Cent Proverbes/Les Proverbes vengés

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H. Fournier Éditeur (p. 1-Gravure).

LES PROVERBES VENGÉS


F

igurez-vous, Mesdames, un château des environs de Paris ; devant ce château, une vaste pelouse unie comme le velours et ornée de toutes les fleurs, bordures et plantes rares que votre imagination et vos serres-chaudes vous fourniront. Les oiseaux chantent à demi-voix, les feuilles des arbres frémissent à peine ; on respire l’odeur des violettes, des jonquilles, des calycanthus, des jasmins, des tubéreuses, des jacinthes, des roses et de beaucoup d’autres fleurs que je citerais, si je ne craignais de faire pousser les fleurs d’automne en même temps que celles du printemps.

Là-bas, autour de ce tulipier, vous apercevez sur des bancs de gazon une assemblée de vingt à trente personnes : plusieurs femmes sont jeunes et jolies, plusieurs hommes sont empressés et galants. Les femmes ont toutes de ces toilettes de campagne, soi-disant négligées, qu’inspirent la nature et les journaux de modes ; les hommes sont nonchalamment couchés sur l’herbe à leurs pieds.

Cependant, malgré la beauté de la journée, malgré les agréments du lieu, toute cette intéressante réunion s’ennuie, Mesdames, oh ! mais s’ennuie à tel point que la conversation vient de s’éteindre brusquement, et sans que personne songe à la ranimer. Et notez bien que cet ennui-là dure depuis plusieurs jours, et qu’on n’est encore qu’au commencement d’avril, et qu’il est deux heures de l’après-midi, et que la cloche du dîner, cette cloche douce et vénérée, ne sonnera guère que dans quatre heures.

Alors, un homme déjà sur le retour, poudré à frimas, habit vert-pomme, bottes à revers, figure ouverte et réjouie, se lève et tousse… On l’appelle « chevalier ». (Le chevalier ne se trouve plus qu’à la campagne.)

Après avoir considéré tout le monde attentivement et s’être frotté le front d’un air de satisfaction :

— Si nous jouions des proverbes ? s’écrie-t-il.

— Des proverbes ! y pensez-vous, chevalier ? dirent toutes les dames à la fois ; mais il y a un siècle qu’on ne joue plus de proverbes. – Sommes-nous donc à Saint-Malo ou à Carpentras ? Autant vaudrait nous affubler du chignon, des paniers et des falbalas. – Ah ! ah ! jouer des proverbes ! voilà qui est plaisant, ajouta avec un rire forcé un grand jeune homme à moustaches blondes. Je me souviens, Mesdames, d’avoir figuré une seule fois en ma vie dans un proverbe ; c’était au collège, le mot était asinus asinum fricat… J’étais un si bon écolier que tout le monde disait que je devais me charger des deux rôles.

On s’égaya ainsi pendant quelques instants aux dépens du pauvre chevalier, qui, sans ajouter un seul mot, alla reprendre sa place sur la pelouse en cachant un sourire malicieux sous un air d’indifférence. Cependant, pour chasser l’ennui, on eut recours à divers expédients.

Le jeune homme à moustaches blondes tira de sa poche un volume de poésies intitulé Crises nerveuses, et se mit à déclamer les passages les plus saisissants. Au bout de deux pages, plusieurs dames prirent leurs flacons ; par précaution sanitaire, la lecture fut interrompue.

Une autre personne déploya un journal, et proposa de lire la suite d’un roman en trois cent soixante-cinq feuilletons, qui avait commencé le premier janvier et devait finir à la Saint-Sylvestre. L’auteur n’en était encore qu’aux gelées blanches ; on résolut de l’attendre aux chaleurs.

On essaya aussi de la musique : on entonna des chœurs, des nocturnes, des mélodies sur la mort, les tombeaux, le suicide, les fluxions de poitrine, etc. Alors quelqu’un demanda le De profundis ; on applaudit, et les voix se turent.

