Ceux de Podlipnaïa

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Ceux de Podlipnaïa





LIVRE PREMIER

PILA ET SYSSOÏKO

I

Le hameau de Podlipnaïa n’est pas beau.

Ses cinq ou six cabanes construites sur le bord d’une mauvaise route et dispersées sur un terrain inégal n’ont rien d’attirant. Les unes se trouvent plus élevées que les autres, qui semblent vouloir fuir dans la forêt. Sans toit, avec un plafond plat de paille, et de mauvaises petites fenêtres fermées avec des lames de tôle, elles ont un air pitoyable : les claies même qui les entourent ne sont guère compliquées : quelques pieux de bouleau fichés en terre, autour desquels on entrelace des branchages verts, et voilà tout !

L’incurie profonde des Podlipovtsiens pour leurs maisons serait compréhensible, si le bois manquait, mais le hameau est entouré d’une haute futaie de pins et de bouleaux magnifiques.

Malgré tout, les habitants de Podlipnaïa trouvent leurs chenils fort habitables et n’ont pas l’ambition d’avoir des maisons saines et bien éclairées.

La misère est si grande dans ce coin de ce pays qu’on n’aperçoit ni granges, ni meules de foin, ni jardins potagers, rien, sinon quelques carrés de choux, de carottes et de pommes de terre.

Été comme hiver, le paysage est nu et désolé.

De l’autre côté de la route s’étend une vaste jachère, cernée par la forêt immense et par un marais parsemé de bouleaux rachitiques, de pins et de tilleuls hydropiques. Vous ne verrez pas de terres labourées à Podlipnaïa ; les habitants ont essayé à plusieurs reprises de défricher ce sol inculte, mais vainement : ils s’y sont pris de toutes manières, ils ont semé leur blé à diverses époques, très tôt ou très tard, mais sans succès : la gelée, la pluie ou bien la sécheresse ont toujours fait périr les germes de leur récolte ; jamais le blé ne parvient à maturité, car la neige ou les grands froids sont toujours arrivés avant que les épis soient jaunis.

Quand ces pauvres gens ont bien travaillé, qu’ils se sont bien exténués toute l’année, ils doivent tout de même faucher l’herbe gelée ou prendre de l’écorce de tilleul pour la mélanger à leur farine afin de faire une espèce de pain.

La seule verdure qu’on aperçût jamais à Podlipnaïa, était une mauvaise herbe très dure et très maigre qui croissait entre les mottes de terre du marais.

Dès le mois de septembre, l’hiver faisait rage et accumulait la neige en gros tas contre les petites fenêtres. Quelquefois même les toits disparaissaient sous un épais manteau blanc.

Jamais les Podlipovtsiens ne sont gais ou joyeux : en été même, pendant la belle saison, ils gardent l’expression triste des gens qui souffrent ; leur humeur est pénible et maladive. Les enfants eux-mêmes ne ressemblent pas aux autres enfants : ils courent, tombent, pleurnichent sans jamais chanter ou rire, ils s’ébattent pour ainsi dire à contre-cœur. Les vaches, les chevaux ont l’air de squelettes et se promènent d’un air morne. Le seul bruit qui fasse vibrer l’air, c’est l’aboiement d’un chien, échappé par miracle à la marmite, et que conserve sans doute un paysan désireux de se faire un bonnet de sa peau.

La plus mauvaise saison pour les Podlipovtsiens est l’hiver, comme je l’ai déjà dit. Des semaines entières se passent sans qu’on voie la moindre vie se manifester dans le hameau. On pourrait les croire dans la léthargie : en effet, ils sont presque tous malades, malades de misère et de saleté. Ils restent couchés ou vautrés, maudissant en silence le travail qui les éreinte sans les nourrir, eux-mêmes et leur propre sort, et tout leur entourage. Les pauvres diables sont torturés par la faim ou la maladie. Dans le nombre, pourtant, se trouvent des adolescents, des jeunes filles qui, bien que laides, sont brûlées de passions que la souffrance intense rend encore plus féroces.

Les Podlipovtsiens, qui dépendent du district de Tcherdyne, gouvernement de Perm, étaient autrefois des serfs dépendant de la couronne. Misérables comme tous les habitants de ce gouvernement, ils sont encore plus malheureux que les paysans des autres districts, car, sans industrie, ils n’existent que par un miracle.

Ils n’ont pas d’argent pour acheter du pain ; d’où en tireraient-ils, en effet, car la forêt qui les entoure est un capital qui ne rapporte rien ; dans ce district forestier, le bois n’a pas de valeur, et ce n’est pas des ustensiles de bois qui se vendent à un prix dérisoire, ni du foin qui abonde, que nos villageois peuvent faire commerce ? Les Podlipovtsiens vont bien à la chasse, mais la poudre coûte cher, et les ours commencent à se faire rares. Il est vrai qu’on peut les tuer au moyen d’un épieu en fer, moyen dangereux, mais qui a l’avantage de ne rien coûter. En général, quand un paysan de Podlipnaïa parvient à gagner trois roubles[1] pendant les six mois d’été, c’est une belle somme qui le fait vivre toute l’année ; mais il n’est pas facile d’y arriver. Aussi les habitants du hameau sont-ils devenus très apathiques : ils ont perdu toute espérance.

Les hommes, les femmes et les jeunes filles portent toute l’année la même chemise, qui, l’été, forme leur unique habillement avec un pantalon ou une jupe. L’hiver, ils ont une pelisse de peau de mouton, de chien ou de veau qui les réchauffe tant bien que mal. Tous portent des sandales d’écorce de tilleul, sauf les enfants qui vont pieds nus. Ces vêtements, pour mauvais qu’ils soient, les protègent pourtant contre les intempéries ; mais rien ne les garantit du mal qui les torture le plus souvent, de la faim. Pendant un mois à peine, dans toute l’année, on mange au hameau du vrai pain ; le plus souvent, ce sont des miches faites de balle de blé ou d’écorce, qui leur donnent des maladies dont ils ne savent se guérir. De là provient leur paresse au travail. C’est que la farine est trop chère pour qu’ils puissent manger du vrai pain : on amène, en effet, le blé des gouvernements méridionaux de la Russie sur des bateaux que les haleurs s’échinent à tirer.

Les Podlipovtsiens sont faits à la faim comme ils sont faits à la maladie. Ils n’attendent de secours de personne, car dans les villages voisins on les hait et on les craint parce qu’on le croit sorciers. Ces gens-là voudraient les aider du reste qu’ils ne le pourraient pas, car ils meurent de faim toute Tannée, ni plus ni moins que les Podlipovtsiens. Ils se tiennent prudemment à l’écart des habitants du hameau, car ils croient que ceux-ci peuvent leur jeter des sorts, leur nouer l’aiguillette et leur donner des pernées.

