Catherine Morland/XXV

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Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVII (p. 368-373).
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XXV


C’en était fait des visions romanesques. Les paroles de Henry avaient été plus efficaces pour dessiller Catherine que tant de déceptions successives. Elle se sentait très humble. Elle pleura. Non seulement elle était déchue à ses yeux, mais à ceux de Henry. N’allait-il pas la mépriser, lui qui connaissait tout entière sa folie presque criminelle ? Ce qu’elle avait osé imaginer, l’oublierait-il jamais ? Oublierait-il jamais tant de sottise et d’indiscrétion ? Elle se haïssait. Il avait, elle croyait qu’il avait témoigné, une ou deux fois, quelque affection pour elle, avant cette journée fatale. Mais maintenant… Après s’être bourrelée pendant une demi-heure, et comme cinq heures sonnaient, elle descendit, le cœur défaillant. Elle put à peine répondre à Éléonore qui lui demandait si elle était souffrante. Le redoutable Henry parut bientôt. Rien n’était changé dans ses manières, sauf que peut-être il eut pour Catherine plus de prévenances encore qu’à l’ordinaire. Jamais elle n’avait eu plus grand besoin de réconfort, et il semblait qu’il s’en rendît compte.

Peu à peu l’esprit de Catherine se haussa à une modeste tranquillité. Elle n’essayait pas de chasser le souvenir de ses fautes ni de les atténuer en sa conscience, mais elle se prit à espérer que Henry garderait pour elle un peu d’estime et que nul autre ne saurait rien. Elle voyait bien maintenant qu’elle était arrivée à Northanger trop encline à dramatiser les moindres faits. Si passionnantes que fussent les œuvres de Mme  Radcliffe ou de ses imitateurs, peut-être n’était-ce pas à travers cette littérature qu’il fallait juger la nature humaine, telle du moins qu’elle se manifestait dans les comtés du centre de l’Angleterre. Peut-être ces romans donnaient-ils une image exacte des Alpes et des Pyrénées, avec leurs forêts de pins et leurs vices, et peut-être l’Italie, la Suisse, la France méridionale étaient-elles aussi fécondes en horreurs dans la réalité que dans les livres. Catherine était tranquille sur le compte de son propre pays ; et pourtant, si on l’avait pressée, elle eût sacrifié de ce même pays les extrémités nord et ouest. Mais, au centre de l’Angleterre, le meurtre n’était pas toléré, les serviteurs n’étaient pas des esclaves, et on ne se procurait pas un poison ou un narcotique chez le droguiste, comme de la rhubarbe. Dans les Pyrénées et les Alpes, peut-être n’y avait-il que des caractères tout d’une pièce : là qui n’était pas un ange était un démon. Mais en Angleterre… ! Chez les Anglais, il y avait un mélange de qualités et de défauts. En conséquence, elle ne serait pas surprise si plus tard elle découvrait, même chez Henry et Éléonore, de légères imperfections : elle pouvait donc s’enhardir à reconnaître tout de suite quelques taches dans le caractère de leur père : le général était libéré des injurieux soupçons dont elle rougissait, mais, tout considéré, elle croyait bien qu’il n’était pas parfait.

Son opinion établie sur ces divers points et sa résolution prise de juger et d’agir désormais de la façon la plus circonspecte, elle n’avait plus qu’à s’absoudre et à être heureuse. L’étonnante générosité de Henry — jamais la moindre allusion à ce qui s’était passé — lui fut d’un puissant secours.

Les inquiétudes de la vie ordinaire succédèrent bientôt aux alarmes romanesques. De jour en jour allait croissant son désir d’avoir des nouvelles d’Isabelle. Que devenait le monde de Bath ? Y avait-il toujours foule aux Rooms ? Surtout elle était impatiente de savoir si Isabelle était parvenue à réassortir certain coton à tricoter qui la préoccupait vers le temps où Catherine était partie et de savoir si elle était toujours dans les meilleurs termes avec James. De la seule Isabelle elle attendait des lettres, Mme  Allen et James lui ayant déclaré qu’ils n’écriraient pas avant leur retour à Fullerton et à Oxford. Mais Isabelle avait promis, et promis encore ; et quand elle avait promis une chose, elle tenait parole, ce qui rendait particulièrement étrange son silence.

