Carmen (Mérimée)/Les Bohémiens

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Traduction par Mérimée.
CarmenCalmann Lévy (p. 276-300).




LES BOHÉMIENS


TSYGANY


— TRADUIT DE POUCHKINE —


Des Bohémiens, troupe bruyante, vont errants en Bessarabie ; aujourd’hui sur la rive du fleuve, ils plantent leurs tentes déchirées. Douce comme l’indépendance est leur nuitée ; qu’on dort bien à la belle étoile ! Entre les roues des charriots, derrière des lambeaux de tapis, on voit briller le feu. La horde alentour apprête son souper. Sur le gazon, les chevaux paissent à l’aventure. Un ours apprivoisé a pris son gîte auprès d’une tente. Tout est en mouvement au milieu du désert ; on part demain à l’aube et chacun fait gaiement ses préparatifs. Les femmes chantent, les enfants crient, les marteaux font résonner l’enclume de campagne. Mais bientôt sur la bande vagabonde s’étend le silence du sommeil et le calme de la steppe n’est plus troublé que par le hurlement des chiens et le hennissement des chevaux. Tout repose, les feux s’éteignent, la lune brille seule dans le lointain des cieux, versant sa lumière sur la horde endormie. Dans une tente solitaire, un vieillard ne dort point encore. Assis devant quelques charbons, et recueillant leur mourante chaleur, il regarde la plaine où s’étend le brouillard de la nuit. Sa fille est allée courir la campagne déserte. Libre enfant, elle ne connaît que son caprice. Elle reviendra… mais voici la nuit et bientôt la lune va disparaître derrière les nuages à l’horizon. Zemfira ne revient pas, et l’humble souper du vieillard se refroidit à l’attendre.

Mais, la voici. Derrière elle, sur la steppe, un jeune homme s’avance ; il est inconnu au bohémien : — « Père, dit la jeune fille, j’amène un hôte. Derrière le Kourgane[1], là-bas dans le désert, je l’ai rencontré et je l’amène au camp pour la nuit. Il veut devenir bohémien comme nous. La justice le poursuit, mais en moi il trouvera une bonne compagne. Il s’appelle Aleko ; il me suivra partout. »

LE VIEILLARD.

Bien ; reste jusqu’à demain à l’ombre de notre tente, plus longtemps, si tu veux. L’abri, le pain nous les partagerons. Sois des nôtres. Tu t’accoutumeras à nos façons, à notre vie errante, à la misère, à la liberté. Demain au point du jour, un même charriot nous emportera tous les trois. Prends un métier, choisis ; forge le fer ou chante des chansons en promenant l’ours de village en village.

ALEKO.

Je reste.

ZEMFIRA.

Il est à moi, qui pourrait me l’arracher ? mais il est tard. La jeune lune a disparu. La brume couvre la campagne et mes yeux se ferment malgré moi.


Il est jour. Le vieillard tourne à pas lents autour d’une tente silencieuse : « Debout Zemfira, le soleil est levé ! Réveille-toi, mon hôte, il est temps, il est temps. Quittez enfants, la couche de la paresse. » Aussitôt la horde s’épand à grand bruit. On plie les tentes, les charriots sont prêts à partir. Tout s’ébranle à la fois. Les voilà cheminant par les plaines désertes. Des ânes ouvrent la marche portant dans des paniers des enfants qui se jouent. Derrière viennent les maris, les frères, les femmes, les filles, jeunes et vieux. Que de cris ! quel tapage ! Aux refrains de la Bohême se mêlent les grognements de l’ours qui mort impatiemment sa chaîne. Quelle bigarrure de haillons aux couleurs éclatantes ! Les chiens hurlent à la cornemuse qui ronfle, tandis que les roues grincent sur le gravier. Cohue, misère, sauvagerie ! Mais tout cela est si plein de vie et de mouvement ! Fi de notre mollesse inerte comme la mort, fi de notre indolente langueur, monotone comme les chants de l’esclave !