Il semble que les Podlipovtsiens devraient quitter un sol aussi ingrat que le leur et chercher fortune ailleurs ? Hélas, ils ont fait cette expérience : « Si je crève de faim ici, pourquoi la vie serait-elle meilleure autre part ? » À quoi bon partir de Podlipnaïa ? Mitiouk Kovitchka a quitté le hameau y laissant femme et enfants, pour ne jamais revenir. Terechka Tiatka est parti en qualité de flotteur, et on ne l’a jamais revu non plus. Michka Gaïva, qui a été un jour à la ville, a disparu aussi. Les Podlipovtsiens ont même peur de ce qui n’est pas leur village ; les arbres, les chevaux, les vaches y vivent bien, pourquoi n’y végéteraient-ils pas ?

Le hameau de Podlipnaïa a été fondé par un serf chasseur qui s’était établi avec sa femme et ses enfants en pleine forêt, sans avoir presque aucune relation avec les paysans voisins. Après sa mort, ses deux fils prirent femme et se bâtirent une chaumière. Peu à peu, la famille s’augmenta et finit par comprendre une trentaine de personnes qui demeuraient dans six maisons.

Les idées de ces braves gens sont fort simples : ils se doutent bien qu’il y a un Dieu, mais ils ne se sont pas creusé la tête pour savoir comment et de quoi il est fait. Ils conservent les habitudes chrétiennes de leurs ancêtres sans toutefois les comprendre ; ils prient devant des images qu’ils se sont faites et qui sont de véritables épouvantails. Comme c’est la terre qui nous donne notre nourriture et qu’on lui confie les morts, ils l’adorent, le soleil qui les réchauffe et les éclaire, ils l’adorent aussi comme un Dieu. Comme des dieux ils révèrent la lune, la pluie, la neige, les éclairs.

Ils savent aussi qu’il y a une ville qui s appelle Tcherdyne, mais c’est tout : ils ignorent ce qu’il y a au delà. Ils n’y vont que pour s’y procurer la nourriture nécessaire, car c’est là que se trouve l’administration qui leur cause une sainte frayeur. Un beau jour, il était venu des fonctionnaires du gouvernement qui avaient visité ce hameau perdu, auquel ils donnèrent le nom de Podlipnaïa ; puis, après eux, était arrivé un prêtre qui leur avait fait embrasser la religion orthodoxe et abjurer leurs hérésies : on les avait même baptisés. C’est à partir de ce moment qu’on avait commencé à les recruter pour l’armée au même titre que les autres, mais aucun d’eux n’était revenu. S’ils l’avaient osé, les habitants du hameau auraient bien tenté de garder leur liberté, et chassé fonctionnaires et pope, mais le stanovoï les avait si bien caressés de son fouet, qu’ils ne regimbaient pas. Heureusement pour eux, le pope demeurait loin ; ils cachaient les images saintes que celui-ci leur avait données et ne les accrochaient au mur que lorsque le prêtre venait chez eux baptiser un enfant. Aussi bien, ils ne comprenaient pas ce qu’il leur disait de Dieu ; ils n’avaient peur que de l’enfer. Les Podlipovtsiens n’avaient point grand foi en leur pope. Quand ils se mariaient, c’était d’abord selon leurs coutumes, et ce n’est qu’après qu’ils allaient à la paroisse faire consacrer la cérémonie par le pope. Ils n’en auraient rien fait si celui-ci ne les avait pas menacés du stanovoï dont ils connaissaient trop bien le fouet pour désobéir. Ils n’avaient pas oublié que lorsqu’une épidémie avait fait mourir six personnes à Podlipnaïa, il les avait tous fait fouetter, hommes et femmes, et avait emmené avec lui trois vieillards dont on n’eut jamais aucunes nouvelles.

Les Podlipovtsiens ont toujours des arriérés d’impôts en souffrance. Où prendraient-ils de l’argent pour les payer ? Ils se marient parce qu’ils aiment les filles d’un amour à eux, qui n’a rien d’idéal. Ils ont joué ensemble étant gamins ; une fois qu’ils sont pubères, ils vivent ensemble. Ce qui les ennuie fort, c’est qu’il faut toujours se rendre au village, soit pour se marier soit pour enterrer quelqu’un et que le pope exige toujours de l’argent. Quand l’un d’entre eux meurt, ils font la réflexion très philosophique que chacun doit mourir un jour. Leurs enfants sont de petits animaux qui vivent ou meurent selon le caprice de la destinée. Les mères s’en occupent pourtant un peu.

La langue que parlent les Podlipovtsiens est le permien, dialecte qui diffère sensiblement du russe. Leur prononciation est celle des habitants des gouvernements de Viatka et de Vologda.

II

Novembre. — L’hiver fait rage et semble vouloir décharger toute sa mauvaise humeur sur le seul hameau de Podlipnaïa. Ce matin, il fait 3o degrés au-dessous de zéro, le vent siffle dans la plaine, mugit furieusement et chasse la neige contre les maisons à demi ensevelies. Les arbres grincent sous son haleine puissante et plient en gémissant. Plus de route. Elle a disparu pendant la bourrasque. Que voit-on ? Une chaumière sans toit, dont l’unique fenêtre est obstruée par la neige. Le vent redouble de violence. Tiens ! une solive du plafond vient d’être emportée par un tourbillon glacé ; il y a des trous dans la neige, c’est là que sont tombées les pierres qui formaient la cheminée, enlevées par la bise rageuse, qui s’insinue jusque dans la chaumière, par un trou de la fenêtre. Personne ! pas une âme ! pas même un animal.

Un paysan, vêtu d’une touloupe de peau de mouton, sort de la chaumière. Il a un grand bonnet fourré, d’énormes gants de peau, un pantalon de toile bleue et des sandales de tilleul ; il touche à la quarantaine.

— Un fameux temps que cette sacrée bise. Faut croire qu’elle est de mauvaise humeur, marmotte-t-il en s’abritant contre le vent. Pas moyen d’avancer avec une foutue gelée comme celle-là.

Il fit résolument quelques pas en avant, mais un coup de vent le fit rouler dans la neige.

— Capon ! tu as peur, se dit-il, en crachant de mépris.

