Catriona/19

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Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 192-202).


XIX

EN COMPAGNIE DES DAMES


La copie de ces paperasses fut une ennuyeuse besogne, surtout quand je m’aperçus qu’il n’y avait rien d’urgent dans ce travail et que ce n’était qu’un prétexte pour me retenir. Dès que j’eus fini, je sautai à cheval et je mis à profit les dernières lueurs du jour. Je couchai dans une maison près d’Almond Water et je fus de nouveau en route le lendemain avant le jour. Les volets s’ouvraient à peine, quand j’entrai dans la ville d’Édimbourg par West Bow et j’arrêtai mon cheval fumant à la porte de l’avocat général. J’avais une dépêche cachetée pour Doig, le bras droit de Prestongrange, qui était au courant de toutes les intrigues secrètes. C’était un petit homme plein de suffisance et bourré de tabac. Je le trouvai déjà à son bureau dans la même antichambre où j’avais rencontré James More la première fois. Il lut avec attention la lettre que je lui remis.

« Eh bien, dit-il, vous arrivez trop tard, monsieur Balfour ! L’oiseau est envolé. Nous l’avons laissé partir.

— Miss Drummond est libre ! m’écriai-je.

— Vraiment oui ! pourquoi l’aurions-nous gardée ! il était bien inutile de risquer un esclandre pour cette demoiselle !

— Et où est-elle alors ? »

Il haussa les épaules.

« Dieu le sait, fit-il.

— Elle sera allée rejoindre lady Allardyen ?

— Peut-être.

— J’y vais de ce pas.

— Mais vous consentirez bien à vous reposer un peu avant de repartir ?

— Non, je n’ai besoin de rien, j’ai pris une bonne tasse de lait à Ratho.

— Bien, bien ; vous pouvez laisser votre cheval ici avec vos bagages, car vous êtes, paraît-il, notre hôte.

— Non, dis-je encore, aller à pied ne fait pas mon affaire, aujourd’hui moins que jamais. »

Doig avait de l’accent et j’avais, malgré moi, imité ses intonations provinciales, quand tout à coup, un rire clair me fit lever la tête et une voix moqueuse chanta derrière moi :

Çà ! qu’on cherche mon poney gris
Au plus vite, et qu’on me le selle,
Je veux descendre au val d’Espoir
Au champ où m’attend ma belle.

Je me retournai et j’aperçus devant moi une jeune fille en déshabillé du matin, les mains cachées dans ses manches, comme pour me tenir à distance. Mais elle me regardait avec douceur.

« Mes hommages, miss Grant, dis-je en la saluant.

— Je vous salue, monsieur David, répondit-elle, avec une profonde révérence, et je vous prie de vous rappeler ce vieux dicton : « Le dîner, ni la messe n’ont jamais retardé personne. » La messe, je ne peux pas vous la procurer, car nous sommes tous bons protestants, mais je vous recommande le déjeuner, et je crois bien avoir quelque chose d’intéressant à vous apprendre.

— Miss Grant, j’ai déjà à vous remercier de quelques lignes, gaies et charmantes, sur un morceau de papier sans signature.

— Sans signature ? répéta-t-elle en prenant une figure drôle et ravissante à la fois, comme quelqu’un qui cherche à se souvenir.

« À moins que je ne me sois trompé, repris-je, mais nous aurons le temps d’en causer puisque votre père a été assez bon pour faire de moi votre invité, et « le gaillard » vous prie de lui accorder la liberté pour cette fois.

— Vous vous donnez de singuliers noms, fit-elle.

— Monsieur Doig et moi serions encore contents d’en recevoir de plus durs de votre plume.

— Voilà qui fait une fois de plus admirer la discrétion des hommes, répondit-elle ; mais puisque vous ne voulez rien manger, partez vite, vous serez plus tôt revenu, car c’est une course d’imbécile que vous allez entreprendre. Partez, monsieur David. »

Il enfourche son poney gris,
Il galope à travers pays ;
Barrières, fossés, haies, rien ne l’arrête,
Quand de voir sa belle, il s’est mis en tête.

Je ne me le fis pas dire deux fois et je donnai raison à la citation de miss Grant sur la route de Dean.

Je trouvai Mrs Allardyce seule dans le jardin, le chapeau sur la tête et une canne à pomme d’argent à la main.

À peine descendu de cheval, en m’avançant vers elle, je vis le sang affluer à ses joues et elle prit l’expression d’une reine offensée.

« Comment, osez-vous entrer chez moi ? s’écria-t-elle, d’une voix nasillarde, tous les hommes de ma famille sont morts et enterrés. Je n’ai ni fils, ni mari, pour me défendre, le premier passant venu peut venir me tirer par la barbe, et le pis, c’est que j’en ai de la barbe », ajouta-t-elle se parlant à elle-même.

