Catriona/15

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Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 144-156).


XV

LE RÉCIT DE BLACK ANDIE AU SUJET DE TOD LAPRAIK


J’ai peu parlé jusqu’ici de mes trois compagnons les Highlanders ; c’étaient des hommes de James More, ce qui ne me laissait aucun doute sur le rôle qu’avait joué leur maître dans mon affaire. Tous les trois comprenaient quelques mots d’anglais, mais Neil était le seul qui crût en savoir assez pour se lancer dans la conversation usuelle, bien que ses interlocuteurs ne fussent pas toujours de la même opinion sur son talent. Ils étaient simples et sociables, ils montraient plus de courtoisie qu’on n’aurait pu s’y attendre et s’étaient spontanément chargés des soins du ménage.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que le séjour sur l’îlot agissait sur leur imagination et que cette vieille prison en ruine, le bruit de la mer et les cris des oiseaux sauvages, les plongeaient dans des frayeurs superstitieuses.

Quand il n’y avait rien à faire, ils se couchaient et dormaient ; leur appétit paraissait insatiable. Parfois, Neil les entretenait de récits terrifiants. Si aucune de ces distractions n’était possible, si, par exemple, deux d’entre eux dormaient et que le troisième restât éveillé, je le voyais troublé, inquiet, aux aguets, jetant autour de lui des regards anxieux, ou bien tressaillant et pâlissant tout à coup comme un homme saisi de crainte. Je ne me rendais pas compte du motif de ces frayeurs, mais j’en étais témoin, et c’était déjà intéressant. Le Bass, du reste, était un lieu de nature à inspirer la peur. Je ne trouve pas de mot anglais pour exprimer la sensation que l’on y éprouvait, mais Andie avait une expression écossaise qui ne variait jamais.

« Ah ! disait-il, c’est un endroit étrange, le Bass ! »

Ce mot m’est toujours resté dans la mémoire. C’était en effet un lieu « étrange », aussi bien la nuit que le jour, et c’étaient des bruits « étranges » que les appels des « fous » et les échos des coups de mer sur les rochers qui, continuellement, frappaient nos oreilles. Quand les vagues étaient fortes, elles éclataient sur les rocs comme le bruit du tonnerre ou le son du tambour, mais par les temps calmes surtout, il y avait du charme à écouter, j’en avais fait l’expérience : on entendait alors des plaintes et des voix mystérieuses qui se répercutaient dans les cavernes du rocher.

Cela m’amène à une histoire d’Andie et à une scène à laquelle je pris part, laquelle changea notre manière de vivre et contribua beaucoup à mon départ.

Un soir, devant le feu, au cours d’une vague rêverie, la chanson d’Alan me revint à l’esprit et je me mis à siffler l’air. Tout aussitôt, une main tomba sur moi et Neil me pria de me taire, disant que c’était une dangereuse musique.

« Dangereuse ? demandai-je, pourquoi donc ?

— Parce qu’elle a été faite par un revenant qui désirait rejoindre son corps.

— Eh bien, il n’y a pas de revenants, ici, Neil.

— Ah ! vous croyez cela ? fit Andie ; même, je puis vous dire qu’il y a eu ici plus à craindre que des revenants.

— Que peut-il y avoir de plus à craindre que des revenants ?

— Des sorciers. Or, il y en a eu ici au moins un, c’est une curieuse histoire ; si vous voulez, je vous la dirai. »

Nous le priâmes aussitôt de nous la raconter, et même l’Highlander qui, des trois, savait le moins d’anglais, se mit à écouter de toutes ses oreilles.

LE CONTE DE TOD LAPRAIK

Mon père Tam Dale (paix à ses cendres !) fut un garçon hardi, indépendant, peu sage, et encore moins aimable.

Il aimait le vin, les femmes, les aventures, et je n’ai jamais ouï dire qu’il fût très ardent au travail.