Neuf jours, Catherine s’étonna de la répétition de son désappointement, chaque jour plus cruel. Le dixième, comme elle entrait dans la salle à manger, Henry lui tendit une lettre. Elle le remercia aussi chaleureusement que s’il l’eût écrite lui-même. Regardant la suscription :

— Elle n’est que de James.

La lettre venait d’Oxford. Catherine l’ouvrit.

Chère Catherine,

Dieu sait si j’ai peu envie d’écrire. Cependant il faut bien que je vous dise que tout est fini entre Mlle  Thorpe et moi. Je l’ai quittée hier et Bath, pour ne plus les revoir jamais. Des détails ne feraient que vous attrister davantage. Bientôt vous serez assez renseignée d’autre part, pour savoir de quel côté sont les torts, et, je l’espère, vous absoudrez votre frère de tout, sauf de cette folie qu’il eut de croire son affection partagée. Dieu soit loué ! je suis désabusé avant qu’il soit trop tard. Mais quel rude coup ! Et mon père qui avait accordé de si bon cœur son consentement… N’en parlons plus. Elle m’a rendu malheureux pour toujours. Écrivez-moi, chère Catherine ; vous êtes ma seule amie. De votre affection à vous, je suis sûr. Je souhaite que vous ayez quitté Northanger avant qu’il y soit question des fiançailles du capitaine Tilney : vous vous trouveriez dans une situation difficile. Le pauvre Thorpe est à Londres. Je redoute de le revoir. Il sera si peiné en son honnête cœur. Je lui ai écrit et j’ai écrit à mon père… La duplicité de Mlle  Thorpe me fait souffrir plus que tout. Jusqu’au dernier moment, quand je lui disais mes appréhensions, elle riait, déclarant que ses sentiments n’avaient pas varié. J’ai honte d’avoir été dupe si longtemps. Mais si jamais un homme eut quelque raison de se croire aimé, c’était moi. Je ne puis comprendre, même maintenant, quel était son but. Il n’était pas nécessaire pour s’assurer Tilney qu’elle jouât de moi. Il eût été heureux pour moi que nous ne nous soyons jamais vus. Je ne rencontrerai plus une femme comme Isabelle. Ma chère Catherine, ne donnez pas votre cœur imprudemment.

Croyez-moi, etc.

Catherine n’avait pas lu trois lignes de cette lettre, que son brusque changement d’expression, ses brèves exclamations de pénible étonnement témoignaient qu’elle recevait de peu agréables nouvelles. Henry ne la quitta plus des yeux et constata que la lettre ne finissait pas mieux qu’elle ne débutait. Mais il fut empêché de montrer même de la surprise : son père entrait. On alla déjeuner. Catherine ne mangea guère. Des larmes lui remplissaient les yeux, roulaient même sur ses joues. La lettre était tantôt dans sa main, tantôt sur ses genoux, tantôt dans sa poche. Catherine semblait ne pas bien savoir ce qu’elle faisait. Heureusement le général, tout à son cacao et à ses journaux, n’avait pas le loisir de l’observer. Aux deux autres convives, sa détresse était manifeste. Dès qu’elle put quitter la table, elle voulut s’enfermer chez elle. Mais les filles de service faisaient la chambre, et elle fut obligée de redescendre. En quête de solitude, elle entra au salon. Henry et Éléonore y étaient, qui se consultaient à son sujet. Elle voulut s’excuser et se retirer. On la força amicalement à revenir. Éléonore et Henry sortirent, après qu’Éléonore se fût gentiment mise à sa disposition.

