Des artistes/Camille Pissarro

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Camille Pissarro
Ernest Flammarion (p. 159-167).

CAMILLE PISSARRO


On peut voir dans la galerie Durand-Ruel une exposition de cent toiles de M. Camille Pissarro : plaisir rare et rarement goûté. Cette exposition comporte des œuvres anciennes et de toutes récentes aussi : elle nous montre ce maître, qui fut un chercheur éternel, à toutes les époques de sa vie d'artiste. Elle nous est donc, non seulement une précieuse joie esthétique, mais encore un très précieux renseignement biographique, quelque chose comme le résumé de l'histoire intellectuelle d'un des plus admirables peintres qui aient jamais été.

C'est ainsi que je comprends et que j'aime les expositions de peinture : une salle discrète, et dans cette salle une œuvre de choix qui vous révèle la pensée de celui qui l'exécuta, sa passion, ses enthousiasmes, ses transformations, ses progressives conquêtes sur la matière. Mais combien parmi les artistes, même les plus illustres, même les mieux piédestalisés, pourraient sans déchoir affronter une telle épreuve ? Le compte en est vite réglé. C'est pourquoi la mode ne se perdra pas de ces grandes exhibitions retentissantes, de ces incohérentes cohues qu'on appelle des Salons annuels, où, à force de voir, dans trop de salles pareilles, trop de choses si disparates, l'on ne voit plus rien du tout et d'où l'on sort aveuglé, hébété, les jambes rompues, le cerveau dolent, comme après de longues stations, d'interminables courses dans les galeries du Louvre ou au Bon Marché... Les salons ne sont-ils point, en effet, le Bon Marché de l'art, les cent mille paletots de la peinture, la redingote grise de la sculpture ?

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Il arrive à Camille Pissarro une étrange aventure : M. Camille Pissarro est célèbre, et c'est à peine si le public le connaît. Personne ne conteste plus l'influence considérable qu'il exerça sur la peinture contemporaine, et la critiqué officielle a toujours fait le silence, sur son oeuvre et sur son nom. Soyons psychologue. Ce silence, la critique ne s'y est pas enfermée par parti-pris d'hostilité, mais par conscience professionnelle. Un critique entre dans une salle où sont exposés les tableaux de M. Camille Pissarro. Il regarde, va de l'un à l'autre, s'étonne, se recule, se tâte : « C'est peut être très bien ! » se dit-il. Tout à coup il s'arrête, perplexe, hésite, se renfrogne et, scrupuleux, objecte : « Et si c'était très mal ?... Est-ce très bien ?... Est-ce- très mal ?... Comment puis-je le savoir ? » Et, s'effarant entre ces deux possibilités, comme il ne possède, sur cette déroutante peinture, aucune opinion sérieuse et préalable, comme, d'autre part, il ne peut fouiller dans d'antiques archives pour y découvrir des critiques raisonnées, de traditionnelles anecdotes léguées aux fureteurs de bibliothèque par trois siècles d'immortalité potinière et consacrées, il se tait. Il se tait d'abord pour ne point engager sa responsabilité, ensuite parce que, en vérité, il n'a rien à dire. De ce curieux et ordinaire état d'esprit d'un critique devant une œuvre vierge et belle, il est résulté que M. Camille Pissarro a failli, jadis, ne pouvoir vivre de son art. Ce qui est toujours drôle, n'est-ce pas ? Mais il ne s'agit pas de récriminer. M. Camille Pissarro qui, à l'adversité, à l'indifférence, à l'attaque, opposa toujours un visage pacifique et un si supérieur esprit, ne me pardonnerait pas de raviver ces vaines querelles. J'aime mieux émettre tout de suite les réflexions que cette incomparable exposition me suggère.

M. Camille Pissarro a été un révolutionnaire par les renouvellements ouvriers dont il a doté la peinture, en même temps qu'il est demeuré un pur classique par son goût des hautes généralisations, son amour fervent de la nature, son respect des traditions respectables. La Beauté est immuable et éternelle comme la Matière dont elle est la forme revivante en nous et synthétisée; seuls changent et progressent, suivant le temps, les modes de l'exprimer. M. Pissarro a voulu adapter à la technique de son art les applications correspondantes de la science, en particulier les théories de Chevreul, les découvertes de Helmholtz sur la vie des couleurs. Il a donc introduit dans l'art des éléments novateurs qui ont rendu possibles la conquête pittoresque de certains phénomènes atmosphériques jusqu'alors inexprimés, une plus intime et plus profonde pénétration de la nature. Par conséquent il a élargi le domaine du rêve, ayant été un des premiers — le premier peut-être — à comprendre et à innover ce grand fait de la peinture contemporaine : la lumière. Voilà son crime. Il n'en est pas encore lavé aujourd'hui.

Le paysage — et la figure n'est-elle pas aussi un paysage ? — tel que l'a conçu et rendu M. Camille Pissarro, c'est-à-dire l'enveloppement des formes dans la lumière, c'est-à-dire l'expression plastique de la lumière sur les objets qu'elle baigne et dans les espaces qu'elle remplit, est donc d'invention toute moderne. Deviné vaguement par Delacroix, davantage senti par Corot, tenté par Turner en des impressions d'une barbare et superbe beauté, il n'est réellement entré dans l'art à l'état de réalisation complète qu'avec MM. Camille Pissarro et Claude Monet. Quoi qu'on dise et ergote, c'est d'eux que date, pour les peintres, cette révolution dans l'art de peindre, pour le public intelligent — mais existe-t-il un tel public ? – cette révolution dans l'art de voir.

