Catherine Morland/VII

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Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVI (p. 419-425).
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VII


Une demi-minute après, elles avaient traversé les jardins et se trouvaient à la sortie qui donne sur l’Union Passage. Mais là, elles durent s’arrêter. Qui connaît Bath se souvient de la difficulté qu’il y a à traverser Cheap Street en cet endroit : c’est en vérité une rue si revêche et si gauchement reliée aux grandes voies de Londres et d’Oxford et au principal hôtel de la ville, qu’à tout moment des dames — pour importantes que soient leurs affaires, qu’elles soient en quête de pâtisseries, de fanfreluches ou (comme dans le cas actuel) de jeunes gens — sont immobilisées par les équipages, les cavaliers et les charrettes. Ce désagrément, Isabelle l’avait éprouvé et déploré au moins trois fois par jour depuis qu’elle séjournait à Bath, et elle était destinée à l’éprouver et à le déplorer une fois de plus, car, juste au moment d’arriver en face de l’Union Passage et en vue des deux messieurs qui fendaient la foule, le chemin leur fut intercepté par un cabriolet qu’un conducteur forcené précipitait sur le pavé cahotant avec une véhémence dénaturé à abréger leurs destins, à lui, à son compagnon et à son cheval.

— Oh ! ces odieux cabriolets ! dit Isabelle, levant les yeux. Comme je les hais !

Cette haine si juste fut de courte durée car, ayant regardé de nouveau, elle s’écria :

— Oh, joie ! M. Morland et mon frère !

— Juste ciel ! c’est James ! exclamait en même temps Catherine.

À ce moment, les jeunes gens les virent. Le cheval fut arrêté net, avec une violence qui le jeta presque sur le flanc, et les gentlemen sautèrent de la voiture, abandonnant les rênes au domestique.

Catherine ne s’attendait nullement à cette rencontre. Elle accueillit avec la joie la plus expansive son frère, qui manifesta une satisfaction non moins grande, — cependant que les yeux brillants de Mlle Thorpe réclamaient son attention. Il lui présenta alors ses hommages avec un mélange de joie et d’embarras qui aurait pu apprendre à Catherine — si elle eût été plus experte à débrouiller les sentiments des autres et moins absorbée par les siens — que son frère, lui aussi, trouvait Isabelle charmante.

John Thorpe qui, pendant ce temps, avait donné des ordres relatifs au cheval, les rejoignit bientôt, pour offrir à Catherine le tribut qui lui était dû : car, tandis qu’il touchait d’une main rapide et distraite la main de sa sœur, il lui décerna à elle une révérence tout entière et la moitié d’un court salut.

C’était un gros garçon de taille moyenne, avec un visage vulgaire et des formes sans grâce, qui eût craint sans doute d’être trop élégant s’il ne s’était costumé en palefrenier et trop gentleman s’il n’avait été familier quand il fallait être poli et impudent quand on pouvait être familier. Il tira sa montre :

— Combien de temps pensez-vous que nous ayons roulé depuis Tetbury, miss Morland ?

— Je ne sais pas quelle distance…

— Vingt-trois milles, dit son frère.

— Vingt-trois ! s’écria Thorpe. Vingt-cinq comme un pouce !

Morland allégua des autorités : les plans, les hôteliers, les pierres milliaires. Mais son ami les dédaignait toutes. Il avait un meilleur critérium :

— Il y en a vingt-cinq ! Je le sais par la durée du trajet. Il est maintenant une heure et demie ; nous sommes sortis de la cour de l’hôtel à Tetbury, comme l’horloge de la ville marquait onze heures ; et je mets au défi n’importe qui en Angleterre de faire faire à mon cheval attelé moins de dix milles à l’heure ; cela fait juste vingt-cinq milles.

— Vous laissez tomber une heure, dit Morland. Il n’était que dix heures quand nous quittâmes Tetbury.

— Dix heures ! Il était onze heures, sur mon âme ! J’ai compté chaque coup. Votre frère voudrait faire croire que je suis un imbécile, miss Morland. Regardez ce cheval. De votre vie, avez-vous jamais vu animal si bien taillé en course ? (Et le domestique faisait évoluer la bête.) Un pur sang ! Trois heures et demie pour ne faire que vingt-trois milles ! Mais regardez donc cet animal, et dites si cela vous semble possible.

