Caroline de Lichtfield/III

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Caroline de Lichtfield (1786, en 2 tomes)
Arthus Bertrand, Libraire (3, ).
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CAROLINE
DE LICHTFIELD.




Le comte fut enfin délivré de ses plus cruelles inquiétudes : il reçut une lettre de Varner, ce valet de chambre de Lindorf, auquel il avoit remis ce billet si pressant qui devoit hâter son retour.

L’honnête Varner écrivoit à son excellence de ne point s’inquiéter s’il ne recevoit pas encore la réponse à ce billet. Arrivé à Hambourg, il n’y avoit plus trouvé son maître, qui s’étoit embarqué pour l’Angleterre avec un gentilhomme saxon ; et lui Varner, retenu depuis trois semaines à Hambourg par les vents contraires, n’avoit pu ni rejoindre son maître qui l’attendoit à Londres, ni lui remettre par conséquent la lettre dont le comte l’avoit chargé, etc., etc.

Le comte eut le plus grand plaisir d’apprendre que Lindorf vivoit encore et sans doute se portoit bien ; mais ce ne fut pas le seul qu’il éprouva. Son ami n’avoit pas reçu son billet ; le moment de son retour étoit donc différé, et ce petit retard, qui éloignoit le moment de quitter Caroline, de la céder, de se séparer d’elle pour jamais, lui parut alors le comble du bonheur. Il se hâta de la rejoindre pour ne rien perdre de ce temps si précieux : elle étoit avec son père.

Mon cher comte, lui dit le chambellan dès qu’il entra, voilà ma fille qui désire avec passion de quitter ce château et qui n’ose vous en parler. Pour moi, je ne vois pas ce qui vous y retiendroit plus long-temps, à présent que la comtesse est assez bien remise pour soutenir le voyage. Le roi pourroit trouver mauvais une plus longue absence ; il m’a chargé de hâter votre retour à Berlin, d’un ton qui ne permet plus de délai ; et, quant à moi, je ne puis différer plus long-temps ; ma présence est absolument nécessaire à la cour. Ainsi mon gendre, si vous voulez donner vos ordres en conséquence, nous partirons incessamment.

Le comte ne répondit rien. Il regarda fixement Caroline, comme pour démêler dans sa physionomie si son désir de quitter Ronebourg étoit sincère. Elle rougissoit, baissoit les yeux et sembloit le confirmer par son silence.

On ne peut exprimer l’embarras du comte. Il n’ignoroit pas en effet combien le roi désiroit de le voir. Au retour de son ambassade, il ne s’étoit arrêté que vingt-quatre heures à Berlin, et n’avoit eu qu’une courte entrevue avec S. M. C’étoit uniquement à son amitié qu’il avoit dû la permission d’être absent aussi long-temps ; et fréquemment des courriers lui apportoient les lettres les plus pressantes d’un roi, ou plutôt d’un ami qui le réclamoit. Il savoit aussi que son mariage avec Caroline étoit alors connu généralement ; le chambellan, qui gémissoit depuis si long-temps de l’obligation de le tenir secret, l’avoit communiqué à tout le monde depuis que sa fille étoit à Ronebourg. Le roi lui-même, les sachant réunis, l’avoit hautement déclaré ; il n’étoit donc plus possible d’en faire un mystère : et comment, avec les intentions actuelles du comte, pouvoit-il amener à Berlin la comtesse de Walstein, la présenter à la cour et dans le monde, sous un titre qu’elle devoit bientôt quitter ?

Il sentit alors combien le retard de son billet à Lindorf dérangeoit ses projets. Il n’étoit plus possible de se refuser aux sollicitations d’un roi qui n’avoit fait encore que demander son retour, mais qui pouvoit l’ordonner d’un moment à l’autre. Il ne pouvoit penser à laisser Caroline seule à Ronebourg, encore moins à l’amener à Rindaw, où tout nourriroit sa douleur et ses regrets.

Il réfléchissoit au parti qu’il devoit prendre lorsque Caroline, pressée par son père de confirmer son désir de partir, dit à demi-voix qu’elle suivroit avec plaisir M. le comte à Berlin ; mais qu’elle espéroit de sa bonté, de celle du roi, qu’on la dispenseroit quelque temps encore de paroître à la cour et de voir compagnie, et qu’on la laisseroit passer tout le temps de son deuil dans la retraite.

Le comte saisit avidement cette idée. La convalescence, le deuil profond de Caroline qu’elle portoit avec raison, comme pour une mère, étoient en effet d’excellens prétextes pour ne point sortir de chez elle et n’y recevoir personne, les premiers mois de son séjour à Berlin ; et probablement son sort se décideroit en moins de temps. En attendant, elle seroit à peu près ignorée dans l’hôtel de Walstein ; elle n’y verroit que son père et lui-même, et ce fut peut-être ce qui le détermina le plus promptement. Tout lui parut facile, pourvu qu’il ne la quittât point, qu’il ne s’éloignât d’elle que lorsqu’il y seroit obligé.

Le plus sage des hommes n’est plus qu’un homme dès qu’il est amoureux. Le comte ne vit plus aucun obstacle. Caroline seroit chez lui ; il la verroit du matin au soir ; et, quoiqu’il la destinât toujours à celui qu’il croyoit aimé, quoiqu’il fût bien décidé à cacher avec soin ses sentimens, il ne put se refuser ce bonheur, qui levoit d’ailleurs toutes les difficultés pour le séjour actuel de Caroline.

Le jour du départ fut donc fixé, et la tendre Caroline le vit arriver avec transport. Elle ne pouvoit plus supporter d’habiter le château de Lindorf. Son sort étoit décidé pour jamais ; elle alloit passer sa vie avec un époux adoré, et se promettoit bien d’effacer par l’excès de sa tendresse un caprice, une erreur que son cœur désavouoit et qu’elle ne pouvoit se pardonner. Le comte, attentif à tous se mouvemens, s’aperçut bien qu’elle partoit avec plaisir, mais il en fit honneur à sa vertu et au désir qu’elle avoit d’éviter désormais tout ce qui pouvoit lui rappeler Lindorf. Son estime, et par conséquent son attachement pour elle en redoublèrent ; mais il n’en fut que plus confirmé dans le projet de la dédommager des sacrifices qu’elle s’imposoit.

Les voilà donc arrivés à Berlin. Ils descendent à cet hôtel de Walstein, que Caroline avoit si fort redouté. Elle y entre à présent avec une douce émotion, qui lui paroît le prélude du bonheur dont elle va jouir. Le souvenir de ce qui se passa le jour de son mariage, de l’éloignement qu’elle témoigna à cet époux qu’elle adore actuellement ; un mélange de crainte et d’espérance sur les sentimens du comte, un triste retour sur la mort de son amie, qu’elle auroit voulu avoir pour témoin de son bonheur ; tout enfin contribua à l’augmenter, cette émotion qu’elle ne put cacher, et qui fit couler ses larmes. Le comte les vit, il en fut pénétré. De ce moment-là, il auroit voulu la rassurer, lui confier ce qu’il méditoit pour son bnonheur ; mais on sait les motifs qui le retenoient : il ne vouloit pas lui promettre un bonheur incertain, ni même avoir à combattre sa délicatesse et sa générosité ; et comment prononcer lui-même : Je veux renoncer à vous, vous céder à un autre ? Ce mot eût expiré sur lèvres, et jamais il n’auroit pu le prononcer.

Le chambellan soupa avec eux, et se retira fort content d’avoir enfin installé sa fille dans l’hôtel de Walstein. Dès qu’il fut parti, le comte mena Caroline dans l’appartement qui lui étoit destiné depuis long-temps. À l’époque de son mariage, et lorsqu’il étoit loin de prévoir qu’il alloit se séparer de sa jeune épouse, il l’avoit fait arranger avec tout le goût et toute la magnificence possibles, et toujours il avoit conservé l’espoir qu’elle viendroit l’occuper. Il étoit enfin réalisé cet espoir ; mais de quelle manière, et dans quel moment ? et combien alors il dut regretter le temps où il espéroit encore !

Voici, chère Caroline, lui dit-il en y entrant avec elle, un appartement où depuis long-temps vous êtes attendue. Caroline, qui crut voir un reproche dans ce peu de mots, baissa les yeux en rougissant et pâlissant tour à tour. Le comte l’attribuant à un autre motif, se hâta de la rassurer. Vous y serez souveraine absolue, ajouta-t-il, en lui baisant respectueusement la main, et votre ami n’entrera chez vous que lorsque vous le lui permettrez. Il se hâta de sortir. Un moment de plus, et peut-être il eût oublié ses sermens et Lindorf. — Amitié ! s’écria-t-il en rentrant chez lui, soutiens mon courage ! Caroline adorée, Caroline, Lindorf, mon ami, dites, répétez-moi que vous ne pouvez être heureux l’un sans l’autre !… Et la nuit se passa tout entière à gémir sur son sort, sur le cruel sacrifice que la vertu, ses principes, l’amitié, l’amour même, exigeoient de lui.

Caroline fut plus tranquille ; mais elle dormit peu, et réfléchit beaucoup.

Quoique son innocence l’empêchât de sentir tout ce que la conduite du comte avoit de singulier, elle ne pouvoit ignorer cependant qu’il avoit le droit de partager son appartement, et elle croyoit avoir trop de torts avec lui, pour ne pas attribuer au ressentiment le soin qu’il paroissoit prendre de s’éloigner d’elle.

Les jours suivans durent la confirmer dans cette idée. Le comte, redoutant une épreuve à laquelle il avoit failli à succomber, non-seulement n’accompagnoit plus Caroline dans son appartement, mais recommença, comme il avoit fait à Ronebourg, avant qu’elle sût la mort de son amie, à éviter autant qu’il le pouvoit, et à n’entrer chez elle que lorsqu’elle avoit son père et ses femmes ; et dans ces momens même, il avoit un air si contraint, si malheureux ; il paroissoit si fort redouter de la regarder, de s’approcher d’elle, qu’elle ne douta plus du tout de son indifférence, peut-être même de sa haine.

Cette conduite, loin de l’irriter, la toucha sensiblement. Elle n’en accusoit qu’elle-même et ses caprices passés. Peut-être il vouloit la punir, et il en avoit bien le droit, ou plutôt cet injuste éloignement qu’elle lui avoit marqué si long-temps, l’avoit enfin révolté tout-à-fait contre elle. Mais les soins si tendres et si soutenus du comte pendant sa maladie et dans les premiers momens de son affliction ? Elle ne les attribuoit plus qu’à cette générosité qui lui étoit naturelle, qu’à cette pitié que tout être souffrant excite dans un cœur bon et sensible ; mais elle voit trop bien à présent qu’il déteste ses liens, qu’il gémit de la fatalité qui les a rapprochés. Elle se rappelle son projet d’absence, et ne doute pas qu’il ne pense à l’exécuter ; elle eut même un moment l’idée de le prévenir, de retourner à sa terre de Rindaw, de lui rendre, en s’éloignant de lui et de la cour, une liberté qu’elle croyoit qu’il désiroit avec ardeur.

Cette résolution cependant lui paroissoit bien plus difficile à exécuter que lorsqu’elle lui écrivit de Rindaw, qu’elle vouloit y passer sa vie. Elle aime à présent ; elle aime avec passion, et jamais elle n’auroit la force de s’éloigner volontairement de l’objet de toute sa tendresse : aussi ce projet fut-il aussitôt évanoui que formé. Elle y fit succéder celui de s’efforcer, par tous les moyens possibles, d’obtenir le cœur de son époux, et de lui faire oublier ses torts.

Son courage se ranima. Il est si bon, si sensible, si généreux ! disoit-elle en elle-même. Quand il verra combien je l’aime, pourra-t-il me refuser sa tendresse, et ne m’accordera-t-il pas au moins son amitié ? Elle s’abandonne à ce doux espoir ; sa confiance renaît, et de ce moment elle mit autant de soins à rechercher le comte qu’il en mettoit à l’éviter.

Il s’aperçut de ce nouvel empressement ; mais il étoit trop loin d’imaginer qu’il pût être aimé, pour l’attribuer à l’amour. Plus les attentions et les prévenances de Caroline étoient marquées, plus elles lui paroissoient la suite d’un système de reconnoissance et de devoir que cette âme sensible et vertueuse s’étoit imposé.

Caroline, jeune, timide, éprouvant un sentiment qu’elle ne croyoit point partagé, se reprochant et s’exagérant même ses torts passés, craignant de déplaire, par trop d’empressement, à un époux prévenu contre elle, avoit souvent un air de contrainte qui persuada toujours de plus en plus au comte qu’elle en faisoit une continuelle à son cœur.

Souvent dépitée du peu de succès de ses soins, elle se laissoit aller à la tristesse la plus profonde, se renfermoit chez elle, versoit des larmes dont il apercevoit les traces, et qui le confirmoient dans l’idée qu’elle se sacrifioit à un pénible devoir, et gémissoit d’être séparée sans retour de celui qu’elle aimoit.

Il l’attendoit d’un jour à l’autre, cet ami auquel il destinoit un si grand bonheur, et ne comprenoit rien à son retard. Outre le billet remis à Varner, il lui avoit écrit les premiers jours de son arrivée à Berlin ; et sa lettre, adressée et recommandée au banquier de Lindorf, à Hambourg, devoit lui être parvenue, s’il n’étoit pas déjà en chemin.

Elle étoit plus pressante encore que la précédente. Sans s’expliquer clairement, il se servoit des motifs les plus forts pour hâter son retour.

« Son propre bonheur, lui disoit-il, et celui de tout ce qu’il aimoit au monde en dépendoient. Si ce n’étoit pas assez de le prier, de le conjurer d’arriver au plus tôt, il l’exigeoit absolument de lui… Rappelez-vous, cher Lindorf, combien de fois vous m’avez donné le droit de disposer de votre sort : eh bien, je le réclame aujourd’hui ce droit que je tiens de votre amitié, et peut-être d’une reconnoissance trop exaltée. Mais n’importe ; je veux vous rappeler à présent tout ce que vous croyez me devoir, pour vous dire qu’il ne tient qu’à vous, non-seulement de vous acquitter, mais de mettre en un instant toutes les obligations de mon côté. Je n’ai qu’un mot à ajouter : si dans un mois, au plus tard, je n’ai pas le plaisir de vous embrasser chez moi, à Berlin, vous me mettrez dans le cas de douter d’un attachement que je crois mériter, et de penser que je n’ai plus d’ami, etc., etc. »

Cette lettre si forte, si pressante, étant restée sans réponse, il devoit croire, et croyoit en effet que Lindorf étoit parti d’abord après l’avoir reçue, et ne tarderoit pas à arriver.

Quoique ce moment dût être l’époque d’une séparation à laquelle il ne pouvoit penser sans frémir, il l’attendoit avec une sorte d’impatience, fondée sur celle d’assurer le bonheur de Caroline, et même d’être délivré de cette incertitude qui laisse errer l’âme sur des illusions qu’un instant détruit, et auxquelles le malheur même est préférable.

Eh ! comment auroit-il pu s’en défendre de ces douces illusions ? Elles devenoient chaque jour plus séduisantes, plus dangereuses. Il falloit toute la modestie et toute la prévention du comte, et la lecture continuelle des lettres que Caroline lui avoit écrites, pour ne pas s’apercevoir de leur réalité. Loin de se rebuter, elle étoit toujours plus tendre, toujours plus empressée. Il s’agissoit du bonheur de sa vie : pouvoit-elle marquer trop d’attachement à cet époux qu’elle avoit blessé si long-temps par une injuste répugnance, auquel son cœur avoit fait une infidélité ? Combien de torts avoit-elle à réparer, à faire oublier ! Bannissant enfin toute défiance, osant tout espérer de sa tendresse et de sa persévérance, elle employoit, pour le rapprocher d’elle, pour l’attacher à elle, mille petits moyens dont l’amour seul est susceptible, et auquel il sait donner tant de force.

Le comte aimoit la musique avec passion : elle la cultiva avec plus de soin. Souvent elle lui demandoit de l’accompagner sur la flûte ou le violoncelle, dont il jouoit également bien ; elle lui chantoit avec toute l’expression du sentiment, les airs les plus touchans, les plus propres à faire impression sur une âme aussi passionnée que celle du comte.

Il avoit du goût et des dispositions pour le dessin ; mais ses occupations l’avoient empêché d’y faire des progrès. Caroline, au contraire, élevée dans la retraite, s’étoit appliquée avec beaucoup de succès à cet art charmant, qui fait qu’on peut se suffire à soi-même, qui, malgré l’hiver, les frimas, la solitude, nous retrace les beautés de la nature, les scènes champêtres, et fixe sur la toile ces belles fleurs qu’un instant voit mourir. Elle réussissoit particulièrement aux fleurs et aux paysages ; c’étoit aussi le genre que le comte préféroit. Elle s’offrit à lui donner des leçons, à le perfectionner, à diriger ses essais : en échange, elle le prioit à son tour de diriger ses lectures, et les études qu’elle désiroit de faire sur plusieurs objets, trop souvent négligés dans l’éducation des femmes.

Quelquefois, pendant qu’il dessinoit auprès d’elle, elle lui faisoit une lecture. Son habitude de lire à haute voix à sa bonne maman avoit exercé ce talent, qu’elle possédoit au suprême degré. Lorsqu’elle étoit fatiguée, le comte lisoit à son tour, et, pendant qu’elle l’écoutoit avec l’intérêt le plus marqué, ses mains adroites serroient des nœuds, ou nuançoient des soies pour une bourse, une veste, un porte-feuille, etc., qu’elle lui destinoit. Toujours occupée de lui et des moyens de lui plaire, toutes ses actions étoient relatives à cet unique objet : elle sembloit n’exister que pour lui. À chaque instant, elle trouvoit des prétextes pour passer dans son appartement, ou pour l’attirer dans le sien ; et quoiqu’elle ne vît et ne voulût voir que lui seul et le chambellan, qui soupoit chez eux presque tous les soirs, elle n’avoit jamais l’air d’éprouver un moment d’ennui : au contraire, elle se refusoit aux sollicitations de son père pour se faire présenter à la cour, paroissoit désirer de prolonger le temps de sa retraite, et disoit, en regardant le comte avec timidité, qu’elle n’avoit jamais été plus heureuse.

Malgré tant de preuves d’un amour qu’elle ne cherchoit point à dissimuler, le comte résistoit encore aux charmes dont il étoit environné, et au doux espoir qui s’insinuoit dans son cœur. Il le repoussoit avec effroi, et trembloit de s’y livrer. Combien de fois il s’arracha d’auprès d’elle avec un effort douloureux !

Non, disoit-il, non, c’est impossible, je ne puis être aimé. Cette âme aimante et sensible, cette femme adorable sait donner à l’amitié… que dis-je ? peut-être à la simple reconnoissance, l’expression même de l’amour : ou bien n’est-ce point le souvenir de Lindorf qui l’anime ? Sans doute, c’est à lui qu’elle adresse secrètement ces attentions si touchantes, ces mots si tendres, ces regards si doux dont je ne puis être l’objet. Ne sais-je pas qu’elle aime Lindorf, qu’elle doit l’aimer ?… Cependant, s’il étoit vrai ? si c’étoit moi ?… si cette cruelle résolution qui me tue, me rendoit le plus ingrat des hommes ?… si cette félicité suprême que j’ose réserver à un autre, m’étoit destinée par son cœur ? si ce cœur étoit à moi ?… Ah ! Caroline, Caroline !… Mais puis-je chercher à le pénétrer ce cœur sans la faire lire dans le mien, sans lui découvrir le feu qui me dévore ? et ne sais-je pas alors que le devoir, la compassion, la générosité dicteroient sa réponse ? Ne me prouve-t-elle pas qu’elle peut tout sur elle-même, et qu’elle est prête à sacrifier sans balancer tous les sentimens de son cœur ?

Ainsi le comte, tourmenté, combattu entre la crainte et l’espoir, faisoit en même temps son supplice et celui de la tendre Caroline. Une situation aussi violente ne pouvoit durer long-temps. Lindorf n’arrivoit point, et le comte ne trouvoit plus ni dans son amitié, ni dans sa délicatesse, la force de résister à sa passion, lorsque tout l’assuroit qu’elle étoit partagée.

Un soir, le chambellan fut retenu à la cour ; le comte soupa tête-à-tête avec Caroline. Plus tendre, plus séduisante encore qu’à l’ordinaire, si elle ne disoit pas, je vous aime, il n’étoit du moins plus possible de s’y méprendre. L’émotion, le trouble du comte augmentoient à chaque instant ; il eut cependant encore la force de se dérober par la fuite au danger de se trahir, de la quitter en sortant de table : mais ce fut le dernier effort de sa raison.

Rentré chez lui, il réfléchit sur sa position, sur son amour, sur ses droits, sur la conduite de Caroline. — Non, disoit-il, non, ce n’est point une illusion, je suis aimé ; je ne puis plus en douter. Si je touche sa main, je la sens trembler dans la mienne ; elle la serre doucement, comme pour me retenir auprès d’elle. Quand je la quitte, ses yeux me suivent tristement ; ce soir même, oui, j’ai cru le voir, ils se sont mouillés de quelques larmes. L’expression du sentiment le plus tendre animoit tous ses traits ; et j’ai pu m’éloigner ! et je ne suis pas tombé à ses pieds ! je ne lui ai pas dit que je l’adore ! je n’ai pas tout tenté pour l’engager à me confirmer mon bonheur et cet amour dont tout m’assure…

Cette idée ne s’étoit jamais présentée à lui avec autant de force et de certitude. Elle l’enflamme au point que, n’écoutant plus que cet espoir qui le séduit, il se décide à retourner auprès d’elle, à lui faire l’aveu de son amour, à obtenir d’elle celui dont il se croit certain. Ses sermens, sa résolution, ses projets, tout disparoît, tout s’anéantit ; il oublie que Lindorf existe ; il ne voit plus que Caroline, sa Caroline qui est à lui, unie avec lui, dont il est aimé, et qu’aucun mortel sur la terre n’a le droit de lui disputer.

Il est déjà dans son appartement. Il ne la voit pas encore ; mais il entend les sons de sa voix touchante et de sa guitare. Il s’approche, sans faire de bruit, d’une porte vitrée qui le séparoit d’elle, et qui n’étoit pas même entièrement fermée. Elle conduisoit dans un petit cabinet charmant, que Caroline aimoit de préférence. Elle s’y retiroit quand elle vouloit être seule et tranquille ; et tous les soirs elle y passoit une demi-heure, avant de se coucher, à lire ou à faire de la musique. Ce soir-là elle chantoit devant son feu, déshabillée à demi, penchée sur un fauteuil, en s’accompagnant foiblement de sa guitare. L’air qu’elle chantoit étoit doux et triste ; il paroissoit l’affecter beaucoup. De temps en temps elle s’interrompoit, passoit sa main ou son mouchoir sur ses yeux, et recommençoit avec une voix plus altérée.

Le comte croyoit connoître tous les airs qu’elle savoit et qu’elle aimoit ; et celui-ci étoit nouveau pour lui. Il prête l’oreille, s’efforce d’entendre les paroles ; elle chantoit si bas qu’il ne saisit d’abord que quelques mots. Celui de Caroline, qui finissoit une ligne, le frappa. Il écoute avec plus d’attention encore ; enfin il parvient à entendre ces quatre vers qui terminoient un couplet :


Mais puis-je me flatter encore ?
Non, l’espoir s’éteint dans mon cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


L’expression, l’attendrissement marqué avec lequel elle chantoit, prouvoient assez qu’elle avoit un objet ; mais est-ce lui-même ? est-ce Lindorf ? le doute, la défiance rentrent dans son cœur. Il écoute, il regarde, et bientôt il n’a plus même le triste bonheur de douter.

Caroline avoit posé sa guitare sur ses genoux, et détachoit de son cou un ruban noir qu’elle portoit toujours, et que le comte avoit pris jusqu’alors pour un simple ornement. Il voit avec surprise qu’il servoit à suspendre un portrait caché dans son sein. Trop éloigné pour en distinguer les traits, il put voir cependant, quand elle l’approcha de la lumière, que c’étoit celui d’un homme avec l’uniforme des gardes : c’est donc celui de Lindorf !

D’abord Caroline le regarde avec attention ; puis elle le presse contre son cœur, contre ses lèvres, avec un mouvement passionné ; des larmes coulent sur ses joues. Il en tombe une sur le portrait ; elle l’essuie avec précaution, le regarde encore en soupirant, le pose sur la table, à côté d’elle, reprend sa guitare, et chante sur le même air ce couplet, que le comte entendit distinctement.


Tu deviendras mon bien suprême,
Ô le plus chéri des portraits !
Tiens-moi lieu de celui que j’aime ;
Viens du moins me rendre ses traits.
Mais puis-je m’abuser encore ?
J’ai ses traits, je n’ai plus son cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


Quand elle l’eut fini, elle reprit son portrait, lui donna encore un baiser, le rattacha autour de son cou en disant avec un petit mouvement de tendresse mêlée de dépit : « Pour toi, tu ne me quitteras jamais ; » et prenant sa lumière, elle passa dans sa chambre à coucher, après avoir sonné ses femmes sans regarder même du côté de la porte vitrée.

Le bruit qu’elle fit en sortant, l’obscurité où elle laissa le comte, le tirèrent de l’espèce d’anéantissement dans lequel il étoit plongé. Ce moment fut affreux pour lui ; il détruisoit les douces espérances qu’il avoit osé former ; il lui enlevoit sans retour toute idée de bonheur ; il le replongeoit dans le néant à l’instant où il croyoit jouir de la félicité suprême. Toujours généreux cependant, même au comble du désespoir, son premier mouvement lorsqu’il fut un peu revenu à lui-même, fut de pénétrer également auprès de Caroline, non plus pour lui parler de lui, mais pour lui assurer qu’elle alloit revoir Lindorf, être libre de s’unir avec celui qu’elle aimoit ; mais ses femmes entrèrent chez elle, et l’empêchèrent d’exécuter ce projet. Il sentit bientôt qu’il seroit au-dessus de ses forces de la revoir, de lui parler, de lui dire qu’il alloit la quitter pour toujours ; ce moment eût été le dernier de sa vie, ou peut-être, et il en frémit plus encore, s’il l’avoit revue, loin de la céder à celui qu’elle aime, il auroit eu dans son délire, la cruauté d’en exiger le sacrifice.

Non, il ne la reverra point ; il ne peut, il ne doit pas la revoir. Il trouvera dans sa vertu le courage de la fuir, de lui rendre sa liberté ; mais il n’a pas celui de lui faire un éternel adieu, de résister à un seul de ses regards, dont il n’avoit que trop éprouvé le danger. Il rentra donc chez lui, et passa quelques heures dans l’agitation la plus cruelle, ne sachant à quel parti s’arrêter, ni qui l’emporteroit de l’amour ou de la générosité, de lui-même ou de Lindorf.

Il écrivit dix lettres à Caroline. Dans l’une il réclamoit ses droits, et s’efforçoit de l’attendrir en sa faveur ; un instant après, détestant cette tyrannie, il la déchiroit et en recommençoit une nouvelle, où il lui faisoit un éternel adieu sans lui parler de ses sentimens. Quoi, disoit-il en la déchirant encore, elle ne sauroit pas même que je l’adore, et je mourrois loin d’elle sans exciter seulement sa pitié ! Alors, il peignoit sa passion en traits de feu ; il lui répétoit combien le sacrifice qu’il faisoit étoit affreux pour lui. Sentant ensuite à quel point cette idée empoisonneroit son bonheur, il tâchoit d’écrire une lettre plus modérée et n’y pouvoit réussir ; cependant, à force d’exhaler sur le papier les différens sentimens qui l’agitoient, il se calma assez pour prendre une résolution ferme et décidée.

Ce fut celle d’aller dès le matin au lever du roi, que l’aurore ne trouvoit jamais dans son lit, et chez qui il pouvoit entrer à toute heure, d’obtenir de lui sans différer la cassation de son mariage, de l’envoyer tout de suite à Caroline, et de partir de Potsdam pour sa terre de Walstein, d’où il prendroit des arrangemens pour un plus long voyage.

Plus il réfléchit à sa position actuelle, à la passion dont il étoit tourmenté, à celle qu’il supposoit à Caroline, plus il persista dans ce projet. Il en vint même à regretter de ne l’avoir pas exécuté dès son arrivée à Berlin, et de s’être laissé entraîner au plaisir de vivre avec Caroline. Depuis long-temps, pensoit-il, elle seroit heureuse et tranquille, et j’aurois peut-être été moins malheureux. Je n’aurois pas connu ce charme enchanteur répandu dans ses moindres actions, cette amitié si séduisante, si dangereuse que j’osois prendre pour de l’amour, et qui pourroit m’en tenir lieu si j’ignorois qu’elle aime ailleurs et qu’elle gémit en secret. Elle gémit, elle… Caroline, celle pour qui je donnerois mille vies ; et j’hésite à lui sacrifier mon bonheur !