Il arriva pourtant tant bien que mal à la dernière chaumière, où il entra. Il faisait là un froid insupportable ; le vent gueulait par la fenêtre rompue et faisait tourbillonner des flocons de neige qui emplissaient peu à peu la chambre d’un duvet fin et blanc. Cette chaumière était dénuée de tout ; à part une table, des escabeaux et une vieille sandale qui gisait au milieu de l’unique chambre, il n’y avait rien. On entendait des gémissements qui partaient de la soupente et du poêle.

—  Hé ! vous autres ! Êtes-vous morts ? Seule, une plainte lui répondit.

— Oh ! oh ! vous êtes encore en vie, fit le paysan d’un ton joyeux.

— Pila ! viens ici ! dit une voix d’homme qui parlait de la soupente, très faible.

Sans se presser, Pila grimpa sur le poêle, où il aperçut une vieille femme étendue.

— Tu n’es pas encore crevée ? lui demanda-t-il avec sympathie.

La vieille ne répondit que par un gémissement.

Plus haut, dans la soupente, se trouvait Syssoïko, un jeune homme de vingt ans, couché dans sa touloupe, fort pâle et horriblement maigre. Il tremblait et frissonnait.

— Chauffe le poêle… veux-tu ? Il fait un froid qui me glace.

— Que faire ? C’est l’hiver. Tiens, mange, ajouta Pila, en lui tendant quatre pommes de terre cuites.

— Je suis bien malade, va, j’ai mal dedans… dit Syssoïko ; il aurait voulu se plaindre et indiquer son mal à Pila, mais il ne le put pas. Tout à coup, l’œil plus vif d’avoir mangé, il demanda :

— Et Aproska ?

— Aproska ? Elle est malade.

— Crèvera-t-elle ?

— Qui sait. En tout cas, elle est bien embêtante, elle ne fait que geindre et me dire : « Va vers Syssoïko, porte-lui ces pommes de terre ! »

— Tais-toi ! je n’ai pas la force de t’écouter, geignit Syssoïko.

Pila avait sincèrement pitié de son ami et de la vieille aveugle, qui agonisait depuis longtemps.

— Faut-il chauffer le poêle, hein ? À propos, où sont les gamins, dit-il.

— Ils se sont couchés dans le poêle pour avoir plus chaud, répondit Syssoïko ?

Pila, debout près de la fenêtre, balaya de la main la neige qui l’encombrait et chercha un objet avec lequel il pourrait bien boucher l’ouverture par laquelle le vent s’engouffrait dans la chaumière. Il ramassa la vieille sandale qui traînait à terre, mais cela ne suffisait pas.

— Donne-moi une de tes mitaines pour boucher ce trou, Syssoïko ? Tu peux crever de froid ! Cochon de paresseux, tu es couché tout le temps…

Syssoïko jeta une de ses mitaines et son bonnet à Pila, qui les ramassa et boucha le châssis. Le vent cessa d’entrer dans la chaumière, mais en revanche, on n’y vit presque plus.

Pila sortit chercher du bois sous le hangar, près du cheval qui n’avait pas mangé depuis deux jours, à cause de la maladie de son maître.

Tout en jurant et en pestant contre le vent et la neige, Pila apporta du foin au cheval.

— Pauvre bête, fit le paysan attendri, en le voyant mâcher avec avidité les tiges maigres et dures.



Gavrilo Gavrilitch Piline, surnommé Pila, était un brave homme, déluré et travailleur, qui trouvait toujours quelque chose à gagner de droite et de gauche. L’année précédente, il avait été à la chasse où il avait tué assez de gibier pour nourrir toute l’année sa famille avec l’argent qu’il en avait retiré à Tcherdyne. S’il n’avait pas eu le malheur de perdre son fusil dans une rivière et de tomber lui-même dangereusement malade pendant deux mois, il s’en serait tiré aussi cette année-là. Quand il se rétablit, la misère était atroce dans le hameau, on en était à manger de l’écorce d’arbre, et hommes et chevaux croyaient devoir crever de faim. Grâce à l’esprit entreprenant de Pila, ils s’en sortirent tout de même. Il réunit tous les ustensiles de bois que les habitants avaient fabriqués et dont on pouvait tirer quelques kopecks et partit à la ville, où il connaissait un cabaretier qui lui trouva des acheteurs. Il ramena à Podlipnaïa passablement de farine, qu’il partagea avec ses camarades. Quand il ne parvenait pas à gagner quelque chose, il faisait cent verstes avec sa rosse et s’en allait mendier et partageait les aumônes qu’il avait reçues avec ceux de Podlipnaïa. Les paysans, encouragés par son activité, travaillaient tant qu’il était avec eux, mais sitôt qu’il était parti, se couchaient à terre à ne rien faire. C’était lui qui leur conseillait de faucher l’herbe et de la mettre en meules quand il était temps ; ils n’auraient pas eu cette initiative. Pila avait vu un jour un paysan vendre des simples ; il s’était mis à en recueillir et à soigner ses voisins avec des tisanes dont il ne connaissait pas la vertu ; pourtant ils guérissaient quelquefois très vite, ce qui est assez étrange.

C'’était toujours aussi Pila qui allait au village vers le pope quand il fallait marier, baptiser ou enterrer quelqu’un, car les paysans de Podlipnaïa craignaient fort le prêtre, qui exigeait toujours qu’on le payât, et qui savait effrayer son monde. Le marié et la mariée s’en allaient mendier de droite et de gauche, sous la conduite de Pila, jusqu’à ce qu’ils eussent réuni les kopecks exigés par le pope. Toujours gai, et rarement malade, Pila était le moins malheureux des Podlipovtsiens, aussi les autres paysans le croyaient-ils sorcier. On le craignait, ce qui l’amusait fort.

Matriona, sa femme, était comme toutes les femelles de Podlipnaïa, assez maladive, mais vigoureuse quand elle était bien portante. Elle n’avait, du reste, pas d’autre occupation que celle de traire la vache ; aussi dormait-elle toute la journée. Pila l’aimait à sa manière ; quand il allait au village ou à la ville, il la prenait avec lui. Souvent elle ne voulait rien faire, alors son mari l’assommait de coups, comme son cheval.

Leurs enfants, Aproska, qui avait dix-neuf ans ; Ivan, qui en avait seize ; Pavel, de deux ans plus jeune que son frère, et Tiounka, marmot de cinq ans, avaient crû au hasard de la destinée. Aproska était une jeune fille maigre, peu jolie, souvent malade et paresseuse comme sa mère. Son père ne se faisait pas faute de la rouer de coups, quoiqu’elle fût sa préférée. Ivan et Pavel avaient beau être malades, il ne les laissait pas fainéanter ; toutefois, s’ils étaient trop faibles pour se lever, il les bourrait de tisanes et les nourrissait un peu mieux. Il n’en avait pitié que quand ils hurlaient, et encore leurs plaintes l’embètaient-elles bien vite. Les deux frères étaient grands amis et travaillaient toujours ensemble : ils avaient chacun la prétention de travailler mieux l’un que l’autre.