Il finit par s’engager et on l’envoya en garnison ici, ce fut ainsi que les Dale mirent le pied sur le rocher de Bass. Triste garnison ! Le gouverneur brassait lui-même sa bière, cela semble à peine croyable. Les approvisionnements venaient de terre, mais le service étant mal organisé, il y avait des moments où l’on n’avait pour ressources que la pêche et la chasse des oiseaux de mer. De plus, c’était le temps des persécutions. Toutes les cellules glaciales furent occupées par des saints et des martyrs, le sel de la terre, dont elle n’était pas digne. Et quoique Tam Dale ne fût qu’un simple soldat et malgré son goût pour le vin et les femmes, il n’était que tout juste content de sa position. Il lui venait des lueurs de justice ; il y avait des heures où il ne pouvait contenir son indignation en voyant maltraiter les saints de Dieu et il était honteux d’y prêter la main en portant le mousquet du soldat ; il y avait des nuits où il était de garde en plein hiver, alors que le froid faisait fendre les murailles et il entendait l’un des prisonniers entonner un psaume aussitôt répété par tous les autres. Ces chants pieux l’impressionnaient vivement, il lui semblait que le vieux rocher était devenu un coin du ciel ; la honte emplissait son âme, ses péchés apparaissaient devant lui pour le condamner et, en particulier, le plus grand, celui de participer à la persécution des serviteurs du Christ. Malheureusement, ces bonnes dispositions s’évanouissaient au lever du soleil, il retrouvait ses joyeux camarades et résistait à la grâce.

Il y avait à cette époque parmi les prisonniers un homme de Dieu que l’on appelait Peden le Prophète. Vous avez certainement entendu parler du prophète Peden ? On n’a jamais vu son pareil, il était sauvage comme une sorcière, terrible à voir, terrible à entendre, son visage faisait penser au jugement dernier, sa voix avait le même timbre que celle des oiseaux de mer et vous pénétrait jusqu’à la moelle des os, sa parole était de feu.

Or, il y avait une femme sur le Bass qui, je crois, n’avait pas grand’chose de bon à faire, car ce n’était guère la place d’une honnête femme ; mais elle était jolie et elle et Tam Dale s’entendaient très bien ensemble. Un jour que Peden était au jardin en train de prier, Tam vint à passer avec la fille et elle se mit à rire et à se moquer du saint. Il se leva, les regarda tous les deux, et les genoux de Tam claquèrent sous ce regard. Puis, quand il parla, ce fut d’un ton chagrin plutôt qu’irrité. « Pauvre petite ! Pauvre petite ! dit-il en la regardant, je vous entends rire et bavarder, mais le Seigneur prépare pour vous un coup mortel, et à ce jugement terrible, vous ne pousserez qu’un cri. »

Quelque temps après, elle flânait sur les rochers en compagnie de deux ou trois soldats et c’était un jour de tempête. Il arriva tout à coup une telle rafale, que le vent s’engouffra sous ses jupes et l’entraîna dans la mer. Les soldats remarquèrent qu’elle n’avait poussé qu’un seul cri.

Sans doute, cette aventure eut quelque influence sur Tam Dale, mais l’impression passa vite et il n’en devint pas meilleur. Un jour, il se disputait avec des camarades. « Que le diable m’emporte ! » s’écria-t-il, car il jurait comme un païen. Peden était là, le regardant, calme et triste, Peden enroulé dans son manteau, la main tendue avec les ongles noirs, car il dédaignait les soins du corps.

« Fi ! fi ! pauvre homme, dit-il, pauvre fou ! Que le diable m’emporte, dit-il, et je vois le diable à côté de lui. »

Tam, cette fois, fut touché par la grâce, il jeta le mousquet qu’il avait à la main.

« Je ne porterai plus jamais les armes contre le Christ ! » s’écria-t-il. Et il fut fidèle à sa parole. Il eut une belle lutte à soutenir d’abord, mais le gouverneur, le voyant résolu, lui accorda son congé. Il s’en fut habiter North Berwick, il s’y maria et, à dater de ce jour, ne cessa pas de se conduire en honnête homme.

Ce fut dans l’année 1706 que le Bass devint la propriété des Darymples, et deux hommes en sollicitaient la garde. Tous les deux étaient bien qualifiés pour cela, car ils avaient été soldats dans la garnison et savaient la manière de s’emparer des « fous », les saisons favorables à la chasse, la valeur de ces palmipèdes, etc. Ils étaient d’ailleurs également covenantaires, bons presbytériens et d’instruction suffisante. L’un était Tam Dale, mon père ; l’autre était un certain Lapraik, qu’on appelait Tod Lapraik, je n’ai jamais su pourquoi. Quand Tam alla voir Lapraik au sujet de cette affaire, il m’emmena ; j’étais alors un petit garçon à qui l’on donnait encore la main. Tod habitait sur le long chemin en dessous du cimetière. C’est une ruelle sombre et triste qui avait toujours eu un mauvais renom depuis le temps de Jacques VI, car le diable y exerçait ses charmes quand la reine était en mer ; quant à la maison de Tod, elle était dans la partie la plus obscure et personne ne la fréquentait sans nécessité. La porte était ouverte ce jour-là et mon père entra sans attendre. Tod était tisserand de profession ; son métier était dans la chambre et il était assis, tenant encore la navette, mais les yeux fermés et sur son visage blême, on voyait un sourire qui m’inspira un dégoût instinctif. Nous l’appelâmes par son nom, nous criâmes dans son oreille, tout fut inutile : il demeura sur son siège, la navette entre les mains, sans donner signe de vie.