Cette idée lui rendit tout son courage ; il lui écrivit, ou plutôt il commença la lettre qu’il vouloit achever, lorsqu’il auroit obtenir le divorce.

Il écrivit ensuite au chambellan pour motiver cet événement de manière qu’il ne pût l’imputer à sa fille ni à Lindorf, qui devoit naturellement arriver au premier jour. Il mit ces lettres dans son porte-feuille, et prit avec son valet de chambre tous les arrangemens nécessaires pour son voyage.

Comme il ne comptoit pas revenir à Berlin, il passa le reste de la nuit à mettre en ordre différens papiers et plusieurs choses qu’il vouloit emporter avec lui. Dès que le jour parut, il partit pour Potsdam, où le roi étoit alors, et lui demanda une audience secrète.

Que faisoit alors la pauvre Caroline ? Elle sortoit d’un doux sommeil qui avoit calmé ses chagrins de la veille, et s’impatientoit déjà de revoir ce cher et cruel époux qui la fuyoit, et qu’elle avoit toujours espéré de ramener à force de persévérance. Depuis quelque temps même, elle se flattoit d’y avoir réussi, et ne trouvoit presque plus rien d’extraordinaire dans sa conduite. Il paroissoit se plaire avec elle ; il la quittoit peu dans la journée ; il avoit pour elle ces attentions, ces petits soins qui n’appartiennent qu’à l’amour. Souvent elle remarqua les regards passionnés qu’il jetoit sur elle ; une fois elle le surprit baisant avec ardeur une natte de ses cheveux qu’il lui avoit demandée. Que falloit-il de plus à Caroline ? Élevée dans la plus parfaite innocence, n’ayant jamais eu de liaison ni de conversations qu’avec la chaste chanoinesse, n’ayant lu que des livres qu’elle lui donnoit, elle étoit heureuse de voir son époux, de l’entendre, de savoir qu’elle étoit aimée, de passer sa vie auprès de lui ; et quand il la quittoit le soir, le seul chagrin d’être séparée de lui jusqu’au lendemain faisoit couler ses larmes ; c’étoit aussi les seuls momens où elle doutoit de sa tendresse. Car enfin, disoit-elle, il ne tenoit qu’à lui de rester ; nous aurions encore un peu causé, un peu lu, un peu fait de musique, et demain, à mon réveil, j’aurois eu le plaisir de le voir tout de suite. Ne pourroit-il pas dormir dans ma chambre tout comme dans la sienne ? Ah ! si j’osois le lui dire ! — Mais sans doute il n’aime pas autant à être avec moi, que j’aime à être avec lui. Alors ses pleurs couloient sans qu’elle sût pourquoi ; elle regardoit son petit portrait, le baisoit, lui disoit ce qu’elle n’osoit dire à l’original, le remettoit dans son sein, alloit se coucher avec lui ; et le lendemain, en revoyant le comte, elle ne pensoit plus qu’au plaisir de le voir.

C’étoit à peu près là son histoire de tous les soirs ; mais la veille elle avoit été plus émue qu’à l’ordinaire, et par la présence du comte, et par son trouble, et surtout par cette prompte retraite à laquelle elle ne s’étoit pas attendue. Pour la première fois, elle pensa qu’il y avoit quelque chose de bien singulier dans la conduite de son époux. Tant d’inégalités, de contrariétés, devoient enfin la frapper. Est-elle aimée ? ne l’est-elle pas ? Elle cherche à se rappeler tout ce qui peut l’éclairer sur les sentimens du comte, tout ce qui s’est passé depuis son arrivée à Ronebourg. Une romance qu’elle y avoit composée dans le temps où il l’évitoit, où elle s’étoit crue haïe de lui, lui revient dans l’esprit et l’attendrit ; elle la chante, et son attendrissement redouble.

C’est dans ce moment que le comte l’avoit surprise, et malheureusement à la fin de la romance. La voici telle qu’elle étoit.


ROMANCE.


premier couplet.

Un jour pur éclairoit mon âme ;
J’unissois l’amour au devoir,
J’osois me livrer à ma flamme,
Écouter le plus doux espoir.
Mais puis-je m’abuser encore ?
Cet espoir s’éteint dans mon cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?

II.

Quand tes soins me rendoient la vie,
Je crus les devoir à l’amour ;
Je me disois, je suis chérie,
Je saurai l’être plus d’un jour.
Mais puis-je me flatter encore ?
Non, l’espoir s’éteint dans mon cœur.
Cruel époux, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


III.

Quel sort ta rigueur me destine ?
Que ne me laissois-tu mourir !
Si tu n’aimes plus Caroline,
C’est là son unique désir.
Mais puis-je m’abuser encore ?
Non, l’espoir s’éteint dans mon cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?

IV.

Tu deviendras mon bien suprême,
Ô le plus chéri des portraits !
Tiens-moi lieu de celui que j’aime ;
Viens du moins me rendre ses traits.
Mais puis-je m’abuser encore ?
J’ai ses traits, je n’ai plus son cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


S’il eût entendu les premiers couplets, il auroit su qu’il en étoit l’objet ; mais celui qu’elle chantoit alors, ce portrait, les mots qu’elle lui adressa ; tout enfin le jeta dans l’erreur, et lui persuada que ce ne pouvoit être que Lindorf.

Pour Caroline, après avoir chanté, pleuré et baisé sa miniature, elle se mit dans son lit plus calme et plus tranquille. Il m’aime, pensa-t-elle, cela n’est pas douteux ; mais sans doute il ne se croit pas aimé. Il se rappelle cette répugnance que je lui témoignai si durement le jour de notre mariage ; peut-être pense-t-il qu’elle subsiste encore. Oh ! comme je le détromperai ! comme je vais le faire lire dans mon cœur, lui prouver que ce cœur est bien changé. Dès demain, il saura positivement qu’il est tout à lui ; je lui dirai tout le jour que je l’aime, que je l’adore, et nous verrons le soir s’il me quittera d’abord après souper.

Cette résolution la tranquillisa tout-à-fait. Elle s’endormit paisiblement, fit les songes les plus agréables, se réveilla avec la joie la plus pure, et persista plus que jamais dans son projet de la veille. Elle ne trouve plus dans son cœur ni crainte ni défiance d’elle-même. Son époux l’aime ; elle en est sûre : ses doutes et le souvenir du passé, lui donnent encore cette réserve qu’elle ne peut plus supporter et qu’un mot va détruire. Elle va lui dire, lui répéter mille fois, qu’il est l’unique objet de sa tendresse, de tous les sentimens de son cœur ; et ce cœur si naïf et si tendre ne peut contenir ses transports en pensant qu’elle n’aura plus de secrets pour cet homme adoré, pour cet ami généreux, à qui elle doit une vie qu’elle veut consacrer à son bonheur.

Caroline étoit timide comme on l’est à dix-sept ans, quand on a toujours vécu dans la retraite ; le comte surtout lui imposoit, sans quoi elle n’eût pas attendu jusqu’alors à lui parler clairement. À présent même qu’elle y est décidée, elle ne sait comment s’y prendre, et plus le moment approche, plus son émotion et son embarras redoublent. Oh ! combien elle regrettoit sa bonne maman ! Depuis long-temps elle eût été l’interprète et le garant de ses sentimens. Comment les dévoiler elle-même ?

Si elle écrivoit ? Elle essaya ; mais elle étoit trop émue, trop agitée ; sa main trembloit ; elle ne trouvoit aucune expression ; elle ne pouvoit former un seul mot. Non, dit-elle, j’aime mieux aller chez lui ; je me jeterai dans ses bras ; je lui dirai… Je ne lui dirai rien ; mais il entendra mon silence. Il saura bien lire dans le cœur de sa Caroline ; il me rassurera ; il me pardonnera. Plus de doutes, plus de défiance, plus de réserve. Il sera tout pour moi, et moi tout pour lui, et je vais être la plus heureuse des femmes.

Elle s’enflamme de cette idée, baise son petit portrait pour animer encore son courage, et vole dans l’appartement du plus aimé des époux. Elle entre… Il n’y est plus ! il ne paroît pas même y avoir couché ! Une grande malle, au milieu de son cabinet, couverte de différentes choses empaquetées, semble annoncer un projet de voyage. Caroline frissonne, trouve à peine la force de sonner. Un laquais paroît ; elle lui demande d’une voix tremblante où est M. le comte. Le laquais paroît surpris de cette question. — Je croyois que madame la comtesse savoit… — Quoi donc ? — Que M. le comte est parti de grand matin. Wilhelm, son valet de chambre, a veillé toute la nuit pour faire ses malles. Il m’a chargé de les faire partir à ses ordres. Il ignoroit où M. le comte veut aller ; mais il croit que c’est en Angleterre. — Ah ! Dieu ! il suffit, laissez-moi.

Le laquais sort ; Caroline tombe sur le premier siége qui se présente, et, pour la seconde fois de sa vie, éprouve toute la douleur, tous les déchiremens de l’amour au désespoir ; pour la seconde fois, elle voit celui qu’elle aime la fuir, l’abandonner, s’éloigner d’elle. Mais quelle différence, et combien actuellement elle se trouve plus à plaindre ! Lorsqu’à Rindaw, Lindorf se sépara d’elle, ce fut presque de son aveu. Le premier moment fut cruel, mais bientôt la vertu reprit son empire ; et l’orgueil d’avoir rempli son devoir devint une consolation. D’ailleurs elle savoit qu’elle étoit adorée, et que celui qui la fuyoit malgré lui, partageoit toute sa douleur ; mais ici tout se réunit pour l’augmenter. C’est son époux qui la fuit ; c’est celui qu’elle osoit aimer, sur qui elle avoit fondé l’espoir du bonheur de sa vie. Il la hait sans doute, puisqu’il a pu l’abandonner d’une manière aussi cruelle. Eh ! dans quel moment, grand Dieu ! Quand je volois dans ses bras ; quand je ne redoutois plus que l’excès de sa joie… et partir sans me dire un seul mot, sans me revoir ! Ah ! c’est la haine ou l’indifférence la plus cruelle ; et cependant hier au soir encore, comme il me regardoit ! avec quelle tendresse il prit ma main et la pressa contre son cœur !… Il est vrai qu’il la repoussa avec terreur, et me quitta rapidement ; et c’étoit pour toujours !… Non, non, c’est impossible ; il n’est pas faux ; il n’est pas le plus barbare des hommes… Il y a de l’erreur… Ce domestique se trompe ; il reviendra ; il reviendra sûrement, et je veux l’attendre ici.

À peine eut-elle le temps de saisir cette lueur d’espoir qui la ranimoit un peu ; le laquais rentre et lui remet un paquet. — C’est de M. le comte ; son coureur arrive de Potsdam. — Caroline à peine a la force de le prendre, et de lui faire signe de se retirer. La voilà seule ; elle tient ce paquet, et n’ose l’ouvrir ; il renferme l’arrêt de sa mort ou de sa vie. Il étoit assez gros et adressé à Madame la comtesse Caroline, baronne de Lichtfield, en son hôtel. Cette singularité la frappa… Il ne me donne pas son nom ! grand Dieu ! se pourroit-il ?… et ses doigts tremblans brisent le cachet, déchirent l’enveloppe. Elle renfermoit un petit parchemin écrit, trois lettres et un papier non cacheté, qui s’ouvre, et sur lequel elle jette les yeux.

Âmes sensibles, peignez-vous son saisissement. Ce fatal papier, signé par le roi, ayant le sceau du roi, étoit l’acte de divorce, ou plutôt une déclaration par laquelle le roi, consentant à la dissolution du mariage d’Édouard-Auguste, comte de Walstein, et de Caroline, baronne de Lichtfield, le déclaroit nul, et les parties libres de contracter d’autres engagemens. Caroline regarda quelques instans cet écrit avec des yeux égarés, et sans verser une larme. Bientôt toutes ses idées se confondent ; le fatal papier s’échappe de ses mains ; un nuage épais l’enveloppe ; une sueur glacée couvre son visage ; elle ne voit plus, elle ne respire plus ; une palpitation universelle l’a saisie. Sa dernière pensée est l’espoir que la main de la mort est sur elle, qu’elle touche au terme de sa vie.

Cet état dura long-temps. Quand elle reprit ses sens, elle crut sortir d’un songe affreux. Cependant la chambre où elle étoit, les papiers, les lettres qu’elle avoit autour d’elle, tout lui confirme la réalité de son malheur. Elle regarde l’adresse de ces lettres : l’une est à son père, la seconde à Caroline ; elle la rejette avec horreur. Que peut-il me dire lorsqu’il m’ôte la vie, lorsqu’il brise lui-même nos liens ? Elle regarde la troisième : quelle surprise ! elle est adressée à M. le baron de Lindorf, hôtel de Walstein, à Berlin ; et au dos de la lettre : Je conjure Caroline de remettre elle-même cette lettre à mon ami, au moment de son arrivée, qui ne peut tarder. — À Lindorf ! s’écrie-t-elle, et chez lui ! et c’est à moi qu’il l’envoie… Dieu ! mon Dieu ! quelle est son idée ? Lindorf seroit-il ici ? Se pourroit-il ?… Seroit-il la cause ?… Ah ! plût au ciel que la jalousie !… il me sera si facile de la détruire pour toujours ! Reprenant alors avec empressement la lettre qui lui étoit adressée, elle se hâte de l’ouvrir, de la lire, et l’espoir renaît dans son cœur.

Non, ce n’est ni la haine, ni l’indifférence, ni le ressentiment qui l’ont dictée, cette lettre qui peint à la fois la générosité, la délicatesse, et plus encore la passion du comte. Chaque mot témoignoit l’excès de son amour pour elle. Caroline passe en un instant du comble de la douleur à la joie la plus pure. Il m’aime, disoit-elle. Ah ! puisqu’il m’aime, nos nœuds ne sont point brisés. Bientôt il saura que sa Caroline ne veut être qu’à lui, n’existe que pour lui, et que cette séparation étoit l’arrêt de sa mort. À peine la lettre est achevée, qu’elle a déjà donné des ordres pour qu’on prépare à l’instant sa berline. Pendant ce temps-là, elle lit encore cette lettre, qui est le gage de son bonheur futur, et de l’amour de son époux.

« Chère et tendre Caroline, lui disoit-il, rassurez-vous ; cessez de gémir ; cessez de vous contraindre. Ce n’est point à un tyran que le soin de votre bonheur fut confié ; et les larmes que je viens de voir couler sur le portrait de l’amant que vous regrettez, seront les dernières que vous répandrez de votre vie, si mes vœux ardens sont remplis… Dieu puissant ! pour prix du sacrifice que je fais, que cette femme adorée soit toujours heureuse ; et même loin d’elle, séparé d’elle, je pourrai supporter mon existence. — Oui, Caroline, oui, vous serez heureuse, unie à celui que votre cœur a choisi, et qui mérite l’excès de son bonheur, si un mortel peut vous mériter. Votre âme vertueuse et sensible ne gémira plus dans des liens abhorrés ; vous pourrez enfin allier l’amour et le devoir ; vous ne verserez plus ces larmes amères et secrètes qui m’ont pénétré. Oh ! je crois les entendre encore ces sons touchans, dictés par la douleur, adressés à l’objet de votre tendresse. Caroline, ne vous plaignez plus de lui ; ne lui reprochez plus un éloignement involontaire, qu’il a cru devoir à l’amitié. Il va vous être rendu ; bientôt vous le reverrez à vos pieds ; bientôt vous oublierez tous deux vos peines passées. — Oh ! Caroline, pardonne ; depuis long-temps j’ai pu les faire cesser, et porter dans ton cœur l’espérance et la joie.

» Depuis l’instant où j’ai su votre secret, depuis cet affreux moment où je t’ai vue prête à perdre la vie, où j’ai senti que je pouvois être plus malheureux encore qu’en renonçant à toi, j’ai juré de vous réunir l’un à l’autre ; et, tu le sais Caroline, si je t’ai regardée comme un dépôt sacré, comme l’amante et l’épouse de Lindorf. Cependant, égaré par ma passion, j’ai osé croire un instant à la félicité suprême, j’ai pu prendre l’effort du devoir et de la vertu, pour un sentiment plus tendre, et j’allois me préparer des regrets éternels… Ah ! Caroline, je le sens, il est temps de vous fuir ; il le faut ; je le dois. Je cours l’élever, cette barrière insurmontable qui m’interdira sans retour un fol espoir, et l’illusion dangereuse où je me laissois entraîner. Je vais vous rendre à vous-même, ou plutôt à l’original de ce portrait si chéri.

» Adieu, Caroline, adieu ! Je m’égare ; j’afflige sans doute votre cœur sensible et généreux, en vous laissant voir toute la foiblesse du mien. Eh bien, chère Caroline, achevez de me connoître ; sachez que, quelque malheureux que je sois en vous quittant, en renonçant à vous pour jamais, je le serois mille fois plus encore en demeurant auprès de vous, en usurpant des droits qui ne doivent être accordés que par l’amour. Posséder Caroline, et savoir qu’un autre possède son cœur, être un obstacle à son bonheur, à celui d’un ami qui m’est cher : voilà, voilà ce que je n’aurois pu supporter, ce qui auroit empoisonné mes jours ; et votre félicité mutuelle peut encore y répandre quelque charme. Vous me la devrez, cette félicité ; vous ne penserez à moi qu’avec attendrissement, avec reconnoissance. Sûr au moins de votre amitié, de votre estime… Adieu, Caroline, je cours les mériter. »


Berlin, cinq heures du matin.

De Potsdam, dix heures du matin,
en sortant de l’audience du roi.


« C’en est fait, ils sont brisés ces liens que votre cœur a toujours repoussés. Caroline, vous êtes libre ; mais bientôt vous serez à Lindorf… Ah ! dites, dites-moi que vous êtes heureuse… Il ignore encore le bonheur qui l’attend, et je connois son amitié généreuse. Le même sentiment qui l’éloigna de Rindaw et de sa patrie, l’engageroit peut-être à s’y refuser ; mais il n’est plus temps, et ce motif m’a aussi décidé à prévenir son retour. La lettre que je joins ici, achevera de lever tous ses scrupules, et de lui prouver qu’il fait le bonheur de son ami, en faisant le sien et celui de Caroline.

» Il me reste encore à vous demander une grâce. Caroline pourroit-elle, dans ce moment, me refuser, ajouter encore à mes peines ? Non, je connois son cœur. Eh bien ! j’exige de votre amitié, de votre reconnoissance, que vous acceptiez l’hôtel que vous habitez actuellement. Vous aimez sa situation, votre appartement vous plaît : Caroline, il est à vous ; il fut arrangé pour vous ; personne que vous ne l’habitera jamais. Non, vous n’outragerez point, par un refus cruel, un ami déjà trop malheureux.

» Adieu, Caroline ! Chère, trop chère Caroline ! il est donc vrai que vous n’êtes plus à moi, que je n’ai plus aucun droit… Mais je n’en eus jamais : c’est le cœur seul qui peut les donner, et du moins j’en aurai à votre estime, à votre amitié, à votre compassion. Si vous vouliez quelquefois m’écrire, me parler de votre bonheur… Mais non, non ; je ne puis, je ne pourrai jamais peut-être écrire à l’épouse de Lindorf. Si Caroline de Lichtfield daigne me répondre une fois, une seule fois avant qu’elle porte un autre nom, sa lettre me trouvera dans ma terre de Walstein, où je passe huit jours avant d’aller à Dresde, auprès de ma sœur. Je pars à l’instant même… Quoi ! je ne vous reverrai donc plus ? Ces heures délicieuses passées à côté de vous ne reviendront jamais ? Je n’entendrai plus cette douce voix ?… Que dis-je ? vous serez toujours présente à mon imagination, à mon cœur, à ma pensée ; je ne verrai que vous dans l’univers.

» Je joins ici l’acte de votre liberté, une lettre à votre père, celle à… à votre époux, et la donation de l’hôtel. Dites-moi du moins que tous ces papiers vous sont parvenus, qu’ils assurent votre bonheur, et je n’aurai plus rien à désirer dans ce monde.

Édouard de Walstein. »


Enfin la berline est prête. Caroline ne se donne que le temps de passer chez elle, d’y prendre le cahier de Lindorf : le portrait, cause principale de l’erreur, est dans son sein.

Elle part, recommande aux postillons la plus grande diligence ; et, malgré leur zèle à presser les chevaux, elle trouve qu’elle est mal obéie. Le comte avoit quelques heures d’avance sur elle ; mais elle fit aller si grand train, qu’elle arriva deux heures après lui. Enfermé dans son cabinet, livré à la douleur la plus profonde, il sentoit seulement qu’il avoit perdu Caroline, qu’il ne la reverroit jamais, et n’éprouvoit pas encore les consolations que la vertu se procure à elle-même.

Il n’avoit cependant pas été tout-à-fait insensible aux transports de joie que ses vassaux avoient fait éclater en le revoyant, et aux témoignages touchans de leur attachement.

Louise, Justin et le vieux Johanes avoient été des premiers à accourir, à se précipiter aux genoux de leur bienfaiteur, à lui présenter leurs deux petits garçons : Louise étoit encore près d’accoucher. — Oh ! monseigneur, lui dit-elle, votre arrivée me portera bonheur ; j’aurai une petite fille que je désire tant ; et puisque monseigneur est marié, si madame la comtesse veut avoir la bonté de lui donner son nom, c’est alors que nous serons heureux.

Le comte ne put soutenir ce mot déchirant ; il lui perça le cœur. — Hélas ! mes enfans ! je ne suis pas… je ne suis plus… Il ne peut achever ; et, les quittant brusquement, il s’enferme dans son appartement.

Ils étoient encore dans la cour avec une partie des habitans du village, et s’affligeoient ensemble de l’air triste de leur bon seigneur, lorsque Caroline arriva. Elle s’élance de sa voiture, et, sans faire attention à personne, elle s’écrie : Où est-il ? où est monsieur le comte ? Wilhelm accourt. — Quoi ! c’est madame la comtesse ! — Oui, mon cher Wilhelm ; conduisez-moi à l’instant auprès de votre maître.

Wilhelm marche devant elle, lui montre la porte du cabinet où le comte s’est retiré. Elle l’ouvre promptement, se précipite dans ses bras, en disant d’une voix entrecoupée : — Cher et cruel ami ! as-tu pu quitter ainsi ta Caroline, qui t’adore, qui n’aime que toi seul au monde, qui meurt si son époux l’abandonne ? Et, penchant sa tête sur l’épaule du comte, elle l’inonde de ses larmes. Ses sanglots, la promptitude avec laquelle elle est accourue coupent sa voix, arrêtent sa respiration. Le comte la soulève dans ses bras, la place dans un fauteuil et se jette à ses pieds. — Ô Caroline ! est-ce bien vous ?… Un ange bienfaisant a sans doute pris vos traits. Ce que je viens d’entendre seroit-il possible ? — Ah ! n’en doute pas, n’en doute jamais ; et détachant vivement le ruban qu’elle avoit sur le sein : Tiens, lui dit-elle, le voilà ce portrait que j’aime… Regarde-le bien ; vois, reconnois l’objet qu’il représente ; c’est lui qui possède uniquement mon cœur ; c’est à lui seul que je veux être.

Le comte ne concevant plus rien à ce qu’il entend, jette les yeux sur cette peinture… Grand Dieu ! c’est lui, c’est lui-même, tel du moins qu’il étoit avant son accident ; mais Caroline lui prouve trop qu’elle le voit toujours ainsi, et qu’il n’a pas changé pour elle. Il est vrai qu’il ressembloit tous les jours davantage à son portrait, et qu’il n’eût pas été possible de le méconnoître.

Mais par quelle magie étonnante ce portrait, dont le comte ignoroit même l’existence, se trouvoit-il entre les mains de Caroline, attaché sur son cœur, et l’objet de ses plus tendres caresses ? Il voit, il sent tout son bonheur ; il est près de succomber sous le poids de tant de félicité, et cependant il croit encore que c’est une illusion, un rêve enchanteur dont il craint le réveil. Il témoigne à Caroline, autant que son saisissement peut le lui permettre, et sa surprise et ses craintes.

Elle tire de sa poche, en rougissant, tous les papiers que lui avoit remis Lindorf : — Tenez, lui dit-elle, lisez ceci, et vous saurez tout… Plus de secrets pour vous ; ils m’ont rendue trop malheureuse… Oui, j’ai aimé Lindorf ; j’ai du moins cru reconnoître quelques rapports entre les sentimens que j’avois pour lui et ceux que j’éprouve à présent… Mais, jugez vous-même de la différence. Quand il me laissa à Rindaw, je pleurai, oui, je pleurai beaucoup ; mais je fus bientôt consolée ; bientôt ce petit portrait me devint plus cher que lui. Aujourd’hui, en recevant l’arrêt cruel qui nous séparoit, je n’ai point pleuré ; non, pas une larme n’est sortie de mes yeux ; mais j’ai cru que j’allois perdre la vie ou la raison ;… et si vous persistiez dans cet affreux projet, c’est comme si vous me disiez : Caroline, je veux que tu meures. Oh ! dites-moi plutôt que je suis encore à vous, que j’y serai toujours… Tenez, vous voyez bien que cet affreux papier ne signifie plus rien, lui dit-elle, en lui montrant l’acte de divorce qu’elle avoit déjà déchiré, et qu’elle jeta dans le feu.

Le comte ne pouvoit parler ; ce qu’il éprouvoit étoit au-dessus de l’expression. Il couvroit de baisers les mains de Caroline ; il les pressoit contre son cœur ; il prononçoit des mots entrecoupés, sans liaison et sans suite. Dans son délire, il baisoit avec transport son propre portrait, qu’il regardoit comme la preuve de l’amour de sa Caroline.

Elle le pressa encore de lire le cahier. Il ne le vouloit pas ; il falloit pour cela la perdre un instant de vue, s’occuper d’autre chose que d’elle seule, cesser de la regarder : c’étoit autant d’instans retranchés à son bonheur. — Non, chère Caroline, n’exigez pas que je lise rien en ce moment. Vous me permettez de lire dans votre cœur, d’y voir que je suis aimé ; qu’ai-je besoin d’en savoir davantage ? — Mais le mystère de ce portrait. — Je sais qu’il vous est cher, que c’est le mien, et cela me suffit. — Sachez du moins comment Lindorf m’apprit à vous connoître, par quels degrés l’estime et l’admiration qu’il m’inspira pour vous ont enfin produit l’amour. — Quoi ! Lindorf ? — Je dois lui rendre justice ; c’est à lui que vous devez le cœur de votre Caroline. — Comment ! Lindorf ?… ô généreux ami ! — Il vous devoit tout. — C’est moi, c’est moi qui lui dois plus que la vie.

Alors il prit le cahier et le lut. Bientôt Caroline vit couler ses larmes, au souvenir de la mort de son père, à l’expression de la reconnoissance et de l’amitié de Lindorf. Souvent il fut obligé de s’interrompre, et, retombant aux genoux de Caroline, il lui disoit d’une voix étouffée : Ah ! c’est Lindorf qui mérite d’être aimé. Caroline lui fermoit la bouche de sa jolie main, et le forçoit à reprendre sa lecture.

Il passa rapidement sur les événemens qu’il connoissoit déjà ; mais, à l’époque de la connoissance de Lindorf avec Caroline, son âme entière étoit attachée sur le papier. Il dévoroit chaque phrase, chaque syllabe ; il lisoit des yeux seulement : une telle lecture ne pouvoit se faire à haute voix ; mais Caroline, les regards attachés sur lui, ne le perdoit pas de vue, et cherchoit à découvrir les sentimens divers qui l’agitoient.

Quand il eut fini, il lui rendit le cahier avec l’air le plus pénétré. Je le vois, dit-il, j’ai une épouse et un ami comme il n’en fut jamais ; ils se sont sacrifiés pour moi, pour mon bonheur… Ah ! Caroline, pourquoi m’avez-vous forcé à lire ce cahier ? Pourquoi ne pas me laisser la douce illusion que vous veniez de me donner ? — Une illusion ! reprit-elle ; ingrat, quel nom vous donnez au sentiment le plus vrai ! oubliez-vous que ce portrait est le vôtre ? Ce mot, prononcé avec l’accent le plus touchant, le plus persuasif, rendit au comte sa confiance et son bonheur. À présent, lui dit-elle, que vous avez eu la complaisance de lire votre histoire et celle de Lindorf, laissez-moi vous faire celle de mon cœur.

Alors elle raconta en détail tout ce qui s’étoit passé dans ce cœur depuis l’instant qu’elle fut unie au comte. Et l’innocence avec laquelle elle crut aimer Lindorf comme un frère, et son effroi lorsqu’elle crut l’aimer comme un amant, et la scène du jardin, et celle du pavillon, et sa douleur, et ses larmes, et ses regrets, et ses combats : rien ne fut oublié.