Leur amour pour les filles se bornait à les pincer, à les taquiner et à les injurier. Pila désirait qu’Ivan se choisit une fiancée, il l’envoya un jour vers Agacha, qui, à son idée, convenait parfaitement à son fils. Ivan ne voulait pas aller vers elle.

— Bûche que tu est tu verras comme c’est bon d’avoir une femme !

Ivan se laissa persuader et trouva bientôt « cela » drôle : il ne tarda pas à être continuellement aux trousses d’Agacha. Pavel apprit aussi de son père comme c’était bon de vivre avec une fille : il se choisit aussi une fiancée.

Syssoïko vivait à côté de chez Pila. Leurs maisons étaient près l’une de l’autre. Ce Syssoïko était le plus pauvre diable du hameau, parce qu’il était rarement bien portant. Quand son père vivait, il allait avec lui à la chasse aux ours, mais ils n’y gagnaient que juste de quoi ne pas mourir de faim. Deux ans auparavant, son père avait été tué par un ours, que Syssoïko avait abattu, mais qui, en tombant, lui avait brisé l’épaule. Il se traîna à grand’peine jusqu’au hameau. Pila, qui était avec eux, rapporta l’ours et le chasseur. Quand il mena au pope le cadavre pour le faire enterrer, le prêtre s’y refusa et fit appeler le stanovoï qui crut que Pila et Syssoïko avaient tué le chasseur. Pourtant, il accepta l’ours et ordonna au pope d’enterrer le mort. Syssoïko vivait misérablement, et sans Pila il serait certainement mort ; il aidait celui-ci dans ses travaux, recueillait avec lui des plantes médicinales, et recevait en échange du pain et quelquefois même de la viande ; il aimait par conséquent beaucoup Pila.

Aproska et Syssoïko avaient grandi ensemble. Leurs relations avaient été très enfantines, jusqu’au moment ou Syssoïko avait atteint ses dix-huit ans. Les jeunes gens s’étaient si bien attachés l’un à l’autre qu’ils s’ennuyaient à la mort quand ils étaient une journée sans se voir. Ils ne pouvaient pas se passer l’un de l’autre, tantôt c’était Syssoïko qui était chez Pila, tantôt Aproska qui était chez Syssoïko. À dix-sept ans, elle avait eu un enfant qui mourut avant l’arrivée du pope ; aussi l’enfouit-on dans la forêt, sans avertir celui-ci. Maintenant encore, elle était enceinte. Pila n’ignorait pas que c’était des œuvres de Syssoïko.

Le jeune homme était fort dégoûté de la vie qu’il menait chez lui : jour et nuit, son frère Piotro et sa sœur Pachka hurlaient de faim et de froid. Ces pauvres enfants de quatre et de deux ans ne savaient ni parler, ni marcher. Leur mère, aveugle et folle, ne pouvait s’occuper d’eux. Syssoïko ne les aimait guère et ne leur ménageait pas les coups. Il les faisait coucher sur le sol, afin qu’ils mourussent, ou bien il ne leur donnait pas à manger, ce qui les faisait encore crier plus fort. Il se fâchait alors si violemment qu’il les aurait assommés… mais, brusquement, il en avait pitié. Pila valait mieux que lui et apportait toujours quelque chose à manger aux bambins, qui tendaient vers lui leurs petits bras. Syssoïko restait souvent des semaines entières chez Pila, sans s’inquiéter le moins du monde de sa mère et de ses frères, très heureux de ne plus les entendre geindre.

Si Pila y avait consenti, il se serait établi définitivement chez lui, mais le paysan lui avait refusé carrément.

— Que diable, lui disait-il, c’est tout de même ton frère et ta sœur ! Ta mère t’a nourri.

Pila et Matriona voulaient que Syssoïko attendit la mort de sa mère et des gamins pour venir demeurer avec eux et se marier avec Aproska. Ils persuadèrent les deux jeunes gens qui résolurent d’attendre pour se marier que les petits mourussent.


Au moment de notre récit, les Podlipovtsiens étaient dans une fort vilaine passe ; manquant de pain et ne se nourrissant plus que de farine gâtée mélangée à de l’écorce d’arbre pilée, ils étaient tous malades. Chez Pila, Matriona, Aproska et Ivan ne pouvaient plus se lever depuis trois jours. Le père voyait bien que les simples n’avaient aucun effet et que le meilleur remède pour tout le monde aurait été du pain de farine, mais il n’osait aller à la ville de Tcherdyne, de peur de trouver toute sa famille morte à son retour. Il avait encore des pommes de terre et du lait, ce qui, Dieu merci, suffisait à sa famille, mais les autres ! – S’il partageait avec eux ses maigres provisions, il mourrait lui-même de faim. Que faire ? Le pauvre homme était dans un grand embarras…

III

Pila apporta dans la chaumière de Syssoïko une brassée de bois, qu’il jeta à terre. Il regarda à l’intérieur du poêle : le petit garçon et la fillette étaient couchés tout nus.

— Sortez de là ou je vais vous griller, leur cria-t-il.

Aucune réponse ne se fit entendre. Il tira le petit garçon par une jambe et s’aperçut qu’il était mort.

— Voyez-vous ça ? fit le paysan, en le pinçant rudement, il est mort.

— Qui ça ? demanda Syssoïko.

— Le gamin.

— Tant mieux ! et la gamine ? continua le jeune homme en se penchant hors de la soupente.


Pila tira la petite fille par une jambe et vit qu’elle était morte aussi : elle avait la tempe gauche écrasée ; on ne pouvait distinguer son visage, couvert de caillots de sang et de suie.

— Regarde un peu ! Syssoïko.

Celui-ci ne voyait pas très bien de sa soupente.

— Eh bien ? morte aussi ?

— Allons donc, tues aveugle ; elle est assommée.

— Menteur !

Pila coucha le petit garçon et la petite fille sur un banc et les regarda avec compassion.

— Dis donc, Syssoïko, ce n’est pas toi, au moins, qui les as assommés ?

— Ne dis pas de bêtises !

— C’est toi, bien sûr !

— Suis-je un fou pour tuer ma sœur ?

Pila hocha la tête, tandis que Syssoïko cachait sa tête dans sa pelisse.

Pila alluma une brindille de bouleau, à la lueur de laquelle il examina l’intérieur du poêle ; il aperçut alors une grosse pierre qui s’était détachée de la cheminée, et qui avait causé la mort des deux enfants.