— Il paraît avoir très chaud.

— Chaud ! Pas un poil de dérangé quand nous sommes arrivés à l’église de Walcot ! Regardez son poitrail, regardez ses reins ! Tenez, regardez seulement comme il marche. Impossible que ce cheval fasse moins de dix milles à l’heure. Liez-lui les pattes et il filera. Que dites-vous de mon cabriolet, miss Morland ? Il est bien, n’est-ce pas ? Bien suspendu, dernière mode. Il y a à peine un mois que je l’ai. Il a été fait pour quelqu’un du Christchurch, un excellent gaillard de mes amis qui ne s’en est servi que quelques semaines. Je cherchais quelque chose de ce genre. À la vérité je me serais bien décidé pour un curricle, mais j’eus la chance de rencontrer l’ami sur le Magdalen Bridge, comme il roulait dans Oxford. « Hé ! Thorpe, me dit-il, n’auriez-vous pas envie d’une petite chose comme celle-ci. Elle est de tout premier ordre, mais j’en suis bougrement fatigué. — Oh ! crénom ! dis-je. Je suis votre homme ; combien voulez-vous ? » Et combien croyez-vous qu’il me demanda, miss Morland ?

— Jamais je ne le devinerai…

— Cabriolet suspendu, vous voyez, siège, coffre, boîte à épées, garde-crotte, lanternes, etc., tout, vous voyez, complet ; la ferrure aussi bonne que si elle était neuve, ou meilleure. Il demandait cinquante guinées ; je fis marché avec lui aussitôt, lâchai la somme, et la voiture était à moi.

— Eh bien, ma foi, dit Catherine, je suis si peu au courant de ces choses, que je suis incapable de juger si c’est bon marché ou cher.

— Ni l’un ni l’autre. J’aurais pu l’avoir à moins, j’ose le dire. Mais j’exècre marchander, et le pauvre Freeman avait besoin d’argent.

— C’était bien, à vous, dit Catherine très touchée.

— Peuh !… Quand on a les moyens de rendre service à un ami, sans se gêner, cré nom ! je déteste qu’on lésine.

Les jeunes gens demandèrent alors aux jeunes filles où elles allaient, et il fut décidé qu’ils les accompagneraient à Edgar’s Buildings et présenteraient leurs respects à Mme Thorpe. James et Isabelle ouvrirent la marche. Isabelle, enchantée, s’évertuait à rendre cette promenade agréable à son compagnon qui, double prestige, était l’ami de son frère et le frère de son amie. Ses sentiments étaient si sincères et si dénués de coquetterie, qu’ayant croisé, dans Milson Street, les deux audacieux jeunes hommes de tout à l’heure, elle ne se retourna sur eux que trois fois.

Il va sans dire que John Thorpe tint compagnie à Catherine et, après quelques minutes de silence, recommença à parler de son cabriolet.

— Vous conviendrez pourtant, miss Morland, que, tel quel, ce marché pouvait passer pour avantageux, car j’aurais pu revendre l’objet dix guinées de plus, dès le lendemain. Jackson, d’Oriel, m’en offrit du premier coup soixante. Morland était là.

— Oui, dit Morland qui saisit au vol cet appel à son témoignage, mais vous oubliez que le cheval était compris dans le marché.

— Mon cheval ! cré nom ! Je ne vendrais pas mon cheval pour cent guinées, cent ! Aimez-vous aller en voiture découverte, miss Morland ?

— Oui, beaucoup. J’ai rarement eu l’occasion d’aller en voiture découverte, mais j’aime cela.

— J’en suis heureux. Je vous promènerai tous les jours dans la mienne.

— Je vous remercie, dit évasivement Catherine, indécise sur l’accueil qu’il convenait de faire à cette invitation.

— Je vous conduirai demain au haut de la côte de Lansdown.

— Je vous remercie…, mais votre cheval n’aura-t-il pas besoin de repos ?

— De repos ! Il n’a fait que vingt-trois milles aujourd’hui. Allons donc ! Rien n’abîme tant les chevaux que le repos ; rien ne les éreinte aussi rapidement. Non, non ; je ferai marcher le mien, en moyenne, quatre heures par jour, tant que je serai ici.

— Le ferez-vous ? dit Catherine très sérieusement. Cela fera quarante milles par jour.