Enfin, quand on eut épuisé toutes les distractions et tous les passe-temps possibles, il arriva… Mais comment vous dire, Mesdames, ce qui arriva ? Comment vous peindre toutes ces jolies têtes s’inclinant à demi sur ces blanches épaules ; ces paupières se fermant à la fois comme des belles de nuit ; les hommes bâillant de leur côté et cédant à ce sommeil frais et doux que le far niente répand dans l’après-dîner sur le front des heureux habitants de Naples ? Au bout de quelques instants, vous n’eussiez plus vu dans toute la réunion un seul œil ouvert ; toutes les poitrines murmuraient à l’unisson ; c’était le palais de la Belle au bois dormant.

Mais à peine l’assemblée fut-elle assoupie que la pelouse s’agita, les arbres tremblèrent, et l’on entendit dans toute l’étendue du parc un bruit pareil à celui qui se fit dans le jardin du duc, au moment où le brave don Quichotte de la Manche et son fidèle Sancho se disposèrent à monter sur le dos de Chevillard.

Des timbales, des fifres, des clairons, des instruments guerriers, mêlés au son du tonnerre et à des décharges d’artillerie, firent d’abord un vacarme effroyable ; puis une nuit épaisse couvrit la pelouse, et, après quelques minutes d’une obscurité profonde, tout le parc parut illuminé. On vit alors sortir de toutes les allées des personnages bizarrement accoutrés ; les uns ailés, les autres diaphanes ; celui-ci haut comme un géant, celui-là rabougri comme un nain. Quand cette fantastique multitude fut rassemblée devant le château, on entendit ces paroles sortir des rangs : – Vengeons-nous, vengeons-nous ! Guerre aux téméraires qui ont osé nous mépriser, nous, les seuls dieux ; nous, les seuls enchanteurs de ce monde ; nous, qui avons inventé et mis en circulation toutes les légendes, diableries, scènes, fabliaux, histoires, nouvelles, traditions, comédies, que messieurs les poëtes et romanciers de tous les âges n’ont fait que nous emprunter pour les varier suivant leur fantaisie !

Un coup de sifflet vint couper court à cette improvisation remarquable ; la nuit régna de nouveau, et bientôt un personnage d’une haute taille, vêtu d’habits couleur de feu jusqu’à la ceinture, et couleur de fumée depuis la ceinture jusqu’aux pieds, se mit à parcourir la pelouse, une torche à la main, en ayant l’air de faire des préparatifs :

– Vous voyez en moi, dit-il, le plus vieux et le plus célèbre artificier de la terre ; car sans le secours de ma tête et de mes pieds, je défie tous les Ruggieri du monde de lancer en l’air la moindre fusée volante…

En disant cela, il frappa du pied, et l’on vit commencer un feu d’artifice si éblouissant, si nouveau, si hardi, que l’on comprit bien que l’enfer en personne y avait mis la main. Après une succession de feux de toute espèce, et dont le moindre eût fait pâlir de jalousie tous les bouquets de notre pyrotechnie officielle, on vit s’élever en l’air un palais tout de flammes, au milieu duquel était assis sur un trône phosphorescent le personnage éminemment combustible qui s’était annoncé, avec raison, comme le premier artificier du monde. Sur sa tête, on lisait cette phrase écrite en majuscules flamboyantes sur un fond noir :

il n’y a pas de feu sans fumée.

On voulait porter en triomphe le proverbe de l’artifice ; mais le palais de flammes s’éteignit aussitôt, et il en résulta une fumée si noire et si épaisse, que les spectateurs, tout endormis qu’ils étaient, furent obligés de se frotter les yeux en proclamant la vérité du proverbe.

Leurs yeux se rouvrirent pour contempler un spectacle d’un tout autre genre. La pelouse parut illuminée d’innombrables bougies et ornée de roses du Bengale, de buissons vert-pomme, de cascades bleues, de piédestaux, de vases, de statues ; chacun reconnut l’île des Ballets.