Je fus extrêmement surpris et troublé de cette réception et cette dernière phrase, qui ressemblait aux paroles d’un dément, me laissa d’abord silencieux.

« Je vois que j’ai eu le malheur de vous déplaire, madame, dis-je enfin ; j’ose cependant vous demander des nouvelles de miss Drummond ? »

Elle me regarda avec des yeux flamboyants, les lèvres pressées l’une contre l’autre, secouant sa canne de toutes ses forces.

« C’est un comble ! s’écria-t-elle ; vous venez m’interroger à son sujet ! Plût à Dieu que je susse où elle est !

— Elle n’est pas ici ? » m’écriai-je.

Elle s’avança d’un bond, et poussa un cri qui me fit reculer.

« Taisez-vous, cria-t-elle ; comment ! vous venez me demander où elle est ? elle est en prison où vous l’avez fait enfermer, je n’ai rien de plus à vous dire ! s’il existait encore un homme de mon sang il vous châtierait ! »

Voyant que sa colère ne cessait d’augmenter, je ne jugeai pas à propos de rester plus longtemps. Comme je retournais à l’écurie, elle me suivit et je n’ai pas de honte à avouer que je partis avec un seul étrier et cherchant à rattraper l’autre.

Ne voyant pas comment poursuivre mes recherches, je n’avais d’autre ressource que de retourner chez l’avocat général. Je fus très bien accueilli par les quatre dames de céans ; je dus donner des nouvelles de lord Prestongrange et de ce qui se passait dans l’Ouest, tandis que la jeune fille avec qui je désirais tant causer m’observait d’un air moqueur et semblait jouir de mon impatience. Enfin, après avoir enduré un repas avec ces dames et comme j’étais sur le point de demander une entrevue à miss Grant devant sa tante, elle se leva, choisit un morceau de musique et se mit à chanter : « Celui qui n’a pas voulu quand il pouvait, quand il voudrait ne peut plus. » Mais c’était la fin de ses rigueurs et un instant après, prenant un prétexte quelconque, elle m’emmena dans la bibliothèque de son père ; je ne pus m’empêcher de noter qu’elle était tirée à quatre épingles et paraissait extraordinairement belle.

« Maintenant, monsieur David, dit-elle, asseyez-vous et causons, car j’ai beaucoup à causer avec vous, il paraît d’ailleurs que je me suis méprise sur votre bon goût.

— Comment cela, miss Grant ? J’espère n’avoir jamais manqué aux bienséances.

— J’en suis bon témoin ; votre respect pour vous-même et pour les autres a toujours été absolu. Mais nous sommes à côté de la question : Vous avez reçu un billet de moi ?

— J’ai été assez hardi pour le croire et je vous en ai été très reconnaissant.

— Cela a dû prodigieusement vous étonner, mais commençons par le commencement. Vous n’avez pas oublié le jour où vous avez escorté à Hope Parck trois ennuyeuses misses ? J’ai plus de raison que vous de m’en souvenir, car vous aviez bien voulu m’inculquer quelques principes de grammaire latine qui se sont incrustés dans ma mémoire.

— Je crains d’avoir été ce jour-là affreusement pédant, dis-je, confus à ce souvenir, mais vous m’excuserez en pensant que je suis si peu habitué à la société des dames.

— Nous ne parlerons plus de grammaire, répondit-elle, mais comment en étiez-vous venu à déserter ce jour-là ? Elle se mit à fredonner : « Il l’a abandonnée, jetée par-dessus bord, sa douce amie. » Et sa douce amie ainsi que ses deux sœurs furent obligées de rentrer seules comme une troupe de jeunes oisons ! Il paraît que vous êtes revenu chez mon papa où vous vous êtes montré très martial, puis vous avez disparu dans des royaumes inconnus, dans les environs du Bass Rock, « les fous » vous semblant peut-être plus agréables que les belles demoiselles. »

Malgré son ton railleur, la bonté brillait dans ses yeux et j’espérais qu’elle allait me donner des nouvelles de Catriona.

« Vous vous moquez de moi, dis-je, et je n’en vaux pas la peine ; soyez plutôt bonne, je vous en prie ; il n’y a qu’une chose dont je me soucie maintenant, c’est de savoir où est Catriona ?

— Lui donnez-vous ce nom-là en face, monsieur David, demanda-t-elle ?

— Je n’en suis pas très sûr, dis-je, en hésitant. C’est ce que je ne ferais pas avec un étranger, en tout cas.

— Et pourquoi vous intéressez-vous tant à cette jeune fille ?

— Je la croyais en prison.

— Bien ; mais vous savez maintenant qu’elle n’y est plus, que vous faut-il davantage ? Elle n’a pas besoin d’un cavalier.