Elle lui raconta ensuite comment, entraînée d’abord par l’estime, l’admiration et la lecture de ses lettres à Lindorf, elle avoit commencé à s’attacher à lui, à chérir son portrait ; tout ce qu’elle avoit éprouvé en recevant cette lettre, où il lui parloit de s’expatrier ; le sentiment de délicatesse mêlé d’un peu de dépit qui avoit dicté sa réponse ; celui qui la priva de ses sens dans la cour du château de Ronebourg. Je vous le jure, lui dit-elle ; c’étoit l’émotion seule de me trouver aussi près de vous, de revoir cet époux que j’avois si fort offensé, qui devoit me haïr. Lindorf n’y entra pour rien ; depuis long-temps vous aviez entièrement effacé l’impression légère qu’il avoit faite sur mon cœur.

Le comte, enchanté, l’écoutoit avec ravissement, et n’avoit garde de l’interrompre. Avec quel feu, avec quelle éloquence touchante et persuasive elle lui détailla tout ce qu’elle avoit éprouvé pendant sa convalescence ! Et depuis leur arrivée à Berlin, ses espérances, ses craintes, ses projets continuels de le faire lire dans son âme ; la timidité qui la retenoit ; cette envie de lui plaire, de l’attacher à elle, de le rendre le plus heureux des hommes ; son chagrin de n’y pas réussir ; sa résolution de la veille de s’éclaircir avec lui, de lui ouvrir son âme ; sa douleur extrême en apprenant son départ ; son désespoir en recevant ce fatal paquet ; sa joie en voyant clairement dans la lettre de son époux, qu’elle étoit aimée : tout fut exprimé avec cette rapidité, cette éloquence naïve du sentiment, qui ne peut laisser aucun doute.

À présent, lui dit-elle, vous connoissez Caroline comme elle se connoît elle-même ; il ne me reste plus qu’à vous peindre son bonheur ; mais peut-il s’exprimer ? Elle aime ; elle est aimée ; elle ose le dire sans rougir ; elle ose l’entendre et se livrer à ses sentimens. Cher comte, actuellement que nos cœurs s’entendent, jugez le mien d’après le vôtre !

Il alloit lui répondre et lui expliquer à son tour les motifs secrets de sa conduite, lorsqu’il fut interrompu par Wilhelm. Il entra en disant que les habitans du village ayant appris que cette belle dame étoit madame la comtesse, ne vouloient pas s’en aller qu’ils ne l’eussent revue, et demandoient avec acclamation qu’elle voulût bien reparoître un instant.

Caroline, conduite par son époux, descendit dans les cours du château, et fut reçue avec des cris redoublés de vivent monsieur le comte et madame la comtesse. Le comte leur fit distribuer du vin et de l’argent.

Caroline lui serrant la main de l’air le plus attendri, lui disoit doucement : Ô mon ami ! ces bonnes gens ne se doutent pas qu’ils célèbrent véritablement l’époque de notre union, et du bonheur de toute notre vie… Ah ! si vous permettiez. — Permettre, ma Caroline… ordonnez. — Eh bien ! faisons des heureux, des heureux comme nous. Il y a sûrement dans cette foule des jeunes gens qui s’aiment, marions tous ceux qui voudront l’être. Le comte lui baisa la main avec transport. — Chère… adorable Caroline ! faisons mieux encore, éternisons la mémoire de ce jour fortuné. Puisque c’est ici que ma Caroline m’est rendue, je veux que ce lieu se ressente à jamais de mon bonheur ; et je vais faire une fondation à perpétuité pour six mariages toutes les années.

Caroline se chargea d’annoncer elle-même aux paysans cette bonne nouvelle. Les cris, les acclamations, les bénédictions redoublèrent : au milieu de ces tumultueux transports, on auroit pu facilement distinguer les voix des jeunes amoureux, qui crioient plus fort que les autres : Dieu bénisse à jamais nos bons maîtres.

Le comte aperçut Louise et Justin dans un coin de la cour avec leur petite famille. Il les appela, et les présenta à Caroline : Voilà, ma chère amie, lui dit-il, un ménage que vous connoissez déjà. — Ah ! sans doute, c’est la belle Louise. Louise rougit, et s’embellit encore. Quoique les travaux champêtres et trois enfans eussent diminué sa fraîcheur, elle étoit encore frappante. — Ah, oui, madame la comtesse, dit Justin avec cette physionomie expressive et naïve, qui annonçoit à la fois ses talens et sa candeur : c’est bien vrai cela ; c’est bien ma belle Louise. Il n’y a dans tout le monde, je crois, que monseigneur qui ait une plus belle femme, et c’est bien juste ; c’est sa récompense de m’avoir donné ma Louise.

Ce fut le tour de Caroline de rougir. Elle caressa les deux petits garçons, qui étoient charmans ; et, s’apercevant de la grossesse de Louise, elle prévint sa requête, et lui dit qu’elle seroit la marraine de l’enfant qu’elle portoit. Louise voulut se jeter à ses pieds ; elle la retint ; mais Justin s’y précipita, baisa le bas de sa robe, et se releva, en disant : Sûrement le bon Dieu m’aime bien, car il m’accorde tout ce que je lui demande. Je lui ai tant demandé ma Louise, qu’il mit au cœur de monseigneur de me la donner ; je n’ai demandé après cela qu’une Louise pour monseigneur, et voilà qu’il l’a trouvée. À présent je vais lui demander pour vous, deux petits gars, jolis comme les nôtres, et vous verrez qu’ils viendront tout de suite.

Caroline se détourna, se baissa vers les petits gars, leur donna à chacun un baiser et un ducat, pendant que le comte, attendri, serroit la main de Justin, et jetoit sa bourse dans son chapeau. Pour échapper à leur reconnoissance, il proposa à Caroline d’entrer dans les jardins ; elle y consentit. On étoit au mois de décembre : l’air étoit froid et nébuleux, la terre couverte de neige et les bassins de glaçons. Mais ni l’un ni l’autre ne s’en aperçurent, et jamais promenade du plus beau printemps ne leur parut plus délicieuse.

Il y a long-temps que l’on sait que l’amour peut tout embellir, et qu’avec l’objet aimé il n’est point de mauvaises saisons. Les jardins du comte étoient d’ailleurs remarquables par leur beauté, leur étendue, leur arrangement, et cités même comme un objet de curiosité pour les voyageurs. Caroline les avoit peu vus le jour de son mariage ; elle ne les vit guère mieux à présent, mais s’y arrêta quelque temps. Enfin, le comte craignant pour elle le froid et l’humidité, la ramena au château. Ils trouvèrent une collation champêtre, préparée par Louise. Elle s’étoit hâtée d’aller chercher de la crême, quelques fromages, des marrons, des rayons de miel, et une pièce d’un chevreuil que Justin avoit tué. Voyez mon bonheur, disoit-elle, de l’avoir justement apprêtée hier pour régaler notre vieux père ! Le bon Johanes ! s’écria Caroline ! eh bien, Louise, il faut qu’il en mange avec nous.

Louise courut le chercher. Il arriva appuyé sur Justin, et tremblant de joie plus encore que de vieillesse. Caroline et le comte allèrent au-devant de lui ; ils le prirent chacun par un bras, le placèrent dans un fauteuil, et le comte lui versant une rasade : Buvez ceci, bon Johanes, à la santé du plus heureux des hommes ; — et de celui qui mérite le plus de l’être, dit Justin. Le vieillard voulut aussi parler, mais il étoit trop ému, trop touché ; il ne put que balbutier quelques mots, et lever les yeux et les mains vers le ciel. Cependant, après avoir bu un second verre à la santé de madame la comtesse, et l’avoir long-temps regardée, il s’écria tout-à-coup : Que Dieu soit béni d’avoir fait une si belle dame tout exprès pour notre seigneur. Vous êtes bien belle et bien bonne, madame la comtesse ; mais aussi vous avez un ange pour mari. Si vous saviez quel bien il nous a fait ! comme il a marié ma Louise !

Une fois que le bon vieillard fut ranimé par le vin, et en train de parler, il ne pouvoit plus se taire. Il raconta à Caroline toute l’histoire du mariage de sa fille ; et comme il ne vouloit point de Justin ; et comme monseigneur l’attrapa ; et comme il leur donna une bonne ferme, et cent ducats comptant ; et comme il eut le malheur de se blesser en sortant de chez eux ; et comme ils le portèrent au château, etc.

Caroline savoit tous ces détails par le cahier de Lindorf ; cependant elle écoutoit avec délices. L’éloquence simple et naïve de ce bon paysan, le ton pénétré et vrai avec lequel il racontoit, le plaisir qu’il avoit à parler, et surtout l’éloge de son époux à chaque instant répété, l’attendrissoient jusqu’aux larmes. Elle le regarda cet époux si chéri et si digne de l’être ; il étoit ému comme elle. Elle lui tendit la main avec un sourire, une expression, un regard qu’on ne peut décrire. C’étoit l’amour, la vertu, le bonheur ; ce seul instant auroit suffi pour compenser un siècle de peines.

Johanes buvoit, causoit et s’animoit toujours davantage. Il parla de son ménage, des soins touchans que ses enfans avoient de lui, de son cher Justin, qui étoit le meilleur des fils, des maris et des pères. Si c’étoit à refaire, disoit-il, je lui donnerois ma Louise, quand même il n’auroit pas un sou vaillant ; mais votre bonté, monseigneur, n’y a rien gâté. Et ces petits marmots que je vois là autour de moi, comme ça me réjouit le cœur ! comme ça me rajeunit ! Si seulement ma pauvre Christine vivoit encore ! Mais, à propos d’elle, monseigneur, qu’est-ce qu’est donc devenu son nourrisson, notre jeune baron de Lindorf ? J’ai vu ça tout petit, moi ; je suis son père nourricier, et je l’aime toujours. On nous avoit dit qu’il épousoit la sœur de monseigneur, et nous étions bien aises : il faut que les braves gens s’allient ensemble. Est-ce que c’est donc vrai, monseigneur, qu’il est votre frère ? Non, pas encore ; mais il le sera bientôt, j’espère, dit Caroline en se levant, et remettant à Louise son fils cadet, qu’elle avoit eu tout ce temps-là sur ses genoux.

Ils comprirent qu’ils devoient se retirer. Louise en avertit son père ; mais le bon vieillard se trouvoit si bien dans son fauteuil, entre le comte, la comtesse et la bouteille, qu’il ne pouvoit se résoudre à le quitter. Laisse-moi encore ici, ma fille ; c’est le plus beau jour de ma vie. À mon âge, il n’en reste pas beaucoup à perdre. Mais, mon père, dit Louise, nous embarrasserons monseigneur. — Point du tout, mon enfant ; tu ne sais ce que tu dis. Je le connois mieux que toi ; c’est son plaisir de voir les heureux qu’il fait : n’est-ce pas, monseigneur, que j’ai raison et qu’elle a tort ? Mais à présent les enfans veulent en savoir plus long que leurs pères.

Le comte sourit ; Caroline se rassit en faisant un signe à Louise ; et le vieillard, content, commença une petite chanson ; il ne put l’achever. Je n’y entends plus rien, dit-il ; le cœur y est, mais je n’ai plus la voix que j’avois quand je commandois l’exercice. C’est à toi, mon fils Justin : allons, prends ton flageolet, joue un air à madame la comtesse ; Louise chantera ; les petits danseront. Vous êtes là comme de grands nigauds ; si je ne pensois à rien, moi, vous laisseriez monseigneur et sa dame s’ennuyer ici comme des morts.

Caroline ayant dit qu’en effet elle seroit bien aise d’entendre le flageolet de Justin, il le prit, et joua quelques allemandes que les deux petits garçons dansèrent avec grâce et gaîté. Leur mère suivoit des yeux tous leurs mouvemens ; et le vieillard rioit et étoit aux anges en regardant le comte et la comtesse. Ne vous avois-je pas dit que c’étoit joli à voir. À présent, Louise, chante la chanson que ton mari a faite ces jours passés. — Comment, Justin, s’écria Caroline, encore un nouveau talent ! Vous faites des chansons ! — Oh ! mon Dieu non, madame la comtesse. Seulement de temps en temps un petit couplet pour ma Louise. Il préluda sur son flageolet, et Louise chanta avec une douce petite voix de village :


PREMIER COUPLET.

On dit que l’amour
Ne dure qu’un jour
Dans le mariage :
C’est un conte que cela ;
Si l’on aime, on aimera
Toujours davantage. (Bis.)

II.

Est-c’ que le bonheur
Refroidit le cœur ?
Non pas au village :
Depuis que je suis heureux,
Je sens augmenter mes feux
Toujours davantage (Bis.)

III.

Plus content qu’un roi,
Quand autour de moi
J’vois mon p’tit ménage,
Ma Louise et nos enfans ;
Je les aime, et je le sens
Toujours davantage. (Bis.)


Louise se tut ; Justin posa son flageolet, s’avança quelques pas, et chanta ce couplet, qu’il venoit de faire pendant que sa femme chantoit les précédens :


C’est à monseigneur
Que de notre cœur
Nous devons l’hommage ;
Je ne forme plus de vœux,
Comme nous il est heureux,
Que m’ faut-il davantage ? (Bis.)


Le comte et Caroline, émus, attendris et surpris des talens de Justin, lui donnèrent les éloges qu’il méritoit. Sa modestie et sa simplicité les surprirent plus encore ; il ne comprenoit pas qu’on pût l’admirer.

C’est Louise, répétoit-il, qui m’a appris tout cela ; sans le désir de lui plaire, je ne saurois rien. — Mais ce dernier couplet ? répétoit Caroline, composé dans un instant. — Oh ! pour celui-là, c’est monseigneur ; je ne l’aurois pas trouvé si vite pour un autre…

Pendant la chanson, Johanes s’étoit endormi profondément ; ses enfans le réveillèrent à demi, et l’emmenèrent. Le cœur de Caroline étoit si rempli de mille sensations, qu’elle avoit besoin de l’épancher. Dès qu’elle fut seule avec le comte, elle se laissa aller à son attendrissement, et versa les plus douces larmes. Ce vieillard, ces enfans, ce couple si uni, la vénération, l’amour de ces bonnes gens pour le comte, qui rejaillissoit sur elle : tout avoit exalté son imagination et sa sensibilité, au point que son époux lui paroissoit un être surnaturel, un dieu bienfaisant, qu’elle devoit adorer, et qu’elle adoroit en effet. Ces sentimens, si long-temps comprimés et retenus dans son cœur, elle ose à présent leur donner essor ; elle ose dire et répéter au plus aimé des hommes, qu’il l’est avec passion, qu’il le sera toujours ; elle ose lui chanter en entier cette romance qu’elle composa et chanta si souvent loin de lui, avec tant de douleur. Cette preuve si forte et si touchante de son amour, elle la lui chante avec une âme, une expression surnaturelles. Des larmes inondent encore ses joues ; mais le comte ne peut plus se méprendre sur leur objet : ce sont les larmes du bonheur. Elles coulent doucement et sans effort, et n’interrompent point ses doux accens. Le comte les écoute avec un ravissement, un transport qui va jusqu’au délire. Chaque mot, chaque vers, portent au fond de son cœur la plus douce des convictions, celle d’être aimé de cette épouse adorée. C’est la voix céleste de Caroline qui lui répète : toi que j’adore : c’est son regard enchanteur qui lui demande : où veux-tu chercher le bonheur ? et qui lui dit en même temps qu’il l’a trouvé.

Quand il seroit resté le moindre doute au comte, ce moment les auroit tous dissipés : mais il n’en avoit point. La naïve et tendre Caroline étoit loin de savoir dissimuler. Elle exprimoit tout ce que son cœur sentoit ; et quand elle auroit voulu se taire, on l’auroit lu dans ses yeux et dans son sourire. On voyoit d’abord que cette bouche charmante ne pouvoit proférer une fausseté, et qu’elle étoit l’organe de l’âme la plus pure et la plus sincère. Quand elle disoit je vous aime, ce seul mot valoit tous les sermens. Elle le dit si souvent au comte dans le cours de cette heureuse journée, qu’il dût être persuadé.

Ils soupèrent au coin du feu, du chevreuil que Justin avoit tué fort à propos ; car le comte, en partant pour sa terre, abîmé dans sa douleur, n’avoit pensé à rien, et ce repas simple fut sans doute le plus délicieux qu’il eût fait de sa vie. Le manuscrit ne dit point si la force de l’habitude fit qu’il se retira dans un autre appartement d’abord après le soupé. On laisse au lecteur le soin de le deviner. Pourquoi prolonger les détails ? on aime trop à s’appesantir sur le bonheur. Ajoutons seulement qu’ils auroient accepté avec transport, tous les deux, l’offre de passer leur vie entière dans cette terre, loin de la cour, et de toute autre ambition que celle de se plaire ; mais le comte devoit trop à son roi pour écouter ce désir. Brûlant d’impatience de lui apprendre son bonheur, d’anéantir cette cruelle idée d’un divorce dont le seul mot le faisoit frémir, de lui présenter une épouse adorée, et contente de l’être, il supplia Caroline, dès le lendemain matin, de consentir à partir pour Potsdam.

Elle rougit excessivement à cette proposition ; mais se remettant tout de suite, elle lui dit, avec un sourire enchanteur : — Il seroit bien temps, n’est-ce pas, de n’être plus une sotte enfant ? Eh bien ! oui, mon cher ami, je vous en prie, conduisez-moi aux pieds du roi. Il me grondera peut-être. Il fera bien ; mais je le gronderai aussi à mon tour. — Vous, mon ange ? — Oui, moi-même ; je le gronderai bien fort d’avoir signé cet affreux papier qui nous séparoit pour toujours.

Ils partirent donc, en promettant à Justin et à Louise de revenir bientôt à Walstein. La tendre Caroline le répéta avec transport. — Oh ! oui, oui, nous reviendrons, nous reviendrons ici, dit-elle en serrant la main de Louise, et jetant un regard timide sur le comte : cette terre sera toujours pour moi le séjour du bonheur.

À mesure qu’ils approchoient de Potsdam, le trouble de Caroline augmentoit. Elle n’avoit pas revu le roi depuis le jour de son mariage ; et sentant combien il devoit être mécontent d’elle, elle redoutoit à l’excès ce moment. Le comte s’efforçoit de la rassurer ; il lui racontoit mille traits de la bonté du grand Frédéric, de cette affabilité qui lui gagnoit tous les cœurs, et le faisoit adorer de ses sujets. — Il est bien plus que mon roi, lui disoit-il, c’est mon ami. Oui, chère Caroline, c’est à mon ami que je vais présenter celle qui fait le charme de ma vie, et que je tiens de lui-même. Si vous aviez entendu, hier matin, comme il résistoit à la cruelle grâce que je lui demandois, et lorsqu’enfin il céda à mes persécutions, lorsqu’il signa ce fatal papier, et qu’il me le remit, ce fut en me disant : — Réfléchissez encore, mon cher Walstein ; votre résolution m’afflige. J’ai cru vous rendre heureux ; je crois encore que vous pourriez l’être : c’est avec regret que j’ai signé ceci, mais j’espère que vous n’en ferez pas usage. — Voilà, Caroline, celui devant qui vous allez confirmer le bonheur de son ami. Ils étoient déjà dans les cours. Le comte descend, et laisse Caroline dans la voiture. Le roi, suivant sa coutume, alloit monter à cheval, exercer lui-même ses troupes. Il aperçoit Walstein, et s’arrête. — Ah ! vous êtes là, comte ; j’en suis bien aise. J’ai pensé à vous hier tout le jour ; j’ai vu le chambellan ; il ne savoit rien encore. Ne précipitez rien ; il faut que je parle moi-même à Caroline ; j’ai peine à consentir… — Ah ! sire, elle est ici. — Qui donc ? — Elle, ma Caroline, ma femme, mon amante, l’adorable épouse que votre Majesté m’a donnée, et qui m’en devient plus chère encore. — Vous extravaguez, comte. — Non, sire ; c’est hier, c’est hier matin que j’étois un insensé. Elle m’a rendu la raison, le bonheur, la vie ; elle m’aime, elle veut être à moi. Je me jette à vos pieds, et je vous demande encore une fois Caroline, le plus grand de tous vos bienfaits. Il étoit en effet tombé aux genoux du roi, qui, ne comprenant pas trop qu’une femme pût causer tout ce délire, lui ordonna, en riant, de se relever, et de s’expliquer. Le comte obéit ; il raconta au roi le désespoir de Caroline, son arrivée à Walstein, et le désir qu’ils avoient eu tous les deux d’obtenir son pardon et la confirmation de leur union. Il accorda l’un et l’autre avec joie, et voulut en aller assurer lui-même Caroline, qui attendoit toujours dans sa voiture le retour du comte. Elle fut bien émue, en voyant le roi s’approcher d’elle, et voulut descendre ; mais le roi l’arrêta, et lui dit : — Restez, madame la comtesse ; c’est bien, très-bien. Oublions le passé ; je suis fort content. Soyez toujours unis, et donnez-moi beaucoup de sujets qui vous ressemblent. Il serra la main du comte, salua Caroline, et les laissa pénétrés de cette bonté si rare et si sublime lorsqu’elle se trouve unie au rang suprême.

Ils prirent la route de Berlin, et rentrèrent ensemble dans cet hôtel d’où le comte s’étoit comme banni pour toujours. Il n’est pas besoin d’ajouter qu’ils y jouirent d’un bonheur d’autant plus senti, qu’ils l’avoient acheté par de cruelles peines.


fin.



Il y a peut-être des lecteurs attachés aux règles strictes, qui pensent qu’un épisode quelconque doit être placé dans le corps de l’ouvrage avant le dénoûment, et qu’on ne peut plus rien avoir d’intéressant à leur dire lorsque le héros est heureux. C’est pour eux que j’ai mis le mot fin après la réunion du comte et de Caroline (quoiqu’ils fussent bien éloignés eux-mêmes de regarder leur histoire comme finie, tant que celle de Lindorf et de Matilde ne l’étoit pas.) Il suffira, sans doute, d’apprendre en deux mots à ces lecteurs-là que Lindorf et Matilde furent unis dans la suite. L’histoire sera dans les grandes règles ; ils sauront tout ce qu’ils veulent savoir, et n’auront pas besoin d’aller plus loin.

Mais nous aimons à penser qu’il est des lecteurs plus curieux, ou plus sensibles, qui nous sauront gré d’entrer dans les détails d’un événement qui ne peut leur être indifférent, puisqu’il est si nécessaire au bonheur du comte et de Caroline, qu’on ne peut même imaginer qu’ils puissent jouir d’un instant de vrai bonheur, tant qu’il leur reste quelque inquiétude sur le sort de Lindorf et de Matilde, et qu’ils peuvent se regarder tous les deux comme la cause innocente, mais bien réelle, du malheur d’êtres aussi chers, et dont les intérêts sont aussi inséparables des leurs propres. Une sœur chérie, un ami intime, sont-ils donc des personnages épisodiques ? Non, ce sont des parties d’un même tout. Ceux qui se rappelleront que le pauvre Lindorf est parti désespéré de Ronebourg, sans qu’on sache ce qu’il est devenu ; que l’intéressante et jeune Matilde, abandonnée de celui qu’elle aime, persécutée par sa tante, vit dans les larmes et la douleur, et qui n’auront aucun désir d’apprendre comment ils se sont réunis ; non, ceux-là ne sont pas dignes d’être amis de la sensible Caroline. C’est donc sans aucune crainte de ne pas exciter l’intérêt, que nous allons continuer l’histoire de Caroline, et compléter son bonheur.


SUITE DE CAROLINE.


Le souvenir de Lindorf, et même quelquefois celui de Matilde, avoient souvent ajouté aux tourmens de Caroline, dans le temps où il lui eût été permis peut-être de ne s’occuper que d’elle seule ; et bientôt ce sentiment se réveille avec plus de force par celui de son propre bonheur. À peine fut-elle arrivée chez elle, et seule avec le comte, qu’elle amena la conversation sur un objet également intéressant pour tous deux. En lui rendant la lettre inutile qu’il avoit écrite à Lindorf : — Mais, lui dit-elle, mon cher comte, vous disposiez là d’un bien qui ne vous appartenoit pas. Lindorf est à Matilde ; il faut que notre cher Lindorf devienne notre frère. — Plût au ciel, reprit le comte ; mais vous oubliez… — Quoi donc ? — Que ce n’est plus Matilde qui peut faire le bonheur de Lindorf. — Eh ! pourquoi ? parce qu’il a aimé quelques mois Caroline de Lichtfield ? Mais elle n’existe plus cette Caroline-là, il ne la reverra jamais ; et celle qu’il va retrouver à sa place, Caroline de Walstein, ne peut lui inspirer qu’une amitié fraternelle, qui ne nuira point à son amour pour Matilde. Qu’il la revoie seulement ; il ne comprendra pas lui-même qu’il ait pu l’oublier un instant. Je voudrois être aussi sûre des sentimens de Matilde. Un mot d’une de vos lettres à Lindorf m’inquiète ; vous paroissez croire qu’elle ne l’aime plus, et que ce Zastrow… Oh ! mon Dieu, comme j’en serois fâchée !

Pour toute réponse, le comte chercha dans son porte-feuille, et donna à lire à Caroline la dernière lettre qu’il avoit reçue de Matilde… Comme elle en fut touchée ! comme elle répéta plusieurs fois, en la lisant : Pauvre enfant ! aimable Matilde ! chère petite sœur ! Eh ! oui, sans doute, tu vivras avec nous ; tu retrouveras ton amant, ton frère, et la plus tendre sœur. Et, rendant la lettre au comte : Méchant que vous êtes, pourquoi ne pas voler tout de suite à son secours ? — Pourquoi ?… ma Caroline étoit mourante ; il n’y avoit plus qu’elle pour moi dans l’univers. — Pauvre Matilde ! du moins vous lui avez répondu ? — Oui. Mais je voudrois à présent qu’elle n’eût pas reçu cette réponse, et j’avoue que son silence m’inquiète… — Ah ! Dieu, vous l’aurez affligée ! Chère Matilde… Et, tout à coup, se levant avec impétuosité, et s’approchant du comte, les mains jointes, elle ajouta, d’un ton vif et suppliant : Mon ami, mon cher ami, ne me refusez pas ce que je vais vous demander ; de grâce ne me le refusez pas : partons demain ; allons à Dresde ; allons chercher Matilde. Je brûle de la connoître, de vivre avec elle, de porter la joie et la consolation dans son cœur. Relisez sa lettre, et vous ne balancerez pas un instant ; pensez qu’à présent, peut-être, elle est dans les larmes et la douleur. Oh ! comme je me les reproche, ces larmes dont je suis la cause ! Chère petite Matilde, c’est donc moi, moi seule qui lui enlevois son ami, qui la privois de son frère. Que de torts j’ai à réparer avec elle ? En vérité, je ne puis avoir un seul instant de vrai bonheur, que je ne la voie heureuse, heureuse comme moi-même.

Elle parloit avec tant de feu ; sa physionomie exprimoit tant de choses ; elle étoit si belle dans ce moment-là, que le comte tomba presque involontairement à ses genoux, et resta long-temps la bouche collée sur sa main, sans pouvoir prononcer un mot. — Eh bien, reprit-elle, avec impatience, nous partirons demain, n’est-ce pas ? — Adorable Caroline, s’écria le comte, vous savez donc lire dans mon cœur ? L’absence de ma sœur, l’idée de la savoir malheureuse, pouvoient seules altérer ma félicité ; mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans cette saison rigoureuse, étoient au-dessus de mes forces. — Vous plaisantez, je crois ; la saison est toujours belle quand on voyage avec ce que l’on aime, et qu’on va chercher une amie.

Le comte ne résista plus, et les préparatifs du voyage furent bientôt faits, grâce à l’aimable empressement de Caroline. Ils furent de bonne heure le lendemain sur la route de Dresde, jouissant d’avance et du plaisir de Matilde, et de sa surprise. Le comte ne lui avoit jamais parlé de son mariage, et l’embarras de lui cacher ou de lui expliquer ses projets, avoit aussi causé son silence. — Nous la ramenerons avec nous, disoit Caroline ; nous ne nous quitterons plus. Je vais enfin avoir une amie ; et c’est à vous encore que je devrai ce bien si long-temps désiré. Il ne manquera plus que Lindorf à notre bonheur. Mais vous dites qu’il ne peut tarder à venir ; nous les marierons d’abord, et nous jouirons, tous les quatre ensemble, de tout le charme de l’amour et de l’amitié. Chaque mot de Caroline transportoit le comte, l’enivroit de bonheur et d’amour. La manière franche et naturelle dont elle parloit de Lindorf, son désir de le voir uni à Matilde, devoit dissiper jusqu’à l’ombre même du doute ; mais il étoit loin d’avoir là-dessus les mêmes espérances qu’elle, et de croire que jamais Lindorf pût s’unir à Matilde. Il lui paroissoit impossible qu’après avoir aimé Caroline on pût revenir à quelque autre objet ; et, bien décidé à ne pas donner sa sœur à un époux prévenu pour une autre femme, il ne formoit d’autre projet que celui de la soustraire à la tyrannie de sa tante et de M. de Zastrow, de la détacher insensiblement de Lindorf, et de lui faire attendre doucement, dans le sein de l’amitié fraternelle, un époux qui n’eût pas aimé Caroline, et qui méritât mieux que l’ingrat Lindorf, le cœur et la main de Matilde. Quant à Lindorf lui-même, le comte tâchoit d’écarter son souvenir. Mais il y réussissoit foiblement ; et même à côté de sa chère Caroline, même au comble du bonheur, un profond soupir s’échappoit quelquefois de son cœur oppressé, en pensant que ce bonheur étoit aux dépens de son ami ; que Lindorf étoit malheureux ; qu’il le seroit toujours ; qu’il ne le faisoit revenir dans sa patrie que pour le rendre témoin de la félicité de son rival, et ranimer peut-être dans le cœur de la pauvre Matilde des sentimens que l’absence seule de leur objet pouvoit éteindre.

