Calligrammes/Merveille de la guerre

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Calligrammes
Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)
Mercure de France (p. 147-149).

MERVEILLE DE LA GUERRE


Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit

Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder

Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs


J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité

C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les chevelures sont devenues des comètes

Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races

Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir


Comme c’est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore

S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre
Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants


Mais ce serait plus beau encore s’il y en avait plus encore

Cependant je les regarde comme une beauté qui s’offre et s’évanouit aussitôt

Il me semble assister à un grand festin éclairé à giorno
C’est un banquet que s’offre la terre
Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles

La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale


Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage
Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain

C’est pourquoi l’air a un petit goût empyreumatique qui n’est ma foi pas désagréable

Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre

il n’avale que les âmes
Ce qui est une façon de ne pas se nourrir
Et se contente de jongler avec des feux versicolores

Mais j’ai coulé dans la douceur de cette guerre avec toute ma compagnie au long des longs boyaux

Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence

J’ai creusé le lit ou je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout

Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout ou plutôt je commence à être partout

C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir
Ce sera plus long à réaliser que non la fable d’Icare volant

Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire
Qui fut à la guerre et sut être partout
Dans les villes heureuses de l’arrière
Dans tout le reste de l’univers
Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé
Dans les femmes dans les canons dans les chevaux
Au zénith au nadir aux 4 points cardinaux
Et dans l’unique ardeur de cette veillée d’armes

Et ce serait sans doute bien plus beau

Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout

Pouvaient m’occuper aussi
Mais dans ce sens il n’y a rien de fait

Car si je suis partout à cette heure il n’y a cependant que moi qui suis en moi