Le jeune homme promène un regard découragé sur la plaine déserte. Il n’ose s’avouer à lui-même la cause secrète de sa tristesse. Pourtant, Zemfira, la belle aux yeux noirs, est à ses côtés. Maintenant, il est libre et le monde est devant lui. Sur sa tête un radieux soleil brille dans sa splendeur de midi. Pourquoi le cœur du jeune homme tressaille-t-il en sa poitrine ? quel secret ennui le tourmente ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

« L’oiselet du bon Dieu ne connaît ni souci ni travail. Pourquoi se fatiguerait-il à tresser un lit et solide et durable ? La nuit est longue, un rameau lui suffit pour dormir. Vienne le soleil en sa gloire, l’oiselet entend la voix de Dieu, il secoue ses plumes et chante sa chanson.

« Après le printemps, splendeur de la nature, vient l’été avec ses ardeurs ; puis arrive le tardif automne amenant et brouillards et froidure. Pauvres humains, tristes humains ! Vers de lointaines contrées, en de tièdes climats, au-delà de la mer bleue, l’oiselet s’envole jusqu’au printemps[2]. »

Il est comme l’insouciant oiselet, l’exilé nomade. Pour lui point de gîte fixé, point d’accoutumance. Tout lui est chemin ; partout il trouve un abri pour sa nuitée. L’aube le réveille, il abandonne sa journée à la volonté de Dieu, et le travail de la vie ne troublera pas le calme indolent de son cœur. Parfois les enchantements de la gloire scintillent à ses yeux comme une étoile lointaine ; parfois il se ressouvient du luxe et des plaisirs. Souvent la foudre gronde sur sa tête isolée, mais sous la tempête, comme sous un ciel serein il s’endort insouciant. Ainsi vit Aleko, oubliant la malice de l’aveugle destin. Autrefois, grand Dieu ! quelles passions se jouèrent de cette âme docile ! Comme elles bouillonnaient en ce cœur bourrelé ! Elles l’ont abandonné depuis longtemps… Pour longtemps ? Se réveilleront-elles un jour ? — Qu’il attende !

ZEMFIRA.

Ami, dis-moi, ne regrettes-tu pas ce que tu as quitté pour toujours ?

ALEKO.

Qu’ai-je donc quitté ?

ZEMFIRA.

Tu sais… une famille, les villes…

ALEKO.

Moi des regrets ! Si tu savais, si tu pouvais t’imaginer l’esclavage de ces villes où l’on étouffe ! Là, les hommes parqués, entassés, n’ont jamais respiré l’air frais du matin, ni les parfums printanniers des prairies. Ils ont honte d’aimer. La pensée… ils la chassent loin d’eux. Ils font marchandise de leur liberté. Rampants aux pieds des idoles, ils leur demandent de l’argent et des chaînes. Qu’ai-je quitté ? Trahisons impudentes, préjugés sans appel, haines insensées de la foule, ou bien le déshonneur au pinacle et resplendissant.

ZEMFIRA.

Mais, là on voit de grands palais, des tapis aux mille couleurs, des jeux, des fêtes bruyantes… et les habits des femmes, comme ils sont riches !

ALEKO.

La joie des villes, vain bruit ; là point d’amour, point de vraie joie. Les femmes… ah ! que tu vaux mieux qu’elles, toi qui n’as besoin ni de leurs riches parures ni de leurs perles ni de leurs colliers. Tu ne me tromperas pas, mon amie… Si jamais !… Mon seul désir c’est de partager avec toi, amour, paix, exil volontaire.

LE VIEILLARD.

