Catherine Morland/XXXI

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Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVII (p. 536-538).
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XXXI


L’étonnement de M. et Mme Morland, appelés à donner leur consentement au mariage de Catherine avec M. Tilney, fut, quelques minutes, considérable. Il ne leur était pas venu à l’idée que ces jeunes gens pussent s’aimer. Mais comme, après tout, il était bien naturel que Catherine fût aimée, l’étonnement céda bientôt à une fierté émue. En ce qui les concernait, ils n’avaient aucune objection à faire. Les manières charmantes de Henry, le sérieux de son caractère étaient de bonnes cautions, et, n’ayant jamais entendu rien dire de fâcheux sur son compte, ils n’étaient pas gens à supposer qu’il y eût rien à dire. Certes, Catherine serait une jeune ménagère bien étourdie, avait déclaré Mme Morland ; mais, avait-elle ajouté, rien ne valait la pratique.

En somme, un seul obstacle : mais, jusqu’à ce qu’il fût écarté, les Morland ne pourraient consentir au mariage. S’ils étaient d’humeur douce, leurs principes étaient rigides. Alors que le père de Henry s’opposait si fort à cette union, ils ne pouvaient se permettre de la favoriser. Que le général fît une démarche pour solliciter la main de Catherine, ou même qu’il approuvât chaleureusement le mariage, ils n’en demandaient pas tant ; mais, du moins, ce père devait-il dire oui ; et dans leur cœur, M. et Mme Morland ne pouvaient admettre que ce oui fût longtemps différé ; une fois cet acquiescement obtenu, ils donneraient le leur avec joie. Ils n’en voulaient certes pas à l’argent du général. D’ailleurs, une considérable fortune reviendrait un jour à Henry et il jouissait déjà d’un revenu qui lui assurait l’indépendance. Du point de vue pécuniaire, cette situation était bien meilleure que celle normalement à laquelle eût pu prétendre Catherine. Les jeunes gens ne s’étonnèrent pas, s’ils les déplorèrent, des réserves de M. et Mme Morland. Ils se séparèrent, s’efforçant d’espérer que le général ne s’obstinerait pas ; mais ils connaissaient son entêtement… Henry s’en retourna à Woodston surveiller ses jeunes plants et faire telles innovations qui auraient l’agrément de Catherine. Anxieusement, il aspirait vers le temps où elle serait là. Ne nous préoccupons pas de savoir si les tourments de l’absence furent adoucis par une correspondance clandestine. Ni monsieur ni madame Morland ne s’en occupèrent. Ils avaient eu la gentillesse de ne rien dire à ce sujet, et lorsque Catherine recevait une lettre, comme il arriva assez souvent, ils regardaient d’un autre côté.

Cette inquiétude, lot maintenant de Catherine et de Henry, ne se communique pas, je le crains, à mes lecteurs qui, à la concision éloquente des pages qu’ils ont sous les yeux, voient bien que nous nous hâtons tous vers la félicité parfaite. Les voies par lesquelles nous nous y hâtons restent seules douteuses. Quelles circonstances pourront agir sur la nature rébarbative du général ? La plus efficace fut le mariage d’Éléonore avec un homme opulent et considérable : accroissement de dignité qui provoqua chez le général une crise de bonne humeur dont il ne guérit pas avant que sa fille eût obtenu qu’il pardonnât à Henry et lui permît d’être fol à sa guise.

Le mariage d’Éléonore Tilney avec l’homme qu’elle avait élu, son départ, loin des misères d’un Northanger où n’était plus Henry, pour le foyer de son choix, un tel événement est pour satisfaire tous ceux qui connaissent cette jeune femme. Ma joie à moi est très sincère. Je ne sache personne qui ait plus de droits, par ses mérites sans prétention, et qui soit mieux préparée, par ses tristesses quotidiennes, à jouir du bonheur. Leur direction n’était pas récente, et le gentleman qu’elle épousait avait été longtemps empêché de présenter sa requête par l’infériorité de sa condition ; mais son accès inespéré à un titre et à la fortune venait d’écarter tous obstacles. Jamais le général, aux jours où il avait pour seule compagne Éléonore, aux jours où il mettait à l’épreuve, sans la lasser jamais, sa patience, n’avait aimé autant sa fille que lorsque, pour la première fois, il la salua du titre de vicomtesse. Son mari était réellement digne d’elle. Outre qu’il était pair, riche et qu’il l’aimait, c’était encore le plus charmant jeune homme de la terre. Toute définition supplémentaire de ses mérites est, dès lors, inutile. On se représente instantanément le plus charmant jeune homme de la terre. Il me suffira d’ajouter (les règles de la composition m’interdisant d’introduire ici un personnage qui ne soit pas lié à ma fable) que c’était le même gentleman dont les notes de blanchissage, au cours d’un long séjour à Northanger, avaient été oubliées par un domestique négligent, ces notes qui avaient figuré dans une des plus affreuses aventures de mon héroïne.

L’influence du vicomte et de la vicomtesse, mise au service de leur frère, eut pour adjuvant les si raisonnables conditions de M. Morland, par eux soumises au général dès que celui-ci consentit à écouter. Il apprit ainsi qu’il avait à peine été plus trompé par la première exagération de Thorpe à propos de la fortune des Morland, que par la malveillante façon dont ce même Thorpe avait ensuite anéanti cette fortune. Les Morland n’étaient nullement besogneux : Catherine aurait trois mille livres. C’était là un appoint matériel si inattendu qu’il contribua fort à aplanir l’orgueil de l’homme de Northanger, et les renseignements qu’il se procura secrètement au sujet des terres de Fullerton lui apprirent que M. Allen en avait la propriété sans restreintes et que, par suite, les plus favorables hypothèses étaient licites.

Sous l’empire de ces considérations, le général, peu après le mariage d’Éléonore, autorisa son fils à rentrer à Northanger ; là, il lui donna solennellement lecture d’une lettre par laquelle il envoyait à M. Morland un consentement très affable enveloppé de déclamations redondantes. L’événement suivit bientôt : Henry et Catherine s’épousèrent, les cloches sonnèrent, tout le monde était souriant, et, comme douze mois ne s’étaient pas écoulés depuis leur première rencontre, il ne semble pas que les délais imposés par la cruauté du général leur eussent porté grand préjudice : entrer dans le bonheur parfait, qui à vingt-six, qui à dix-huit ans, ce n’est pas si mal. Je suis convaincue que les obstacles, loin de nuire à leur félicité, l’assurèrent en les faisant se connaître mieux et en fortifiant leur amour. Je laisse à qui peut s’intéresser à ce genre de spéculations le soin de déterminer si ce livre prône la tyrannie paternelle ou la désobéissance filiale

Jane Austen


FIN