— Regarde un peu ce bloc ! fit-il à Syssoïko, qui entr’ouvrit les yeux et resta bouche béante d’étonnement, sans pouvoir proférer un mot.

Le paysan emplit ensuite le poêle de bois, qui, en flambant, éclaira la cabane.

— Pauvres enfants, dit Pila en regardant les gamins, ils ont bien fait de mourir… Ils sont bien morts, Syssoïko, tu entends ?

— Tant mieux ; je pourrai maintenant demeurer chez toi.

—  Mais, ta mère ?

—  Oh ! elle mourra aussi.

La vieille marmottait des paroles incohérentes qui n’attiraient nullement l’attention des deux hommes. Pila, du reste, était anxieux : que fallait-il faire des enfants ? Si on les enterrait sans les mener au pope, celui-ci crierait, et alors malheur à eux ! Si, au contraire, on les conduisait au cimetière du village, le prètre, comme toujours, exigerait de l’argent.

Le paysan se décida pour la dernière alternative : comme il n’avait presque plus de pain à la maison, il trouverait à s’en procurer au village et profiterait de l’occasion pour faire enterrer les enfants.

— On ferait mieux de les encrotter dans la forêt, dit Syssoïko en bougonnant ; pourtant, Sur l’insistance du paysan, il se décida à sortir avec lui.

Pila rentra dans sa chaumière, qui était plus propre et mieux éclairée que celle de son ami mais absolument nue. Aproska était étendue sur le poêle ; Matriona, vautrée dans la soupente, attendait que son mari leur apportât du lait, en mangeant une pomme de terre.

—  Où es-tu resté tout ce temps ? grogna-t-elle.

— Les deux enfants de la Syssoïka sont morts… Leur mère est en train de crever, et Syssoïko lui-même est bien malade.

— Vrai ? fit Aproska avec passion.

— Puisqu’on te le dit, bète !

— Où as-tu mis le lait ? demanda Matriona.

— La vache est tarie, fit Pila. J’ai beau eu la traire, rien n’est venu.

— Fichue bète ! tu n’as pas su t’y prendre. Quand je la trais, elle n’est pas à court. Tu es devenu joliment paresseux.

— Attends, salope ! si tu grognes, je vais te réchauffer les reins.

Le lendemain, Pila fit une boite, dans laquelle il coucha les deux petits cadavres, fourrés dans des sacs, et qu’il ferma avec des planches. Il attela son cheval et prit avec lui deux paires de sandales et des cruches de bois de bouleau que son voisin Marochka avait faites.

IV

Notre paysan arriva le soir même au village et coucha chez un gars de sa connaissance. Le lendemain, de grand matin, il se rendit chez le pope, qui refusa d’enterrer les enfants, car il était mécontent de voir, une fois encore, Pila arriver les mains vides.

— Tu m’apportes toujours de l’ouvrage, sans me faire le moindre cadeau. Grâce à votre lésinerie, je porte des sandales ; cela convient-il à un homme de mon rang ?

Pila trouvait très naturel que le pope eût la même chaussure que lui ; aussi partit-il d’un éclat de rire sonore.

Tout en grondant, le prêtre finit par revêtir une vieille soutane trouée et rapiécée.

— Oui ! ris, canaille, j’ai envie de pleurer, moi ! N’est-ce pas une honte que d’être ici depuis cinq ans, avec des sauvages comme vous, sans avoir pu mettre un sou de côté ? Je ne veux plus rester ici ; je m’en irai.

— Va-t-en, puisque tu en as envie, fit Pila avec sang-froid.

— Si seulement on me donnait une autre place, je ne ferais pas de vieux os dans un trou pareil ; mais on ne veut pas me changer : j’ai demandé à être envoyé ailleurs. L’évêque m’a fait une remontrance.

Le pope envoya le paysan à l’église, avec son diacre.

— Ouvre le cercueil, dit ce dernier, quand Pila eut apporté la caisse grossière qui contenait les cadavres.

— À quoi bon ?

— Il le faut.

— Est-ce qu’on ne peut pas les enterrer comme ça ?

— Non ! ouvre ce cercueil, Dieu sait ce que tu tiens à cacher. Pila s’offensa.

— Je t’ai déjà dit que c’étaient les enfants de la Syssoïka.

— Tu ne veux pas ouvrir, eh bien ! attends, je vais appeler le stanovoï.

Le paysan prit peur et souleva une planche d’un coup de hache.

— Décloue les autres et dénoue les sacs que je les voie.


Pila ouvrit le sac qui contenait le petit garçon, la figure en l’air. Le diacre l’examina et vit qu’il était bien mort. Il en eut même un peu pitié. Il défit les cordes de l’autre sac : la petite fille était couchée sur le ventre. Le diacre la retourna sur le dos et brusquement fit un pas en arrière, terrifié.

— Ah ! tu veux nous tromper, canaille ! Qu’as-tu fait ?

Pila eut un frisson.

— Petit père, ce n’est pas moi !

— Tu mens, brigand, avoue ton crime

— Ne crie pas ! Je t’en prie ! ils ont été tués par un ours.

— Tu mens ! Je vais chercher le stanovoï.

— Petit père, ne me perds pas, hurla Pila en se jetant à genoux. Une pierre du poêle est tombée et l’a écrasée… Je te donnerai tout ce que tu voudras ; ne me perds pas…

— Raconte comme c’est arrivé.

Le diacre était indécis : le récit de Pila avait ébranlé ses soupçons, et puis, la blessure semblait bien avoir été faite par une pierre. Mais qui sait, il l’avait peut-être assommée.

— Non ! je m’en vais avertir le stanovoL

— Petit père, je t’en supplie, aie pitié de moi, je t’ai tout dit. Je ne suis pas un brigand… Ils se sont fourrés dans le poêle pour avoir chaud… J’ai tenu la pierre qui les a tués : clic est très grosse.

— Baise la croix. Si tu mens, tu seras damné. Pila la baisa.


— Jure maintenant que ce n’est pas toi qui l’a tuée.

— Je te dis que non. Syssoïko est bien malade, va !…

Le diacre hésitait encore : semblable histoire l’effrayait, à cause des suites qu’elle pouvait avoir. Pila tomba de nouveau à genoux devant lui.

— Ne me perds pas !

Deux heures plus tard, Pila conduisait à Podlipnaïa le pope et le diacre dans leur traîneau attelé de son cheval et de celui du prêtre.