On vit sortir de dessous terre de charmants petits Amours, hauts de trois pieds tout au plus, ayant les cheveux couleur d’azur, portant des colliers formés de cailloux transparents, une urne sous le bras, des couronnes de cresson sur la tête. Ils allèrent tous se jeter les uns après les autres, la tête la première, dans un réservoir entouré de fleurs, placé sur le devant de la scène. Quand le dernier Amour eut fait le saut périlleux, il s’éleva du fond du réservoir une nymphe d’une haute stature, couronnée de roseaux, aux mouvements sinueux, qui se mit à exécuter plusieurs pas charmants en forme de méandres.

On demanda l’auteur, et on apprit que ce ballet avait été composé par un vieux proverbe connu sous le nom de :

les petits ruisseaux font les grandes rivières.

Mais voici que tout à coup s’élève de terre une ville d’Orient avec ses fontaines odoriférantes, ses dômes, ses minarets, ses tours en pierre dorée ; c’est Bagdad du temps du célèbre Haroun-Alraschild. Un pauvre jeune homme s’avance et déplore la perte de ses biens ; on apprend par son récit qu’il est devenu le plus pauvre particulier de Bagdad : mais un moment après il est l’homme le plus riche et le plus puissant de la ville, car le voilà assis sur le trône du kalife lui-même ; il est vêtu de brocard, d’or et de perles, entouré d’eunuques noirs, d’émirs et de dames de la plus grande beauté, qui attendent un de ses regards. Chacun le reconnaît ; c’est ce bon Abou-Hassan, le Dormeur Éveillé ; on applaudit. – C’est moi, dit à demi-voix un vieillard en habit de brahmane, caché dans l’ombre, qui suis le véritable auteur de cette vive et brillante comédie ; moi, qui ne suis pourtant qu’un pauvre vieux proverbe qu’on appelle :

la fortune vient en dormant.

Au même instant, une divinité descend sur un nuage ; c’est la Vérité. Elle ouvre un livre d’or, qui n’est autre que le livre des proverbes, et elle trace au premier feuillet cette phrase au milieu de tant d’autres du même genre que Rabelais, Cervantes, La Fontaine, Molière, Boileau, Sterne, Lesage, n’ont pas dédaigné d’inscrire de leur propre main dans ce registre immortel.

Je renonce, Mesdames, à vous décrire toutes les scènes drôlatiques, mythiques, allégoriques, comiques, satiriques ou même pastorales, que représentèrent successivement les étranges magiciens qui s’étaient tout à coup emparés du parc et du château. Mais je vous laisse à deviner quel fut l’étonnement des personnes que nous avons vues dans le milieu du jour réunies sur la pelouse et accablées d’un si mortel ennui, lorsqu’à leur réveil elles se trouvèrent transportées, comme par enchantement, dans le château, et se virent revêtues d’habits de théâtre, poudrées, fardées, prêtes enfin à figurer dans toute espèce de comédies.

On entendit aussitôt sonner une cloche, mais qui, cette fois, n’avait rien de diabolique ; – c’était la cloche du dîner. On passa dans la salle à manger ; une porte à deux battants s’ouvrit, et on aperçut une galerie où se trouvait un théâtre qui avait dû être improvisé en moins de quelques heures. Le rideau se leva, et on vit s’avancer, en costume de Bacchus, le chevalier, qui dit, après s’être incliné profondément : – Le proverbe, Mesdames, que nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous ce soir, a pour titre…

– Comment ! nous allons représenter un proverbe !… Est-il vrai ?… Se peut-il ?… On applaudit de tous les côtés ; on cria vivat aux proverbes qui s’étaient si bien vengés par eux-mêmes en se faisant commenter, conter, orner et mettre en scène par leurs détracteurs. – Mais enfin, le titre du proverbe que nous allons jouer ?…

– Le titre du proverbe, Mesdames, dit le chevalier en avalant un verre de vin de Champagne, est :


LES PROVERBES VENGÉS,
OU IL NE FAUT PAS DIRE :
Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.


Folle est la Brebis qui au Loup se confesse.