Une demi-heure, elle s’abandonna à son chagrin et à ses réflexions, après quoi elle se sentit capable de se retrouver en présence de ses amis. Elle ne savait pas encore si elle leur ferait des confidences. Peut-être, si on la pressait, hasarderait-elle une allusion au motif de son trouble. Rien de plus. Mettre en cause une amie, et l’amie qu’avait été pour elle Mlle  Thorpe… ! Puis, leur frère était si intimement mêlé à tout cela… Mieux valait ne rien dire. Éléonore et Henry, quand elle alla les rejoindre dans la salle à manger, la regardèrent un peu anxieux. Catherine s’assit. Après un moment de silence, Éléonore interrogea :

— Pas de mauvaises nouvelles de Fullerton, j’espère. M. et Mme  Morland, vos frères et vos sœurs, aucun d’eux n’est malade ?

— Non, je vous remercie. (Elle soupirait.) Ils vont tous très bien. La lettre est de mon frère. Elle vient d’Oxford.

Quelques minutes passèrent. Puis Catherine reprit, et ses larmes reparurent :

— Je crois bien que, plus jamais, je ne souhaiterai recevoir une lettre.

— Si j’avais soupçonné que cette lettre contînt quelque fâcheuse nouvelle, dit Henry en fermant le livre qu’il venait d’ouvrir, je ne vous l’aurais pas remise d’un cœur si joyeux.

— Elle est plus désolante qu’on ne peut se l’imaginer. Le pauvre James est si malheureux ! Bientôt vous saurez pourquoi.

— Avoir une sœur si bonne, si affectueuse, dit Henry avec chaleur, doit être pour lui un grand soulagement à toute peine.

— J’ai une faveur à vous demander, dit Catherine d’une voix entrecoupée. Si votre frère venait ici, vous me préviendriez — que je puisse partir avant son arrivée.

— Notre frère ! Frédéric !

— Oui. Je serais très triste de vous quitter si vite. Mais il est arrivé quelque chose qui me rendrait trop pénible une rencontre avec le capitaine Tilney.

Éléonore laissa son ouvrage et regarda Catherine avec un étonnement croissant. Henry, lui, commençait à soupçonner la vérité. Quelques mots s’échappèrent de ses lèvres et, parmi eux, le nom de Mlle  Thorpe.

— Comme vous avez l’esprit prompt ! s’écria Catherine. Vous avez deviné. Et pourtant, quand nous en parlions à Bath, vous ne pensiez guère que cela se terminerait ainsi. Isabelle (je ne m’étonne plus de son silence) a délaissé mon frère et va épouser le vôtre. Auriez-vous cru à tant d’inconstance !

— Je veux croire, en ce qui concerne mon frère, que vous êtes mal renseignée. Je veux croire qu’il n’a pas été la cause déterminante de la déception de M. Morland. Son mariage avec Mlle  Thorpe n’est pas probable. Sur ce point vous devez vous tromper. Je suis très affligé que M. Morland… que quelqu’un que vous aimez soit malheureux. Mais ce qui m’étonnerait plus que le reste de l’histoire, c’est que Frédéric épousât Isabelle.

— C’est la vérité cependant. Vous lirez vous-même la lettre de James. Non… Attendez… Il y a une partie… (Se souvenant de la dernière ligne, elle rougit…)

— Voulez-vous nous lire les passages qui concernent mon frère ?

— Non. Lisez vous-même, dit Catherine, dont les idées redevenaient plus nettes. Je ne sais pas à quoi je pensais. (Et elle rougit d’avoir rougi.) James entend simplement me donner un bon conseil.

Henry prit la lettre et, l’ayant lue toute, la rendit en disant :

— S’il en est ainsi, je ne puis dire qu’une chose, c’est que je le regrette. Frédéric ne sera pas le premier qui ait choisi une femme avec moins de bon sens que l’eût voulu sa famille. Je n’envie pas sa situation ni d’amoureux ni de fils.

À l’invitation de Catherine, Mlle  Tilney lut aussi la lettre, exprima ses regrets avec son étonnement, puis posa quelques questions relatives à la famille et à la fortune de Mlle  Thorpe.