V

Pila fut de mauvaise humeur toute la route. Le pope et le diacre réfléchissaient de leur côté aux moyens qu’ils devaient employer pour inspirer une sainte terreur aux Podlipovtsiens, et les rendre plus chrétiens et partant plus généreux. Une fois arrivés chez Pila, les deux prêtres grimpèrent dans la soupente, qui, à cause de son élévation, était plus chaude que le reste de la cabane. La famille du paysan était toute entière sur le poêle : Aproska et Ivan étaient encore malades, Matriona était bien portante.

— Matriona, donne-nous à manger, dit le pope, une fois installé.

— Je n’ai rien à te donner. Nous n’avons ni pain ni lait. Nous grignotons maintenant du pain d’écorce.

— Eh bien ! va emprunter quelque chose chez tes voisins.

— Où trouverai-je du pain, quand personne n’en a dans le hameau ? Peut-être Pila en a-t-il apporté ?

Ce dernier s’était, en effet, procuré deux miches au village, ainsi que quelques livres de farine. Tout en dételant son cheval, il jurait contre le prêtre et son diacre ; il n’avait pourtant pas négligé d’avertir les habitants du hameau de sortir leurs images saintes du grenier et de les accrocher au coin de la chambre.

Il apporta dans sa chaumière les deux miches qu’il partagea entre les prêtres et sa famille : au bout de quelques minutes, il n’en restait plus rien qu’un morceau qu’Aproska refusa de manger et garda pour Syssoïko.

— Dis donc, Pila, veux-tu de l’eau-de-vie ? cria de la soupente le diacre qui était déjà ivre.

— Oui, dame !

Le paysan but un coup à la gourde du pope.

— Allons maintenant chez ton compère, dit ce dernier en descendant de la soupente. Eh bien, ma fille, tu n’es pas encore mariée ?

— Non, petit père !

— Fais attention de ne point avoir d’enfants.

— Quand il fera plus chaud, je la mènerai à l’église.

— Il y a déjà longtemps que tu me dis cela ! À qui la donnes-tu ?

— À Syssoïko.

— Ah ! ah !… allons.

— Pila conduisit le pope et son diacre chez Syssoïko auquel il remit le pain qu’Aproska lui avait gardé. Le jeune paysan se sentait un peu mieux, mais il était trop faible pour quitter le poêle. Comme il faisait froid et sombre dans la cabane, le pope ordonna à Pila d’allumer un flambeau de résine ! il examina si l’image était à sa place et fit son enquête. Pendant qu’il furetait dans le poêle, la vieille Syssoïka grognait et gémissait comme à l’ordinaire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Les prêtres passèrent la nuit au hameau et s’en retournèrent au village, accompagnés de Pila qui tenait sa vache par une corde.

— Si pénible que cela lui eut paru, le pauvre diable avait été obligé de donner son unique vache, sans quoi le pope et son diacre l’auraient dénoncé au stanovoï et alors, gare ! Il se consolait pourtant en se disant que, quand son voisin Pantéleï mourrait, il hériterait de sa vache, et puis, même si ce dernier ne mourrait pas, il en volerait une dans un autre village.

VI

Pila revint au hameau dans la soirée. Quand on avait enfermé sa vache dans l’étable du pope, il avait bien pleuré ; il avait même pensé à la voler, mais les portes de l’écurie étaient fermées au cadenas. On avait enterré le matin les deux cadavres dans une petite fosse, qu’on avait comblée de terre et de neige. Une fois le service fini, Pila avait supplié le diacre de lui donner quelque argent. Ce dernier avait eu pitié de lui et lui remit une pièce de quinze kopecks. Le paysan se sentit très heureux de ce don et fit une grande révérence à son bienfaiteur.

Pourtant la perte de sa vache avait été un coup pour lui : son chagrin l’étourdissait ; que ferait-il maintenant que sa nourricière lui était enlevée ? Comment vivrait-il avec sa famille ? Il ne fallait pas penser à subsister jusqu’à l’été sans provisions. Pila était si abattu qu’il maudissait sa propre vie, et la mère qui l’avait enfanté ! Il battit longtemps son cheval, sans motif. Il s’assit pourtant dans son traîneau, et partit droit devant lui, sans s’inquiéter de la route : tout chemin lui était bon, tant il était désespéré. La rosse trottait, les brides sur le cou, et l’amena au coin d’une forêt où se trouvaient deux chemins, l’un conduisant au hameau, l’autre à la ville. Pila prit celui de la ville.

Il passa là deux semaines à vivre d’aumônes : il entrait dans les maisons qu’il savait appartenir à des gens riches et charitables, et n’en sortait jamais avant d’avoir reçu un morceau de pain ou un demi-kopeck. Il récolta ainsi un tas de croûtes qu’il cacha dans son traîneau ; quant à l’argent, il le dépensait à acheter de l’eau-de-vie. Il rencontra un jour le diacre du village, qui lui dit qu’il avait vendu sa vache à un pope de la ville. Pila s’informa de l’endroit où elle se trouvait et s’en alla pendant deux nuits rôder autour de l’écurie du nouveau propriétaire ; il grimpa même sur la palissade et se glissa dans la cour, sans toutefois trouver sa vache ; de mécontentement, il mit bas à coups de hache deux cochons qu’il jeta de l’autre côté de la barrière et qu’il enfouit dans la neige non loin de la ville.


Il pensait à partir, quand il vit autour d’un cabaret une foule de paysans Zyrianes, Votiaks, Permiens, ou appartenant aux gouvernements de Vologda et d’Archangelsk. Curieux de savoir ce qu’ils faisaient là, il demanda à un paysan :

— D’où es-tu, moi, je suis de Podlipnaïa.

— Nous voulons être bourlaki (haler les barques).

— Tiens 'et pourquoi ?

— On dit que c’est un fameux métier, qu’on dévient riche.

— Pila réfléchit et se souvint d’avoir vu chaque hiver autour de ce cabaret une masse de paysans qui disaient vouloir haler les barques sur le fleuve, parce qu’on y gagnait beaucoup d’argent. Jusqu’alors, il ne les avait pas crus, et ne savait même pas en quoi consistait leur travail. Cela lui était bien égal. Mais maintenant là vie qu’il menait lui semblait insupportable. Il se demanda s’il ne devait pas aller avec eux, mais il repensa tout à coup à sa famille, à Syssoïko et à Aproska.

— Qu’ils s’en aillent au diable avec leur halage ?

— Il trouvait qu’il faisait meilleur avec Aproska qu’avec les bourlaki (haleurs).

— Je voudrais bien m’en aller, mais où ?… Si je pars, je ne reviendrai plus au hameau.

— il demanda pourtant aux bourlaki :

— Êtes-vous beaucoup ?