« Dieu nous ait en sa sainte garde, dit Tam Dale, cela ne veut rien dire de bon ! »

Il avait à peine fini de parler, que Tod Lapraik revint à lui.

« C’est vous, Tam ? dit-il. Attendez, l’ami. Je suis content de vous voir. Je suis sujet à des évanouissements comme celui-ci, cela vient de l’estomac. »

Alors, ils se mirent à causer du Bass et agitèrent la question de savoir lequel des deux en obtiendrait la garde. Peu à peu, ils commencèrent à se quereller et en vinrent à échanger des injures. Je me rappelle parfaitement qu’en revenant à la maison, mon père me répéta à plusieurs reprises qu’il n’aimait pas les allures de Tod Lapraik, ni ses évanouissements.

« Des évanouissements ! assurait-il, peu de gens en ont de cette espèce. »

Cependant, mon père obtint la garde du Bass et Tod dut y renoncer. On s’est toujours rappelé depuis comment il avait pris sa déconvenue. « Tam, avait-il dit, vous l’avez emporté sur moi une fois de plus, et j’espère que vous trouverez dans l’îlot tout ce que vous attendez. » Ces paroles furent très remarquées plus tard.

Le moment vint bientôt de s’emparer des jeunes oiseaux (fous de Bassan). C’était là une besogne que Tam connaissait bien, car dès sa jeunesse, il avait été sur les roches et il ne s’en rapportait qu’à lui pour la conduite de l’opération. Le voilà donc suspendu par une corde le long de la paroi du roc, à l’endroit le plus haut et le plus abrupt ; au sommet, une vingtaine de gaillards tenaient la corde et attendaient les signaux convenus. Les « fous » piaillaient et voletaient en désordre ; en bas, la mer battait l’îlot coupé à pic.

Il faisait beau et Tam sifflait quand il saisissait les jeunes oiseaux. (Maintes fois je l’ai entendu conter cette aventure et chaque fois, la sueur perlait sur son front à ce souvenir.) Voici le fait.

Par hasard, Tam leva la tête et fut stupéfait de voir un des oiseaux qui déchirait la corde avec son bec. Il trouva la chose peu ordinaire et tout à fait en dehors des habitudes de ces volatiles. Il savait que les cordes, si solides qu’elles soient, ne résistent pas longtemps à de tels efforts, et que la chute qu’il pouvait faire était de deux cents pieds.

« Chut, cria-t-il, va-t’en, animal, va-t’en ! »

Le « fou » regarda Tam et celui-ci vit quelque chose d’étrange dans le regard de cette bête. Ce ne fut qu’un coup d’œil rapide qu’il en reçut, car elle se remit aussitôt à sa besogne. Or, jamais « fou » n’avait si bien travaillé, et il semblait conscient de ce qu’il faisait, s’employant à user la corde entre son bec et une aspérité du rocher.

Tam sentit le froid de la mort entrer dans son cœur. « Cela n’est pas d’un oiseau », pensait-il ; ses yeux s’obscurcirent et le jour lui parut noir. « Si je m’évanouis ici, se dit-il, je suis perdu », et il donna le signal qui devait le faire remonter.

Mais le « fou » semblait comprendre les signaux, car tout aussitôt, il lâcha la corde, fit entendre un cri aigu, étendit les ailes, tourna une seconde dans l’espace et s’élança vers les yeux de Tam. Celui-ci prit un couteau pour se défendre. Et il parut bien que l’oiseau savait aussi ce que c’était qu’un couteau, car dès que brilla l’acier au soleil, il poussa un nouveau cri, mais moins aigu, comme s’il eût été désappointé, s’envola et disparut derrière le rocher.

Tam, alors, laissa sa tête tomber sur ses épaules et on le remonta comme à l’état de cadavre.

Une goutte d’eau-de-vie, cependant, lui rendit un peu de force, et il s’assit.

« Vite, cria-t-il, vite, Georgie, courez au bateau, mettez-le en sûreté, sans quoi, cet animal va le faire disparaître ! »

Ses compagnons le regardaient abasourdis, et essayaient de le calmer. Mais il ne voulut rien entendre tant que l’un d’eux ne fut pas parti pour veiller sur le canot.

Les autres lui demandèrent s’il ne voulait pas redescendre pour continuer la chasse.