Occupé de ces tristes pensées, et du soin de les cacher à Caroline, à qui ses douces illusions faisoient tant de plaisir, qu’il ne pouvoit se résoudre à les lui ôter à l’avance, ils ne s’apercevoient, ni l’un ni l’autre, que l’impatience d’arriver les faisoit voyager avec une rapidité dont la jeune comtesse se ressentit enfin. Ses forces n’égaloient ni son courage, ni le sentiment qui l’animoit ; le soir de la seconde journée ; elle pria le comte de s’arrêter, pour cette nuit-là, dans un petit village où ils étoient près d’arriver. Il y consentit ; mais se défiant de la manière dont ils y seroient, il envoya un de ses gens en avant pour s’assurer au moins d’un logement.

Il ne tarda pas à revenir, et ramenoit avec lui l’hôte d’une mauvaise petite auberge qui se trouvoit dans le lieu. Jugeant à l’équipage que c’étoit un grand seigneur, il craignoit de perdre cette aubaine, et venoit lui-même pour le décider à s’arrêter chez lui. Il n’avoit cependant que deux chambres, à deux lits chacune, et toutes les deux étoient retenues par un jeune homme et sa femme, arrivés de la veille. Une blessure que le mari avoit au bras, et qui s’étoit rouverte par le mouvement de la voiture, les retiendroit là, peut-être encore quelques jours, et pour s’assurer les deux chambres, ils les avoient payées d’avance ; mais cela n’embarrassoit point l’hôte, qui étoit un gros paysan à mine joviale. — Pardieu, disoit-il, ils pourront bien vous céder une de leurs chambres ; qu’ont-ils besoin d’en avoir deux ? Ils s’aiment tant ! Ils sont beaux comme des anges ; ils ne se quittent pas un instant de tout le jour : eh bien, ils ne se quitteront pas de la nuit ; et, malgré leur micmac de deux chambres, je crois qu’ils n’en seront pas fâchés.

Tout en parlant ils arrivèrent devant l’auberge. Le comte, toujours honnête, crut qu’il devoit aller lui-même prier ces étrangers de les recevoir pour cette nuit-là, et de donner au moins un des lits d’une des chambres à la comtesse ; en attendant, l’hôtesse la conduisit dans la sienne. Le comte monte un mauvais escalier obscur. Il vouloit se faire annoncer ; mais l’hôte, peu au fait des règles de la politesse, l’introduit dans une espèce d’entrée, au fond de laquelle étoit une porte ouverte, et lui dit : Vous les trouverez là ; et le quitte.

Il falloit donc s’annoncer soi-même. Il s’avance, et voit à l’autre bout d’une longue chambre une femme mise très-élégamment, occupée à nouer autour du cou d’un homme placé dans un fauteuil, un mouchoir noir qui devoit lui servir d’écharpe et soutenir un bras blessé. Dans cette attitude, une main très-blanche et très-jolie, se trouvant près de la bouche du jeune homme, il la baisoit avec passion.

Ce tableau étoit fait pour intéresser le comte ; il n’osoit les déranger, et contemploit en silence ce couple qui lui retraçoit son propre bonheur. Craignant enfin d’être indiscret, il voulut se retirer doucement ; mais la jeune dame ayant fini, se tourne par hasard du côté de la porte, le voit, fait un cri perçant, et s’élance dans les bras du comte, immobile d’étonnement, en disant : Eh ! grand Dieu, c’est mon frère, mon cher frère ! À ce cri, Lindorf, car c’étoit lui-même, oublie sa blessure, se lève avec précipitation. — Ô mon Dieu, Walstein ! seroit-il vrai ?… Oui, c’est lui-même ; et du bras qui lui reste libre il le presse contre sa poitrine, pendant que Matilde se jette à son cou, lui baise la main, et fait des sauts de joie. — Oui, c’étoient Matilde et Lindorf. Le comte n’en peut plus douter ; c’est sa sœur, c’est son ami qu’il presse dans ses bras. Quand ses sens se refuseroient à le croire, son cœur ému le lui diroit. Sans pouvoir comprendre quel miracle les réunit, il en jouit avec transport. Pendant quelques minutes, les noms de Lindorf, de Matilde, de Walstein, ma sœur, mon frère, mon ami, des cris de joie, des exclamations, furent tout ce qu’on put articuler ; le comte y mêloit le nom de Caroline. Elle est ici, avec moi, dit-il enfin ; chère Matilde, nous allions vous chercher… Elle est ici. — Ma sœur est ici, s’écrie Matilde… et, plus légère qu’une biche, elle est déjà au bas de l’escalier, et bientôt dans les bras de Caroline, qui la reconnut aisément au portrait que lui en avoit fait Lindorf, et plus encore à ses tendres caresses, et au nom de chère sœur qu’elle répète en l’embrassant. Le comte et Lindorf la suivirent de près. La surprise de Caroline augmente ; mais cette surprise jointe au plaisir le plus pur, fut tout ce qu’elle éprouva. Lindorf n’est plus que son frère et son ami ; elle ne balance pas à l’embrasser avec cette tendresse franche et naturelle, qui caractérise si bien la véritable et simple amitié.

Je puis donc vous appeler mon frère, lui dit-elle, et vous assurer de mon amitié ? Oh ! combien j’aimerai l’ami de mon cher Walstein, et l’époux de ma chère Matilde !

Cette manière ingénieuse de rappeler d’un seul mot à Lindorf les relations qui devoient les unir désormais, eut son effet. En apprenant qu’il alloit revoir Caroline, il s’étoit senti si ému, si peu sûr de lui-même, qu’il avoit tremblé de cette entrevue ; mais la manière dont elle le reçut, le ton qu’elle sut mettre au peu de mots qu’elle prononça, la présence du comte, celle de Matilde… Lindorf est surpris lui-même de ne plus voir dans cette Caroline qu’il avoit si fort redoutée, que la femme de son ami, la belle-sœur de Matilde, une amie respectable qui ne lui inspiroit plus que des sentimens doux et tranquilles, qu’il osoit avouer. — Oui, lui répondit-il avec feu, oui, Caroline, appelez-moi votre frère, votre ami, l’ami de Walstein ; je sens que je suis digne de tous ces titres qui me sont si chers, si précieux. Et saisissant la main de Matilde : Cher comte, vous me faisiez revenir en me promettant le bonheur. Voilà le seul où j’aspire ; que je reçoive de vous cette main qui me fut promise une fois, et dont je vous jure que je sens tout le prix.

On comprend la réponse du comte ; elle fut accompagnée du plus vif désir d’apprendre quel étrange événement les avoit réunis ; s’ils étoient mariés ou non ; ce que c’étoit que cette blessure de Lindorf ; où ils alloient ; d’où ils venoient ; enfin l’explication d’une énigme qui lui paroissoit impénétrable.

On suppose et l’on espère que le lecteur partage un peu cette curiosité ; qu’il ait donc la bonté de se transporter dans une chambre de la petite auberge où cette singulière rencontre avoit eu lieu. Qu’on se représente les quatre personnes les plus heureuse qu’il y eût alors sur la terre, éprouvant tout ce que l’amour et l’amitié ont de plus doux, assises autour d’un poële antique, parlant d’abord tous à la fois, faisant des questions les unes sur les autres sans attendre les réponses. Voyez Matilde, la gentille petite Matilde, pleurer et rire tour à tour, embrasser son frère, et puis Caroline tendre une main à son cher Lindorf, et tout à coup, d’un petit ton grave et sérieux, leur imposer silence à tous, et demander un quart d’heure d’audience pour raconter mon histoire, disoit-elle en se redressant ; car je suis toute fière d’avoir une histoire à faire. Elle est presque aussi singulière, dit-elle à son frère, que les beaux contes que vous me faisiez quand j’étois petite fille.

On parvient à se taire, à l’écouter : on se serre autour d’elle ; elle s’adresse au comte, et commence ainsi :

Il y avoit une fois un oiseleur…

Un oiseleur ! s’écrièrent-ils tous à la fois. Eh ! oui, un oiseleur, reprit-elle sans se déconcerter. Avant d’en venir à mon histoire, je veux raconter à mon frère une petite fable, lui donner une question à décider ; et, quoi que vous disiez, j’en reviens à mon oiseleur ; j’aurai bientôt fini. Cet oiseleur donc avoit attrapé par mille ruses un pauvre petit oiseau pour le faire tomber dans ses filets. Oh ! comme il étoit malheureux le pauvre petit oiseau ! comme il se débattoit dans les piéges qu’on lui avoit tendus ! comme il appeloit tous ses amis à son secours ! Mais l’oiseleur faisoit en sorte qu’aucun de ses amis ne l’entendît. Enfin il vint une linote voler autour des filets dont il étoit entortillé. Pauvre petit oiseau ! lui dit-elle, tu crierois bien plus fort si tu savois ce qui t’attend ; demain on coupera tes ailes ; on t’ôtera pour toujours ta liberté ; on t’enfermera avec un oiseau que tu n’aimes point, et tu ne reverras jamais celui que tu as laissé dans les airs. Le petit oiseau cria bien fort ; la linote en fut touchée, et lui dit : Voyons s’il n’y a pas moyen de te sauver. Ils travaillèrent si bien tous les deux, que, crac, une maille du filet s’échappe, le petit oiseau sort la tête, et puis le corps, et puis les ailes : il les étend, il s’envole, il va tout joyeux retrouver ses amis et le bonheur.

À présent, mon frère, dites-moi lequel des deux a tort : l’oiseleur qui ôtoit au petit oiseau sa liberté, ou le petit oiseau qui a su la retrouver ? — Ah ! c’est l’oiseleur, sans doute, s’écria le comte, enchanté des grâces, de la finesse et de la naïveté qu’elle avoit mises dans son apologue. Le charmant petit oiseau n’aura jamais tort avec moi : quand même ma raison le condamneroit, mon cœur l’approuvera toujours. Matilde se jeta dans ses bras, de l’air le plus attendri. J’ai retrouvé mon frère, s’écria-t-elle : et sa bonté touchante m’assure plus encore que je n’ai rien à me reprocher. Oh ! comme j’ai bien fait de quitter les méchans qui me faisoient douter de son amitié ! — Douter de mon amitié… vous, Matilde ? expliquez-vous, de grâce. — Eh bien, reprit-elle avec vivacité, on a eu la cruauté de me dire… de me prouver même, que vous ne m’aimiez plus ; que vous ne m’écriviez plus ; que vous ne me verriez plus ; que vous me défendiez de penser à Lindorf ; que vous m’ordonniez d’épouser Zastrow ; que vous étiez reparti pour la Russie : enfin, que je n’avois plus de frère ; car c’étoit la même chose…

Ici la respiration lui manqua ; et des torrens de larmes couloient sur ses jolies joues rondes et couleur de rose. Elle sourioit en même temps : ces pleurs ressembloient à ces ondées subites d’été lorsque le soleil éclaire l’horizon, et qu’on voit, à travers les grosses gouttes de pluie, briller des nuages blancs, mêlés d’un rouge tendre. Ne suis-je pas bien enfant ? dit-elle quand elle put parler. Je sais que tout cela n’est pas vrai ; je jouis de la réalité ; vous êtes là ; vous m’aimez ; et la seule supposition du contraire m’afflige encore. Mais me voilà consolée, et prête à vous donner tous les détails que vous voudrez sur l’histoire du petit oiseau.

Avant qu’elle commençât, le comte lui fit plusieurs questions sur ce qu’on avoit supposé contre lui. Sa tante avoit intercepté et soustrait la lettre où il promettoit à sa sœur de venir bientôt à Dresde, et de la laisser libre. Elle arrangea à sa manière celle qu’il lui écrivoit à elle, et la lut à Matilde ; le désir qu’elle épousât Zastrow fut changé en ordre positif ; le voyage de Lindorf en Angleterre devint une inclination, et un projet de mariage avec une angloise ; la lettre du comte, datée de Ronebourg, le fut de Pétersbourg ; et l’innocente Matilde, voyant l’écriture de son frère, fut la dupe de tous ces artifices. La prochaine arrivée du comte alloit sans doute les découvrir, mais on espéroit engager Matilde à se marier auparavant ; et puisque le comte le désiroit, il pardonneroit aisément.

Il est certain qu’avec un caractère moins décidé que celui de Matilde, sa tante seroit parvenue à son but ; mais elle trouva une fermeté, une résistance que rien ne put ébranler. Elle paroissoit inconcevable au jeune de Zastrow, qui n’avoit pas imaginé jusqu’alors qu’une femme pût résister au bon ton, aux grâces, à l’élégance qu’il avoit acquis dans ses voyages. Un an de séjour à Paris, des liaisons de jeu avec quelques roués à la mode, des succès payés au poids de l’or avec des actrices, l’avoient si pleinement convaincu de son mérite irrésistible, qu’il croyoit n’avoir qu’à paroître pour tout subjuguer sans se donner la moindre peine.

Il laissoit à sa tante le soin de faire sa cour, et pensoit que Matilde lui en devoit le reste, quand il lui avoit juré, sur sa parole d’honneur, qu’elle étoit jolie comme un ange ; que sa forme étoit délicieuse ; que sa physionomie avoit quelque chose de françois ; qu’elle étoit presque aussi bien que mademoiselle D. de l’Opéra ; qu’elle chantoit comme mademoiselle R. ; que dès qu’elle seroit sa femme, il la meneroit à Paris, où certainement elle feroit sensation. Et cela se disoit en se regardant au miroir, en admirant sa jambe, en s’interrompant pour montrer une breloque nouvelle, une mode du jour.

Voilà, disoit Matilde, quel est l’être dont ma tante est enthousiasmée, auquel elle vouloit unir mon sort, et dont elle ne cessoit de me vanter la figure, l’esprit et la passion. Pour moi, j’avoue que je n’ai su voir qu’un homme bien blond, bien blanc, bien fat, bien vain, bien suffisant, bien égoïste, n’aimant que lui seul au monde, et ne me faisant l’honneur de penser à moi que parce que j’étois la sœur de favori du roi, et l’héritière de madame de Zastrow.

Je ne cachois point ma façon de penser à ma tante, ni sur son neveu, ni sur Lindorf. Elle savoit combien je haïssois l’un, et combien j’aimois l’autre, et ne cessoit de chercher à détruire ces deux sentimens. Vous voyez bien, me disoit-elle, que votre frère a changé d’avis. — Oui, ma tante, mais son avis ne change pas mon cœur. — Votre Lindorf ne vous aime plus. — Est-ce que je dois me punir de son infidélité ? — Vous ne le reverrez jamais. — A-t-on besoin de voir pour aimer et pour tenir ce qu’on a promis ? — Mais sa légèreté vous dégage. — Point du tout : c’est lui que sa légèreté dégage ; mais si je ne suis pas légère, est-ce ma faute, à moi ? Dépend-il de lui, de vous, de moi-même, de qui que ce soit au monde, que je ne l’aime plus, et que j’en aime un autre ?

Ces conversations finissoient ordinairement assez mal ; j’étois tour à tour grondée, caressée, flattée, menacée ; et, malgré tout mon courage, j’étois au désespoir. Enfin, je pris le parti d’écrire, non pas à vous, mon frère, je vous croyois au fond de la Russie : on auroit pu me marier dix fois avant votre réponse ; j’étois d’ailleurs un peu piquée de votre abandon, de votre silence, et j’écrivis à Lindorf. — À Lindorf ! en Angleterre ? et saviez-vous son adresse ? — Je ne savois pas même s’il étoit bien vrai qu’il y fût : quelquefois je me donnois le plaisir de croire qu’on ne m’avoit dit que des mensonges ; cependant tout sembloit les confirmer.

J’écrivis donc : ce fut un moment de bonheur et de consolation ; et quoique ma lettre restât dans mon porte-feuille dès qu’elle fut écrite, je me crus beaucoup moins malheureuse. Il est vrai que j’avois un léger espoir de découvrir au moins si Lindorf étoit en Angleterre, et peut-être même de la lui faire parvenir. Voici sur quoi je le fondois.

À mon arrivée à Dresde, mademoiselle de Manteul, fille aimable, mais plus âgée que moi, m’avoit prévenue par mille politesses ; les liaisons de sa famille avec ma tante me mettoient à même de la voir souvent. Ayant perdu depuis long-temps sa mère, vivant seule avec un vieux père goutteux et un frère cadet, elle jouissoit d’une liberté qui rendoit sa maison et son commerce très-agréables pour une jeune personne. Elle étoit continuellement chez moi, ou m’attiroit chez elle. Flattée de l’amitié que me témoignoit une grande demoiselle de vingt-cinq ans, je répondis à ses avances, et nous finîmes par nous lier autant que la différence de nos âges pouvoit le permettre. Quoiqu’elle fît tout au monde pour me la faire oublier cette différence, et que je désirasse avec passion d’avoir une confidente, je n’avois point encore osé lui avouer le secret de mon cœur. Un air un peu décidé, suite de son éducation ; sa liaison intime avec ma tante, à qui elle faisoit une cour assidue ; l’amitié qu’elle témoignoit à M. de Zastrow : tout me faisoit craindre de trouver en elle un censeur de plus. Il me sembloit que je me serois plus volontiers confiée à son frère, dont l’âge étoit plus rapproché du mien, et que son caractère doux et sensible devoit rendre plus indulgent ; mais il étoit lié aussi avec M. de Zastrow. D’ailleurs, il paroissoit éviter les occasions d’être avec moi, plutôt que de les rechercher ; et, peu de temps après, il annonça qu’il alloit voyager pour quelques années.

Oh ! quand j’appris qu’il commençoit par l’Angleterre, comme mon cœur palpita, comme j’aurois voulu lui confier alors mon secret, le prier de s’informer de Lindorf, le charger de ma lettre ! J’en cherchai le moment ; mais trop occupé des préparatifs de son départ, des regrets de quitter sa famille, je le vis peu, ou plutôt je ne pus prendre sur moi d’entamer avec lui cette conversation. Souvent je m’approchois de lui ; je lui parlois de son départ prochain, de l’Angleterre ; mais si je voulois essayer d’ajouter un mot sur l’objet qui m’intéressoit uniquement, je me troublois, je ne savois plus comment m’exprimer, et je finissois par me taire, en rougissant comme si j’avois parlé, ou qu’on eût pu deviner ma pensée.

Mademoiselle de Manteul, presque toujours en tiers avec nous, voyoit mon embarras, et l’augmentoit par ses plaisanteries. Enfin, son frère étoit parti, que je cherchois encore comment je pourrois m’y prendre pour lui parler de Lindorf, et lui donner ma lettre. Je fus désolée d’avoir manqué cette occasion de la lui faire parvenir.

Il me restoit une ressource ; mon amie pouvoit l’envoyer à son frère ; mais il falloit pour cela lui faire un aveu complet, l’intéresser à mon amour. Pour amener cette confidence, je lui parlois à tout moment de l’Angleterre, de son frère, des lettres intéressantes qu’elle en recevoit, du bonheur d’avoir une correspondance avec quelqu’un qu’on aime ; mais je n’avois pas encore osé prononcer le nom de Lindorf.

Un matin elle entre chez moi, et jette une lettre sur mes genoux : Tenez, me dit-elle, vous qui croyez qu’il est si doux de recevoir des lettres, je vous fais présent de celle-là ; aussi bien elle auroit dû vous être adressée. Mon frère m’écrit, il est vrai ; mais c’est uniquement pour me parler de vous. — De moi ? — Oui, de vous, petite méchante. Vous êtes la cause de son absence ; vous me privez de mon frère : lisez, et rappelez-le bien vite.

Je n’y comprenois rien encore ; j’ouvris presque machinalement, et je fus bientôt au fait. Le jeune Manteul confioit à sa sœur des sentimens que j’étois bien loin de pouvoir partager, et qui m’affligèrent ; je ne voulois pas lire plus loin que la première page.

Bon Dieu ! de quel plaisir j’allois me priver ! Mon amie m’oblige à continuer ; je tourne ce papier avec un mouvement de dépit et de chagrin ; à peine ai-je parcouru des yeux cette seconde page, que j’entrevois au bas un nom… Oh ! comme mon chagrin s’évanouit pour faire place au plaisir le plus pur ! C’est ce nom si cher à mon cœur, si présent à ma pensée ; oui, c’est le nom de mon bon ami Lindorf, que je vois en toutes lettres : M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes. Ah ! je ne me trompe point ; c’est lui, c’est bien lui-même. J’ai déjà lu l’article en entier ; j’ai fait un cri de joie ; j’ai pressé la lettre contre mon cœur, contre mes lèvres ; j’ai pleuré et ri tout à la fois, comme si j’eusse été seule ; et voyant tout à coup devant moi la mine étonnée de mademoiselle de Manteul, je me suis jetée dans ses bras, et j’ai caché dans son sein mon trouble et mon émotion. Elle m’en demande la cause ; elle me fait relever doucement. Matilde, me dit-elle, mais, ma chère Matilde, qu’avez-vous donc ? qu’est-ce qui vous agite à cet excès ? Ah ! voyez, voyez, lisez vous-même, lui dis-je en lui montrant l’article de la lettre ; je vous expliquerai tout : et pendant qu’elle lit, je cache encore mon visage sur son tablier.

« J’ai eu le bonheur, disoit M. de Manteul à sa sœur, de rencontrer à Hambourg M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes du roi de Prusse, et cette connoissance deviendra, j’espère une liaison intime. Nous avons fait la traversée ensemble ; nous avons pris un même logement ; nous ne nous quittons point, et nous nous convenons à merveille. Il est, comme moi, triste, occupé ; il regrette aussi sa patrie ; sans en être encore aux confidences, je parierois que son cœur n’est pas plus libre que le mien. »

Ah ! m’écriai-je alors en relevant la tête et joignant les mains, il n’est pas vrai donc qu’il aime en Angleterre, qu’il s’y marie, qu’il y est depuis six mois ? Oh ! mon cœur me le disoit bien. — Mais qui donc ? reprit mon amie : connoissez-vous ce baron de Lindorf ? — Si je le connois !… — Mais l’aimeriez-vous ? — Ah ! si je l’aime !… Enfin, de questions en questions, je fis à mademoiselle de Manteul une confidence entière de mes sentimens et de ma situation actuelle. Je lui racontai, mon cher frère, vos liaisons avec Lindorf, votre désir de nous unir ; mais il faut toujours garder pour soi quelque petite chose, je ne lui dis pas comme vous aviez changé ; je lui confiai cependant les doutes qu’on me donnoit sur Lindorf : son silence sembloit les confirmer.

Cependant il étoit possible, et je cherchois à me le persuader, que la difficulté de me faire parvenir ses lettres en fût la cause. Mon frère n’étoit plus dans ses intérêts ; il le savoit sans doute ; et cette tristesse, et cet air occupé, et ces regrets sur sa patrie, et cet attachement que Manteul lui soupçconnoit : rien ne m’étoit échappé, et tout ranimoit mes espérances.

Mon amie m’avoit écoutée avec l’intérêt le plus vif et le plus marqué. Quand j’eus finis, elle m’embrassa tendrement. Pauvre petite Matilde ! pourquoi ne m’avez-vous pas dit plus tôt tout cela ? Votre confiance me fait un plaisir si grand, et vous me la refusiez ? — Je craignois que vous ne prissiez contre moi le parti de Zastrow. — Moi ! oh ! comme j’en suis éloignée ! Je ne puis assez approuver votre résistance ; mais vous finirez peut-être par céder ? — Ah ! jamais, jamais de ma vie ; je ne puis, je ne veux aimer que Lindorf. — Dites aussi que vous ne devez aimer que lui ; vous devez vous regarder comme absolument engagée, comme déjà mariée. Ce seroit un crime, un parjure, que d’en épouser un autre. — Ah ! je le pense bien ainsi ; mais… — Mais, qu’est-ce qu’il fait en Angleterre, ce Lindorf ? — Hélas ! je l’ignore, je ne puis le comprendre ; depuis plus de six mois je n’ai pas de ses nouvelles. — Et vous pouvez rester ainsi ? Que ne lui écrivez-vous ?… C’étoit aller à mon but ; aussi je répondis vivement : — Oh ! je lui ai écrit. — Eh bien ! — Ma lettre est dans mon porte-feuille. — Il est sûr qu’elle y produit un grand effet ! — Enfant que vous êtes ! donnez-la-moi, cette lettre, elle partira ce soir, et votre ami l’aura dans huit jours.

Comme je j’embrassai ! Cependant les sentimens de son frère me revinrent dans l’esprit. Quelle bonté charmante ! sacrifier les intérêts de son frère aux miens ! Je craignis d’en abuser, et je dis en hésitant : Mais M. de Manteul voudra-t-il ?… — La commission est un peu cruelle, j’en conviens ; mais il faut le guérir. Assommer tout à coup cet amour inutile, c’est lui rendre un service : allons, donnez. — La lettre étoit sortie ; je me la laissai doucement arracher : elle étoit déjà cachetée. — Lui promettez-vous positivement, me dit mon amie en la prenant, de n’être jamais qu’à lui ? de ne pas épouser Zastrow ? — Oh ! très-positivement. — Fort bien ; cela tranquillise ma conscience. Je crois servir deux époux persécutés : à présent, laissez-moi faire, et soyez sûre de mon zèle. En attendant la réponse de cette lettre, il faut gagner du temps. Envoyez-moi souvent Zastrow ; je lui parlerai ; je le flatterai ; vous ne prendriez jamais sur vous de le tromper ? — Oh, non, car je ne cesse de lui répéter que j’aimerai toujours Lindorf. — Et qu’est-ce qu’il vous répond ? — Qu’il ne croit pas à la constance éternelle. — Il n’y croit pas ? Ah ! je le comprends bien ; mais on saura lui prouver de quoi les femmes sont capables, n’est-ce pas, chère Matilde ? — Je le lui promis de bien bonne foi ; et je rentrai chez moi plus décidée que jamais à la résistance la plus ferme.

Ici le comte s’approcha de Lindorf, et lui dit en riant quelques mots à l’oreille, auxquels il répondit sur le même ton. Les dames, et surtout Matilde, vouloient savoir ce que c’étoit. — Vous le saurez, je vous le promets ; mais, chère Matilde, achevez votre histoire : vous en étiez à la tendre amitié de mademoiselle de Manteul.

Jamais, peut-être, reprit Matilde avec feu, il n’en fut de pareille. À voir le vif intérêt qu’elle mettoit dans nos entretiens, à son empressement, à son zèle, on eût dit que c’étoit elle qui me confioit le secret de son cœur, et qu’il s’agissoit de son propre bonheur : elle animoit, elle soutenoit mon courage. Une fille de vingt-cinq ans pouvoit-elle se tromper ? Je me serois peut-être défiée de moi-même ; mais autorisée par une raison de vingt-cinq ans, je crus n’avoir rien à me reprocher. Je persistai donc plus que jamais dans mes projets de résistance, et j’attendois avec impatience, mais sans effroi, la réponse de Lindorf, sûre qu’il me diroit au moins la vérité. Si je n’étois plus aimée, j’avois pris mon parti. — Qu’auriez-vous donc fait, demanda Caroline avec vivacité ? — Tous mes efforts pour l’oublier aussi, mais en même temps le vœu de ne point me marier, de ne plus me fier du tout à ce sexe perfide : je n’ai jamais compris qu’on pût aimer deux fois.

Ce mot, dit bien innocemment, porta une atteinte douloureuse au cœur de la sensible Caroline ; elle rougit excessivement, baissa ses beaux yeux, les releva à demi sur son époux, et les baissa de nouveau. Il vit ce charmant embarras ; il en jouit un instant avec délices, baisa tendrement la main de Caroline ; puis s’adressant à Lindorf : — Mon ami, lui dit-il, vous approuvez sans doute la façon de penser de Matilde, et peut-être avez-vous raison : mais chacun a la sienne ; et pour moi, je crois qu’il n’y a rien de plus doux, de plus flatteur, que d’être le second objet de l’attachement d’une femme délicate et sensible. Je compterois mille fois plus sur la durée de cet attachement que sur celle d’un cœur qui n’auroit pas appris à se défier de lui-même. — Comment, s’écria Matilde, c’est mon frère qui prêche l’inconstance ? — Je ne donne pas ce nom à une seconde inclination, et je n’en permets que deux ; pas davantage ! — Oh ! non sûrement, pas davantage, dit Caroline à demi-voix, en pressant contre son cœur la main du comte.