Nous voyons mal la nature, cela n'est pas un paradoxe. Nous l'entrevoyons, opaque et lourde, à travers les tableaux de musée, c'est-à-dire à travers les couleurs ternies, noircies, saurées, les fuligineuses poussières, les vernis encrassés, ces croûtes adventices accumulées sur les chefs-d'œuvre vénérables par la vigilance des administrations et l'ironie des siècles. Aussi, devant cet art tout neuf, qui nous restituait la nature dans son rêve intégral de lumière, avons-nous éprouvé du malaise, presque du vertige, comme l'homme, longtemps enfermé dans la nuit d'une cave qui se retrouve tout d'un coup, dans l'espace, au soleil. Puis nos yeux, peu à peu, se sont habitués au choc de cette clarté lustrale, et nous nous sommes étonnés d'être restés aveugles à cet enchantement et de n'avoir pas compris plus tôt cette domination souveraine des couleurs et des formes, dans la nature et dans l'art, par la lumière.

Il ne faut pas se payer de mots. Nous admirons les œuvres anciennes, mais l'émotion qu'elles nous procurent n'a plus guère qu'une valeur de respect chronologique. Nos exigences sont devenues autres et plus compliquées. À mesure que se révèlent les phénomènes de la vie inconnus des vieux ancêtres et qui ajoutent à notre désir de connaître, à nôtre pouvoir de sentir, à mesure que le génie de l'homme multiplie les pages techniques et met aux mains de l'ouvrier de plus puissants, de plus précis instruments de travail, nous demandons aux artistes plus que ce que le passé nous a légué.

Et tout près de nous ! Combien Rousseau, qui fut, en son temps, un révolutionnaire, nous paraît morne, et si lointain déjà! L'atmosphère qu'il peint, plus pesante qu'une plaque de plomb, est intraversable. Ses chênes et ses châtaigniers ont beau avoir de solides embranchements, ses terrains une lourde ossature: ils ne respirent point, ils ne vivent point ; ses feuillages luisent, mais l'air ne circule pas à travers ce maçonnage grossier et canaille; nulle sève ne gonfle ces végétations inertes, mortuaires, aux dures consistances de métal.

Combien diffèrent de ces crépissages épais où l'aile des oiseaux s'enlise, les ciels de M. Camille Pissarro, ces ciels mouvants, profonds, respirables, où les ondes lumineuses vibrent véritablement, où toutes les voix de l'air se répercutent à l'infini !

Et ces formes. charmantes, légères, si doucement voilées, et pourtant si noblement caractéristiques, ces formes faites de reflets qui passent et qui tremblent et qui caressent! Et cette terre, rose dans la verdure poudroyante, cette terre qui vit ainsi, qui respire, où sous la lumière fluidique qui la baigne, sous l'ombre — lumière à peine atténuée — dont elle se rafraîchit, se voient, se sentent, s'entendent les organes de vie, l'ossature formidable, la vascularité qui charrie les sèves et les énergies de l'universel amour !... Et ces horizons si empreints de la mélancolie des distances, ces lointains éthérisés qui semblent le seuil de l'infini !

Oh ! je le sais. On a dit de M. Camille Pissarro, comme de M. Claude Monet, qu'ils ne rendaient que les aspects sommaires de la nature et que cela n'était vraiment pas suffisant Le reproche est plaisant, qui s'adresse aux hommes lesquels précisément ont poussé plus loin la recherche de l'expression, non seulement dans le domaine du visible, mais dans le domaine impalpable, ce que n'avait fait, avant eux, aucun artiste européen. Si l'on compare les accords de ton d'un peintre aux phrases d'un écrivain, les tableaux aux livres, on peut affirmer que nul n'exprima tant d'idées, avec une plus abondante richesse de vocables, que M. Camille Pissarro ; que personne n'analysa avec plus d'intelligence et de pénétration le caractère des choses et ce qui se cache sous la vivante apparence des figures. Et la puissance de son art est telle, l'équilibre en est si harmonieusement combiné, que de cette minutieuse analyse, de ces innombrables détails juxtaposés et fondus l'un dans l'autre, il ne reste, pour l'étonnement de l'esprit, qu'une synthèse : synthèse des expressions plastiques et des expressions intellectuelles, c'est-à-dire la forme la plus haute et la plus parfaite de l'œuvre d'art. jusqu’à la réalisation de la grande poésie décorative.

C’est que la nature, pour qui sait la voir et la comprendre, est une étrange magicienne, perpétuelle créatrice de rêve, une infatigable renouveleuse d’idéal.

Tout est en elle, car elle est la Beauté en dehors de quoi nous ne pouvons rien concevoir, la source intarie où nous pouvons puiser, à pleine âme, les fortes émotions. Mais combien savent la regarder avec oPes regards d’amour ?

Et je ne sais rien de beau et de touchant comme : de voir M. Camille Pissarro, si jeune sous sa barbe blanche, garder tous les enthousiasmes de la jeunesse et, loin d’a bruit des coteries, cPea jurys, des hideuses jalousies, poursuivre, avec les ardeurs d’autrefois, une des plus belles, un» des plus considérables parmi les œuvres de ce temps.

(Le Figaro, 1er février 1892.)