« Non, dit-il, ni moi ni personne de vous ! Dès que je pourrai me tenir sur mes pieds, nous quitterons ce rocher de Satan ! »

Ils ne perdirent pas de temps en effet, et ils eurent raison, car avant qu’ils fussent de retour à North Berwick, Tam était pris de fièvre chaude. Il fut malade pendant tout l’été, et imaginez-vous qui eut la bonté de l’aller voir ? Tod Lapraik ! Chaque fois qu’il venait, on croyait s’apercevoir que la fièvre avait augmenté. Je ne sais pas si c’était vrai, mais ce que je sais bien, c’est comment se termina cette aventure :

Nous étions à la même époque que maintenant ; mon grand-père allait en mer pour la pêche des harengs, et il m’avait emmené un jour avec lui. Nous fîmes une belle pêche et le poisson nous entraîna jusque dans les environs du Bass, où nous rencontrâmes un autre bateau qui appartenait à un ami, Sandie Fletcher, de Castleton. Il est mort depuis longtemps, sans quoi, il pourrait vous en parler lui-même. Sandie nous héla.

« Qu’y a-t-il sur le Bass ? demanda-t-il.

— Sur le Bass ? dit mon grand-père.

— Oui ; sur le côté qui est gazonné ?

— De quoi voulez-vous parler ? reprit mon grand-père, il ne peut rien y avoir que les moutons sur le Bass.

— Cela ressemble à une forme humaine », observa Sandie qui était plus à portée que nous.

Une forme humaine ! et nous n’entendîmes pas cela avec plaisir, car nul bateau n’avait débarqué quelqu’un, et la clef de la prison était sous l’oreiller de mon père à la maison.

Les deux bateaux côte à côte, nous approchâmes un peu plus de l’îlot. Mon grand-père avait une lunette, car il avait été marin et capitaine d’un bateau de pêche qui s’était perdu sur les sables de la Tay. Quand, chacun à notre tour, nous eûmes pris les lunettes, nous vîmes un homme ; il était parmi les herbes un peu plus bas que la chapelle, et il sautait et dansait comme aux noces dansent les jeunes filles.

« C’est Tod, dit grand-père, et il passa la lunette à Sandie.

— Oui, c’est lui.

— Ou du moins quelqu’un qui lui ressemble.

— La différence n’est pas grande en tout cas, si elle existe, reprit Sandie. Mais, diable ou sorcier, je vais essayer d’un coup de fusil sur lui », et il saisit un mousquet qu’il avait toujours, car il était fin tireur.

« Attends, Sandie, il faut y voir plus clair ou cela pourrait nous coûter cher.

— Bah ! répondit Sandie, ce sera le jugement de Dieu ! et qu’il aille au diable !

— Peut-être oui et peut-être non, dit mon grand-père, le digne homme ! Mais pensez donc un peu au procureur fiscal auquel vous avez eu déjà affaire, sans doute. »

Cela était vrai et Sandie se trouvait un peu déconcerté.

« Eh bien, Edie, demanda-t-il, que prétendez-vous faire ?

— Simplement ceci : mon bateau allant plus vite, je vais revenir à North Berwick et vous laisser ici surveiller le fantôme. Si je ne trouve pas Lapraik chez lui, je vous rejoindrai et tous les deux nous aurons une conversation avec lui. Mais si Lapraik est à la maison, je hisserai un pavillon à mon bateau, dans le port et vous pourrez essayer votre fusil sur le fantôme. »

Ainsi fut-il convenu. Je n’étais qu’un enfant et j’obtins de rester avec Sandie, car je croyais ainsi mieux voir ce qui se passerait. Mon grand-père donna à Sandie un projectile en argent pour ajouter aux balles de plomb, comme ayant plus d’action sur les revenants. Et alors, l’un des bateaux prit la route de North Berwick, tandis que l’autre restait mouillé et observait le malencontreux personnage qui dansait sur la pelouse.

Tout le temps que nous fûmes là, il ne cessa de s’agiter, de sauter, de tourner comme un toton et nous entendions le tapage qu’il faisait. J’avais vu des jeunes filles danser des nuits entières, mais elles étaient en compagnie et ce corps étrange était tout seul ; les danseuses avaient un joueur de violon au coin de la cheminée pour les exciter, mais ici, pour musique, il n’y avait que les cris des oiseaux. Les filles étaient jeunes et la vie circulait dans leurs membres et dans leurs veines ; au contraire, ce corps était celui d’un homme âgé déjà et obèse. Vous me jugerez mal si vous voulez, mais je dirai ce que je pense : C’était de la joie qu’éprouvait cette créature ; la joie de l’enfer, je le veux bien, mais enfin, de la joie. Bien souvent, je me suis demandé pourquoi les sorciers et les sorcières vendent leur âme (ce qu’elles ont de plus précieux ?), tout en étant de vieilles femmes cassées et des hommes infirmes, aux portes du tombeau. Alors, je me souviens de Tod Lapraik dansant sur l’herbe avec une si visible volupté. Nul doute que pour cette volupté, ils brûlent après dans l’enfer, mais ils en ont joui du moins ! — et puis quelquefois, Dieu pardonne !

