…

— Tu attendras bien au moins que tu sois rétabli, — ou que le printemps soit revenu !

— J’aimerais mieux… faut pas m’en vouloir, m’sieu Richard !… mais… puisque je n’ai rien fait d’mal… j’aimerais mieux être soigné à l’hospice ».

On profita d’une amélioration survenue quelque temps après dans l’état de Césarin pour le transporter, selon son désir, à l’hôpital de la ville.

À la première visite que lui fit le médecin en chef, le docteur Michel, un brave cœur et un bon vivant, pas fier, qui lui avait souventefois glissé la pièce en rue et lancé quelque gai brocard :

« Ah ! m’sieu Michel, soupira-t-il, ça ne va pas… Non… j’crois bien que j’suis fichu…

— Mais non, mon vieux Césarin, mais non ! Tu te mets martel en tête… Avant quinze jours tu seras sur pattes, et qu’on te reverra sur la place Reggio faire le moulinet avec ta canne ou nous jouer des airs sur ton flageolet.

— C’serait trop d’honneur !

— … faire le moulinet avec ta canne sur la place Reggio ou dans la Rochelle, et nous jouer devant toutes les portes des airs sur ton flageolet.

— Ah ! m’sieu Michel, j’en doute… J’ai idée, voyez-vous, qu’je n’sortirai d’ici que pour aller à Sainte-Marguerite.

Le pauvre Césarin ne se trompait pas. Après avoir traîné et résisté deux ou trois semaines, il succomba, et sa dépouille repose aujourd’hui dans l’agreste cimetière — ou cimetier — consacré à Sainte-Marguerite, et qui s’étale au bas du coteau boisé de Maëstricht.

Toujours soucieux de rendre hommage aux gloires locales quelles qu’elles soient, les journaux de la ville et du département, ceux même des départements limitrophes, ne manquèrent pas d’annoncer cette mort à leurs lecteurs et de publier des notices biographiques détaillées et de longs articles critiques et humoristiques relatifs à l’illustre Césarin. L’un d’eux, un périodique illustré, le Bar-Bar, alla même jusqu’à invoquer Phébus et enfourcher Pégase, en l’honneur

De cet homme,
Qui, de notre cité,
Fut, en somme,
Une célébrité.

Mais la plus éloquente et la plus touchante de ces oraisons funèbres, ce fut — le croirait-on ? — l’agent de police Simonnot, l’implacable ennemi et la bête noire de Césarin, qui la prononça.

Simonnot avait beau se répéter que dorénavant les populations confiées à sa garde pourraient vaquer à leurs affaires sans crainte d’être blasonnées et tympanisées, dormir leur suffisance sans avoir à redouter les sons du flageolet ou quelque bachique tintamarre, — Césarin lui manquait. Involontairement, en faisant ses tournées dans la ville, il le cherchait d’un œil attendri, il le revoyait… Pur mirage, cruelle désillusion !

« Et dire, s’exclamait-il dans sa péroraison, dire que cet insatiable et incorrigible délinquant, — ce pauvre Césarin ! — qui avait été cinquante-deux fois en prison, et toujours sans rechigner, de si bon cœur ! est mort de chagrin pour y être allé une cinquante-troisième !… »


Albert Cim.
FIN