— Quarante ? eh, cinquante ! je m’en moque pas mal ! Bon ! Je vous conduirai demain au haut de la côte de Lansdown ; comptez-y.

— Comme ce sera charmant, s’écria Isabelle en se retournant. Ma très chère Catherine, je vous envie. Mais, mon frère, je crains que vous n’ayez place pour une troisième personne.

— Une troisième, vraiment ? Non, non. Je ne suis pas venu à Bath pour promener mes sœurs. Ce serait plaisant, ma foi ! Que Morland s’occupe de vous !

Ce qui provoqua entre Isabelle et Morland un échange d’amabilités dont le détail échappa à Catherine. Cependant Thorpe, jusque-là si fertile en discours, était devenu laconique ; ses propos se réduisaient maintenant à de brefs jugements sans appel — blâme ou approbation — sur la performance de chaque femme rencontrée. Catherine, après avoir écouté et acquiescé, aussi longtemps qu’elle put, avec la retenue d’une jeune fille qui craint d’émettre — surtout au sujet de la beauté des femmes — un avis personnel en opposition avec celui d’un homme si sûr de son fait, tenta de changer le sujet de la conversation par une question qu’elle refrénait depuis longtemps :

— Avez-vous lu Udolphe, monsieur Thorpe ?

Udolphe ! oh, Seigneur, pas moi ! Je ne lis jamais de romans : j’ai autre chose à faire.

Catherine, humiliée et honteuse, allait s’excuser de sa question, mais il la prévint en disant :

— Tous les romans sont un fatras d’absurdités. Il n’en est pas paru un seul, tolérable, depuis Tom Jones, excepté le Moine. J’ai lu ça l’autre jour. Mais les autres sont bien la plus stupide chose de la création.

— Je pense que mus aimeriez Udolphe, si vous consentiez à le lire. C’est si intéressant !

— Pas moi ! sur ma parole ! Non, si j’en lis, ce sont ceux de madame Radcliffe. Ses romans sont assez amusants. Ils valent d’être lus. Il y a là de quoi rire, et du naturel.

Udolphe est de madame Radcliffe, dit-elle avec une hésitation à la pensée qu’elle pouvait le mortifier.

— Non ! Vrai ? Est il… ? Eh ! je m’en souviens, en effet. Je pensais à cet autre livre stupide écrit par cette femme dont on a fait tant d’embarras et qui a épousé l’émigrant français…[1]

— Je suppose que vous voulez dire Camille.

— Oui, c’est ce livre-là. C’est plein d’absurdités ! Un vieillard qui joue à la branloire !… Une fois je pris le premier volume et le parcourus. Je vis bientôt que ça n’irait pas : en vérité, je devinai tout de suite quelle drogue ce devait être ; dès que je sus qu’elle avait épousé un émigrant, je fus certain de ne pouvoir aller jusqu’au bout.

— Je n’ai jamais lu ce livre.

— Vous n’avez rien perdu, je vous assure, c’est la plus horrible sottise que vous puissiez imaginer. Il n’y a rien du tout… qu’un vieillard qui joue à la branloire et qui apprend le latin. Sur mon âme il n’y a pas autre chose.

Cette critique, dont la pauvre Catherine ne pouvait malheureusement apprécier la valeur, les occupa jusqu’à la porte de Mme Thorpe, et les sentiments du judicieux et impartial lecteur de Camille cédèrent aux sentiments du fils respectueux, quand il se trouva en présence de sa mère.

— Ah ! maman, comment vous portez-vous ? dit-il, lui donnant une vigoureuse poignée de mains. Où avez-vous acheté cette énigme de chapeau ? Avec ça sur la tête, vous avez l’air d’une vieille sorcière. Voilà, Morland et moi, nous venons passer quelques jours avec vous. Il faudra donc nous trouver une couple de bons lits dans le voisinage.

Cette allocution parut satisfaire à tous les vœux du cœur maternel, car Mme Thorpe accueillit son fils avec effusion. Il distribua ensuite des parts égales de sa tendresse fraternelle à ses deux sœurs puînées : il leur demanda à chacune comment elles se portaient et fit la remarque qu’elles étaient toutes les deux bien laides.