Tu nous aimes toi, bien que né parmi les riches ; mais celui-là ne s’habitue pas facilement à la liberté, qui a connu les délices du luxe. Chez nous, on conte cette histoire. Un jour, dans ce pays, vint un homme du sud, exilé par un roi. Autrefois j’ai su son nom bizarre, mais je l’ai oublié. Vieux d’années il était jeune de cœur, ardent pour le bien. Il avait le don divin des chansons et sa voix était comme le bruit des eaux. Tous l’aimaient. Il vivait aux bords du Danube, ne faisant de mal à personne, charmant jeunes et vieux par ses récits. Il ne s’entendait à rien, timide et faible comme un enfant. Il fallait que des étrangers lui apportassent gibier et poissons pris dans leurs filets ; et quand le fleuve rapide se couvrait de glaces, quand soufflaient les rudes autans, ils préparaient au saint vieillard une couche moelleuse avec de chaudes toisons. Mais, lui, jamais il ne s’accoutuma à cette vie de misère. Il était pâle, desséché. La colère d’un Dieu, disait-il, le poursuivait pour une faute. Toujours il attendait, et la délivrance ne venait pas. Errant sur la rive du Danube, il se lamentait sans cesse, et des larmes amères coulaient de ses yeux au souvenir de son lointain pays. Enfin, mourant, il voulut qu’on portât ses os vers le sud, croyant que, même après sa mort, ils ne pourraient trouver le repos dans la terre de l’exil.

ALEKO.

Voilà donc le sort de tes enfants, ô Rome, ô souveraine du monde ! Chantre des amours, chantre des Dieux, dis-moi qu’est-ce que la gloire ? un écho sortant d’une tombe, un cri d’admiration, une rumeur qui retentit d’âge en âge, ou bien sous l’abri d’une hutte enfumée le récit d’un sauvage bohémien !


Deux ans se passent, et toujours la Bohême joyeuse et vagabonde ; partout, comme naguères elle trouve la paix et l’hospitalité. Aleko a secoué les chaînes de la civilisation : libre comme ses hôtes, sans soucis, sans regrets, il prend place à leurs bivouacs. Il n’a pas changé ; ses amis sont les mêmes. Oubliant ses jours d’autrefois il a pris les mœurs des Bohémiens. Comme eux, il se plaît sous l’abri d’une tente ; il goûte les enivrements de leur éternelle paresse ; il aime jusqu’à leur langue, pauvre et sonore. Déserteur de sa bauge des bois, l’ours est devenu l’hôte bien fourré de sa tente. Dans les villages, sur la route qui traverse la steppe et mène à la capitale de la Moldavie, l’ours danse lourdement au milieu d’une foule circonspecte. Il beugle et mord impatiemment sa chaîne. Appuyé sur son bâton de voyage, le vieillard marque nonchalamment la mesure sur son tambourin. Aleko conduit la bête en chantant des chansons. Zemfira passe devant les villageois et recueille leurs offrandes volontaires. Vient la nuit : Tous les trois font bouillir le grain qu’ils n’ont pas moissonné. Le vieillard s’endort, le feu s’éteint ; tout repose ; tout est tranquille sous leur tente.


Aux rayons d’un soleil de printemps le vieillard réchauffe son sang déjà engourdi ; devant un berceau sa fille chante une chanson d’amour ; Aleko écoute et pâlit.

ZEMFIRA.

« Vieux jaloux, méchant jaloux, coupe-moi, brûle-moi ; je suis ferme, je n’ai peur ni du couteau ni du feu.

Je te hais, je te méprise, j’en aime un autre ; je meurs en l’aimant. »

ALEKO.

Finis. Ce chant me fatigue. Je n’aime pas ces chansons sauvages.

ZEMFIRA.

Cela ne te plaît pas ? que m’importe ! je chante la chanson pour moi.

Elle chante :

« Coupe-moi, brûle-moi, je ne dirai rien ; vieux jaloux, méchant jaloux tu ne sauras pas son nom.

« Il est plus frais que le printemps, plus ardent qu’un jour d’été ; qu’il est jeune et hardi ! comme il m’aime,

« Comme je l’ai caressé quand tu dormais la nuit ! comme nous avons ri tous les deux de tes cheveux blancs. »

ALEKO.

Tais-toi Zemfira ! j’en ai entendu assez.

ZEMFIRA.

Ha ! tu prends la chanson pour toi ?

ALEKO.

Zemfira !

ZEMFIRA.

Fâche-toi si tu veux… Oui, je chante la chanson pour toi.

(Elle sort en chantant le refrain).
LE VIEILLARD.