Pour moi, reprit Matilde, je trouvois, à Dresde, que c’étoit déjà beaucoup trop d’une fois, et que nous autres femmes nous sommes bien dupes d’aimer. L’amour ne nous donne que des tourmens, et si peu à ces hommes ! Monsieur s’amusoit tranquillement à Londres pendant que j’étois grondée, persécutée, désespérée du matin au soir. Je me trouvois cependant bien moins malheureuse depuis que j’avois une amie à qui je pouvois ouvrir mon cœur. Eh ! quelle charmante amie ! Elle entroit si bien dans toutes mes idées ; elle approuvoit si fort mon amour et ma constance ; elle me disoit tant de bien de Lindorf et tant de mal de Zastrow ! et cependant elle poussoit la complaisance pour moi au point de le recevoir, de l’entretenir à ma place pendant des heures entières. Elle me conseilla même de l’inviter toujours dans les petites soirées que nous passions ensemble. C’est un moyen de le contenter qui ne vous expose point, me disoit-elle, et dont votre tante vous saura gré ; je vous promets de ne point vous quitter, d’être toujours là : il n’est rien que je ne fasse pour vous. En effet, ma tante étoit de meilleure humeur ; elle ne me parloit plus de rien, et j’espérois gagner au moins un peu de temps. Mais il y a trois jours qu’elle m’apporta deux grands papiers, en m’ordonnant de les lire, de signer l’un des deux, à mon choix, et de les lui rapporter. Elle me laissa bien surprise. Deux grands papiers qui ressembloient à deux contrats ! me donnoit-on à choisir entre Lindorf et Zastrow ?

J’eus une courte espérance. J’ouvre, je lis, et je vois que tous deux regardent cet odieux Zastrow, que je haïssois tous les jours un peu davantage.

L’un de ces papiers étoit bien, comme je l’avois pensé, mon contrat de mariage avec lui, où il ne manquoit que ma signature, et par lequel ma tante m’assuroit son héritage en entier ; l’autre étoit une donation dans les formes de ce même héritage à M. de Zastrow, si je m’obstinois à le refuser.

Oh ! comme je fus contente qu’on me laissât le choix ! comme je signai bien vite cette donation ! comme je l’apportai, en sautant, dans l’appartement de ma tante ! Son neveu étoit avec elle. Tenez, leur dis-je en entrant, voilà qui est fait : oh ! c’est de bien bon cœur que j’ai signé. M. de Zastrow, toujours vain et présomptueux, ne mit pas un instant en doute que ce ne fût le contrat. Il se jeta à mes pieds, me remercia mille fois de ma condescendance. — Je suis charmée qu’elle vous rende heureux, monsieur, lui dis-je en riant ; mais ce n’est pas moi qu’il faut remercier ; je n’y ai aucun mérite, je vous assure ; j’ai suivi mon goût.

Alors ses transports redoublèrent, et j’eus la malice d’arrêter un instant sur cette phrase. — Oui, monsieur, repris-je lentement, mon goût… pour la liberté… D’ailleurs ma tante est maîtresse de ses bontés, et jamais je n’ai désiré un instant de jouir de ces biens qu’on mettoit en balance avec le plus grand de tous, le droit de disposer de mon cœur et de ma main. Zastrow se releva d’un air surpris ; ma tante avoit ouvert les papiers, et savoit déjà lequel étoit signé. La colère se peignoit dans ses yeux ; je ne lui laissai pas le temps de l’exhaler. Je me mis à ses genoux ; je baisai mille fois ses mains, et je lui disois : Ma tante, ma chère tante, ne vous fâchez pas ; tout est bien à présent. Ne parlons plus de mariage, ni d’un héritage auquel je ne veux pas seulement penser, et dont la seule idée est un tourment pour mon cœur ; déchirons ce contrat ; et en disant cela, je le pris, et le mis en mille pièces. — Laissons subsister cette donation à M. de Zastrow : les hommes ont plus besoin de richesses que nous ; moi, je n’en veux point d’autres que votre amitié, celle de mon frère et l’amour de Lindorf, ou du moins la liberté de l’aimer toute ma vie. M. de Zastrow trouvera tant de femmes qui voudront de son amour, qui n’aimeront pas Lindorf, qui le rendront plus heureux que moi ! et quand vous aurez fait mourir de chagrin votre petite Matilde, où la retrouverez-vous ?

En vérité, je crus qu’elle alloit s’attendrir et céder à mes instances. Zastrow se promenoit dans la chambre à grands pas, d’un air furieux. Elle me releva tendrement, en me serrant la main ; puis se tournant de son côté : — Vous l’entendez, mon neveu, qu’en pensez-vous ? — Ce que je pense, madame, dit-il d’un air tragique et menaçant, c’est que je veux Matilde ou la mort. En même temps il tire son épée, oui, en vérité, son épée, et parut prêt à se tuer. Je m’élance, je saisis son bras. Ma tante jetoit les hauts cris, disoit qu’elle se trouvoit mal ; je ne savois auquel courir. Enfin je ne pus les calmer tous les deux qu’en leur promettant de faire tout ce qu’on voudroit ; et j’étois moi-même si fort émue et tremblante, qu’à peine pus-je articuler ce peu de mots, qui produisirent un grand effet. L’épée se remet dans le fourreau ; la tante se ranime, m’embrasse, et me prie de signer tout de suite.

Heureusement j’y avois mis bon ordre, et les pièces du contrat, éparses sur le tapis, avertirent qu’il falloit premièrement en faire un autre : on remit donc la signature au lendemain, mais on voulut que je renouvelasse ma promesse. Le moment de la terreur étoit passé ; je frémis de ce qu’elle m’avoit fait faire, de cet engagement que j’avois pris sans savoir ce que je disois ; et quand il s’agit de le confirmer encore, mon cœur se serra au point d’en perdre connoissance. On fut obligé de m’emporter dans ma chambre, et de me mettre au lit. Le mouvement me ranima ; je ne pouvois encore ni parler, ni ouvrir les yeux ; mais j’entendois ce qu’on disoit autour de moi. On me croyoit toujours complétement évanouie, et ma tante disoit à Zastrow : « Ne vous alarmez pas, mon neveu, cela n’est rien. Nous l’avons aussi un peu trop effrayée ; mais le plus difficile est fait. Elle a promis ; demain elle signera ; après demain vous épouserez, et le frère dira tout ce qu’il lui plaira. Quand la chose sera faite nous ne le craindrons plus : pour le moment, il faut la laisser tranquille. » Ils sortirent en me recommandant aux soins des femmes qui m’entouroient. Oh ! combien j’avois à penser et comme je renvoyai bien vite tout le monde ! Dès que j’eus repris tout-à-fait mes sens, je repassai sur chaque mot que ma tante avoit prononcé. Il n’y en avoit pas un seul qui ne fût un sujet de surprise, de colère, de crainte, de douleur et même aussi de joie. — Nous l’avons trop effrayée, disoit-elle. Quoi, cette scène dont j’avois été si cruellement la dupe, n’étoit donc qu’une comédie, un jeu concerté entre ma tante et ce Zastrow pour obtenir mon consentement ? J’en fus indignée, et, de ce moment-là, je ne me regardai plus comme engagée. Je frémissois cependant, en me rappelant cette phrase : Elle a promis ; demain elle signera ; après demain vous épouserez. Plutôt la mort, répétai-je avec effroi ; mais ce qu’elle avoit ajouté me rendoit un peu d’espérance : Le frère dira ce qu’il lui plaira ; nous ne le craindrons plus. On le craignoit donc ce cher frère que je croyois du parti de mes persécuteurs ; il n’en étoit donc pas ; on m’avoit trompée ; il me restoit donc un appui, un protecteur, un ami sur lequel je pouvois compter ? Hélas ! dans ma joie de l’avoir retrouvé cet ami, ce bon frère, j’oubliois la distance qui nous séparoit, et que c’étoit le lendemain qu’on vouloit disposer de mon sort.

J’étois agitée de mille pensées différentes lorsque mademoiselle de Manteul entra chez moi. Je lui tendis les bras dès que je l’aperçus : venez au secours de votre malheureuse amie, lui dis-je en pleurant.

Je n’imaginois pas encore jusqu’où peut aller l’amitié. Elle étoit aussi pâle, aussi tremblante, aussi émue que moi-même. — Je sais tout, me répondit-elle d’une voix altérée ; je sors de chez votre tante. Qu’avez-vous fait, Matilde ? vous avez promis d’épouser Zastrow. — Je l’ai vu prêt à se tuer. — Bon, les hommes ne se tuent pas toutes les fois qu’ils le disent : mais qu’est-ce que vous ferez ? La tiendrez-vous cette fatale promesse ? Rappelez-vous toutes celles que vous avez faites à Lindorf. — Eh ! pensez-vous que je les oublie ? lui dis-je avec impatience ; elles sont toutes écrites là, dans mon cœur. On me l’arracheroit plutôt que de les en effacer. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit à présent ; c’est de me soustraire à cet odieux mariage. Dites, ma chère amie, ne savez-vous aucun moyen de le retarder au moins jusqu’à ce que j’aie écrit à mon frère ? Il me protégera, j’en suis sûre à présent ; je viens d’entendre un mot… Ah ! s’il n’étoit pas en Russie, mon parti seroit bientôt pris. — Comment ? me dit mon amie qui paroissoit rêver à quelque chose ; quel parti ? Qu’est-ce que vous feriez ? — Je ne balancerois pas ; je m’échapperois secrètement ; je partirois ; j’irois le joindre. — Quoi ! me dit-elle avec transport, vous auriez ce courage ? — En doutez-vous un instant ? — Je vous admire, me dit-elle en m’embrassant ; en effet, c’est le seul parti que vous ayez à prendre. J’y pensois, mais je n’osois vous le proposer. — Hélas ! lui dis-je, c’est une chimère impossible ; mon frère est en Russie ; c’est trop loin, je n’irois jamais jusque-là. — Il est vrai que c’est difficile, dit-elle en hésitant ; mais n’avez-vous pas à Londres un oncle maternel ? — Oui ; milord Seymour. — Eh bien, si vous alliez vous mettre sous sa protection ? — Y pensez-vous bien, repris-je vivement, que j’aille en Angleterre à présent ? et Lindorf ? — Eh bien, Lindorf y est : je ne croyois pas que ce fût une raison pour vous d’éviter ce pays-là. — Ah, ma chère amie, lui dis-je en secouant la tête, je suis perdue si vous n’avez que ce moyen à m’offrir. J’aimerois mieux la Russie, tout impossible qu’est ce voyage ; et ce n’est qu’auprès de mon frère que je puis et que je veux chercher un asile. Je le dis avec tant de fermeté qu’elle n’insista pas ; mais elle me demanda l’explication de ce mot que j’avois entendu. Je la lui donnai ; elle en parut frappée comme d’un trait de lumière, et me dit tout à coup : Puisqu’on vous trompe sur une chose, on peut vous tromper sur une autre. Je ne sais, mais je parierois que votre frère n’est point en Russie ; il me semble aussi avoir entendu quelques mots. Laissez-moi retourner auprès de votre tante ; je la ferai parler, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

Elle sortit, et ne tarda pas à revenir ; la joie brilloit dans ses yeux. Je ne me suis point trompée dans mes conjectures, me dit-elle en rentrant ; on vous en imposoit. Votre frère est à Berlin, marié avec une femme charmante. On vous a soustrait ses lettres ; on vous cache qu’il doit venir ici dans quelque temps, et l’on est décidé à vous marier de gré ou de force avant qu’il arrive. Demain vous serez obligée de signer ce contrat ; on est décidé à passer sur tout, à vous conduire la main, s’il le faut ; et le jour suivant, vous serez mariée. Voilà ce que votre tante vient de me confier. « Elle a promis, dit-elle ; il faudra bien qu’elle tienne sa promesse. »

Ô mon Dieu, mon Dieu ! m’écriai-je, que ferai-je ? Et vous m’annonçez tout cela comme si c’étoit un bonheur ! — Je pensois que c’en étoit un d’apprendre que votre frère est à Berlin ; il ne tient qu’à vous à présent d’éviter cette tyrannie. — Ah ! oui, sans doute… mais… mais… — Comment donc ! et ce courage que vous aviez tout à l’heure, le voilà tout-à-fait évanoui ? Pauvre Matilde ! vous céderez, je le vois ; vous n’aurez jamais la fermeté de refuser ; et, tirant de sa poche un petit almanach, elle le feuilleta. Oui, justement, reprit-elle, Lindorf doit avoir reçu votre lettre avant-hier ; il ne se doute guère, je crois, que sa réponse vous trouvera mariée. — Cruelle amie, lui dis-je avec dépit, est-ce ainsi que vous me consolez, que vous venez à mon secours ? — Qu’est-ce que vous voulez que je dise à une petite fille foible et timide, qui ne sait elle-même ce qu’elle veut ou ne veut pas ? Quand on n’ose rien entreprendre pour se tirer d’affaire, il ne reste d’autre parti que celui d’obéir ; et je vous promets qu’avant deux jours vous serez baronne de Zastrow. — Jamais, jamais de ma vie, repris-je avec feu, en mettant ma main sur sa bouche, cet odieux nom ne deviendra le mien ; je vous prouverai qu’une petite fille peut avoir de la fermeté ; je saurai mourir s’il le faut. — Et pourquoi mourir quand on peut vivre, et vivre heureuse ? — Oh ! j’aime beaucoup mieux mourir que d’aller ainsi toute seule à Berlin ; cela m’est beaucoup plus facile. Je ne sais point le chemin de Berlin ; je me perdrois mille fois avant d’y arriver, et je crois que jamais je n’aurois la force d’aller jusque-là.

Elle éclata de rire. — Pauvre enfant ! et vous avez pensé que je vous proposois d’aller à Berlin, seule, à pied, comme une héroïne fugitive, déguisée en paysanne, sans doute, un grand chapeau de paille sur les yeux, un petit paquet noué dans un mouchoir, et là-dessous un air de noblesse et de distinction qui vous trahit ? Il n’y manqueroit plus que la diligence, où l’on vous donne une place, pour être dans le grand costume des romans ; cela seroit sans doute beaucoup plus intéressant, mais peut-être moins sûr que ce que je vais vous proposer.

J’ai une ancienne femme de chambre, mariée dans cette ville avec un des maîtres de la poste : elle m’est entièrement dévouée. Son mari vous donnera une chaise, des chevaux, vous conduira lui-même ; elle vous accompagnera jusque chez votre frère, et vous pourrez attendre chez elle le moment de partir. Voyez si cela vous convient, ou si vous aimez mieux épouser Zastrow. C’est comme vous voudrez ; mais il n’y a point de milieu : il faut vous décider sur-le-champ pour Zastrow ou pour la fuite. Passé ce moment, je ne pourrai plus vous servir.

Je ne balance plus, lui dis-je vivement : oh ! que je suis heureuse d’avoir une amie comme vous ! Oui, je veux partir, joindre mon frère, me conserver à Lindrof ; mais cependant il est affreux de quitter ainsi sa tante, de la tromper. — Plaisant scrupule ! Ne vous donne-t-elle pas l’exemple ? ne vous trompe-t-elle pas indignement ? — Il est vrai, mais si j’essayois encore de la toucher ? — Cela seroit bien inutile ; elle s’attend à vos pleurs, à vos persécutions, à vos évanouissemens même, et, loin d’en être touchée, on en profiteroit peut-être.

Ah ! je partirai, m’écriai-je ; je ne sens plus ni remords ni scrupules : on en agit trop indignement avec moi, et je n’ai plus que l’inquiétude de sortir sans être aperçue. — Rien n’est plus aisé ; mettez mon manteau, mon voile ; on croira que c’est moi, et je saurai bien m’échapper aussi à mon tour. Vous irez m’attendre chez moi, où je vous joindrai bientôt.

(Mademoiselle de Manteul n’est pas difficultueuse, dit le comte en souriant.)

Vous ne pouvez vous faire une idée de son zèle, de son activité. J’étois incapable de penser à rien. Dans un instant elle rassembla ce que je voulois emporter avec moi, m’aida à me lever, à m’habiller, m’enveloppa dans sa grande pelisse, dans son voile de taffetas, m’ouvrit la porte, et me dit en m’embrassant : Allez, chère Matilde, vous n’avez pas un instant à perdre ; songez qu’on peut entrer ici d’un moment à l’autre, et qu’il ne vous resteroit alors aucune ressource. Cette idée me rendit mon courage, et j’étois déjà au bas de l’escalier lorsque je pensai que je devois laisser un billet sur ma table, pour rassurer ma tante au moins sur ma vie. Je remontai ; mademoiselle de Manteul fut effrayée de me voir rentrer ; elle crut que j’avois rencontré quelqu’un. J’eus à peine commencé à lui dire ce qui me ramenoit, qu’elle m’interrompit. — Vous êtes folle, je crois ; écrire une lettre ! Vous voulez donc laisser à votre tante le temps d’arriver ? Lorsque je suis rentrée chez vous, elle m’a dit qu’elle alloit me suivre. Allez ; elle ne croira pas aussi facilement que vous, que l’on est prêt à se tuer.

La peur de la voir arriver m’empêcha d’insister, et je sortis de la maison sans avoir été vue. Mademoiselle de Manteul logeoit près de notre hôtel ; je fus bientôt dans son appartement, et, quelques minutes après, elle m’y joignit. Nous aurons au moins une bonne heure pour nous arranger, me dit-elle en entrant ; on croit que vous dormez ; j’ai recommandé qu’on vous laissât tranquille. Commençons d’abord par nous rendre chez Marianne, cette femme dont je vous ai parlé. Dès qu’on s’apercevra de votre évasion, on viendra sans doute vous chercher ici : là, du moins, vous serez en sûreté, et nous fixerons avec elle et son mari le moment du départ. Si vous n’avez pas d’argent, je puis encore y suppléer. — Je la rassurai sur cet article ; grâce à vos bontés, mon frère, j’étois toujours en fonds. Dès qu’elle m’eut conduite chez Marianne, qui consentit à tout ce qu’elle voulut, elle m’y laissa. On viendroit sûrement chez elle pour savoir si j’y étois ; elle devoit s’y rendre pour détourner les soupçons. Dès que je fus seule, je pensai douloureusement à l’inquiétude affreuse où seroit ma tante, si je la laissois dans l’ignorance totale de ce que j’étois devenue. J’avois bien assez de torts avec elle sans les aggraver encore, et je résolus de réparer au moins celui-là. Je me fis donner du papier, de l’encre, une plume, et j’écrivis à peu près ceci :

« J’apprends dans cet instant, ma chère tante, que mon frère est à Berlin. Mon impatience de le voir est si vive, que je pars sans vous demander une permission que vous m’auriez peut-être refusée. Je m’épargne au moins par là le regret de vous désobéir encore : c’est bien assez pour moi d’emporter celui de vous avoir déplu par ma résistance. Ô ma tante, pourquoi m’avez-vous forcée à vous déplaire, à vous refuser quelque chose ? pourquoi me forcez-vous aujourd’hui à vous quitter, à m’éloigner de vous ? Il m’eût été si doux de vous consacrer ma volonté, ma vie ! M. de Zastrow est trop délicat, sans doute, pour ne pas sentir qu’une promesse arrachée par la terreur, et démentie par le cœur, n’engage à rien. J’espère qu’il ne pensera plus à se tuer à présent que je ne suis plus là pour l’arrêter ; je lui conseille fort de vivre, et surtout d’être heureux sans Matilde. »

Je chargeai un des enfans de Marianne de porter ce billet au portier de l’hôtel de Zastrow, et de le lui remettre sans dire de quelle part. Plus tranquille lorsque je pus penser que ma tante le seroit, j’attendis assez patiemment mademoiselle de Manteul, qui m’avoit promis de me revoir, et qui vint en effet assez tard.

Vous n’avez pas de temps à perdre, me dit-elle ; partez à la pointe du jour. Zastrow s’obstine encore à vous chercher dans la ville, chez toutes vos connoissances : il sort de chez moi, et je l’ai confirmé dans cette idée, qui ne peut durer, mais qui vous donnera le temps de vous éloigner. Quel bonheur que vous n’ayez pas écrit où vous alliez, comme vous en aviez la fantaisie ! Je n’osai jamais lui avouer que je venois de le faire ; mais je sentis toute mon imprudence, et la peur d’être poursuivie s’empara de moi au point que je ne voulois plus partir. Mon amie employoit toute son éloquence à me rassurer, et n’y parvenoit pas. Elle réussit mieux en me peignant la colère où ma tante étoit sans doute contre moi ; l’obligation où je me verrois d’avouer où j’avois été, et qui m’avoit aidée ; l’ascendant que ma fuite et mon retour alloient donner à ma tante. Je ne pouvois plus espérer de l’apaiser qu’en obéissant ; et si je persistois à rentrer à l’hôtel, elle ne me donnoit pas deux heures avant d’être forcée d’épouser Zastrow. Je ne la laissai pas même achever : je veux partir, je partirai, m’écriai-je. Le sort en est jeté, quoi qu’il puisse arriver ; et les ordres furent donnés tout de suite pour avoir une chaise et des chevaux.

Mademoiselle de Manteul craignant que mon courage ne s’évanouît au moment, ne me quitta plus. Son vieux père, toujours goutteux, ne la gênoit point ; elle fit dire qu’elle soupoit en ville, et fut libre de rester avec moi jusqu’au moment de mon départ. Elle ne cessa de me parler de Zastrow, de Lindorf, de mon frère, de tout ce qui pouvoit m’encourager dans mon entreprise et dissiper mes frayeurs. Fiez-vous à moi, me dit-elle, demain matin je ferai demander Zastrow ; je détournerai ses soupçons sur l’Angleterre ; je le garderai long-temps ; je l’entretiendrai si bien, que lors même qu’il vous sauroit sur le route de Berlin, il sera trop tard pour vous poursuivre. Vous aurez déjà bien de l’avance lorsque je le laisserai sortir de chez moi.

Je fus un peu rassurée, ou plutôt ce n’étoit plus le moment d’écouter ma frayeur ; j’en avois trop fait pour ne pas achever, et je vis arriver avec plaisir le moment de partir. J’embrassai mon amie sans pouvoir lui exprimer ma reconnoissance que par mes larmes et mes caresses. Pour elle, elle se livroit à la joie la plus vive de me voir, disoit-elle, échappée à tant de dangers : je montai dans la chaise de poste.

Seule ? interrompit le comte. —

Avec cette femme que j’ai encore ici, cette Marianne qui avoit servi mademoiselle de Manteul, et dont le mari me conduisoit. — Et Lindorf ? reprit le comte ; vous voilà partie, ou peu s’en faut, et je ne vois point de Lindorf. Jusqu’à présent c’est mademoiselle de Manteul qui vous enlève. — Aviez-vous donc pensé que c’étoit Lindorf ? — J’apprends avec plaisir que non… mais je ne comprends pas. — Un peu de patience, mon frère, ne me jugez pas une autre fois sur les apparences.

Me voilà donc dans une chaise de poste à côté de la bonne Marianne, escortée par son mari, qui couroit à cheval, ne m’arrêtant que pour changer de chevaux, prodiguant les ducats aux postillons pour avancer, et prenant chaque buisson pour monsieur de Zastrow. Ma compagne me rassuroit de son mieux. Mademoiselle de Manteul étoit son oracle ; elle me répétoit à chaque instant : Il n’y a rien à redouter, car mademoiselle l’a dit. Sur cette assurance je devins plus tranquille ; et la première journée s’étant passée sans avoir rien vu qui pût m’effrayer, je crus n’avoir plus rien à craindre ni plus de précautions à garder. Nous étant arrêtées hier à une poste pour changer de chevaux, j’avançai étourdiment la tête hors la portière. J’entends une voix que je crois reconnoître, qui crie : C’est elle, c’est bien elle ! Arrêtez, postillon, sur votre tête arrêtez ; et je vois monsieur de Zastrow à côté de la chaise avec l’air le plus menaçant.

Monsieur de Zastrow ! s’écrièrent à la fois le comte et Caroline.

Eh ! oui, monsieur de Zastrow ; vous croyez à l’enchantement, n’est-ce pas ? Vous pensez qu’une méchante fée l’avoit transporté dans les airs, puisqu’il se trouvoit là sans que je l’eusse aperçu sur la route : en vérité, je le crus aussi au premier instant ; mais hélas ! je compris bientôt que la méchante fée qui me nuisoit étoit ma propre imprudence. Le billet que j’avois écrit à ma tante, les ayant instruits de la route que je prenois, monsieur de Zastrow comprit qu’il perdoit son temps à me chercher à Dresde. J’avois écrit, sans doute, au moment de mon départ. En se mettant sans délai sur mes traces, il lui seroit facile de me rejoindre et de me ramener : il étoit donc parti de suite, c’est-à-dire deux ou trois heures avant moi. Je croyois être poursuivie ; et c’est moi qui le poursuivois à bride abattue, et qui l’atteignis malheureusement à cette poste où il attendoit des chevaux. Cette chère demoiselle de Manteul, comme elle aura été surprise en apprenant le matin qu’il étoit parti ! quelles inquiétudes mortelles ! comme elle aura tremblé pour moi ! j’espère à présent qu’elle est rassurée ?

Oui, dit le comte, en souriant, elle doit être fort tranquille. Mais achevez, de grâce ; votre histoire devient presque un petit roman.

Qu’appelez-vous un petit roman ? il y auroit assez d’événemens pour en faire un de dix volumes : vous n’êtes pas au bout. J’en suis, je crois, à la terreur, à l’effroi, à la consternation, à l’instant où je vois Zastrow. Je jette un cri perçant ; je me cache au fond de la chaise. Marianne se désole ; crie au postillon d’avancer. Zastrow le lui défend, le menace ; des gens s’assemblent autour de nous ; le bruit et la foule augmentent : il faut cependant prendre un parti. Je veux parler à Zastrow, lui imposer, lui demander quels droits il a sur moi, sur ma liberté, lui dire nettement que je préfère la mort à l’épouser, à retourner à Dresde avec lui : je lève les yeux ; et qui vois-je à quatre pas de moi !…

C’est bien à présent que vous allez crier à la féerie, au roman, à tout ce qu’il y a de plus étonnant, de plus incroyable… C’est Lindorf ! oui, c’est Lindorf lui-même, que je croyois au fond de l’Angleterre, et qui est à côté de la chaise de poste tout aussi frappé d’étonnement que moi-même. Nous disons à la fois : Matilde, Lindorf. Je ne balance pas un instant ; je crois que le ciel lui-même l’envoie à mon secours, et m’élançant hors de la chaise… Achevez l’histoire, Lindorf, dit-elle tout-à-coup en s’interrompant et baissant les yeux ; vous savez le reste mieux que moi ; et se penchant sur Caroline, elle lui dit à l’oreille : Il ne dira pas, je l’espère, que je me jetai dans ses bras, et que je l’entourai des miens en le serrant de toutes mes forces.

Eh bien, mon cher Lindorf, achevez, je vous en conjure, dit le comte avec le ton de l’impatience ; expliquez-moi de grâce par quel hasard vous vous trouviez là à point nommé sur la route de Dresde, derrière monsieur de Zastrow.

Je venois répondre moi-même à la charmante lettre que j’avois reçue à Londres. Quant à ma rencontre avec le baron de Zastrow, elle fut l’effet du hasard : oui, le hasard, ou, si vous voulez, mon bon génie, me fit arriver à cette poste à peu près en même temps que lui. Je ne le connoissois point ; je vois un grand jeune homme de bonne mine, qui s’impatientoit en attendant des chevaux, et paroissoit en fureur de n’en pas trouver. Il s’informoit en même temps si une jeune dame qu’il tâchoit de dépeindre, n’avoit pas passé par là il y avoit quelques heures. On lui disoit que non : il juroit de nouveau, soutenoit qu’elle devoit avoir passé, et il envoyoit le maître de poste à tous les diables. Dès que je fus descendu de ma chaise, il vint à moi : « Monsieur, me dit-il, vous avez sûrement rencontré une jeune dame seule, jolie, allant très-vite ? Non, monsieur, je vous assure que je n’ai rencontré aucune dame, rien qui ressemble à ce que vous dites. — C’est bien inconcevable ! dit-il en frappant du pied ; ce billet seroit-il une nouvelle ruse ?… Pardon, monsieur, reprit-il, de ma question, de l’agitation extrême où vous me voyez. On seroit agité à moins ; je cours après une femme que j’idolâtre, qui me promit sa main avant-hier, que je devois épouser aujourd’hui, et qui s’échappa hier au moment de signer. — C’est d’autant plus malheureux, lui répondis-je, que vous n’êtes pas d’une tournure à faire fuir une femme.