Cependant, nous aperçûmes tout à coup le pavillon au grand mât de notre barque. Sandie n’attendait que ce signal ; il ajusta de son mieux le fantôme et tira. En même temps que la détonation, un cri strident se fit entendre, le coup avait porté : nous eûmes beau nous écarquiller les yeux et nous demander si nous étions bien éveillés, nous ne vîmes plus rien que la pelouse vide où une minute auparavant dansait encore le sorcier !

Nous restâmes abasourdis de cette subite disparition, et en revenant à la maison, nous échangeâmes à peine quelques mots. Lorsque nous arrivâmes, le quai était couvert de la foule qui nous attendait.

Quand mon grand-père était revenu, il avait trouvé Lapraik en proie à un de ses évanouissements, la navette à la main, dans sa chambre. Les voisins s’étaient réunis, on avait envoyé un enfant au port pour hisser le pavillon et on était resté auprès de Tod pour voir ce qui allait se passer. Personne n’était très à son aise, comme vous pensez, mais Dieu se servit de cet événement pour toucher le cœur de plusieurs qui se mirent à prier et à regretter leurs fautes.

À un certain moment (peu après que le signal eut été donné), Lapraik avait poussé un grand cri et, devant tous les spectateurs, était tombé comme une masse, le corps ensanglanté.

Après examen, on reconnut que les balles de plomb n’avaient pas pénétré dans le corps du sorcier, mais le projectile d’argent de mon grand-père était resté en plein cœur.

Andie avait à peine terminé son récit que Neil prit la parole. Grand conteur lui-même, il connaissait toutes les légendes des Highlands et était très jaloux de sa science qui lui valait une certaine considération parmi ses camarades. Le conte d’Andie lui en rappela un autre qu’il avait entendu raconter.

« Cette histoire est connue, dit-il, c’est celle de Uistean More M’Gillie Phadrig et Gavar Vore.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Andie, c’est celle de mon père et de Tod Lapraik ! Je vous donne un démenti et je vous prie de vous taire ! »

Quand on a vécu avec les Highlanders, on sait combien ils ont déjà de la peine à rester en bonne intelligence avec des Lowlanders nobles, mais leur haine dépasse toute mesure quand ils ont affaire à des gens du peuple. J’avais remarqué qu’ils étaient toujours sur le point de se quereller et j’allais maintenant assister à la dispute et y prendre part.

« Vos paroles, dit Neil, ne sont pas celles que l’on emploie avec des gentlemen !

— Gentlemen ! s’écria Andie, des gentlemen ! Vous Highlanders ! si Dieu vous accordait la grâce de vous connaître vous-mêmes tels que vous êtes, vous abandonneriez vite cette prétention ! »

On n’entendit qu’un juron et Neil brandit le « couteau noir ».

Voyant qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour éviter un malheur, je saisis le farouche Highlander par la jambe ; il tomba et je m’emparai de sa main armée avant de savoir au juste ce que je faisais. Ses camarades aussitôt vinrent à son secours ; Andie et moi n’ayant pas d’armes et n’étant que deux contre trois, nous pouvions tout craindre quand, subitement, Neil s’arrêta, ordonna aux autres de se retirer et me fit sa soumission de la manière la plus humble, allant même jusqu’à me livrer son couteau, que je lui rendis le lendemain sur ses protestations réitérées.

Deux choses m’apparurent alors clairement :

D’abord, que je ne devais pas compter sur le courage d’Andie ; il s’était sauvé contre la muraille et, pâle comme un mort, n’avait pas bougé de là jusqu’à la fin de l’affaire.

En second lieu, je savais maintenant que ma personne était sacrée pour les Highlanders et qu’ils avaient dû recevoir les ordres les plus sévères pour mon bien-être et ma sûreté. Andie, de son côté, ne se lassait pas de me témoigner sa reconnaissance, et, désormais, timide vis-à-vis de nos compagnons, ses rapports avec moi devinrent fréquents et plus familiers.