Catherine Morland/XXVI

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Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVII (p. 373-377).
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XXVI


Ce même sujet revint fréquemment dans les conversations de Henry et des deux jeunes filles. Catherine découvrit que ses amis étaient d’accord pour considérer que le nom obscur de Mlle Thorpe et son peu de fortune seraient des obstacles à son mariage avec Frédéric. Ils étaient sûrs que ces deux considérations, indépendamment des critiques qu’on pourrait faire du caractère d’Isabelle, suffiraient à motiver le veto du général : ce qui ne laissait pas de causer à Catherine quelques craintes personnelles. Son nom n’avait pas plus d’éclat, et peut-être avait-elle aussi peu de fortune. Et si l’hoir des Tilney n’avait pas, lui, assez de lustre et de richesses pour ne rien exiger de sa femme, qu’exigerait donc de la sienne le frère cadet ? Elle ne parvenait à s’apaiser qu’en songeant à l’affection particulière qu’elle avait su inspirer au général. En raison des sentiments désintéressés dont il avait fait étalage plus d’une fois, elle était bien forcée d’admettre que les questions d’argent lui étaient plus indifférentes que ne le croyaient ses enfants.

Pourtant ceux-ci étaient si convaincus que leur frère n’oserait solliciter en personne le consentement paternel, ils assuraient avec tant d’insistance que l’arrivée de Frédéric n’avait jamais été si peu probable, que la crainte d’avoir brusquement à lui céder la place cessa de hanter Catherine. Mais, comme il n’était pas à prévoir que le capitaine Tilney, quand enfin il présenterait sa requête, dût faire un exposé bien exact de la situation, il lui semblait loyal que Henry soumît à son père les renseignements qu’il avait sur Isabelle : dès lors, en présence de sérieux éléments d’appréciation, le général ne se buterait plus à un misérable souci financier et pourrait établir son opinion d’une façon impartiale. Elle le dit à Henry. Contrairement à l’attente de Catherine, il ne s’éprit pas de cette idée.

— Non, c’est à Frédéric qu’il appartient de faire l’aveu de sa folie. Il racontera lui-même son histoire.

— Mais il n’en dira que la moitié.

— Un quart suffira.

Deux jours passèrent, qui n’apportèrent point de nouvelles de Frédéric. Le frère et la sœur ne savaient que penser. Tantôt, il leur semblait que ce silence prouvait la réalité de l’engagement ; tantôt que ce silence était tout à fait incompatible avec un tel engagement. Quoique très offensé que son fils négligeât de lui écrire, le général vivait placide. Rendre le séjour de Northanger agréable à Mlle Morland était sa préoccupation capitale. Souvent il formulait des doutes sur la réussite de ses efforts : une vie si unie parmi des personnes toujours les mêmes ne lui paraissait-elle pas fastidieuse ? Il eût souhaité que Lady Fraser et sa famille fussent dans le pays. De temps à autre, il mettait en avant un projet de dîner d’apparat et, une ou deux fois même, calcula le nombre des couples de danseurs qu’on pourrait recruter à l’environ. Mais que pouvait-on organiser d’attrayant à cette morne époque de l’année ? Ni gibier à plume, ni gibier à poil, et les ladies Fraser n’étaient pas là. Le tout aboutit un beau matin à une proclamation : au prochain séjour de Henry à Woodston, on y irait le surprendre et manger le mouton avec lui. Henry se déclara très flatté, très heureux. Catherine était enchantée.

— Et quand pensez-vous, monsieur, dit-il à son père, que je puisse espérer ce plaisir ? Pour l’assemblée paroissiale, il faut que je sois lundi à Woodston, et je serai probablement obligé d’y rester deux ou trois jours.

— Bien, bien. Nous irons vous voir un de ces jours, au petit bonheur. Il n’y a aucune nécessité de fixer le jour. Vous n’aurez pas à vous déranger. Ne changez rien à vos habitudes. Ce que vous aurez à la maison suffira. Je crois pouvoir répondre de l’indulgence de ces jeunes femmes pour la table d’un célibataire. Voyons… Lundi, vous serez très occupé ; ce ne sera pas pour lundi. Et mardi, je serai très occupé ; j’attends mon intendant de Brockham ; il a son rapport à me faire dans la matinée, et, l’après-midi, je ne puis décemment m’abstenir de paraître au cercle. Réellement, je ne pourrais plus affronter les gens de ma connaissance, si je ne m’y montrais pas ; on sait que je suis dans le pays ; on prendrait fort mal mon abstention ; et ce m’est une règle, miss Morland, de ne jamais blesser un de mes voisins quand, au prix d’un léger sacrifice, je puis m’en dispenser. Ce sont gens d’importance. Deux fois par an, je leur envoie un demi-chevreuil et je dîne avec eux quand ce m’est possible. Mardi est donc, pour ces motifs, hors de question. Mais mercredi peut-être, Henry, pourrez-vous nous attendre. Nous serons chez vous de bonne heure, que nous ayons le temps de jeter un coup d’œil autour de nous. Il nous faut deux heures et quarante-cinq minutes, je pense, pour aller à Woodston. Nous monterons en voiture à dix heures. Ainsi vers une heure moins un quart, mercredi, vous pouvez vous attendre à nous voir.