— Au moins trente, mais nous ne sommes pas tous ici.

— Et vous allez loin ?

— Très loin !

— Que faites-vous ?

— Nous voguons sur le fleuve.

— Partez-vous bientôt ?

— Oui.

— Pila quitta les paysans et s’assit dans son traîneau. Il retourna à Podlipnaïa : tout en voyageant, il se demandait s’il ne ferait pas bien de se joindre aux bourlaki. À ce qu’on lui avait dit, ces gens-là mangeaient autant de pain qu’ils voulaient, tandis qu’au hameau, on crevait toujours de faim.

— Et puis il y a toujours quelqu’un à enterrer chez le pope. Cette foutue vie m’embête. Je veux être bourlak, c’est décidé. Que les Podlipovtsiens crèvent de faim, s’ils le veulent ! Cela ne me regarde pas. Quand Syssoïko et Aproska seront guéris, nous quitterons le hameau.

— Pila fut si content de cette perspective qu’il éclata de rire. Il était maintenant bien décidé à s’en aller avec Aproska et Syssoïko haler les barques, sans même savoir ce que c’était de haler ni avoir jamais vu un bateau. Il croyait aveuglément à la richesse et, à la quantité de pain dont on lui avait parlé !

— Je foutrai mon camp, et, alors, je ne ferai plus de révérences à personne, ni au pope, ni au stanovoï. On ne me prendra pas ma vache, ma jolie vache ! Je ne crains personne !

Pila se sentait courageux à la pensée qu’il allait être haleur : il éprouvait une sensation inconnue de liberté, d’indépendance.

— Il mit quatre jours à arriver à Podlipnaïa, car il couchait dans tous les villages qui se trouvaient sur sa route. Il rêva plus d’une fois, pendant son sommeil, à ce halage qui l’occupait tant. Il se voyait aller avec Syssoïko, Aproska, et tous les Podlipovtsiens. Dans son rêve, il se fâcha tout rouge : pourquoi ces gens venaient-ils à sa suite ? Pourquoi Matriona l’accompagnait-elle ? Il ne les avait pas priés… ils n’avaient qu’à filer… Il lui sembla qu’ils avaient déjà marché toute la journée dans la montagne sans voir ni village ni hameau. Tout à coup, un paysan glissa et dégringola en bas d’un rocher ; après lui un autre, puis un autre, puis tous les paysans. Pila, tout épeuré, cria, et… se réveilla. Quand il vit qu’il n’était pas encore arrivé chez lui, il essaya de se rendormir pour avoir un songe plus agréable. Cette fois, il eut un autre rêve : ils coupaient et coupaient des arbres, bien qu’il n’y eût point de forêt devant eux. Syssoïko et Aproska disparurent tout à coup. Il les chercha partout sans les trouver ; enfin, il arriva dans le marais du hameau, et les vit à terre, morts. Un ours les a rongés, il a pleuré et hurlé. Il se réveilla de nouveau, les larmes aux yeux. Il se demanda si Aproska et Syssoïko étaient vivants. Le cœur lui défaillit quand il pensa qu’ils pouvaient être morts. Il ne pourrait vivre sans eux. Pour la première fois de sa vie, il ressentit une grande douleur : il avait perdu sa vache, et il avait peur de ne plus retrouver ses deux préfèrés.

Toute la route, cette idée le tortura, et il eut, en arrivant au hameau, une angoisse atroce, comme si une centaine d’ours lui rongeaient le cœur.

VII

Pila craignait d’arriver tout droit chez lui. Aussi se dirigeat--il vers la chaumière de Syssoïko. Les fenêtres étaient sombres ; pas bruit ne se faisait entendre. Le cœur du paysan se serra,

— Êtes-vous morts ? Cria-t-il.

I| ne reçut aucune réponse ; il aurait bien grimpé à la soupente s'il n'avait pas eu peur de tomber, et puis aussi l'idée de sentir un cadavre froid dans l'ombre le terrifiait. C'était bien la première fois que la mort lui donnait un frisson. Il monta pourtant sur le poêle, où il trouva la mère de Syssoïko étendu. « La vielle est morte, se dit-il ; pour sûr, son garçon est chez moi ! » Il pinça la vieille femme qui était déjà toute froide. Rien que d'entrevoir son visage rouge-verdâtre avec ses grands yeux ouverts qui le fixaient d’un air sévère, il eut une terreur effroyable et sauta à bas du poêle pour s’enfuir.

— Cette charogne serait capable de me ronger encore ! grogna-t-il.

Pila entra très allègrement dans sa chaumière. Matriona, en l’apercevant, commença à jurer :

— Sale bête ! tu as voulu que nous mourions tous ; tiens, voilà Aproska qui est morte !

Pila se sentit assommé, comme si on lui avait asséné un grand coup de gourdin sur le crâne : il ouvrit la bouche et regarda stupidement sa fille étendue sur le poêle. Elle ne respirait plus. Elle ressemblait tellement à ce qu’elle était deux semaines auparavant, que Pila eut peine à la croire morte… Il la tâta, mais elle ne bougea pas. Pila poussa un hurlement et s’enfuit dans l’étable où il pleura longtemps en se roulant de douleur. Ivan et Pavel dormaient tranquilles. Le père désolé se demanda s’il n’allait pas repartir tout de suite ; mais il pensa à Syssoïko, dont il eut grande pitié. Il fallait aussi enterrer Aproska. Quand Pila rentra dans la chaumière, il vit Matriona qui sanglotait sur le poêle et Syssoïko qui regardait sa fiancée d’un air sauvage ; il ne pleurait pas, mais une souffrance atroce le torturait. Il aimait tant Aproska qu’il aurait toujours voulu être avec elle, et pourtant elle était morte ; pourquoi n’était-il pas mort, lui aussi ? Il aurait tout fait pour rendre la vie à la jeune fille ; il serait mort avec plaisir, pourvu qu’elle fut vivante.

Pila était aussi éprouvé que le jeune homme : il regarda longtemps sa fille, et l’appela doucement :

— Aproska !

Elle ne bougea pas.

Le père poussa alors des hurlements.

Syssoïko pleurai.

La douleur de Pila était toujours aussi violente ; il sortit sur la route et pensa… il ne pensa à rien, mais le cœur lui faisait bien mal. Tout lui répugnait, lui donnait des nausées, le hameau, les voisins.

— Il faut que je fiche le camp de Podlipnaïa ! Quelle sale vie aurais-je ici sans Aproska ? Dis donc, Syssoïko, viens avec moi, nous irons haler les barques, c’est fameux.

— Non !