Oui, il m’en souvient. C’est de mon temps qu’on a fait cette chanson ; on s’en amusait, on en faisait rire les gens. Quand nous campions dans la steppe de Kagoul, par une nuit d’hiver, ma pauvre Maryoula la chantait en berçant sa fille auprès du feu. Dans mon esprit les années qui ne sont plus, heure par heure, deviennent toujours plus confuses. Cette chanson s’est glissée dans ma mémoire et n’en est plus sortie.


Tout est silencieux. Il est nuit. La lune resplendit au sud dans un ciel azuré ; Zemfira réveille le vieillard. —

Père ! Aleko est effrayant. Écoute, Dans un sommeil de plomb il geint et sanglote.

LE VIEILLARD.

Ne le touche pas. Ne fais pas de bruit. Sais-tu ce que dit le Russe ? À l’heure de minuit l’esprit familier serre la gorge aux dormeurs. Devant l’aube il s’enfuit. Reste auprès de moi.

ZEMFIRA.

Père, il parle, il appelle Zemfira.

LE VIEILLARD.

Il te cherche même en rêve. Tu lui es plus chère que la vie.

ZEMFIRA.

Son amour me fatigue. Il m’ennuie. Mon cœur reveut sa liberté, et déjà… Mais, chut, écoute, il prononce un autre nom.

LE VIEILLARD.

Quel nom ?

ZEMFIRA.

Écoute ; quel râle douloureux ! Il grince des dents… Il fait peur. Je vais le réveiller.

LE VIEILLARD.

Tu l’essayerais en vain. Ne trouble pas l’esprit de la nuit. Il s’en ira de lui-même.

ZEMFIRA.

Il s’agite, il se soulève, il m’appelle, le voilà réveillé. Je vais à lui. Adieu. Dors.

ALEKO.

Où étais-tu ?

ZEMFIRA.

J’étais à veiller auprès de mon père. Tout à l’heure un esprit te tourmentait. En songe ton âme souffrait la torture. Tu m’as effrayée. Tu râlais, tu grinçais des dents, et puis tu m’as appelée.

ALEKO.

J’ai rêvé de toi. Il me semblait qu’entre nous… J’ai fait un rêve horrible.

ZEMFIRA.

Menteries que ces rêves-là. N’y crois pas.

ALEKO.

Ah ! je ne crois à rien, ni aux rêves, ni aux doux serments, non plus même à ton cœur.


LE VIEILLARD.

Pourquoi, jeune insensé, soupirer toujours ? Ici les hommes sont libres, le ciel est serein, et les femmes se vantent de leur beauté. Ne pleure pas. Le chagrin te tuera.

ALEKO.

Père ! Elle ne m’aime plus !

LE VIEILLARD.

Console-toi, ami. C’est un enfant. Ta mélancolie n’a pas de raison. Aimer, pour toi c’est amertume et douleur. Aimer, c’est un jeu pour un cœur de femme. Regarde : sous cette voûte là-haut, la lune erre en liberté. À toute la nature, tour à tour, elle verse sa lumière. Elle entrevoit un nuage : soudain elle l’éclaire, il resplendit ; mais voilà qu’elle passe à un autre, où elle ne s’arrêtera pas plus longtemps. Qui lui assignerait une place au ciel ? Qui lui dirait : Reste là ? Qui peut dire au cœur d’une jeune fille : Rien qu’un amour, jamais de changement ?… Console-toi ?

ALEKO.

Comme elle m’aimait autrefois ! Comme elle se pressait tendrement sur moi, dans nos haltes au milieu de la steppe ! Que les heures de la nuit passaient vite ! Gaie comme un enfant, d’un mot bégayé à l’oreille, d’un baiser enivrant, elle chassait ma mélancolie. Zemfira infidèle !… Ne plus m’aimer !…

LE VIEILLARD.

Écoute ; je te raconterai une histoire de moi-même. Il y a longtemps, lorsque le Moscovite n’effrayait pas encore le Danube, — vois-tu, je rappelle de vieux ennuis, — alors nous tremblions au nom du sultan ; un pacha commandait au Boudjak, du haut des tours d’Akerman. J’étais jeune, mon cœur bouillonnait dans sa joie, et sur ma tête, dans mes tresses touffues, on n’eût pas trouvé un poil blanc. Parmi nos jeunes beautés, il y en avait une… et longtemps elle fut le soleil pour moi. Enfin, mienne elle devint.