Un bal même n’aurait pas fait plus de plaisir à Catherine que cette petite excursion : elle désirait tant connaître Woodston ! Son cœur bondissait encore de joie quand Henry, environ une heure après, entra botté et en manteau et dit :

— Je viens, jeunes femmes, et sur un mode moralisateur, vous faire constater que nos plaisirs doivent toujours être payés et que souvent nous donnons l’argent comptant du bonheur immédiat contre une traite sur l’avenir à laquelle le signataire peut fort bien ne pas faire honneur. Mon exemple en témoigne avec éloquence. Du fait que je puis espérer vous voir à Woodston mercredi, ce que le mauvais temps ou vingt autres causes peuvent empêcher, me voilà obligé de partir sur l’heure et deux jours plus tôt que je ne voulais.

— Partir ! dit Catherine, dont la figure s’allongea. Et pourquoi ?

— Pourquoi ? dit Henry. Comment pouvez-vous poser cette question ? Parce qu’il me faut le temps d’affoler ma vieille gouvernante, parce que je dois faire préparer un dîner pour vous, j’imagine.

— Oh ! ce n’est pas sérieux.

— Si, et triste, en outre : je préférerais de beaucoup rester ici.

— Pourtant, après ce qu’a dit le général… quand il se montre si particulièrement soucieux de ne vous causer aucun embarras…

Henry se contenta de sourire.

— C’est tout à fait inutile, pour votre sœur et moi, vous le savez bien, et le général a posé pour condition que vous ne prépariez rien d’exceptionnel. Enfin, même s’il n’avait pas fait la moitié des recommandations qu’il a faites, il se consolerait aisément, à sa propre table, de s’être trouvé, une fois par hasard, en présence d’un repas qui ne fût pas succulent.

— Je voudrais pouvoir raisonner comme vous, pour lui et pour moi. Au revoir. Comme c’est demain dimanche, Éléonore, je ne reviendrai pas.

Il partit. C’était pour Catherine une opération plus simple de douter de son propre jugement que de celui de Henry : elle ne tarda donc pas à lui donner raison, quelque peine qu’elle eût de ce départ. Mais la conduite du général ne restait pas moins inexplicable pour elle. Qu’il aimât fort la bonne chère, elle l’avait remarqué sans le secours de personne. Mais pourquoi disait-il une chose alors qu’il en pensait une autre ?… À ce compte on ne pouvait jamais se comprendre. Qui, sauf Henry, aurait deviné ce que désirait le général ? Du samedi au mercredi, elles seraient privées de la présence de Henry, c’était le final de ses réflexions, et certainement la lettre du capitaine Tilney allait arriver, et mercredi, elle en était sûre, il pleuvrait. Le passé, le présent, l’avenir étaient également moroses. Son frère était si malheureux ; la perte qu’elle avait faite en Isabelle, si grande ! Éléonore aussi serait moins gaie en l’absence de Henry. Et Catherine, qu’est-ce qui pourrait bien l’amuser. Elle était blasée sur les joies toujours pareilles que donnent les bois et les pépinières, et l’abbaye maintenant ne l’intéressait pas plus que toute autre demeure. La seule émotion qui pût résulter pour elle de l’abbaye était d’ordre désagréable, puisque ces lieux lui remémoraient sa folie. Quelle révolution dans ses idées ! Elle qui avait tant désiré se trouver dans une abbaye ! Maintenant son imagination se complaisait à évoquer le décor simple d’un presbytère, quelque Fullerton mieux aménagé. Fullerton avait ses défauts, Woodston n’en avait nul. Ce mercredi arriverait-il jamais ?

Ce mercredi arriva exactement à son tour dans la semaine. Il arriva par un beau temps. Catherine nageait en plein ciel. Vers dix heures, une voiture à quatre chevaux sortait de l’abbaye. Vingt milles furent franchis, et les habitants de Northanger entrèrent dans Woodston, vaste et populeux bourg agréablement situé. Catherine osait à peine dire combien elle en trouvait agréable le site, car le général semblait avoir honte d’un pays si plat et d’un village moins grand qu’une ville. Mais, en son cœur, elle préférait Woodston à toutes les localités qu’elle eût jamais vues, et elle regardait admirative les maisons et jusqu’aux échoppes. Au bout du village, et un peu à l’écart, s’élevait le presbytère, solide maison de pierre, de construction récente, avec sa marquise et ses portes vertes. Comme la voiture approchait de l’habitation, Henry, avec les compagnons de sa solitude, un jeune terre-neuve de haute race et deux ou trois bassets, s’avança pour la bienvenue.