Mon compliment parut le flatter, et m’attira toute sa confiance. Il s’inclina ; et d’un ton suffisant qu’il vouloit rendre modeste, il me répondit : « Il est vrai, monsieur, que l’on m’a dit cela quelquefois, et même que l’on me l’a prouvé ; mais vous voyez cependant que les goûts sont différens. Les femmes en ont quelquefois de si bizarres ! peut-on répondre de leurs caprices ? Imaginez que celle que je poursuis s’avise, à seize ans, de se piquer d’une fidélité romanesque pour un amant qui l’a quittée et qu’elle ne reverra jamais. Je ne le connois pas, mais je crois qu’on peut le valoir pour les agrémens ; et quant à la fortune et à la naissance, assurément je ne le cède à personne. — Je le crois, monsieur ; mais, si votre rival est aimé, vous conviendrez que cet avantage. — Aimé tant qu’il lui plaira ; il est absent ; il ne la verra plus. Si je puis la rattraper, elle est à moi, et finira par m’adorer.

Cette conversation se passoit devant la porte de la maison de poste ; et m’étonnant de la facilité avec laquelle cet homme indiscret et vain s’ouvroit à un inconnu, et de son manque total de délicatesse, j’approuvois intérieurement celle qui le fuyoit, lorsqu’une chaise arrivant au grand galop du côté de Dresde, nous interrompit. Il parut n’avoir d’abord aucun soupçon, et la seule curiosité l’engageoit à regarder. La chaise arrête ; une femme avance la tête. Je ne fis alors que l’entrevoir et ne la reconnus point ; mais mon homme s’écrie à l’instant : C’est elle ! Elle se rejette au fond de la chaise en criant à son tour : Mon Dieu, c’est lui ! Une femme de chambre disoit au postillon d’avancer ; Zastrow, la canne levée, menaçoit de l’assommer s’il faisoit un pas de plus.

Je balançai un instant sur ce que je devois faire. L’espèce de confidence de l’étranger sembloit devoir me lier à ses intérêts, et j’en sentois un bien plus vif pour cette jeune infortunée qu’on marioit contre son gré. Je pouvois au moins être médiateur, chercher à ramener les esprits, à rassurer cette pauvre femme éperdue. Je m’approche de la chaise dans cette intention, bien éloigné d’imaginer à quel point j’étois intéressé à cette aventure, lorsque je m’entends nommer avec l’accent de la plus vive surprise. La portière s’ouvre, et Matilde elle-même, que je reconnus alors à l’instant, quoiqu’elle fût embellie et grandie, la charmante Matilde se précipite auprès de moi, et, me prenant la main, elle me dit d’une voix entrecoupée par la terreur et par la joie : Ô cher Lindorf ! Dieu lui-même vous envoie à mon secours ; défendez votre Matilde. On veut vous l’enlever ; mais elle ne sera, elle ne veut être qu’à vous.

À peine avois-je pu lui répondre, que Zastrow, m’ayant entendu nommer, jette sa canne, tire son épée, et s’avance fièrement en disant : Monsieur de Lindorf, quelle trahison ! et s’adressant à Matilde : Mademoiselle, je vous prie de monter dans ma chaise de poste. J’ai des ordres positifs de votre tante de vous ramener à Dresde, et je ne pense pas que monsieur ait le droit de s’y opposer.

C’est ce que nous verrons dans un moment, monsieur, lui dis-je froidement en soutenant Matilde, que tant d’émotions l’une sur l’autre avoient privée de ses sens, et qui se laissoit tomber sur moi sans connoissance.

Je la soulevai et l’emportai dans la maison de poste. Je la posai sur le premier lit que je trouvai, et la recommandant à plusieurs personnes que le bruit avoit rassemblées, je ressortis tout de suite ; et, l’épée à la main, comme monsieur de Zastrow, j’allai au-devant de lui. Il vouloit absolument entrer ; deux ou trois hommes le retenoient de force. Dès que je parus on le laissa libre, et je m’éloignai de quelques pas avec lui : nous entrâmes dans un petit jardin.

Monsieur le baron, lui dis-je, vous m’avez accusé de trahison. Je conviens que les apparences sont peut-être contre moi ; mais je veux bien vous assurer sur mon honneur que le hasard le plus heureux, il est vrai, m’a seul conduit ici. En vous parlant, j’ignorois également et que vous fussiez mon rival, et la fuite de Matilde. Si cette assurance vous suffit, et que, laissant mademoiselle de Walstein maîtresse absolue d’elle-même, vous juriez de vous en rapporter à sa décision, je vous offre mon amitié, et je vous assure de mon estime. Sinon je défendrai mes droits sur elle et sa liberté, aux dépens de ma vie.

Défends-les donc, traître, me répondit-il en se jetant sur moi avec tant d’impétuosité, que, n’étant point en garde, je ne pus éviter de recevoir une blessure au bras gauche. Elle étoit légère, et ne fit qu’irriter ma fureur contre mon adversaire. Il se livroit avec si peu de ménagement, et lorsqu’il me vit blessé il se crut si sûr de la victoire, que j’eus peu de peine à le désarmer. Son épée sauta de sa main ; je mis légèrement le pied dessus. — Vous voilà hors de combat, lui dis-je ; je suis maître de votre vie ; je suis blessé et vous ne l’êtes pas ; mais, malgré ce petit désavantage, je suis prêt à vous rendre votre arme, et à recommencer si vous ne renoncez pas à toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez pas de repartir pour Dresde à l’instant même sans la revoir.

Il hésita ; et je m’aperçus au changement de sa physionomie que mon procédé faisoit impression sur lui. La fierté combattoit encore : enfin l’honneur eut le dessus. Il me tendit la main : Rappelez-vous, me dit-il, qu’à ces deux conditions-là vous m’avez offert votre estime et votre amitié. Je vous demande l’une et l’autre, et je cours les mériter en apaisant ma tante, en l’engageant à confirmer un bonheur qui vous est dû… Oubliez le passé ; faites ma paix avec Matilde ; je ne prétends plus qu’à son amitié : aussi bien, ajouta-t-il en reprenant son ton suffisant, je suis peu accoutumé aux dédains, et je ne sais pourquoi j’ai supporté les siens si long-temps.

Je l’embrassai en l’assurant que c’étoit la dernière cruelle qu’il trouveroit ; que pour lui résister il falloit avoir le cœur prévenu ; et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Je le vis monter dans sa chaise, et je me hâtai de rentrer auprès de Matilde, dont j’étois très-inquiet ; cependant jamais évanouissement ne fut plus heureux, puisqu’il lui déroba la connoissance d’une scène qui l’auroit mortellement effrayée. Elle commençoit à reprendre ses sens, ne savoit où elle étoit, et regardoit autour d’elle avec étonnement lorsque j’entrai : alors sa charmante physionomie reprit ses grâces accoutumées. — Cher Lindorf, me dit-elle, ce n’est donc point un songe ? il est vrai que je vous ai retrouvé ? À présent nous ne nous quitterons plus.

À peine put-il achever cette phrase, la jolie main de Matilde lui ferma la bouche. — Paix donc, monsieur ! je ne vois pas qu’il soit besoin de répéter mot à mot toutes mes paroles. Mon cher frère, ma chère sœur, ne croyez pas un mot de tout cela ; peut-être que je le pensois, mais vraiment je n’avois garde de le dire ; et quand je l’aurois dit, savois-je ce que je faisois ? Une fuite, une rencontre, une reconnoissance, un combat, un évanouissement… on seroit troublée à moins, et il est bien permis d’extravaguer un peu dans les premiers momens ; mais à présent que me voilà bien raisonnable, je… Elle regardoit Lindorf en souriant malicieusement. — Eh bien ? — Eh bien, je dis encore de même, et la raison confirme aujourd’hui ce qui échappoit hier à l’amour.

Elle étoit si jolie en disant cela, toute cette petite figure avoit tant de grâces, que Lindorf, dans ce moment-là, crut l’aimer plus qu’il n’avoit aimé de sa vie, et l’exprima avec un feu, une vivacité qui ne pouvoient laisser aucun doute. Caroline étoit transportée de joie ; elle embrassa le comte en lui disant : Avois-je tort quand je vous assurois qu’il l’aimeroit à la folie ?

Le comte regardoit Lindorf avec étonnement. Jusqu’alors, sans pouvoir comprendre par quel hasard il le trouvoit réuni à Matilde, il avoit attribué à un effort de raison et d’amitié l’attachement qu’il lui témoignoit ; il se rappeloit trop bien à quel excès il avoit adoré Caroline, pour croire qu’en aussi peu de temps cette passion si vive pût avoir un autre objet. Cependant Lindorf avoit l’air de la sincérité en témoignant ses sentimens à Matilde ; et Lindorf n’étoit pas faux. Le comte, d’ailleurs, étoit si fort accoutumé à lire dans son cœur, qu’aucun mouvement secret n’auroit pu lui échapper, et son cœur paroissoit dicter ses expressions.

Lindorf s’aperçut à son tour de ce qui se passoit dans l’âme du comte, et s’approchant de lui, il lui dit à demi-voix : Lorsque nous serons seuls, mon cher comte, je vous ferai mon histoire ; vous aurez le clef de ce qui paroît vous surprendre : en attendant, croyez que votre ami n’a point appris l’art de feindre, et qu’il sent tout ce qu’il exprime. Le comte lui serra la main, et pria Matilde d’achever ce qui lui restoit à raconter ; c’étoit peu de chose, mais on vouloit tout savoir, et le moindre détail intéressoit.

Ce fut encore Lindorf qui prit la parole. Mon valet de chambre, qui est chirurgien, pansa ma blessure. J’avois espéré pouvoir la cacher à Matilde, ainsi que mon combat avec Zastrow ; je lui dis simplement qu’il avoit entendu raison, et qu’il étoit reparti pour Dresde en promettant d’apaiser sa tante. Elle en fut charmée ; et tous les deux éprouvant une égale impatience de vous revoir, nous partîmes à l’instant même.

Le mouvement de la voiture, et peut-être la douce agitation de mon cœur, ne tardèrent pas à rouvrir ma blessure. Matilde eut l’émotion la plus vive en voyant couler mon sang : il ne me fut plus possible de lui en cacher la cause, et nous fûmes obligés d’arrêter ici pour mettre un nouvel appareil. La plaie se trouva plus profonde que nous ne l’avions jugé d’abord ; Varner me condamna à vingt-quatre heures de repos. Je sollicitai vainement mon aimable compagne de continuer sa route, et de me laisser dans cette mauvaise auberge ; elle ne voulut jamais y consentir.

Vraiment, je n’avois garde, interrompit Matilde avec vivacité ; je connoissois mieux mon devoir : a-t-on jamais vu qu’une héroïne de roman abandonnât son chevalier blessé pour elle en la défendant contre un félon ravisseur ? Je crois même que pour être dans le grand costume, c’est moi qui devois panser cette plaie en l’arrosant de mes larmes ; j’attachai du moins l’écharpe avec assez de grâce : qu’en dites-vous, mon frère ? mon attitude n’étoit-elle pas touchante ? — Vous ressembliez tout-à-fait, lui dit le comte en riant, à une princesse du temps d’Amadis. — Une des belles du fameux Galaor, reprit Matilde, en jetant un petit coup d’œil sur Lindorf ?

C’est donc à celle qui l’a fixé ? dit-il en lui baisant la main. — Galaor disoit cela à toutes les belles qu’il rencontroit, et il les persuadoit ; mais je ne suis pas aussi crédule, et je vais mettre votre sincérité à l’épreuve. — Ordonnez. — Une femme autrefois exigeoit froidement de son amant de ne pas prononcer un seul mot pendant deux années, et il obéissoit. Ô l’heureux temps ! Je suis sûre à présent que si j’ordonnois à mon chevalier blessé repos et silence seulement jusqu’à demain, je ne serois pas obéie. — Vous le serez toujours, lui dit Lindorf en mettant un genou en terre, et il y a quelque mérite à ma soumission ; j’avois bien des choses à dire à mon ami. — Et vous auriez passé la nuit entière à causer ; et la fièvre, et la blessure ?… Je réitère mes ordres absolus : repos et silence jusqu’à demain.

On le lui promit, mais avec peine. Les deux amis éprouvoient une égale impatience de s’entretenir en liberté ; le comte surtout avoit un double intérêt à pénétrer dans la cœur de Lindorf, à s’assurer qu’il étoit bien guéri de sa passion pour Caroline, et qu’il aimoit assez Matilde pour faire son bonheur. Ils convinrent donc que pour se dédommager du silence qu’on leur imposoit, ils feroient route ensemble le lendemain dans la chaise de poste de Lindorf, et laisseroient aux dames la berline du comte. Cet arrangement fut accepté avec plaisir par Caroline. Elle désiroit autant que les deux amis, qu’ils eussent une conversation particulière qui achevât de rassurer son époux sur ses sentimens passés, et qui apprît à Lindorf ceux qu’elle éprouvoit actuellement.

Matilde auroit préféré peut-être qu’on lui laissât soigner son chevalier blessé, mais elle n’osa le témoigner ; et son frère ayant parlé d’envoyer son valet de chambre à Dresde avec des lettres pour la baronne de Zastrow, elle se retira pour lui écrire, ainsi qu’à mademoiselle de Manteul, à qui on renvoyoit aussi ses gens et sa chaise.

Elle revint bientôt, ses deux lettres à la main. Le comte lut celle à madame de Zastrow, l’approuva, y joignit quelques lignes, et regardant Matilde qui cachetoit celle pour mademoiselle de Manteul, il lui dit en souriant : — Exprimez-vous bien vivement votre reconnoissance à cette amie si zélée pour vos intérêts ? — Mais je l’exprime comme je la sens ; et c’est beaucoup dire. En vérité, vous qui êtes un héros d’amitié, mon frère, vous devez être enchanté d’en trouver un tel exemple, et chez une femme encore. — Le comte continuoit de sourire. — Qu’est-ce que c’est que cet air ironique ? Vous n’y croyez pas ? Ma sœur, vous prendrez, j’espère, avec moi le parti de notre sexe. — Nous ferons mieux, dit Caroline, nous lui prouverons que deux femmes peuvent s’aimer de bonne foi. — Je ne leur fais pas le tort d’en douter, reprit le comte ; je crois même qu’une amitié sincère, pure, désintéressée, est moins rare parmi les femmes qu’on ne le pense. Un sentiment si doux est fait pour leur âme sensible et confiante ; mais vous me permettrez de ne pas citer mademoiselle de Manteul comme un modèle d’une amitié pure et désintéressée. — Comment, mon frère, après tant de preuves du plus vif intérêt ! — Chère Matilde, je suis fâché de vous ôter cette heureuse crédulité de votre âge, qui prouve si bien l’innocence de votre cœur ; mais je doute très-fort que vous fussiez l’objet de ce vif intérêt que mademoiselle de Manteul prenoit à votre situation. N’avez-vous jamais pensé que monsieur de Zastrow pouvoit y avoir quelque part, et qu’elle a bien plus songé à éloigner une rivale qu’à servir une amie ? Toute sa conduite l’annonce, et j’en suis convaincu.

Matilde étoit confondue ; mille petites circonstances se retraçoient en foule à son esprit, et lui prouvoient que son frère avoit raison ; cependant elle ne crut pas devoir en convenir, et dit avec vivacité : — En vérité, vous vous trompez tout-à-fait ; elle déteste Zastrow, et ne cessoit de m’en dire du mal, de le tourner en ridicule. — Adresse de plus pour augmenter votre répugnance : c’est précisément ce qui me fait dire qu’elle n’est pas une véritable amie. Si mademoiselle de Manteul, victime d’un sentiment involontaire pour monsieur de Zastrow, vous eût ouvert son cœur, et rendu confiance pour confiance ; si vous eussiez concerté ensemble les moyens d’éviter un mariage qui vous rendoit toutes les deux malheureuses, je croirois à son amitié, et ne la blâmerois en rien. Mais je déteste la ruse à cet âge ; et sa conduite est une ruse continuelle. Elle n’a pensé qu’à elle seule en vous faisant faire une démarche imprudente, que l’événement justifie, mais qui pouvoit vous perdre.

Lindorf prit la parole. — Vous êtes bien sévère, mon cher comte. Quels que soient les motifs de mademoiselle de Manteul, elle m’a trop bien servi pour que je ne cherche pas à la justifier. Je ne vois dans tout cela qu’une adresse bien pardonnable à l’amour ; d’ailleurs, en travaillant pour elle-même, elle sauvoit aussi son amie d’un malheur inévitable. — Oui, sans doute, dit Matilde, qui reprit courage en se voyant soutenue ; car enfin, un jour de plus, et j’étois forcée d’épouser cet odieux Zastrow. — Et ne voyez-vous pas, ma chère amie, que j’étois en chemin ? Un jour de plus, et vous étiez délivrée de la tyrannie sans un éclat qui nuit toujours à la réputation d’une jeune personne, et sans vous brouiller avec une tante à qui vous devez beaucoup. Votre seul tort, chère Matilde, est de vous être défiée de ma tendre amitié, d’avoir pu croire un instant que je vous abandonnois, et de vous être confiée aveuglément à une jeune imprudente : d’ailleurs, c’est elle qui vous a conduite et entraînée. — Ah ! mon frère, s’écria Matilde en se jetant tout en pleurs dans ses bras ! pardonnez-nous à toutes les deux. Si vous saviez combien je me reproche de vous avoir parlé d’elle, de vous en avoir donné mauvaise opinion ! J’étois si loin de le penser, que je croyois de bonne foi que vous admireriez sa conduite et son zèle.

Lindorf se joignit à Matilde, et gronda son ami de sa sévérité. Caroline serroit Matilde contre son cœur, essuyoit ses larmes, en versoit avec elle. — Ah ! puis-je en vouloir à mademoiselle de Manteul, s’écria le comte attendri à l’excès, puisque c’est à elle que je dois le bonheur de voir réuni tout ce que j’aime ? Je lui pardonne si bien, que je désire de tout mon cœur qu’elle épouse Zastrow, et que je veux même en parler à ma tante. Pardonne aussi, toi, chère Matilde, si je t’ai affligée, si j’ai détruit ta douce illusion. J’ai cru te devoir cette petite leçon ; c’est la dernière que je ferai, et dès ce moment je remets à Lindorf le soin de ta conduite et de ton bonheur. Vous savez si je l’ai désirée cette union qui comble tous mes vœux ! Ô ma Caroline ! ma sœur, mon ami ! mon cœur peut à peine suffire à tous les sentimens que vous inspirez au plus heureux des hommes.

Matilde le remercia mille fois de l’avoir éclairée sur son imprudence, qu’elle avoit peine à se reprocher, disoit-elle, puisqu’elle avoit avancé l’instant de leur réunion. Elle voulut ajouter à sa lettre à mademoiselle de Manteul quelques plaisanteries sur monsieur de Zastrow, seulement pour lui prouver qu’on l’avoit devinée.

Le comte ne s’étoit point trompé dans l’idée qu’il avoit prise d’elle sur le récit de Matilde. Mademoiselle de Manteul n’avoit eu d’autre motif qu’un goût très-vif pour le jeune baron de Zastrow. Il lui avoit rendu quelques soins avant ses voyages ; elle s’étoit même flattée de l’épouser à son retour. L’arrivée de Matilde à Dresde, les projets de sa famille, l’attachement que monsieur de Zastrow prit pour l’aimable épouse qu’on lui destinoit, tout anéantissoit ses espérances, lorsque la confidence de Matilde vint les ranimer. Elle ne s’étoit liée avec elle que pour se procurer les occasions de voir monsieur de Zastrow, de lui rappeler ses anciens sentimens, de pénétrer dans ceux de Matilde, de lui en inspirer, s’il étoit possible, pour quelque autre objet. Elle avoit espéré que ce seroit pour son frère, et c’est dans ce but qu’elle lui montra sa lettre. Sa joie fut extrême lorsqu’elle apprit que cet objet existoit déjà, et que sa jeune rivale étoit décidée à la plus ferme résistance. Il lui importoit trop qu’elle y persistât, pour ne pas l’encourager vivement ; mais cela ne suffisoit pas. Elle pensa que le meilleur moyen de parvenir à son but étoit d’éloigner Matilde de Dresde, et de l’engager à quelque démarche qui rompît absolument et sans retour le mariage projeté. Ce fut elle qui persuada à madame de Zastrow et à son neveu, qu’en effrayant Matilde on obtiendroit son consentement. On a vu quel parti elle sut tirer de cet effroi, et comme tout lui réussit. Elle recueillit cependant peu de fruit de ses intrigues : monsieur de Zastrow reconnut dans la chaise de poste l’ancienne femme de chambre de mademoiselle de Manteul, et, convaincu qu’elle avoit favorisé la fuite de Matilde, indigné du rôle perfide qu’elle avoit joué, il eut peine à le lui pardonner. Mais ces perfidies étoient une suite de l’amour qu’elle a pour lui, et quand l’amour-propre des hommes est flatté, ils sont toujours indulgens.

Revenons à nos heureux voyageurs. Le lendemain, la blessure de Lindorf alloit à merveille : le bonheur est un baume si salutaire ! On reprit donc la route de Berlin, Caroline et Matilde dans une des voitures, et les deux amis dans l’autre. Laissons les aimables belles-sœurs se parler des objets de leur tendresse, se féliciter de leur bonheur, former des plans délicieux pour l’avenir, et se lier d’une amitié qui durera toute leur vie ; laissons-les regarder souvent aux deux portières de la chaise de poste qui les suit, et s’impatienter d’arriver pour ne plus se quitter. Les deux amis la partageoient cette impatience ; mais les hommes sentent bien moins vivement ces petites privations qui font le désespoir des femmes sensibles. Peut-être sont-ils dans les grandes occasions plus ardens, plus passionnés, plus capables de tout pour l’objet de leur amour ; mais toutes les preuves journalières, tous les sentimens, toutes les nuances d’une passion vive, délicate et soutenue, n’appartiennent qu’aux femmes. Non-seulement les hommes n’en sont pas susceptibles, il en est peu même qui sachent les apprécier. Ceux-ci d’ailleurs avoient tant de choses à se dire ! et cependant la chaise rouloit depuis long-temps, et le plus profond silence y régnoit encore… Lindorf ne savoit par où commencer tout ce qu’il avoit à dire à l’époux de Caroline, et le comte craignoit que la moindre question n’eût l’air du doute ou du reproche : ce fut lui cependant qui parla le premier. Il exprima vivement à son ami tout ce qu’il avoit éprouvé à la lecture du cahier qu’il avoit remis à Caroline. Je confie sans la moindre crainte, lui dit-il, le bonheur de ma sœur à l’ami auquel je dois tout le mien, à celui qui, amoureux et aimé de la plus charmante femme de l’univers, sut non-seulement sacrifier sa passion, mais chercher à lui en inspirer pour un autre objet. Ô mon cher Lindorf ! si je vous dois le cœur de Caroline et le bonheur de Matilde, pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ?… Mais expliquez-moi cette révolution subite dans vos sentimens, que je ne puis comprendre. Ceux que vous témoignez à ma sœur ne sont-ils point un nouveau sacrifice de votre amitié généreuse ? ne cherchez-vous point à vous en imposer à vous-même ? est-il bien vrai que Caroline ?…

Mon cher comte, interrompit Lindorf vivement, je vous ferois des sermens si je ne savois pas que la parole de votre ami vous suffit ; croyez-le donc cet ami quand il vous assure qu’il est digne d’être votre frère, et qu’il n’exprime que ce qu’il sent. J’aime votre Caroline, sans doute, mais comme j’aime son époux, d’une amitié aussi pure, aussi vive, aussi inaltérable ; et j’aime ma chère Matilde comme la seule femme qui puisse actuellement me rendre heureux. Vous êtes surpris, je le vois ; apprenez donc tout ce qui s’est passé dans mon cœur depuis notre séparation. Vous lirez dans ce cœur que vous avez formé, et j’ose croire que vous en serez satisfait. Le comte se prépara à l’écouter avec la plus grande attention, et Lindorf commença.

Puisque vous avez lu mon cahier, mon cher comte, vous êtes instruit de l’époque et des détails de ma connoissance avec Caroline, et des sentimens qu’elle m’inspira. Je ne chercherai point à les justifier, vous savez s’il étoit possible de la voir avec indifférence ; j’atteste cependant le ciel que, malgré tous ses charmes, elle eût été sans danger pour moi, si j’avois eu le moindre soupçon des liens qui vous unissoient. Mais tout concouroit à me laisser dans l’erreur. Votre silence, l’âge de Caroline à peine sortie de l’enfance, le nom qu’elle portoit, la bonne chanoinesse qui me témoignoit ouvertement le plus vif désir de m’unir à son élève ; tout enfin m’assuroit qu’elle étoit libre, et qu’en osant l’adorer… Ô mon ami ! pourquoi votre fatale discrétion !… Mais passons sur ces temps où, coupable sans le savoir, j’offensois l’ami généreux pour qui j’aurois mille fois sacrifié ma vie. Il a lu l’expression de ma douleur, de mes remords, de la résolution que je pris, à l’instant qui me découvrit mon crime, de m’éloigner pour toujours. Je crus le réparer en quelque sorte ce crime involontaire, en faisant connoître à Caroline l’époux qu’elle fuyoit ; je savois que son âme étoit faite pour sentir, pour apprécier la vôtre, pour se donner à celui qui méritoit seul un bien si précieux.

Ah ! c’est ton amitié qui sut me peindre avec ces traits si flatteurs, si propres à faire impression sur elle, interrompit le comte avec feu. Cher Lindorf, c’est à toi seul que je dois le cœur de ma Caroline et tout le bonheur de ma vie ; sans toi, sans cet amour que tu te reproches, Caroline eût toujours ignoré, peut-être, que je pouvois faire le sien. Mais achève, cher ami ; il me tarde d’être convaincu que tu seras heureux comme moi, que Matilde peut récompenser le sublime effort qui dicta ton écrit et t’éloigna de Rindaw.

J’en partis, reprit Lindorf, bien décidé à ne revoir Caroline que lorsque je serois digne d’elle et de vous, et que j’aurois surmonté ma fatale passion ; j’étois loin de prévoir que cet heureux moment fût aussi prochain. La solitude de mon antique château de Ronebourg augmentoit mon amour et ma mélancolie. Mon imagination me transportoit sans cesse dans le pavillon de Rindaw ; je croyois voir Caroline, je croyois l’entendre ; et quand cette douce illusion se dissipoit, mon désespoir et mes remords devenoient plus déchirans. Votre arrivée et le récit que vous me fîtes, y mirent le comble. Vous aimiez Caroline ; votre bonheur dépendoit d’être aimé d’elle : dès cet instant je renouvelai le vœu de faire tous mes efforts pour surmonter ma passion, de me bannir plutôt pour jamais de ma patrie, et surtout de vous laisser toujours ignorer notre fatale rivalité. Oui, je l’aurois tenu ce vœu, qui devenoit chaque jour plus sacré ; jamais le nom de Caroline ne seroit sorti de ma bouche, si son apparition subite à Ronebourg, cette apparition que je ne puis comprendre encore, n’eût égaré ma raison.

Dispensez-moi de vous peindre ce que j’éprouvai dans cet affreux moment, où, la croyant expirante, je trahis le secret de mon cœur ; où je vous appris que cet ami, comblé de vos bienfaits, après avoir attenté à vos jours, osoit être votre rival. Je fus sur le point de vous venger moi-même, et de suivre celle que je croyois déjà privée de la vie ; mais elle fit quelques mouvemens ; je vis ses yeux se rouvrir, ses joues se colorer ; elle vous étoit rendue, je ne voulus point troubler votre bonheur par l’affreux spectacle de la mort de votre ami. Je passai dans ma chambre ; je vous écrivis une lettre, que vous aurez trouvée sur mon bureau ; et, montant à cheval, je m’éloignai rapidement sans savoir où j’irois, et sans penser à prendre aucun domestique avec moi.

La première journée, je marchai, sans tenir de route décidée, où mon cheval me conduisoit. Le soir, arrêté dans une mauvaise auberge, je cherchai cependant à rassembler mes idées ; je résolus de suivre mon premier projet, qui étoit de passer en Angleterre. J’avois écrit en cour pour en demander la permission, et je l’avois obtenue. Mon valet de chambre et mes équipages pouvoient me rejoindre ; rien ne devoit m’arrêter, et je pris tout de suite le chemin de Hambourg, où je voulois m’embarquer. Je courus la poste jour et nuit : ce mouvement continuel convenoit à l’agitation de mon âme, et le repos m’eût été insupportable. J’aurois voulu trouver, en arrivant à Hambourg, un vaisseau prêt à partir, et m’embarquer en sortant de ma chaise ce poste : heureusement il n’y en avoit pas. Quelques heures après mon arrivée, je fus saisi d’une fièvre ardente, qui dura plusieurs jours. Un médecin, que l’hôte fit appeler, me fit saigner si abondamment, qu’une foiblesse excessive succéda à la fièvre, et retarda mon départ. Forcé d’attendre à Hambourg le retour de ma santé et de mes forces, j’écrivis à mon valet de chambre de venir m’y joindre.