— C’est moi qui ai besoin d’elle, madame.

— Allons, voilà qui est mieux ; mais regardez-moi bien, ne suis-je pas plus jolie qu’elle ?

— Je le reconnais bien volontiers, vous n’avez pas de rivale en Écosse.

— Et, c’est à moi que vous venez demander l’adresse de Catriona ! Vous ne savez pas faire la cour aux dames, monsieur Balfour !

— Mais, mademoiselle, dis-je, vous avouez qu’il y a autre chose en ce monde que la beauté ?

— D’où je dois conclure que si je suis la plus belle, je ne suis peut-être pas la plus aimable ?

— D’où vous devez conclure que je suis comme le coq de la fable : je vois la perle — et j’aime à la contempler — mais le moindre grain de mil ferait bien mieux mon affaire.

— Bravissimo ! cria-t-elle, voilà qui est bien dit, et vous allez être récompensé par le récit que je vais vous faire. Le soir même de votre désertion, je revenais tard d’une maison amie (où j’avais été très admirée, ne vous en déplaise), on m’annonça qu’une jeune fille en tartan écossais m’avait attendue et désirait me parler. Elle était là depuis plus d’une heure me dit le domestique et elle pleurait tout bas en attendant. J’allai aussitôt la trouver et au premier regard, je la reconnus, c’était « les yeux gris ». — Vous êtes bien miss Grant », demanda-t-elle en se levant et en me regardant d’un air suppliant, puis elle s’interrompit : « Il avait dit vrai : vous êtes belle, très belle en tout cas. — Je suis telle que Dieu m’a faite, ma chère ; mais je voudrais bien savoir ce qui vous amène à une heure si avancée ? — Madame, me répondit-elle, nous sommes parentes, nous avons toutes les deux dans les veines le sang des fils d’Appin. — Ma chère, je ne me soucie ni d’Appin, ni de ses fils, les larmes que je vois sur votre visage plaident mieux en votre faveur. » Et je fus assez faible pour l’embrasser (ce que vous voudriez tant pouvoir faire, mais vous n’oserez pas, je gage !). J’ai dit que c’était là une faiblesse de ma part, car je ne savais rien d’elle, mais il se trouva que j’avais bien fait ; elle doit être peu habituée à la tendresse, car, à ce baiser, bien léger, je l’avoue, elle m’ouvrit tout son cœur. Je ne trahirai jamais les secrets de mon sexe, monsieur David, je ne vous dévoilerai jamais comment elle me retourna le cœur, parce qu’elle s’y prendra de la même manière avec vous. Oui, elle est belle, et elle est pure comme l’eau de roche !

— Oh ! pour cela, oui ! m’écriai-je.

— Donc, elle me conta tous ses malheurs et dans quelle inquiétude elle était pour son père, et aussi pour vous (quoique bien inutilement). Elle me confia dans quelle perplexité elle s’était trouvée après votre départ. « Alors, ajouta-t-elle, je me suis rappelée que nous sommes du même sang et que monsieur David vous avait appelée « Belle entre les Belles », et je me suis dit : Si elle est belle, elle sera bonne, et c’est ce qui m’a décidée à venir… » Je vous ai pardonné alors, monsieur Balfour : près de moi, vous paraissiez sur des charbons ardents, vous étiez pressé de nous quitter, mes sœurs et moi ; cependant, j’apprenais enfin que vous aviez daigné remarquer mes faibles charmes. De cette heure, vous pourrez dater mon amitié pour vous.

— Ne me tourmentez pas trop ! Vous ne vous rendez pas justice d’ailleurs ; je suis sûr que c’est Catriona qui vous a bien disposée pour moi, elle est trop naïve pour s’apercevoir de la gaucherie de son ami.

— Je n’en crois rien, monsieur David, elle a de bons yeux !… Mais enfin, elle est réellement « votre amie », ainsi que j’ai pu le voir. Je la conduisis donc chez mon père et comme son vin clairet l’avait bien disposé, il fut assez bon pour nous recevoir. « Voici « les yeux gris » dont vous avez eu les oreilles rebattues tous ces jours-ci, lui dis-je, elle est venue nous prouver que nous avions raison de vous parler de sa beauté, je remets entre vos mains la plus jolie fille des trois royaumes de Lothian (inutile de spécifier que je faisais exception pour moi-même). » Elle s’agenouilla devant lui. Je ne voudrais pas jurer qu’il ne vît deux personnes en elle, car vous n’êtes tous, vous autres hommes, qu’un tas de mahométans ; enfin, elle fut irrésistible : elle lui dit ce qui venait de se passer ce soir-là, et comment elle avait empêché le serviteur de son père de vous suivre, dans quelle situation cela la mettait vis-à-vis de lui et combien elle craignait pour vous-même ! Elle me supplia en pleurant pour obtenir ces deux vies, qui, ni l’une ni l’autre n’étaient en danger. J’étais fière pour mon sexe de la voir implorer si gentiment. L’Avocat général ne tarda pas à s’apercevoir que sa politique la plus secrète avait été éventée par une jeune fille et dévoilée à la plus indépendante de ses filles, mais nous réunîmes nos efforts et obtînmes ce que nous voulions. Quand on s’y prend bien, on obtient ce qu’on veut de mon papa ; or, je sais m’y prendre !