Ces façons déplaisaient à Catherine ; mais n’était-il pas l’ami de James et le frère d’Isabelle ? et ce qui suivit ne laissa pas que d’ébranler son jugement. Comme elles s’éloignaient pour examiner le nouveau chapeau, Isabelle dit à Catherine que John la trouvait la plus délicieuse fille de la terre ; d’autre part, John, au moment de la séparation, la pria à danser pour ce même soir. Qu’elle eût été plus âgée ou plus vaine, et des prévenances de ce genre auraient eu peu d’effet ; mais comment Catherine, si jeune et si peu confiante en ses opinions, aurait-elle résisté au charme d’être appelée la plus délicieuse fille de la terre et d’être, de si bonne heure, engagée pour le bal ? Après une heure passée chez Thorpe, les deux Morland prirent congé pour aller chez M. Allen. Dès la porte refermée sur eux, James demanda :

— Eh bien, Catherine, comment trouvez-vous mon ami Thorpe ?

Et elle, au lieu de répondre, comme elle aurait fait si elle avait vu clair en elle-même : « Je ne l’aime pas du tout », — répondit :

— Il me plaît beaucoup. Il me semble très aimable.

— C’est le meilleur garçon du monde, un peu bavard, mais cela n’est pas un crime auprès des dames. Et comment trouvez-vous le reste de la famille ?

— Ils me plaisent beaucoup, beaucoup, vraiment, surtout Isabelle.

— Je suis très heureux de vous entendre parler ainsi. C’est bien une jeune fille de ce genre qu’il vous fallait pour amie. Elle a tant de bon sens, elle est si parfaitement naturelle ! J’ai toujours souhaité que vous fissiez sa connaissance, et elle semble vous aimer beaucoup. Elle fait de vous les plus vifs éloges, et l’éloge d’une fille comme miss Thorpe, même vous Catherine (lui prenant affectueusement la main), vous pouvez en être fière.

— J’en suis fière, en vérité, répondit-elle. Je l’aime de tout mon cœur, et je suis enchantée de découvrir que vous l’aimez aussi. Vous ne m’avez guère parlé d’elle dans les lettres que vous m’écriviez lors de votre séjour chez les Thorpe.

— Parce que je pensais vous voir avant longtemps. J’espère que vous serez souvent ensemble, à Bath. C’est une fille extrêmement charmante, d’une intelligence supérieure. Comme toute la famille l’aime ! Elle est évidemment la préférée. Et comme elle doit être admirée ici ! Ne l’est-elle pas ?

— Oui, beaucoup. M. Allen la déclare la plus jolie fille de Bath.

— Cela ne m’étonne pas de lui : je ne connais pas de meilleur juge de la beauté que M. Allen. Je ne vous demande pas si vous êtes heureuse ici, ma chère Catherine. Avec une amie comme Isabelle, peut-il en être autrement ? Et les Allen, j’en suis sûr, sont très gentils pour vous.

— Oui, très gentils. Je n’ai jamais été si heureuse ; et, maintenant que vous êtes là, ce sera plus charmant que jamais. Que c’est gentil de venir de si loin pour me voir !

James accepte ce remercîment, et apaisa sa conscience en disant, et il était sincère :

— En vérité, Catherine, je vous aime beaucoup.

Des questions et des réponses, concernant les frères et les sœurs, la situation des uns, la croissance des autres et maintes choses du même genre s’échangèrent (une seule digression, — de James, en faveur de Mlle Thorpe) pendant qu’ils gagnaient Pulteney Street. James fut accueilli avec une grande amabilité par M. et Mme Allen, invité par monsieur à dîner avec eux et par madame à deviner le prix et à apprécier les mérites d’un nouveau manchon et d’une palatine. Un engagement déjà pris à Edgar’s Buildings l’empêcha d’accepter l’amabilité de l’un et l’obligea à s’esquiver aussitôt qu’il eut satisfait à la question de l’autre. L’heure de la réunion des deux familles ayant été fixée avec soin, Catherine fut voluptueusement toute à Udolphe, loin des choses de la terre, — la toilette, le dîner. Elle était dès lors incapable de calmer les craintes de Mme Allen touchant le retard d’une couturière ou même de jouir une minute sur soixante de cette félicité d’être déjà engagée pour le soir.

  1. L’autrice dont on parle ici est Fanny Burney, qui épousa M. d’Arblay.