Ah ! ma jeunesse a passé rapide comme l’étoile qui file, mais pour toi le temps de l’amour s’est encore plus vite écoulé. Maryoula m’aima un an.

Une fois, près des eaux de Kagoul, nous fîmes rencontre d’une horde étrangère. C’étaient des Bohémiens. Ils plantèrent leurs tentes près de nous, au pied de la montagne. Deux nuits nous campâmes ensemble. Ils partirent la troisième nuit : Maryoula partit avec eux… Je dormais tranquille. Le jour vint : je m’éveille. Elle n’est plus là. Je cherche, j’appelle ; la trace même avait disparu. La petite Zemfira pleurait ; moi, je pleurai aussi…

Depuis ce jour toutes les filles du monde ne furent rien pour moi. Jamais, parmi elles, mon regard ne chercha une compagne, et mes loisirs solitaires, je ne les partageai avec personne.

ALEKO.

Mais pourquoi ne pas courir aussitôt sur les traces de l’infâme ? Comment n’as-tu pas plongé ton couteau dans le sein du ravisseur et de ta fausse compagne ?

LE VIEILLARD.

Pourquoi ? La jeunesse n’est-elle pas plus volontaire que l’oiseau ? Quelle force arrêterait l’amour ? Le plaisir se donne à chacun, tour à tour. Ce qui a été ne sera plus.

ALEKO.

Telle n’est pas mon humeur. Je ne renonce pas à mes droits sans dispute, ou, du moins, je goûte le plaisir de la vengeance. Non ! Je rencontrerais au bord de la mer mon ennemi endormi, près d’un gouffre sans fond, que je sois maudit, si mon pied ne le poussait dans l’abîme ! Il serait à ma merci, sans défense, je le précipiterais dans les flots, j’insulterais à l’épouvante de son réveil, je jouirais de son agonie, et longtemps le bruit de sa chute retentirait à mon oreille et me serait un souvenir de joie et de risée.


UN JEUNE BOHÉMIEN.

Encore un seul, un seul baiser !

ZEMFIRA.

Adieu ! mon mari est jaloux et méchant.

LE JEUNE BOHÉMIEN.

Un seul, mais plus long, pour adieu…

ZEMFIRA.

Adieu ! J’ai peur qu’il ne vienne…

LE BOHÉMIEN.

Dis, quand nous reverrons-nous ?

ZEMFIRA.

Cette nuit ; quand la lune sera couchée. Là-bas, au Kourgâne, près du tombeau.

LE BOHÉMIEN.

Menteuse ! Elle ne viendra pas.

ZEMFIRA.

Cours, ami. Le voilà ! Je viendrai.


Aleko dort ; une inquiète vision l’obsède. Il se réveille en criant. Le jaloux étend la main, mais sa main effrayée n’a saisi qu’une couverture froide. Sa compagne n’est plus auprès de lui. Tremblant, il se lève. Tout est tranquille. Il frémit, il transit, il brûle. Il sort de sa tente, et, pâle, tourne autour des chariots. Nul bruit ; la campagne est muette. L’obscurité règne, la lune s’est plongée dans le brouillard. À la tremblante lueur des étoiles, sur la rosée, il a deviné des pas. Ils mènent au Kourgâne. Il se précipite sur ces traces funestes. Voilà le tombeau blanc qui se dresse au bord du sentier. Un sinistre pressentiment l’agite, il marche en chancelant. Ses lèvres tremblent, ses genoux fléchissent : il avance et… Est-ce un rêve ? Deux ombres sont là, près de lui, et il entend le murmure de voix qui se parlent sur la tombe profanée.

PREMIÈRE VOIX.

Il est temps.

DEUXIÈME VOIX.

Demeure encore…

PREMIÈRE VOIX.

Il le faut, ami, séparons-nous.

DEUXIÈME VOIX.

Non, non, restons jusqu’au jour.