Catherine était trop troublée en entrant pour rien remarquer ou rien dire, et quand le général lui demanda son impression, elle n’avait pas encore vu la chambre même où elle se trouvait. Regardant alors autour d’elle, elle découvrit que cette chambre était de tous points parfaite ; mais elle était trop réservée pour le dire et la froideur de sa louange désappointa le général.

— Nous n’appelons pas cette maison une belle maison. Nous ne la comparons pas à Fullerton et à Northanger. Nous la considérons comme un simple presbytère ; petit, restreint, nous l’avouons, mais peut-être habitable, et, en somme, pas inférieur à la plupart des autres ; bref, je crois qu’il y a peu de presbytères de campagne, en Angleterre, qui lui soient, et de loin, comparables. Quelques améliorations seraient à propos, je suis loin de dire le contraire ; on pourrait peut-être mouvementer la façade par un vitrage en saillie ; mais, entre nous, s’il est quelque chose que je déteste, ce sont bien ces raccommodages-là.

Catherine n’était pas en mesure d’apprécier l’importance de ce discours. La conversation, grâce à Henry, dévia. On apporta des boissons. Le général ne tarda pas à se rasséréner. Catherine s’acclimatait.

De cette pièce, qui était une somptueuse salle à manger, on sortit pour visiter l’appartement. On montra d’abord à Catherine celui du maître de la maison ; pour la circonstance, un ordre minutieux y régnait. Puis on la conduisit dans une vaste pièce vacante, qui serait plus tard le salon et dont les baies s’ouvraient sur un gai paysage de prairies. Spontanément la visiteuse exprima son admiration, et en toute honnête simplicité :

— Oh ! pourquoi ne pas meubler cette pièce, monsieur Tilney ? Quel dommage qu’elle ne soit pas meublée ! C’est la plus jolie chambre que j’aie jamais vue ! C’est la plus jolie chambre du monde !

— J’espère bien, dit le général, épanoui en un sourire, qu’elle ne restera plus vide longtemps : il appartient au goût d’une femme de l’aménager.

— Eh bien ! dit Catherine, si la maison était mienne, je ne me tiendrais pas ailleurs qu’ici… Oh ! parmi les arbres, quelle délicieuse chaumière ! Mais ce sont des pommiers ! Oh ! c’est la plus jolie chaumière…

— Vous l’aimez ? Vous l’approuvez comme détail dans le paysage ? Il suffit… Henry, souvenez-vous. On avait dit à Robinson… Mais maintenant la chaumière reste.

Une amabilité si directe rendit Catherine circonspecte, et, dès lors, silencieuse. Quoique instamment invitée par le général à choisir la couleur dominante du papier et des tentures, rien qui ressemblât à une opinion ne put être tirée d’elle. Son embarras persista jusqu’à ce que l’on fût au grand air et en présence de spectacles nouveaux. Une avenue créée, six mois auparavant, par Henry, et qui longeait deux des côtés d’un pré, l’émerveilla, quoiqu’il n’y eût là nul arbre qui passât un arbuste en grandeur.

Une flânerie à travers les prairies et le village, une visite aux écuries où il s’agissait de constater des perfectionnements, une amusante partie avec une nichée de jeunes chiens capables tout au plus de rouler sur eux-mêmes, — et il était quatre heures. (Catherine croyait qu’il était trois heures à peine.) À quatre heures, on devait dîner ; à six, repartir. Jamais jour n’avait été si bref.

Elle remarqua que l’abondance de la chère ne paraissait causer au général aucun étonnement, et qu’il cherchait même des yeux, sur la table voisine, la viande froide qui ne s’y trouvait pas. Les observations de son fils et de sa fille furent différentes : ils l’avaient rarement vu manger de si bon cœur à une autre table que la sienne, et ne l’avaient jamais vu permettre avec tant de mansuétude au beurre fondu d’être huileux.

À six heures, le général ayant pris son café, ils remontèrent en voiture. Il avait eu pour Catherine des attentions à ce point flatteuses et caractéristiques que, si les desseins du fils n’eussent pas été plus obscurs, elle eût quitté Woodston sans que la rendît bien perplexe cette question : quand et dans quelle circonstance y reviendrait-elle ?