— Sa mère est une très bonne femme, fut toute la réponse de Catherine.

— Qu’était son père ?

— Un homme de loi, je crois. Ils habitent à Putney.

— Sont-ils riches ?

— Non, pas très riches. Je crois qu’Isabelle n’a aucune fortune. Mais cela n’a pas d’importance dans votre famille : votre père est si généreux ! Il m’a dit l’autre jour n’accorder de valeur à l’argent que parce que l’argent lui permet de contribuer au bonheur de ses enfants.

Le frère et la sœur se regardèrent.

— Mais, dit Éléonore, serait-ce contribuer à son bonheur que lui permettre d’épouser une telle fille ? Si elle avait un peu de sens moral, elle n’aurait pas agi envers votre frère comme elle a fait. Et quel étrange aveuglement chez Frédéric ! Lui qui avait un cœur si orgueilleux, qui trouvait que nulle femme n’était digne qu’on l’aimât !

— C’est justement ce qui me fait douter que la nouvelle soit exacte. Quand je pense à ses déclarations d’autrefois, je ne comprends rien à cette histoire. Cependant j’ai trop bonne opinion de la prudence de Mlle  Thorpe pour supposer qu’elle rompe avec un fiancé avant d’en avoir un autre tout prêt. Tout est fini de Frédéric. C’est un homme mort. Sa raison est morte. Préparez-vous à accueillir votre belle-sœur, Éléonore, une belle-sœur en qui vous vous délecterez : franche, candide, sans fard, naïve, aux affections vivaces, sans prétention et sans détours.

— Une telle belle-sœur, Henry, serait ma joie, dit Éléonore avec un sourire.

— Mais peut-être, dit Catherine, quoique elle ait si mal agi avec les miens, agira-t-elle mieux avec votre famille. Maintenant qu’elle a bien l’homme qu’elle aime, elle pourra être constante.

— En vérité, je crains qu’elle le soit, dit Henry. Je crains qu’elle soit trop constante, à moins qu’un baronnet se trouve sur sa route ; ce serait la seule chance de Frédéric. J’achèterai la gazette de Bath et y consulterai la liste des arrivants.

— Vous croyez donc que la cause de tout cela soit l’ambition ? Et, sur ma parole, il est tels indices qui sembleraient vous donner raison. Je ne puis oublier qu’en apprenant ce que mon père donnerait à James, elle sembla toute désappointée que ce ne fût pas davantage. Jamais je ne me suis méprise à ce point sur le caractère de quelqu’un.

— … Parmi la grande variété des caractères que vous avez étudiés.

— Mon désappointement et la perte que je fais en elle sont grands. Mais le pauvre James, il ne pourra guère se consoler.

— Votre frère est certainement fort à plaindre en ce moment. Pourtant, malgré l’intérêt que nous portons à ses peines, il ne faut pas que nous fassions trop peu de cas des vôtres. J’imagine qu’en perdant Isabelle, il vous semble perdre la moitié de vous-même. Vous sentez en votre cœur un vide que rien ne comblera. Tout vous est fastidieux, et, les plaisirs que vous partagiez avec elle — bals, théâtres, concerts, — la seule idée vous en est odieuse. Vous êtes persuadée que vous n’aurez désormais plus d’amie à qui vous confier sans réserve, plus d’amie sur qui compter. Vous ressentez tout cela ?

— Non, dit Catherine après avoir réfléchi. Faudrait il ?… Au vrai, quoique je sois triste de ne plus pouvoir l’aimer, quoique je ne doive plus entendre parler d’elle et peut-être ne plus la revoir, je ne me sens pas si profondément affligée que je m’y fusse attendu.

— Comme toujours vous sentez de la façon la plus fine. Il est bon de faire une enquête sur de tels sentiments afin de pouvoir les éveiller à leur propre conscience.

Catherine, pour un motif ou pour un autre, se sentit si apaisée à la suite de cette conversation qu’elle ne regretta pas d’avoir été amenée, par le jeu des circonstances, à dire ces choses qu’elle voulait taire.