— Il a été très bon pour moi.

— Eh bien, il a aussi été très bon pour Catriona et j’étais là pour y veiller, du reste.

— Ainsi elle a demandé ma grâce ?

— Parfaitement, et de la façon la plus touchante ; je ne veux pas vous répéter ce qu’elle a dit, vous êtes déjà bien assez vaniteux.

— Que Dieu la récompense pour son bon cœur ! m’écriai-je.

— Et que monsieur Balfour la récompense aussi, n’est-ce pas ?

— Vous êtes trop injuste à la fin ! Je ne souhaiterais pas de la voir en votre puissance ! Croyez-vous que je me permettrais certaines libertés, parce qu’elle a voulu me sauver la vie ? Elle en aurait fait autant pour un petit chien nouveau-né ! Puisqu’il faut vous le dire, elle m’a donné d’autres gages, si je voulais m’en prévaloir : elle m’a baisé la main. Oui, comme je vous le dis. Et pourquoi ? Parce qu’elle trouvait que j’avais un beau rôle et que j’étais en danger de mort. Ce n’est pas par amour pour moi qu’elle l’a fait (mais à quoi bon vous conter ces choses, à vous qui ne pouvez me regarder sans rire). C’était un hommage rendu à ce qu’elle considérait comme un acte de bravoure. Je crois qu’il n’y a que deux personnes au monde qui auront eu un pareil honneur : le prince Charlie et moi. Ne serait-ce pas suffisant pour m’inspirer l’idée que je suis un dieu ? Et ne voyez-vous pas que mon cœur frémit rien qu’à ce souvenir ?

— Je me moque de vous, c’est vrai, et plus peut-être que ne le permet la politesse, mais je tiens à vous dire une chose : Si vous lui parlez sur ce ton, vous aurez des chances.

— Moi ? criai-je, je n’oserai jamais ! Je peux vous parler ainsi, miss Grant, parce que ce que vous pensez de moi m’est indifférent, mais elle ?… C’est impossible !

— Je crois que vous avez le plus grand pied de toute l’Écosse !

— C’est vrai, ils ne sont pas précisément petits, fis-je en jetant les yeux dessus.

— Ah ! pauvre Catriona, s’écria-t-elle. »

Je la regardai sans comprendre ; j’ai saisi plus tard le sens de ce qu’elle voulait dire, bien que je ne sois jamais prompt à saisir le sens de ce genre de discours.

« Eh bien, monsieur David, reprit-elle, ce sera contre ma conscience, mais je vois que je serai obligée d’être votre porte-parole. Elle saura que vous avez couru pour la voir à la nouvelle de sa captivité ; que vous n’avez pas pris le temps de manger, pour arriver plus vite ; et de notre conversation actuelle, elle apprendra ce que je jugerai convenable de dire à une fille de son âge et de son expérience. Croyez-moi, vous serez ainsi mieux servi que par vous-même. Car j’empêcherai le grand pied de se poser dans les plats.

— Vous savez donc où elle est ? m’écriai-je.

— Oui, monsieur David, et je ne vous le dévoilerai pas.

— Pourquoi ?

— Eh bien, dit-elle, vous avez pu vous apercevoir que je suis une amie fidèle ; et la personne à laquelle je suis le plus fidèle, c’est mon père. Je vous assure que vous ne gagnerez jamais rien sur moi là-dessus ; ainsi vous pouvez m’épargner vos yeux suppliants ; adieu, pour l’instant, à sa Seigneurie David Balfour !

— Encore un mot ! implorai-je, il y a une chose qui doit être expliquée, parce qu’elle fait du tort à Catriona comme à moi.

— Eh bien, soyez bref, j’ai déjà perdu la moitié de la journée avec vous.

— Lady Allardyce… commençai-je, suppose… elle croit que j’ai enlevé Catriona. »

Miss Grant rougit, et je fus surpris de voir que sa pudeur était si grande et son oreille si délicate, mais je m’aperçus bientôt qu’elle luttait contre l’envie de rire et, à sa voix chevrotante, je vis que je ne me trompais pas.

« Je défendrai votre bonne réputation, dit-elle, vous pouvez vous en rapporter à moi. »

À ces mots, elle quitta la bibliothèque.