Cette maladie, suite bien naturelle de ce que j’avois éprouvé, et ma course forcée, furent sans doute un bonheur. Elle calma la violence de mes transports, et m’obligea, malgré moi peut-être, à suivre le plan que je m’étois prescrit, dès que je sus que vous étiez l’époux de Caroline. Je puis vous l’avouer à présent que je rougis de ma foiblesse, et que je l’ai surmontée ; mais, plus de vingt fois sur la route, je fus tenté de retourner à Ronebourg et de vous demander Caroline ou la mort. Si j’eusse été forcé de m’arrêter à Hambourg sans y tomber malade, peut-être aurois-je succombé, et je me serois à jamais rendu indigne de votre estime et de votre amitié. Ma fièvre, et surtout l’abattement de ma convalescence, me firent voir les objets sous un autre point de vue. Soit que le physique influe sur le moral, soit que ce fût le fruit des réflexions que je ne cessois de faire, ou que mon amitié pour vous, mon cher comte, fût assez forte pour triompher de l’amour, il est certain que ma passion s’affoiblissoit chaque jour, ou plutôt ma raison se fortifioit. J’adorois toujours Caroline, mais comme on adore la divinité, sans oser même imaginer de la revoir jamais. Je frémissois d’en avoir eu l’idée ; et, loin de conserver le désir de me rapprocher d’elle, j’éprouvois celui de m’éloigner davantage, et j’attendois Varner avec impatience.

J’étois dans ces dispositions lorsque le jeune baron de Manteul arriva à Hambourg, et vint loger dans la même auberge que moi. L’hôte lui parla tout de suite de ma maladie, lui exagéra le danger où j’avois été, les soins qu’il avoit pris de moi, ma peine à me rétablir, et lui inspira l’envie de me voir. Il se fit annoncer chez moi ; je connoissois de réputation cette famille saxonne ; je le reçus avec plaisir. Son extérieur me prévint en sa faveur, et sa conversation ne démentit point cette bonne opinion. Je fis sur lui la même impression. Au bout de quelques heures nous fûmes ensemble comme d’anciennes connoissances. Il alloit aussi en Angleterre ; mais il ne pouvoit s’arrêter plus de trois jours à Hambourg. Apprenant que je voulois aussi passer la mer, il me sollicita vivement de m’embarquer avec lui. Ma santé, qui se fortifioit chaque jour, me permettoit de partir, et je consentis avec plaisir à cet arrangement qui me procuroit une compagnie agréable.

Je laissai à l’hôte un billet pour mon valet de chambre, et deux jours après nous quittâmes Hambourg, M. de Manteul et moi, en nous félicitant mutuellement de cette heureuse rencontre. Nous convînmes aussi de ne point nous quitter en arrivant à Londres, et de prendre un logement commun entre nous deux. Ce jeune homme me convenoit d’autant plus, qu’il étoit presque aussi triste que moi, et souvent nous soupirions à l’unisson : il fut le premier à le remarquer. Pendant la traversée nous étions seuls sur le tillac, absorbés dans nos idées, et gardant tous les deux le plus profond silence. Manteul le rompit enfin. Je crois, me dit-il, que je découvre entre nous une nouvelle conformité ; convenez, mon cher Lindorf, que votre cœur est occupé, et que vous regrettez profondément quelqu’un dans votre patrie ? Je rougis ; mais détournant la question sur lui-même, je lui dis en riant qu’il venoit de me faire un aveu. Je ne le nie point, me répondit-il, et si vous connoissiez l’objet de mes regrets, vous en comprendriez la vivacité. Lorsque je quittai la Saxe, je croyois ne fuir que le danger d’aimer la plus charmante personne de l’univers ; depuis que je ne la vois plus, je sens que le mal étoit fait, et que je suis parti trop tard. — J’avouai que mon cœur n’étoit pas plus libre que le sien, mais sans rien ajouter de plus ; je cherchai même à détourner la conversation, et je me contentai de quelques réflexions vagues sur les peines de l’amour.

Notre courte navigation fut heureuse. Nous arrivâmes à Londres. L’aspect de cette grande ville, si riche, si peuplée, eut le pouvoir de me distraire de ma mélancolie. Comme je désirois sincèrement d’en guérir, je me livrai de moi-même à toutes les distractions qui se présentoient, et je m’en trouvai bien. Je recouvrai bientôt mes forces, ma santé, même une partie de la gaîté qui m’étoit naturelle ; cependant Caroline occupoit toujours mon cœur et ma pensée. Dans mes momens de solitude, je ne songeois qu’à elle ; mais comme je redoutois ce dangereux souvenir, je travaillois sans cesse à l’écarter, et j’étois seul le moins qu’il m’étoit possible. Manteul me quittoit rarement, s’attachoit davantage à moi tous les jours, et redoutoit à l’avance le moment de nous séparer. À son arrivée à Londres, il avoit trouvé chez son banquier des lettres de Dresde, qui parurent lui faire le plus grand plaisir.

Il seroit possible, me dit-il alors, que son retour dans sa patrie fût plus prochain qu’il ne l’avoit pensé ; mais l’événement qui le rappelleroit seroit si heureux pour lui, qu’il ne regretteroit que moi. Il m’étoit aisé de voir qu’il auroit voulu m’ouvrir entièrement son cœur ; mais peut-être alors eût-il exigé le réciproque, et j’étois décidé à ne confier jamais à personne le secret de ma fatale passion, à ne jamais prononcer le nom de Caroline. J’évitai donc sans affectation de lui demander celui de l’objet de son attachement, ou de lui faire aucune question qui pût amener une confidence.

Nous avions été présentés par M.*** de J.*** notre envoyé à la cour de Londres, chez plusieurs seigneurs. Un jour nous étions à dîner avec beaucoup d’hommes, chez milord Salisbury. Au dessert, il fut question de toster. Vous connoissez sans doute cet usage anglois, qui consiste à porter à la ronde la santé de la femme qui nous intéresse le plus ? Lorsque ce fut mon tour, mon cœur disoit Caroline, et ma bouche faillit à le prononcer ; je me retins cependant, et je priai qu’on me dispensât de nommer celle dont je portois la santé. On me plaisanta beaucoup sur ma discrétion, et l’on but à la ronde la santé de la belle inconnue.

Je ne serai point aussi discret que Lindorf, dit Manteul en prenant son verre, et je fais gloire de boire à la santé de l’aimable Matilde de Walstein. Ce nom me frappa si fort, que je crus avoir mal entendu ; mais il fut répété plusieurs fois, et je ne pus douter que ce ne fût bien Matilde elle-même, cette Matilde dont j’avois été si tendrement aimé, et que j’avois si cruellement offensée.

Je ne puis vous exprimer de quel trouble je fus saisi, moi qui, l’instant auparavant, n’aurois pas cru possible qu’un autre nom que celui de Caroline eût pu me faire la moindre impression.

Manteul étoit trop loin de moi pour lui parler, pour lui demander si cette Matilde étoit bien celle qu’il aimoit ; mais pouvois-je en douter ? Sa physionomie s’étoit animée en prononçant son nom, en l’entendant répéter. Je le regardai, et je le trouvai mieux encore qu’à l’ordinaire ; il me parut fait pour être aimé, et sans doute il l’étoit de Matilde. Ces lettres qui l’ont rendu si content, étoient sans doute de Matilde ; ce retour si prompt à Dresde, et qui doit le rendre si heureux, est sans doute ordonné par Matilde ; sans doute il doit recevoir sa main ; il a déjà son cœur. Toutes ces idées m’occupèrent, et pendant le reste du dîner, et pendant le spectacle, où je fus entraîné malgré moi. J’aurois voulu pouvoir parler tout de suite à Manteul, pénétrer dans son cœur ; je me reprochois d’avoir évité ses confidences ; je craignois d’avoir manqué le moment ; enfin j’étois agité au point que, ne pouvant rester plus long-temps au spectacle, que je ne regardois ni n’écoutois, je pris le parti de le quitter, et de rentrer chez moi, où j’attendis Manteul avec une impatience dont je ne pouvois me rendre raison à moi-même.

Il ne tarda pas à rentrer ; ma prompte sortie du spectacle l’avoit alarmé. À peine lui donnai-je le temps de me le dire ; je lui demandai tout de suite si cette Matilde de Walstein dont il avoit porté la santé, sœur du comte de Walstein, ambassadeur en Russie, étoit celle qu’il aimoit ? — Oui, sans doute, me répondit-il avec feu ; c’est elle-même ; c’est votre charmante compatriote : est-ce que vous la connoissez ? Elle étoit bien jeune lorsqu’elle quitta Berlin. — Je connois beaucoup son frère, lui dis-je en éludant ainsi sa question. Le comte de Walstein est pour moi plus qu’un ami ; il est mon père, mon bienfaiteur, ce que j’ai de plus cher au monde. — Ô mon cher Lindorf, me dit Manteul en m’embrassant avec transport, s’il est vrai que vous soyez lié à ce point avec le frère de ma chère Matilde, je puis vous devoir mon bonheur. Elle m’a souvent protesté que ce frère auroit seul le droit de disposer d’elle. Vous lui parlerez pour moi ; vous le préviendrez en ma faveur ; dites-moi que vous le ferez. — N’en doutez pas, mon ami. Si Matilde trouve aussi son bonheur dans cette union, j’userai de tout le pouvoir que l’amitié me donne sur le comte pour l’engager à la former. Mais je croyois Matilde engagée avec le baron de Zastrow. — Ah ! c’est ce cruel engagement, ou plutôt ce projet de mariage qui put seul me décider à m’éloigner de Dresde. J’étois ami de Zastrow ; je ne voulois pas devenir son rival ; j’ignorois alors la répugnance extrême que Matilde a pour lui. Une lettre de ma sœur, que je trouvai en arrivant ici, me l’apprend, et me donne les espérances les plus flatteuses. — Quoi ! vous n’en aviez aucune jusqu’à cette lettre ? — Aucune absolument. Matilde ne m’a jamais témoigné que de l’estime, et cette simple amitié que je croyois une suite de celle qu’elle a pour ma sœur. Elle ne paroissoit pas même s’apercevoir de la préférence que je lui donnois sur toutes les femmes ; et, je crois déjà vous l’avoir dit avant de m’éloigner d’elle, j’ignorois moi-même la force de mes sentimens. La lettre de ma sœur, en me faisant entrevoir la possibilité d’être heureux, m’a fait sentir combien j’aimois sa charmante amie.

Je brûlois de la voir, cette lettre, et mon envie fut satisfaite. Il la tira de son porte-feuille et me la donna. — Lisez, mon ami, me dit-il ; voyez si je n’ai pas lieu de me flatter d’être aimé. Je la pris, et je la lus avec une émotion excessive.

« Mademoiselle de Manteul blâmoit son frère d’être parti, de n’avoir pas suivi ses conseils, et fait ouvertement sa cour à la jeune comtesse. M. de Zastrow n’auroit point dû l’arrêter ; il étoit détesté ; et jamais ce mariage n’auroit lieu : tout lui prouvoit, au contraire, que Manteul étoit aimé. Elle avoit déjà remarqué bien ces choses avant son départ ; à présent elle n’en doutoit plus. Matilde avoit témoigné le chagrin le plus vif en apprenant qu’il étoit parti, au point même d’en verser des larmes. Elle avoit perdu sa gaîté ; et ce qui m’assure, disoit-elle, que votre absence seule cause sa tristesse, c’est qu’elle semble redoubler quand on parle de l’Angleterre. Elle disoit hier avec un charmant petit dépit : Ah ! cette Angleterre ! je ne sais pourquoi tous les hommes ont la passion d’y courir. Je crois, mon frère, que voilà d’assez bons symptômes. Si vous en voulez un plus fort encore, c’est qu’elle m’a priée de lui montrer les lettres que vous m’écririez. Profitez de cet avis ; il est temps encore, peut-être, de réparer la sottise que vous avez faite, en vous éloignant de Dresde. Écrivez-moi tout de suite une lettre qui n’ait pas l’air d’une réponse à celle-ci. Confiez-moi vos sentimens pour ma jeune amie ; chargez-moi de pénétrer les siens ; dites que le doute seul vous a fait partir, mais qu’à la moindre lueur d’espérance vous êtes prêt à revenir. Elle lira cette lettre ; elle la lira devant moi. Je verrai l’impression qu’elle fera sur elle, et certainement le secret de son cœur n’échappera pas à ma pénétration. J’espère dans ma première vous apprendre quelque chose de plus certain, et hâter votre retour, etc. »

Cette lettre me parut en effet la preuve sûre que Matilde aimoit le frère de son amie. J’éprouvois malgré moi le sentiment le plus pénible, une espèce de colère intérieure que je ne pouvois définir, et que je m’efforçois de cacher. Je lui rendis sa lettre, en confirmant les espérances flatteuses qu’elle lui donnoit.

J’ai écrit à ma sœur, me dit-il, conformément à ce qu’elle me prescrivoit, et j’attends sa réponse avec la plus vive impatience. Si, comme elle le pense, elle m’est favorable ; si Matilde accepte mes vœux ; si elle me permet de prétendre à son cœur et à sa main, vous voudrez bien, mon cher Lindorf, me servir auprès du comte : vous devoir mon bonheur, est un moyen de l’augmenter encore. Je le lui promis solennellement, mais non pas sans éprouver quelque chose qui ressembloit assez à la jalousie. Le portrait qu’il me fit de votre charmante sœur y mit le comble. Je ne pus lui cacher que je l’avois vue souvent avant son départ pour Dresde, chez sa tante de Zastrow. Non, me disoit-il, non, vous ne la connoissez pas. Lorsque Matilde quitta Berlin à peine sortoit-elle de l’enfance, et vous ne pouvez vous imaginer combien elle a gagné depuis ce temps-là, à quel point elle s’est formée, développée. Il est possible d’être plus belle que Matilde ; il ne l’est pas de réunir plus de grâces et en même temps plus de noblesse, d’avoir un ensemble plus séduisant. Ses traits ne sont pas réguliers, mais chacun d’eux a une expression qui lui est propre : sa physionomie varie à chaque instant ; elle est le miroir du cœur le plus excellent, et de l’esprit le plus aimable. Tantôt gaie, badine, folâtre, mutine même, elle inspire la joie et le plaisir à tout ce qui l’entoure ; dans d’autres momens, douce, sensible, caressante, elle attendriroit l’âme la plus froide : voilà celle que je voyois tous les jours. Ai-je pu résister à tant de charmes ? et jugez de mon bonheur si je puis les posséder !

Ah ! sans doute, j’en pouvois juger par mes regrets de l’avoir négligé ce bonheur, lorsqu’il m’étoit offert. Quoi ! j’avois été aimé de cette adorable personne, dont chaque trait se gravoit dans mon âme ; il n’avoit tenu qu’à moi, qu’à moi seul de m’unir à elle. Mais l’avois-je mérité ce bien dont je connoissois trop tard tout le prix ? N’a-t-elle pas dû l’oublier cet homme qui n’a payé ses sentimens que de la plus noire ingratitude, qui l’a négligée, abandonnée ; qui, livré tout entier à une autre passion, a repoussé durement le cœur qui se donnoit à lui, et l’a forcé de chercher un autre objet d’attachement ?

Ces idées qui se succédoient dans mon imagination comme des éclairs, me donnoient un air sombre et préoccupé, dont Manteul dut être surpris ; mais le sujet de la conversation l’intéressoit trop pour qu’il s’aperçût de rien. Il auroit voulu me parler plus long-temps de sa chère Matilde et de ses espérances ; mais il ne m’étoit plus possible de l’entendre de sang froid. Je prétextai une migraine, et il me laissa.

Il me tardoit d’être seul, de chercher à démêler ce qui se passoit chez moi, pourquoi j’éprouvois cette agitation singulière pour un événement que j’aurois dû prévoir et désirer. Puisque je n’aimois pas Matilde, puisque j’avois renoncé à son cœur, à sa main, aux droits que j’avois sur elle, ne devois-je pas être charmé qu’un autre lui rendît plus de justice, et réparât tous mes torts ? Ah ! je l’étois si peu, qu’il me paroissoit que Manteul m’enlevoit un bien qui m’appartenoit, et que j’avois l’inconséquence, l’injustice d’accuser Matilde de légèreté, et de lui reprocher une inconstance dont j’étois moi-même si coupable.

Je me rappelois toutes les circonstances de notre liaison, ces promesses si tendres, si naïves, si souvent répétées dans ses lettres, de n’aimer jamais que moi, et je disois : Toutes les femmes sont légères ; comme si je n’avois pas été la preuve que les hommes n’ont pas trop le droit de se plaindre d’elles !

Je réfléchis ensuite sur ma position avec Manteul, sur cette fatalité qui me rendoit pour la seconde fois le rival d’un ami ; mais je n’osois convenir avec moi-même que j’étois son rival, et je me promis, s’il étoit aimé, comme tout m’en assuroit, de le servir avec toute la vivacité et la chaleur de l’amitié. Je lui en renouvelai l’assurance, et nous attendîmes avec une égale impatience la réponse de sa sœur, qui devoit contenir l’arrêt de son sort. Il me paroissoit quelquefois qu’elle seroit aussi l’arrêt du mien. — Et Caroline… Caroline est donc entièrement oubliée ! Est-elle effacée de ce cœur où elle a régné avec tant d’empire ? — Non, mon ami ; Caroline est présente à mon cœur, à ma pensée, plus que je ne le voudrois ; mais j’écarte autant qu’il m’est possible ce dangereux souvenir. Depuis quelque temps, je pense plus à Caroline de Walstein qu’à Caroline de Lichtfield ; mon imagination n’erre plus dans le parc de Rindaw ni dans le petit pavillon. Je vois Caroline occupant à Berlin l’hôtel du meilleur des hommes, du plus aimable des époux, et goûtant tout son bonheur : je sens que bientôt je pourrai penser à elle sans remords. Son nom se lie, s’identifie tous les jours davantage avec le vôtre dans mon cœur : déjà je ne les sépare plus, et je vous aime presque également ; déjà le nom de Matilde, que Manteul prononce sans cesse, me donne une émotion plus vive, et d’un genre que je connois trop bien pour ne pas la distinguer. Voilà, mon cher ami, ma guérison bien avancée ; vous allez savoir ce qui va l’achever.

Nous avions formé le projet, dès notre arrivée en Angleterre, d’en parcourir les différentes provinces ; mais croyant y passer l’hiver, nous avions remis ce voyage au printemps prochain. Manteul, décidé à repartir tout de suite si les lettres de sa sœur le rappeloient à Dresde, me pria de ne pas le différer, et de voir au moins les endroits les plus intéressans. Depuis ces confidences, j’éprouvois un malaise, une agitation intérieure qui ne me permettoient pas de rester en place. Je pensai qu’un voyage me feroit du bien, et je consentis à ce que mon ami désiroit. Nous partîmes donc ; nous parcourûmes plusieurs provinces ou comtés, la principauté de Galles, et nous vîmes tout ce que ces différens lieux pouvoient offrir de curieux et d’intéressant.

Ce n’est pas le moment, mon cher comte, de vous donner des détails sur un pays où la paix et la liberté entretiennent l’abondance, où les campagnes, cultivées par de riches fermiers, ne sont pas, comme les nôtres, le théâtre des guerres sanglantes et des désastres affreux qui en sont la suite. Sûrs de pouvoir les nourrir, ils ne craignent point de donner le jour à de nombreux citoyens. Les villages, ou petites villes principales des provinces sont extrêmement peuplées, et tout le monde a l’air à son aise et heureux. La noblesse angloise passe une partie de l’année dans ses terres, et contribue à l’aisance de ses vassaux. Ces belles demeures sont entretenues avec un soin, une élégance bien au-dessus de la triste magnificence de nos antiques châteaux. Si l’on veut avoir une idée de la belle nature et des agrémens que peut offrir le séjour de la campagne, c’est en Angleterre qu’il faut aller. — Vous augmentez mon désir de connoître ce pays, dit le comte ; je veux y mener ma chère Caroline : en attendant j’aurai bien des choses à vous demander. — Je ne serai peut-être pas en état d’y répondre, reprit Lindorf ; nous avons voyagé trop rapidement, et nous avions l’esprit et le cœur trop occupés pour remarquer tout ce qui méritoit de l’être. Je ne puis vous parler que de ce qui doit nécessairement frapper tout étranger qui voit l’Angleterre pour la première fois.

L’impatience d’avoir des nouvelles de Dresde nous fit abréger notre tournée, et reprendre le chemin de Londres, où nous espérions en trouver. J’étois certainement plus agité que Manteul ; il se livroit aux plus douces espérances, et ne doutoit presque plus de son bonheur. Je n’en doutois pas plus que lui ; mais, loin de le partager, je l’enviois. Plus il étoit content, plus mon dépit secret et ma tristesse redoubloient.

Je lui parlois cependant à tous momens de Matilde ; je me faisois répéter jusqu’aux moindres circonstances de sa vie ; j’étois aussi inépuisable en questions sur elle, que Manteul dans ses réponses : nous n’avions plus d’autre sujet de conversation, et à chaque instant ma jalousie, ma douleur, mes regrets, je dirai presque mon amour, prenoient de nouvelles forces. Manteul ne trouva point à Londres de lettre de sa sœur ; mais deux jours après notre arrivée, je venois de me lever, et j’allois passer chez lui, lorsque son laquais me remit de sa part un paquet cacheté, dans une enveloppe à mon adresse. Surpris de cet envoi, au moment où nous devions déjeûner ensemble, j’allois entrer chez lui avant même de l’ouvrir, mais on me dit qu’il venoit de sortir, et qu’il ne reviendroit que pour le dîner. Mon étonnement augmenta ; j’ouvris le paquet, non sans quelque émotion : elle devint plus forte encore lorsque je vis qu’il renfermoit une lettre ouverte, qui paroissoit en contenir une autre adressée à Manteul, avec le timbre de Dresde. C’étoit sans doute la réponse de sa sœur et une lettre de Matilde ; mais pourquoi ne pas me l’apporter lui-même ? Malgré mon impatience de lire, je commençai par quelques lignes que Manteul avoit écrites dans l’enveloppe. La voici, dit Lindorf, en prenant des papiers dans son porte-feuille ; jugez quelle dut être ma surprise.

« J’ignore si c’est au meilleur des amis, ou bien au plus dissimulé des hommes, que j’envoie les lettres que je viens de recevoir. M’en rapporter absolument à lui sur l’opinion que je dois avoir de lui-même, c’est lui prouver ce que je cherche à croire, malgré toutes les apparences… Quoi ! Lindorf, vous êtes l’amant de Matilde ! Vous êtes son amant aimé, l’époux de son choix, nommé par son frère, accepté par son cœur, celui auquel elle sacrifieroit sans balancer les hommages de l’univers ; et c’est d’elle que je l’apprends ! Ô Lindorf, quel pouvoit être le motif de cet inconcevable mystère ? Je ne puis vous croire coupable d’une lâche trahison. Non, Lindorf, je ne le crois pas ; mais j’ai droit d’exiger de vous de la confiance et de la sincérité… Je m’y perds, et j’avoue que j’ai craint de vous voir dans le premier moment… Envoyez-moi votre réponse au café d’Orange. Rien ne doit plus vous empêcher d’être sincère : puisque vous êtes aimé, vous n’avez plus de rival.

Ch. de M. »


Non, mon ami, tout ce que j’éprouvai dans cet instant ne peut se décrire. Quoi ! j’étois encore aimé de cette charmante et constante Matilde ! Quoi ! c’étoit pour moi, pour cet ingrat qui l’offensoit, qu’elle refusoit les hommages de Zastrow, de Manteul, qu’elle refuseroit ceux de l’univers ! Cette phrase, soulignée dans le billet de Manteul, étoit sans doute dans la lettre que j’allois lire. Je déployai celle de sa sœur ; elle en renfermoit une à mon adresse, dont l’écriture m’étoit bien connue. Un mouvement involontaire me la fit approcher de mes lèvres ; j’allois l’ouvrir, et jouir de tout mon bonheur, quand une réflexion cruelle vint le troubler et m’arrêter. C’étoit aux dépens d’un ami que j’allois être heureux, et cet ami étoit dans le cas de me croire perfide. Je ne pus soutenir cette idée : vous êtes fait, mon cher comte, pour comprendre tout ce que j’éprouvai, même par les souvenirs qu’elle me retraça. C’étoit la seconde fois que l’amour et l’amitié étoient en opposition dans mon cœur : l’amitié devoit toujours l’emporter. Il me fut impossible de lire mes lettres avant de m’être justifié auprès de Manteul, avant d’avoir, pour ainsi dire, son aveu.

Je les serrai dans mon bureau, et je me hâtai d’aller le chercher. J’allai d’abord au café qu’il m’indiquoit ; il n’y étoit pas encore. J’aurois dû l’attendre ; mais l’attente dans ce moment-là n’étoit pas supportable, et je préférai de le chercher ailleurs. J’aimois mieux lui parler que lui écrire : une lettre assez détaillée pour lui donner la clef de ma conduite n’alloit pas à mon impatience ; cependant, comme nous pouvions nous croiser pendant que je le chercherois, je pris le parti de laisser un mot pour lui au café même. Je lui disois seulement « Qu’il me rendoit justice en me croyant incapable d’une perfidie ; que j’avois, il est vrai, bien des torts à me reprocher, mais non pas vis-à-vis de lui, et que Matilde seule étoit en droit de se plaindre. Je le priois de m’attendre à ce même café, et je lui promettois toutes les explications qu’il pourroit désirer ; je l’assurois que je n’aurois pas un instant de repos qu’il ne m’eût entendu. Je n’ai pas lu, lui disois-je, ni ne lirai un seul mot des lettres que vous m’avez envoyées, que je ne vous aie vu. Je crois vous prouver par là le prix que j’attache à votre estime et à votre amitié. »

Après avoir remis ce billet au garçon du café, je continuai ma recherche. J’allai à l’hôtel de Prusse, au parc, chez nos connoissances ; je le manquai partout, et je revins au café. J’appris avec chagrin qu’il venoit d’en sortir, et qu’il avoit à son tour laissé un billet pour moi. On me le donna, et le voici.

« J’aurois voulu, mon cher Lindorf, vous attendre et vous revoir, mais cela ne m’est pas possible. Lord Cavendish vient de me proposer de l’accompagner aux courses de Newmarket ; il part à l’heure même, et me laisse à peine le temps de vous dire un mot. Vous savez combien je désirois de les voir ces fameuses courses ; j’accepte donc l’offre de lord Cavendish, avec d’autant plus de plaisir, que j’ai besoin de distraction dans ce moment. Votre billet, et plus encore votre empressement à me chercher, même avant d’avoir lu vos lettres, m’apprennent tout ce que je veux savoir à présent. Lisez-les, mon cher ami, et si vous n’êtes pas demain sur la route de Dresde, vous ne méritez pas votre bonheur. Si quelque chose pouvoit altérer mon estime et mon amitié, ce seroit de vous retrouver à Londres, ou d’apprendre après demain que vous y êtes encore. Adieu, mon cher Lindorf ; soyez heureux autant que vous pouvez et devez l’être, avec la plus aimable des femmes. Je vais en chercher une qui lui ressemble, et dont le cœur ne soit pas engagé. Si le séjour et les plaisirs de Newmarket ont l’effet que j’en attends, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Donnez-moi des vôtres, et ces détails que vous m’avez promis, non point à titre d’explication, je n’en ai plus besoin, mais comme une confidence bien intéressante pour votre ami et celui de Matilde. Vous avez des torts avec elle, dites-vous ; elle seule a droit de se plaindre. Ah ! Lindorf, heureux Lindorf ! courez, voyez-la ; et ces torts seront les derniers de votre vie.

Ch. de M. »


À peine eus-je fini ce billet, que je volai chez lord Cavendish, espérant les trouver encore : ils étoient partis en poste. J’hésitai si j’essaierois de les rejoindre, mais des motifs si forts, un sentiment si vif m’attiroient ailleurs, que je ne pus y résister. Je relus le billet de Manteul, et je compris que, puisqu’il me fuyoit, je ne devois pas le forcer à revoir, dans les premiers momens, un rival aimé. Mais étoit-il vrai que j’étois aimé de cette généreuse Matilde ? Je ne le savois encore que par Manteul, et je brûlois d’en lire la confirmation. Je rentrai donc chez moi, et je lus enfin ces deux lettres que je vais vous montrer. Vous commencerez, comme je le fis moi-même, par celle de mademoiselle de Manteul ; quelque vive impatience que j’eusse de lire celle dont la seule adresse faisoit palpiter mon cœur, je tremblois de l’ouvrir. Chaque mot tracé par Matilde étoit un reproche cruel pour ce cœur. Elle ignoroit peut-être mon infidélité ; mais en étois-je moins coupable, et l’expression de sa naïve tendresse n’alloit-elle pas ajouter à mes torts, et me rendre odieux à moi-même ? Je lus donc d’abord celle-ci ; et il la tendit au comte, qui la parcourut.

