Carpaccio (Rosenthal)/05

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Henri Laurens, éditeur (p. 38-43).

V

Le temps et les hasards ont été cléments à Carpaccio, dont les œuvres maîtresses sont, pour la plupart, demeurées sous la protection de saint Marc ; beaux hymnes à la gloire de Venise qui n’ont pas été éloignés du lieu qui les inspira.

Lorsqu’une visite à l’Académie a mené de la salle des Primitifs à celle où la Présentation de la Vierge de Titien lutte d’harmonie contre les fanfares d’un triptyque de Jacobello del Fiore, on gravit quelques marches et, soudain, tout est apaisement : une lumière douce baigne la pièce octogone aux murailles de laquelle chante en symphonie délicate la Sainte Ursule de Carpaccio. Avant que de fixer son admiration, l’œil s’enchante du spectacle ainsi présenté. C’est la plénitude de l’impression donnée à l’observateur amoureux. Les toiles sont encastrées aux murs avec exactitude, les dimensions de la salle laissent à l’œuvre toute son ampleur et l’isolement y mêle un charme intime tel que l’eût désiré le peintre du Songe de la Sainte.

En d’autres salles sont éparses encore des œuvres de Carpaccio, mais rien n’en vient rehausser l’accent.

Le musée Correr garde avec les dentelles, les parchemins, les armes et les damas glorieux, le tableau célèbre des Courtisanes. Tout auprès des reliques de cette vie disparue, et alors que l’œil peut embrasser la fuite du Canal Grande, leur image ranime le passe évoqué.

Cependant, toute présentation officielle, pour ingénieuse qu’elle soit, est froide, et l’on sent les toiles étrangères aux murs qui les abritent.

Une promenade au long des calle étroites de l’ancien quartier des Grecs prépare la visite de Saint-Georges des Esclavons.

Des rios mornes où un palais Renaissance rouge côtoie un crépi sale qui s’effrite, des rues comme des parois de prison sans fenêtres, — si étroites qu’on s’y faufile plutôt que l’on n’y marche, — des pavés rudes, des loques qui pendent et soudain, dans un élargissement qui parait ici une piazzetta, des boutiques basses de poissons et de fruits. Poêles où le calmar se dore dans l’huile chaude, baquets de poulpes, colliers de piments et d’aubergines, citrons en tas et raisins dorés ; joyaux violents autour desquels les enfants se poursuivent en criant, les femmes causent dans le dialecte aux consonances eufantines, le teint pâle, le corps voilé par les lignes souples du châle qui tombe.

De ce coin éclatant après les voies obscures on parvient, en franchissant un ou deux rios plus larges, à l’église simple de Saint-Georges des Esclavons. La façade est sans pompe, intéressante par un double bas-relief ; la Madone à laquelle saint Jean amène un dévot : au-dessous, le combat de saint Georges contre le dragon. Elle arrête peu et l’on pénètre dans la pénombre d’une salle modeste dont émane un recueillement harmonieux.

C’est un oratoire quadrangulaire de dimensions médiocres. Sous un beau plafond sculpté, les toiles de Carpaccio sont encastrées dans de vieilles boiseries, elles forment autour de trois des parois une frise continue. Ambrées et noircies par le temps, elles reçoivent une lumière si parcimonieuse que l’on ne les voit distinctement qu’à certaines heures et qu’il faut, pour les analyser, se servir de réflecteurs ou prier le sacristain de maintenir la porte d’entrée ouverte. Cette incertitude même est un charme et l’on se plairait à croire que la Vie de saint Georges, Saint Tryphon, le Christ au Jardin des Oliviers, la Vocation de saint Mathieu, la Vie de saint Jérôme ont été composés pour cet apaisement et ce silence, mais l’érudition impitoyable nous apprend qu’ils y furent simplement transportés au milieu du xvie siècle et l’on se félicite qu’ils se soient associés d’une façon si intime à leur cadre d’adoption.

La réplique de Saint Georges combattant se voit à Saint-Georges Majeur, dans la froideur d’une salle officielle aux murs vides.

Pitoyable fleur d’herbier, quel parfait contraste lui fournissent

le palais Cappello Layard et Capo d’Istria : ces deux résurrections précieuses. Sur le Canal Grande, le seuil du Palazzo appelle le regard par son portique fleuri. Il semble, lorsque l’aimable vouloir des hôtes en a accordé l’accès, que ces fleurs célèbrent l’éternelle beauté d’un passé encore vivant. Pièces vastes, sièges de cuir, verreries, faïences, tapis et meubles riches, le soin intelligent d’un
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LE RETOUR DES AMBASSADEURS.
(Académie de Venise)
collectionneur épris a conservé toute l’intimité d’une époque historique. Les Adieux de sainte Ursule sont ici une description contemporaine, dont on admire la chaleur et la noble vérité.

Capo d’Istria n’est plus aujourd’hui qu’une petite ville délaissée sur la côte autrichienne de l’Adriatique. Des pêcheurs l’habitent une prison d’État la domine. Si humblement peuplé, elle offre le contraste d’apparences pompeuses.

Au haut d’une rue où d admirables ferrures aux portes témoignent d’un luxe ancien et affiné, la place du Municipio prend un caractère de décor. Petite et carrée, une église et quelques arbres en forment le fond. De grandes bâtisses se délabrent sur les trois autres faces et contre l’une d’elles monte un escalier de marbre blanc à terrasse et à balustre.

Ce cadre, au caractère d’apparat mesuré et enclos, est étroitement parent des solennités dépeintes par Carpaccio où la noblesse des architectures et le plein air n’excluent pas la sensation d’intimité.

Il évoque davantage l’originalité du maître que la Vierge entourée de six saints exposée au transept d’une église froide et que les œuvres de son fils Benedetto. Ailleurs, les œuvres de Carpaccio, tableaux et dessins, se voient dans la banalité des musées à Milan, à Bergame, comme au Louvre, à Stuttgard, à Vienne ou à Berlin et à Windsor, et la pensée seule permet de reconstituer la Vie de la Vierge et la Vie de saint Étienne éparses à travers les galeries d’Europe.