Calligrammes/À l’Italie (Apollinaire)

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Calligrammes
Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)
Mercure de France (p. 151-157).
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À L’ITALIE


À Ardengo Soffici


L’amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zone des armées

J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva
Et dans ce jour d’août 1914 le plus chaud de l’année
Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même
C’est à toi que je songe Italie mère de mes pensées

Et déjà quand von Kluck marchait sur Paris avant la Marne

J’évoquais le sac de Rome par les Allemands
Le sac de Rome qu’ont décrit

Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l’Arétin

Je me disais
Est-il possible que la nation
Qui est la mère de la civilisation

Regarde sans la défendre les efforts qu’on fait pour la détruire

Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes
Les fantômes des Esclaves toujours frémissants
Se sont dressés en criant SUS AUX TUDESQUES
Nous l’armée invisible aux cris éblouissants

Plus doux que n’est le miel et plus simples qu’un peu de terre

Nous te tournons bénignement le dos Italie
Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien
Italie mère qui es aussi notre fille

Nous sommes là tranquillement et sans tristesse

Et si malgré les masques les sacs de sable les rondins nous tombions

Nous savons qu’un autre prendrait notre place
Et que les Armées ne périront jamais

Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits
C’est la guerre qui est longue

Italie

Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur

J’ai comme toi pour me réconforter
Le quart de pinard
Qui met tant de différence entre nous et les Boches

J’ai aussi comme toi l’envol des compagnies de perdreaux des 75


Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais rigoler

Je ne suis pas sentimental à l’excès comme le sont ces gens sans mesure que leurs actions dépassent sans qu’ils sachent s’amuser

Notre civilisation a plus de finesse que les choses qu’ils emploient

Elle est au delà de la vie confortable
Et de ce qui est l’extérieur dans l’art et l’industrie
Les fleurs sont nos enfants et non les leurs
Même la fleur de lys qui meurt au Vatican

La plaine est infinie et les tranchées sont blanches
Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles
Sur les roses momentanés des éclatements
Et les nuits sont parées de guirlandes d’éblouissements
De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées

Nous jouissons de tout même de nos souffrances

Notre humeur est charmante l’ardeur vient quand il faut

Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses

Et il n’y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades que chez celui qui plume les patates

Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores


Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens de la majesté héroïque et le courageux honneur individuel

Nous avons le sourire nous devinons ce qu’on ne nous dit pas nous sommes démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l’occasion faire preuve de l’esprit de sacrifice qu’on appelle la bravoure

Et nous fumons du gros avec volupeté

C’est la nuit je suis dans mon blockhaus éclairé par l’électricité en bâton

Je pense à toi pays des 2 volcans

Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment de Messine

Je salue le Colleoni équestre de Venise
Je salue la chemise rouge

Je t’envoie mes amitiés Italie et m’apprête à applaudir aux hauts faits de ta bleusaille

Non parce que j’imagine qu’il y aura jamais plus de bonheur ou de malheur en ce monde

Mais parce que comme toi j’aime à penser seul et que les Boches m’en empêcheraient

Mais parce que le goût naturel de la perfection que nous avons l’un et l’autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles commodités dont je n’ai que faire


Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu’eux voudraient nous forcer à ne plus choisir

Une même destinée nous lie en cette occase

Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis
Mais pour chacun de toi Italie

Ne te borne point à prendre les terres irrédentes
Mets ton destin dans la balance où est le nôtre

Les réflecteurs dardent leurs lueurs comme des yeux d’escargots

Et les obus en tombant sont des chiens qui jettent de la terre avec leurs pattes après avoir fait leurs besoins


Notre armée invisible est une belle nuit constellée
Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux

              Ô nuit ô nuit éblouissante
        Les morts sont avec nos soldats
        Les morts sont debout dans les tranchées
Où se glissent souterrainement vers les Bien-Aimées
Ô Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers
Nous jetons nos villes comme des grenades
Nos fleuves sont brandis comme des sabres
Nos montagnes chargent comme cavalerie


Nous reprendrons les villes les fleuves les collines
De la frontière helvétique aux frontières bataves
            Entre toi et nous Italie
        Il y a des patelins pleins de femmes
        Et près de toi m’attend celle que j’adore
            Ô Frères d’Italie

        Ondes nuages délétères
Métalliques débris qui vous rouillez partout
Ô frères d’Italie vos plumes sur la tête
                    Italie
Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras
Et ce soldat blessé toujours debout Arras

Et maintenant chantons ceux qui sont morts
            Ceux qui vivent
        Les officiers les soldats

Les flingots Rosalie le canon la fusée l’hélice la pelle les chevaux

        Chantons les bagues pâles les casques
        Chantons ceux qui sont morts
        Chantons la terre qui bâille d’ennui
        Chantons et rigolons
        Durant des années
                    Italie
        Entends braire l’âne boche


        Faisons la guerre à coups de fouets
        Faits avec les rayons du soleil
                    Italie
        Chantons et rigolons
        Durant des années