PREMIÈRE VOIX.

L’heure nous presse.

DEUXIÈME VOIX.

Quelle timide amoureuse ! Un instant !

PREMIÈRE VOIX.

Tu me perds !

DEUXIÈME VOIX.

Un moment.

PREMIÈRE VOIX.

Si mon mari se réveillait sans moi ?…

ALEKO.

Il s’est réveillé. Où allez-vous ? Demeurez tous les deux. Vous êtes bien là ; oui là, sur cette tombe.

ZEMFIRA.

Ami, sauve-toi, fuis !

ALEKO.

Arrête ! Où vas-tu, beau galant ? Tiens !

(Il le frappe de son couteau.)
ZEMFIRA.

Aleko !

LE BOHÉMIEN.

Je suis mort !

ZEMFIRA.

Aleko ! ne le tue pas ! Mais tu es couvert de sang ! Qu’as-tu fait ?

ALEKO.

Rien. À présent respire son amour.

ZEMFIRA.

Eh bien je ne te crains pas ! Je méprise tes menaces. Assassin, je te maudis.

ALEKO la frappant.

Meurs donc aussi !

ZEMFIRA.

Je meurs en l’aimant.


L’orient s’éclaire de ses premiers feux. Sur le tertre, Aleko tout sanglant, le couteau à la main, est assis sur la pierre du tombeau. À ses pieds gisent deux cadavres. Les traits du meurtrier sont effrayants. Une troupe effarée de Bohémiens l’entoure. Sur le Kourgâne même, à ses pieds, ils creusent une fosse. Les femmes, l’une après l’autre, s’avancent et baisent les yeux des morts. Le vieillard, le père, est assis, regardant la victime, immobile, silencieux. On soulève les cadavres, et le jeune couple est déposé au sein froid de la terre. Aleko les contemple à l’écart, et quand la dernière poignée de terre est jetée sur la fosse, sans dire un mot, il glisse de la pierre, et tombe sur le gazon.

Alors le vieillard :

« Loin de nous, homme orgueilleux ! Nous sommes des sauvages qui n’avons pas de lois. Chez nous point de bourreaux, point de supplices ; nous ne demandons aux coupables ni leur sang, ni leurs larmes. Mais nous ne vivons pas avec un assassin. Tu es libre, vis seul. Ta voix nous ferait peur. Nous sommes des gens timides et doux ; toi, tu es cruel et hardi. Séparons-nous. Adieu ; que la paix soit avec toi ! »

Il dit ; à grand bruit toute la horde se lève et s’empresse à quitter son campement sinistre. Bientôt tout a disparu dans le lointain de la steppe. Seulement un chariot, couvert d’un tapis déchiré, demeure en arrière sur la plaine.

Ainsi, aux approches de l’hiver, devant les premiers brouillards, on voit s’envoler à grands cris, vers le sud, une volée de grues retardataires. Atteinte par un plomb funeste, une seule demeure, traînant son aile blessée sur la terre.

La nuit vint. Devant le chariot abandonné, nul feu ne brilla cette nuit : sous la couverture du chariot, personne ne dormit jusqu’à l’aurore.


ÉPILOGUE.

Ainsi par le pouvoir des vers, dans ma mémoire obscurcie, revivent les visions des jours écoulés parmi la liesse ou l’ennui. Dans ces lieux, longtemps, longtemps a retenti l’effrayante voix de la guerre. Là le Russe a marqué une frontière à Stamboul. Là notre vieil aigle, à la double tête, entend redire encore ses gloires passées. C’est là, au milieu de la steppe, sur des retranchements en ruines, que je rencontrai les chariots des Bohémiens, ces paisibles fils de la liberté.

Mais le bonheur ne se trouve pas même parmi vous, enfants pauvres de la nature, et sous vos tentes trouées il y a des rêves qui sont des supplices. Nomades, le désert même n’a pas d’abri contre la douleur ou le crime. Partout les passions, partout l’inexorable destin.

  1. Tumulus.
  2. Les deux strophes entre guillemets sont d’une autre mesure que le reste du poëme.