Mademoiselle Manteul débutoit par demander mille pardons à son frère de lui avoir donné un faux espoir ; induite elle-même en erreur, elle avoit cru de bonne foi ce qu’elle désiroit avec passion, qu’il étoit l’objet secret des sentimens de Matilde. « C’est votre lettre même, cette lettre que je vous avois demandée, et dont j’attendois un si bon effet, qui a détruit toutes mes espérances. Non, mon frère, ce n’est pas vous qui êtes aimé. Matilde a disposé depuis long-temps de son cœur ; elle refuse les hommages de Zastrow, les vôtres ; elle refuseroit ceux de l’univers, et c’est en faveur de votre nouvel ami, de ce baron de Lindorf dont vous me parlez. Elle n’a vu que son nom dans votre lettre, et son émotion a trahi le secret de son cœur. Mais ce n’en est pas un pour vous ; vous le savez déjà sans doute ; puisque vous êtes aussi lié avec M. de Lindorf, il aura sûrement eu pour vous la même confiance ; il vous aura dit que depuis plus de deux ans il est engagé avec la jeune comtesse de Walstein. C’est d’abord le comte, son frère, intime ami de ce Lindorf, qui désira cette union ; mais bientôt leurs cœurs furent d’accord sur ce projet ; et Matilde assure qu’il n’y a que sa mort ou l’inconstance de Lindorf qui puisse le rompre, et que jamais elle ne sera qu’à lui. Votre amour, mon cher frère, devient donc la chose du monde la plus inutile. Je vous connois assez raisonnable, assez généreux pour être sûr qu’il va se changer en amitié, et que vous trouverez même du plaisir à servir en même temps Matilde et votre ami. Vous le pouvez en lui remettant cette lettre, que la pauvre petite ne savoit comment lui faire parvenir. Ce n’est pas elle qui vous le demande ; c’est moi qui l’ai voulu. Je pense que c’est le moyen le plus sûr de vous guérir tout à coup. Dites, répétez bien à M. de Lindorf, que sa jeune amie gémit sous l’oppression de sa tante ; qu’elle sera forcée d’épouser ce Zastrow qu’elle abhorre, et qu’elle en mourra certainement. Engagez-le à partir à l’instant même, à venir la consoler, la délivrer, l’enlever même s’il le faut ; je ne vois que cela pour la tirer d’affaire. Qu’auroit-il à craindre, puisqu’il est autorisé par le frère ? J’aurois sans doute préféré que ce fût vous, Charles ; mais son cœur étoit donné autant qu’elle vînt à Dresde. N’y pensez donc plus que pour lui rendre un service essentiel à son bonheur, et peut-être à celui de votre sœur. »

Cette dernière phrase qui avoit échappé à Lindorf et à Manteul, fit sourire le comte, et le confirma dans l’idée qu’il avoit des motifs qui faisoient agir mademoiselle de Manteul. Il rendit la lettre à son ami, qui lui donna celle de Matilde. — Lisez, lui dit-il, et voyez quelle impression dut faire sur mon cœur cette ingénuité si touchante ; il étoit impossible que ce cœur sensible et reconnoissant ne se donnât pas entièrement à celle qui, malgré tous mes torts, m’avoit conservé le sien.


Dresde, ce…


« Oui, monsieur le baron, c’est bien Matilde qui vous écrit, c’est votre amie Matilde. Elle a tort de vous écrire, sans doute ; elle ne devroit pas rompre la première ce beau silence. Oh ! oui, je sais que j’ai tort ; mais je sais mieux encore que je ne puis m’en empêcher. Il y a des momens dans la vie où le cœur parle beaucoup plus fort que la raison, et l’oblige à se taire ; il dit tant, tant de choses, qu’on n’entend plus que lui, et qu’il faut absolument finir par faire tout ce qu’il veut. Il m’assure, par exemple, que je serai moins malheureuse quand j’aurai conté mes peines à mon ami ; et je sens déjà qu’il dit vrai. Depuis que j’écris, il me semble que mes chagrins sont presque changés en plaisirs. Hélas ! ils reviendront bien vite ; ma lettre finira, et mes tourmens recommenceront, et mon frère sera toujours en Russie, et Lindorf toujours en Angleterre, et Zastrow toujours à Dresde, et la pauvre Matilde toujours persécutée. Ma tante… Elle me demande seulement l’impossible. Ai-je deux cœurs, pour en donner un à ce Zastrow ? et quand j’en aurois mille, ne seroient-ils pas tous à celui… à celui… Tenez, Lindorf, depuis que cette lettre est commencée, depuis même que j’ai pris la résolution de l’écrire, je n’ai cessé de penser comment je pourrois vous dire tout ce que j’ai à vous dire. Pour peu que j’y pense encore, je ne dirai rien du tout, et vous ne me comprendrez point. Je ne veux plus m’occuper de la manière ; je vais laisser aller ma plume et mon cœur comme ils voudront. Je veux exiger de la sincérité, il faut bien en donner l’exemple… Oui, monsieur le baron… Voilà que je pense encore à la manière. Eh bien, oui, mon cher, mon très-cher Lindorf, je vous aime, et je vous aimerai toute ma vie, au moins je le crois ; mais, quoi qu’il en soit, jamais je ne prendrai d’autres engagemens, et je mourrai Matilde de Walstein ou Matilde de Lindorf. Que ce projet d’éternelle constance ne vous effraye pas, mon bon ami ; il ne vous regarde point. Je suis loin d’imaginer que vous deviez le former aussi : c’est avec moi seule que j’ai pris cet engagement, et non point avec vous. Les hommes, dit-on, peuvent changer autant qu’il leur plaît, sans être moins estimables à leurs propres yeux, ni moins aimables à ceux des femmes : il faut bien que cela soit, puisque mon frère, le plus sage des hommes, change d’avis aussi, lui, sans qu’on sache pourquoi, et qu’il semble ne plus aimer sa sœur. Lindorf, cher Lindorf, tenez-moi lieu de ce frère qui m’abandonne. Il est trop loin pour que je puisse réclamer son amitié ; mais la vôtre, Lindorf, viendra sûrement à mon secours. Conseillez-moi ; dites-moi ce que je puis faire pour éviter un lien qui me fait horreur, pour me conserver… hélas ! à moi-même, si ce n’est plus à Lindorf, si tout ce qu’on me dit est vrai, si un nouvel objet… Mais ce n’est pas là ce que je vous demande ; je le saurai toujours assez, et cela ne changeroit rien à ma façon de penser, ni sur vous, ni sur M. de Zastrow, ni sur tous les hommes du monde. Jamais il n’y en aura qu’un seul pour moi ; je sais cela : qu’ai-je besoin d’en savoir davantage ? Dites-moi seulement que vous serez toujours l’ami de Matilde. Ce mot d’ami dit tout ; il m’assure de votre bonne foi, de votre franchise, de vos bons conseils, de votre empressement à me répondre, à me tirer de l’inquiétude cruelle que me donne votre silence, celui de mon frère, votre absence à tous les deux, et cet abandon qui ressemble à la fâcherie, à l’oubli, à la mort, et qui causera, s’il dure plus long-temps, celle de Matilde de Walstein.

» J’ignore même comment je dois adresser cette lettre, et vous la faire parvenir. En vérité, je ne sais lequel est le plus méchant, mon frère ou vous ; mais vous êtes tous les deux… vous êtes… tout ce que j’aime au monde : n’est-ce pas comme qui diroit des ingrats ? »

Le comte fut attendri en lisant cette lettre ; il se reprocha vivement de s’être laissé trop absorber par sa passion pour Caroline, et d’avoir négligé sa sœur. Il n’auroit pas dû s’en tenir à une seule lettre ; il devoit penser qu’on auroit pu l’intercepter ; il devoit y aller lui-même. Enfin il en vint à croire que lui seul avoit eu tort.

Vous pouvez juger, lui disoit Lindorf, de l’impression que me fit cette lettre, par celle qu’elle vous fait à vous-même. Le comte voulut la lui rendre. — Non, mon ami, gardez-la ; et si jamais j’étois assez malheureux pour l’oublier, pour causer encore un instant de chagrin à ma chère Matilde, vous n’aurez qu’à me la montrer, pour me faire tomber à ses pieds. Je ne balançai pas un moment après l’avoir lue, sur ce que je voulois faire. Voler auprès d’elle, la consoler, réparer mes torts, l’arracher à la tyrannie, lui consacrer ma vie entière, étoient actuellement le seul vœu, le seul projet de mon cœur. Je vis clairement qu’on lui en imposoit, puisqu’elle vous croyoit encore en Russie. Sans doute on interceptoit vos lettres ; elle étoit entourée de piéges, de gens dévoués à Zastrow. Le danger me parut pressant, et je résolus de partir dès le lendemain. Manteul seul pouvoit me retenir encore ; mais je relus son billet, il étoit positif : Si quelque chose pouvoit altérer son estime et son amitié, c’étoit de différer d’un seul jour mon départ. Je résolus cependant de ne point me séparer de lui, de ne point quitter l’Angleterre sans avoir levé jusqu’au moindre doute qui pouvoit lui rester sur ma conduite, et sur le mystère que je lui avois fait de mes engagemens avec Matilde.

J’employai le reste de cette journée à lui écrire, à lui faire le récit de tout ce qui s’étoit passé dans mon cœur depuis l’instant où vous aviez formé cette union, et je ne lui cachai que le nom de Caroline. J’avouai que tout ce qu’il m’avoit dit de Matilde avoit ranimé mes sentimens pour elle, mais que me rendant justice, et sentant combien j’avois peu mérité qu’elle m’eût conservé les siens, j’étois décidé à les cacher, à réparer mes torts avec elle, en la servant dans sa nouvelle inclination. Ma lettre fut longue et détaillée ; j’écrivois encore quand un laquais de Manteul, qu’il avoit pris avec lui à Newmarket, entra chez moi, et me remit un nouveau billet de sa part, qu’il m’envoyoit de la première poste. C’étoit une répétition du précédent. Il craignoit qu’il ne me fût pas parvenu, que mon départ ne fût différé, et se servoit des motifs les plus forts pour le hâter. Pour achever de m’ôter toute espèce d’inquiétude sur son compte, il m’assuroit « qu’il regardoit cet événement comme un bonheur. Trop jeune encore pour se marier (il n’a pas vingt ans), il auroit fait une folie que Matilde seule pouvoit excuser. L’idée d’être aimé d’elle lui avoit fait tourner la tête ; la certitude du contraire lui rendoit la raison et la liberté. Il alloit en profiter pour s’instruire et s’amuser en voyageant encore quelques années ; il espéroit de me revoir une fois l’heureux époux de la plus aimable des femmes. Quels que fussent les motifs qui m’éloignoient d’elle, et les torts que je me reprochois, il étoit sûr que je n’aurois qu’à la voir pour sentir tout mon bonheur. Il me connoissoit trop d’ailleurs pour croire que je balancerois un instant à voler à son secours, ne fût-ce même qu’au titre d’ami, si je n’étois plus libre d’accepter celui qui m’étoit offert. Il finissoit par me dire que son laquais avoit ordre de ne le rejoindre qu’après m’avoir vu monter dans ma chaise de poste. »

Je lui remis l’immense lettre que j’avois écrite à son maître, et il repartit pour Newmarket au moment où je m’éloignai de Londres. Ma traversée fut très-heureuse et très-prompte ; le vent étoit favorable. Je trouvai Varner à Hambourg, qui attendoit depuis trois semaines qu’un vaisseau pût mettre à la voile. Ils étoient tous retenus dans le port par les vents contraires, et le bon Varner gémissoit de ce retard. Il me remit votre billet ; et mon banquier, que je vis le même jour, me donna la lettre qui l’avoit suivi. Tous les deux étoient également pressans ; vous exigiez le retour le plus prompt sans en expliquer les motifs ; mais avois-je besoin de les savoir ? Vous ordonniez ; je devois obéir ; et si je n’eusse pas été en chemin, je m’y serois mis à l’instant même.

Comment vous avouer cependant qu’un sentiment que je condamnai, mais auquel je ne pus résister, me fit prendre la route de Dresde plutôt que celle de Berlin ? Je ne puis l’excuser qu’en croyant que ce fut un pressentiment ; mais pour le moment je cherchai à me faire illusion, à me persuader qu’un retard de quelques jours au plus ne pourroit vous faire aucune peine, au lieu que le moindre délai pouvoit influer sur le sort de Matilde. Je voulois la voir, la déterminer à me suivre, et vous l’amener. J’osai même alors interpréter ces deux lettres si pressantes, cet ordre si positif de me rendre auprès de vous sans délai. Sans doute Matilde en étoit l’objet ; et je répondois à vos intentions, en volant à son secours avant même de vous voir : je ne m’arrêtai donc à Hambourg que le temps nécessaire pour avoir de bons chevaux.

Vous savez le reste, mon cher ami, comme je rencontrai M. de Zastrow, et quelle fut ma surprise en voyant sortir Matilde de cette chaise de poste ; mais ce que je n’ai point osé vous dire devant elle, c’est combien sa figure charmante me frappa, m’étonna, m’enchanta, combien elle me parut au-dessus et de ce que Manteul m’avoit dit, et de ce que j’avois imaginé. C’est l’effet que me firent son émotion, son trouble, qui l’embellissoient encore, et les premiers mots qu’elle prononça, avec une expression de tendresse, un sentiment, une âme, qu’il est impossible de rendre. Je la vois encore s’élancer de cette voiture, accourir les bras ouverts ; je l’entends me dire : Lindorf, cher Lindorf ! c’est votre Matilde qu’on veut vous enlever, et qui ne veut être qu’à vous. Cette âme innocente et pure est au-dessus du soupçon ; elle aime, elle est donc sûre d’être aimé. Une année de silence, tout ce qu’on n’a cessé de lui dire, tous mes torts apparens et réels n’ont point ébranlé sa constance. Elle me voit ; ils sont tous oubliés : il ne lui reste pas même l’ombre d’un doute. Et quand ses sens l’abandonnèrent ; quand elle se laissa tomber dans mes bras, foible, pâle, inanimée, ses yeux charmans fermés à demi, comme elle me parut intéressante ! avec quelle ardeur je fis le vœu de lui consacrer ma vie ! J’ose vous l’avouer, mon ami, en la portant dans la maison de poste, ce fut sur ses lèvres que je le prononçai, et je n’oublierai jamais le sentiment délicieux que j’éprouvai. Mon combat avec Zastrow, ma blessure, notre voyage, les soins touchans qu’elle a pris de moi, son esprit, ses grâces, sa charmante naïveté, tous les instans enfin que j’ai passés auprès d’elle, ont augmenté mon attachement et rendu ineffaçable l’impression qu’elle me fit au premier instant. Je n’ai pu cependant me défendre d’un peu d’émotion en revoyant Caroline ; mais elle étoit d’un autre genre que celle qu’elle me faisoit éprouver l’été passé. Un regard de Matilde la dissipa bientôt, et j’ose assurer que ce sera la dernière. Je m’aperçus d’abord avec la joie la plus vive que vous étiez aimé, et dès cet instant je ne vis plus dans Caroline qu’une sœur chérie, et l’épouse de mon ami, de mon frère… Cher comte, vous avez lu dans mon cœur, et vous ne tarderez pas, je l’espère, à m’accorder ce titre précieux que je mérite par mes sentimens, et que j’ambitionne comme le comble du bonheur.

Et moi, lui dit le comte en l’embrassant tendrement, je ne croirai le mien complet que lorsque Matilde et Lindorf seront heureux comme moi. Il me tarde d’arriver, et de serrer ces nœuds qui ne me laisseront plus rien à désirer.

Il lui raconta ensuite à son tour tout ce qui avoit précédé sa réunion avec Caroline. Lindorf frémit à l’idée du divorce qu’il avoit projeté. — Grand Dieu ! lui dit-il, et vous pouviez penser que j’accepterois un tel sacrifice, que je voudrois être heureux aux dépens de Walstein ? — Il s’agissoit du bonheur de Caroline ; devions-nous balancer à l’assurer ? La lettre que je vous écrivois, et qu’elle devoit vous remettre à votre arrivée, auroit levé tous vos scrupules. Votre amitié, votre délicatesse auroient cédé aux motifs les plus pressans, les plus décisifs. Non, Lindorf, mes mesures étoient bien prises ; et vous n’auriez pu résister. — Ne me demandez point ce que j’aurois fait, reprit Lindorf ; heureusement vous ne m’avez pas mis à cette dangereuse épreuve. J’aime mieux, je l’avoue, être votre frère : vous seul méritiez Caroline ; elle seule pouvoit récompenser vos vertus… et peut-être Matilde convient-elle mieux à votre ami Lindorf. — Elle ignore sans doute, lui dit le comte, que Caroline ait été son rivale ? — Lindorf l’interrompit vivement : Elle n’ignore rien, mon ami. Matilde n’a-t-elle pas à présent le droit de lire dans mon cœur, d’en savoir tous les secrets, d’en connoître tous les replis ? Ne lui devois-je pas l’explication de mon refroidissement, de mon silence, de mon voyage en Angleterre ? aurois-je pu lui en imposer, la tromper ? Non, c’étoit impossible. J’en avois peut-être formé le projet ; mais c’étoit avant de la revoir, avant de l’entendre : sa noble franchise, sa candeur, appellent irrésistiblement la confiance et la sincérité.

Dès que nous fûmes seuls dans la chaise de poste, elle me parla de vous, de votre mariage : elle me demanda si je connoissois sa belle-sœur ; et l’aveu des sentimens qu’elle m’avoit inspirés, et la confidence la plus entière fut ma réponse. Je lui racontai tout ce qui s’étoit passé, et je la vis par degrés s’attacher à Caroline. Loin de ressentir aucune jalousie, aucune aigreur, elle n’eut que le désir de la connoître, et de la prendre pour modèle. — Combien je l’aimerai cette charmante Caroline ! me disoit-elle. Elle fera le bonheur de mon frère ; elle m’apprendra à fixer mon cher Lindorf ; elle sera mon amie… Et depuis qu’elle l’a vue, elle m’a dit avec ce ton de la vérité qui ne peut laisser aucun doute : Ah ! Lindorf, combien vous êtes justifié à mes yeux ! Je ne vous pardonnerois pas de l’avoir vue avec indifférence. Voilà votre sœur, mon cher comte ; jugez si je dois l’adorer.

Arrivés à Berlin, le premier soin du comte fut de présenter au roi sa sœur et son ami, en lui demandant son approbation pour leur union. Dès qu’il l’eut obtenue, l’heureuse famille se rendit à la terre que le comte possédoit à quelques lieues de Berlin, celle où Caroline étoit allée le joindre, et dont Justin étoit concierge ; et là, dans la chapelle du château, le mariage fut célébré sans autres témoins que le comte, la comtesse et quelques villageois. En sortant de l’église, Louise vint faire son compliment à Lindorf ; elle lui fut présentée par Caroline. C’étoit encore un moment d’épreuve ; elle fut favorable à Matilde. Le dernier sentiment qu’on éprouve est toujours celui qui paroît le plus vif. Il regarda sans émotion les deux charmantes femmes qui lui en avoient fait éprouver de si vives ; et serrant la main du comte, qui se trouvoit près de lui : C’est dans ce moment, lui dit-il, que je puis vous assurer que je suis digne d’être votre frère. J’ai été passionné pour Louise ; j’ai adoré Caroline ; mais j’aime ma chère Matilde, et je sens que c’est pour la vie.

Lindorf pensa toujours ainsi. Malgré sa légèreté naturelle, qui l’entraîna peut-être à des infidélités passagères, il fit le bonheur de son aimable compagne, parvint aux premiers grades militaires, et se distingua dans plusieurs occasions.

Le comte de Walstein fut toujours l’ami de son roi, le protecteur du peuple, le soutien des malheureux, et trouva dans l’amour constant de sa chère Caroline, dans les vertus de leurs enfans, la récompense des siennes.

Et Caroline ? — Caroline, adorée, chérie, respectée comme elle méritoit de l’être, fut la plus heureuse ainsi que la plus aimable des femmes.




Nous dirons encore à ceux qui aiment à tout savoir, que M. de Zastrow, piqué de ce que ses grâces parisiennes, entées sur un fonds germanique, ne plaisoient qu’à mademoiselle de Manteul, qui ne lui plaisoit plus, retourna à Paris, y retrouva ses bons amis de jeu, ses bonnes fortunes de théâtre, et les vit avec tant d’assiduité, qu’il mourut au bout d’une année, absolument ruiné. Sa tante se douta seulement alors que Matilde pouvoit avoir eu raison de le refuser ; elle lui pardonna, et la fit son unique héritière.

Mademoiselle de Manteul entra d’abord dans un chapitre, puis elle postula une place de dame d’honneur à la cour, l’obtint, et put à son gré, dans ces deux états, exercer son esprit d’intrigue.

Son aimable frère, ce jeune et bon Manteul qui nous intéresse, et que nous avons laissé aux courses de Newmarket, y vit lady Sophie Seymour, cousine germaine du comte et de Matilde. Elle ressembloit beaucoup à sa cousine Matilde. Manteul trouva qu’il n’avoit rien perdu ; et bientôt elle lui ressembla plus encore, car elle aima Manteul comme Matilde aimoit Lindorf. Le comte, dans un voyage qu’il fit à Londres avec Caroline, eut le plaisir de former cette union, et de faire encore deux heureux.



L’ÉDITEUR AU LECTEUR.


Et moi, cher lecteur, je ne puis résister à vous ramener quelques momens encore au milieu de cette aimable famille, en vous apprenant comment tous les événemens et les détails que vous venez de lire, sont parvenus à ma connoissance et à celle du public.

Des affaires particulières m’ayant appelée à Berlin, je fus recommandée par M. de Kateh… gentilhomme russe, au comte de Walstein, qu’il avoit connu lors de son ambassade en Russie.

Le comte me présenta à son épouse, à sa sœur. Cette charmante famille me combla de politesses, et me rendit le séjour de Berlin si agréable, que j’y passai près de deux années. Je vécus avec eux pendant tout ce temps-là dans la société la plus intime, sans y éprouver jamais un seul instant d’ennui. La conversation du comte, toujours variée, toujours instructive, animée par sa douce philosophie, par l’énergie de son âme, la sensibilité si touchante et si vraie de Caroline, et ses talens enchanteurs qu’elle cultivoit avec soin, la gaîté, la vivacité, la complaisance du bon Lindorf, la charmante mutinerie de Matilde, qui faisoit ressortir son esprit et ses grâces sans nuire à la bonté de son cœur : toutes ces différentes manières d’être aimable, formoient les contrastes les plus piquans et les plus variés, sans altérer leur union. Ils ne se quittoient point ; à Berlin, ils occupoient, dans le même hôtel, deux corps de logis différens, et l’été ils se réunissoient dans leur terres. J’allai avec eux à Walstein, à Risberg, à Rindaw. Une soirée d’automne, nous étions rassemblés en famille dans le charmant pavillon du jardin. Je demandai l’explication des peintures, le comte me la donna. Caroline, attendrie au souvenir de son amie, ne put retenir ses larmes. Le comte s’approcha d’elle ; il ne lui dit rien, mais il la serra dans ses bras, avec l’expression du sentiment le plus tendre. Caroline essuya ses yeux, sourit à son époux, et lui dit un instant après : « Que ne peut-elle voir comme sa Caroline est heureuse ! » Dans un autre coin du pavillon, Lindorf et Matilde folâtroient avec le fils aîné du comte, âgé de trois ans, et leur fille, à peu près du même âge. On ne savoit lequel étoit le plus enfant et faisoit le plus de bruit. J’étois au milieu de ces deux groupes ; je les considérois avec attention, surprise de voir les caractères de ces époux si parfaitement assortis. Le comte et Caroline se convenoient aussi bien l’un à l’autre, que Lindorf et Matilde. J’en fis la remarque avec eux, et j’ajoutai que la sympathie avoit assurément agi sur leurs âmes, et décidé leurs penchans, au premier instant qu’ils s’étoient vus. Je le disois de bonne foi, ignorant leur histoire, et jugeant d’après leurs sentimens actuels. Caroline sourit encore en regardant le comte, qui s’étoit assis près d’elle, et lui prenant une main qu’elle serra contre son cœur : Vous aurez donc peine à croire, me dit-elle, que je reçus cette main chérie en frémissant, et que mon premier soin fut de m’éloigner de lui pendant plus d’une année ? — Et croiriez-vous, interrompit le comte, que j’ai sollicité avec instances un divorce, et que je l’ai même obtenu ? Si je voulois parler, dit Lindorf, je pourrois peut-être aussi surprendre madame. — Taisez-vous, mon cher, lui dit Matilde en posant la main sur sa bouche ; je veux ignorer toutes vos perfidies. Laissez-moi raconter à madame que je suis la seule ici qui n’ait rien à se reprocher. Toujours tendre et fidèle comme une colombe, je n’ai pas donné l’ombre d’une inquiétude à ce que j’aimois. Je l’ai dit cent fois ; il n’y a ici que moi de bien sage, de bien raisonnable…

Surprise à l’excès de ce que je venois d’entendre, je priai mes amis de me développer ce mystère ; mais je compris, à leur réponse, que ce récit ne pouvoit se faire devant tous les intéressés. Cependant ma curiosité étoit vivement excitée, et je persécutai chacun d’eux en particulier. Caroline me jura qu’elle se rappeloit à peine le temps où elle n’aimoit pas son mari, et que souvent elle ne pouvoit croire que ce temps eût existé. — Matilde ne savoit presque rien. Le comte étoit trop occupé ; enfin, il me dit de m’adresser à Lindorf, auquel il avoit donné tous les papiers relatifs à cet objet. Il ajouta : Nous nous sommes amusés la première année de notre réunion, lorsque les événemens étoient encore récens, à écrire chacun notre histoire, en disant au plus près de notre conscience ce que nous avions éprouvé dans telle ou telle circonstance. Tous ces papiers ont été remis à Lindorf, qui s’est chargé de les rédiger. Je crois qu’il l’a fait ; mais jusqu’à présent il n’a point voulu nous montrer son ouvrage ; peut-être aura-t-il plus de confiance pour vous. Je me préparois à en parler à Lindorf, mais il me prévint. Dès le lendemain il entra chez moi, son manuscrit à la main. — Vous avez paru désirer, me dit-il, de nous connoître à fond ; on n’a point de secret pour une amie telle que vous, et je vous apporte l’histoire de notre vie et de nos sentimens. Ce manuscrit n’a d’autre mérite que l’exacte vérité, et, pour vous, celui que peut lui donner l’amitié. Je vous le laisse ; emportez-le dans votre patrie ; il vous rappellera quelquefois vos bons amis de Berlin, et vous vous croirez avec eux en le lisant. On comprend combien je remerciai l’aimable Lindorf du présent qu’il me faisoit, et dont je sentois bien tout le prix. — Mais, lui dis-je, pourquoi le comte, Caroline, Matilde, ne l’ont-ils point vu ? — Ils l’ont vu et composé autant que moi, me répondit-il ; je puis vous montrer que j’ai travaillé exactement d’après ce que chacun d’eux avoit écrit ; j’ai seulement supprimé les répétitions, donné une suite à ces différens récits, et c’est ce que j’ai craint de leur laisser voir. Le comte m’auroit grondé d’avoir été trop vrai sur ses vertus ; vous savez comme il est modeste ; Caroline, d’avoir plaisanté sur son père et sur son amie. — Et Matilde ?… — Eh bien ! Matilde auroit trouvé peut-être son Lindorf bien léger. J’aime mieux qu’elle oublie un défaut dont elle m’a corrigé. Au surplus, j’abandonne le tout à votre prudence : ce manuscrit est à vous ; faites-en ce que vous voudrez. Je lui promis de le garder pour moi seule, tant que je serois à Berlin ; et j’étois près de mon départ. Revenue chez moi, je me suis délicieusement occupée à l’arranger à ma manière, et je n’ai pu résister à faire partager au public une partie du plaisir que cet intéressant petit ouvrage m’a fait éprouver. Je ne sais si mon amitié pour cette aimable famille me fait illusion ; mais il me semble qu’après avoir lu leur histoire, on les aimera comme moi. La vérité, d’ailleurs, et la simplicité ont toujours le droit d’intéresser. Heureuse, si les vertus et le bonheur du comte de Walstein inspiroient à quelques jeunes gens le désir de l’imiter !


fin du troisième et dernier volume.