Syssoïko se refusait encore à croire que sa fiancée fût morte : elle avait l’air si vivante. Elle ne faisait peut-être que semblant d’être morte pour le taquiner.

Pila continuait :

— Viens, que je te dis. C’est fameux d’être haleur : on est riche comme tout, on mange autant de pain que l’on veut !


Syssoïko ne se laissait pas convaincre ; il ne répondit aux ouvertures de Pila que par des injures.

— Eh bien, crève ! diable têtu ; quant moi, je prends les gamins, et je m’en vais…

Matriona ne cessait d'insulter son mari :

— Maintenant que tu as donné notre vache, je te conseille de repartir et de donner aussi notre cheval.

Malgré les récriminations de sa femme, le paysan résolut d'emmener Aproska et la mère de Syssoïko vers le pope.

— Cette fois s'il me demande quelque chose, je ne lui donnerai rien du tout, il fera ce qu'il voudra.

Il fit une bière avec l'aide de Syssoïko, dans laquelle il plaça les deux mortes sans rien changer à leur habillement. Syssoïko, par un sentiment naïvement délicat, revêtit les mains de la jeune fille de ses propres mitaines et lui posa sur la poitrine un gros morceau de pain. Le même jour, c'est-à-dire le lendemain de son arrivée, Pila partit avec toute sa famille de Podlipnaïa. Matriona, Ivan, Pavel et Tiounka étaient dans le traîneau de Syssoïko, assis lui-même dans celui de son camarade. Ils étaient tous deux à cheval sur la bière.

Chemin faisant, Pila décida le jeune paysan à l'accompagner et à devenir haleur de barques. Maintenant qu'Aproska était morte, tout était bien égal à Syssoïko : il jura longtemps, mais l'idée de manger du pain tant qu'il voudrait le convainquit. Et puis Podlipnaïa, sans sa bien aimée, ne le retanait plus.

— Elle ne reviendra pas, la pauvrette ! C’est dommage, mais que faire ?

— Oh ! Aproska, tu es une charogne, fit Syssoïko dans une bordée de mauvaise humeur.

Il était offensé que sa fiancée fût morte sans lui.

La journée était chaude : le soleil brillait, la neige des toits commençait déjà à fondre ; pas un souffle de vent ne troublait la tranquilité de l'air quand ils arrivèrent au village.

— Regarde un peu comme il nous chauffe bien. C’est bon, hein ? L'été n'est pas loin.

Au lieu de dérider Sossoïko, son contentement ne fit que l'assombrir plus encore. Il ne pensait qu'à Aproska. Pourquoi était-elle morte ?

Le diacre s'étonna fort de voir les Podlipovtsiens s'arrêter devant sa maison.

— Eh bien, mes petits frères ?

— Tu vois bien ce que je t’amène bougonna Pila.

Une foule de paysans vint écouter Matriona qui racontait tous leurs malheurs : beaucoup compatissaient à la mère et à la morte.

— Et quelle est l'autre défunte ? Demanda le diacre.

— Sans toi, elle serait encore vivante, gronda Pila qui tenait à décharger sa mauvaise humeur sur quelqu’un.

— Allons, puisqu’elle est morte, il n’y rien à faire.

— Oui, si elle a fermé les yeux, c’est qu’elle est morte.

— Allez à l’église ; j’y serai dans un instant. La foule se dispersa ; le diacre s’en alla chez le stanovoï, les paysans rentrèrent chez eux ; Pila et Syssoïko conduisirent leurs traîneaux près de l’église, et portèrent le cercueil au milieu de la nef, puis, accompagnés de leurs enfants, ils allèrent au cimetière.

— Sont-ce tous des gens enterrés, ces croix ?

— Parbleu ! que veux-tu qu’il y ait d’autre. Te souviens-tu où nous avons enterré ton père ?

— Ma foi non !

— Ni moi non plus.

Les deux hommes et les deux gamins enlevèrent dans un coin la neige qui couvrait la terre et creusèrent avec leurs haches une fosse de peu de profondeur, qui pourtant les mit en nage, tant la terre était dure.

Ce travail prit bien une heure ; le marguiller vint les appeler ; le pope, en chasuble, officiait déjà avec l’aide du diacre, qui tenait un encensoir. Un lampadaire unique brûlait dans l’église, flanqué de deux cierges qui ne parvenaient pas à dissiper l’obscurité. On découvrit le cercueil.

— Pila et Syssoïko, debout, ne priaient pas, ils ne pensaient qu’à la morte : oh ! comme ils la regrettaient ; c’était vraiment dommage qu’on la mit en terre : elle était si jolie… Si la vieille la mangeait ?

— Il aurait fallu faire une seconde bière, dit Syssoïko.

— C’est trop tard, soupira Pila…. Le service finissait ; le pope aspergea les cadavres de terre et ordonna aux Podlipovtsiens de les emporter.

Pila eut toutes les peines du monde à arracher Syssoïko du cercueil ; celui-ci voulait regarder encore une fois Aproska.

— Laisse-moi l’embrasser !

— Assez, tu m’embêtes.

— Écoute, je mangerai le nez d’Aproska.

— Essaie un peu, et Pila fourra son énorme poing sous le nez de Syssoïko.

— Je ne veux pas qu’on l’encrotte ; je l’emporterai.

— Ne la touche pas !

— Laisse-moi faire !

Syssoïko et Pila se seraient battus, sans l’intervention du pope et du diacre qui les poussaient hors de l’église, tandis que deux paysans, venus comme curieux, emportaient le cercueil.

Pila entoura la bière d’une corde qu’il avait apportée et la laissa glisser dans la fosse avec l’aide de Syssoïko et des gamins.

— Pila, laisse-moi la regarder.

— Si tu crois que je vais dénouer la corde pour te faire plaisir, tu te trompes.

— Je veux défaire le nœud moi-même.

Le paysan donna au jeune homme un coup d'épaule qui le fit s'écarter ; il jeta alors comme un enragé de la terre sur le cercueil et combla en moins de rien la fosse fraîchement creusée, puis il planta sur le tas de terre les deux haches qu'ils avaient avec eux.

— Allons, Aproska, tu ne peux pas te plaindre : on ne t'a fait tort de rien.

Les gamins retournèrent alors dans l'église auprès de leur mère qui n'avait pas voulu assister à l'enterrement.

Pila et Syssoïko restèrent près d'une demi heure auprès de la fausse, sans mot dire ; ils regrettaient leurs hachettes, mais qui sait ? Aproska pouvait en avoir besoin.

— La pauvre ! Elle a vécu, vécu et maintenant elle est morte.

— Si seulement la vieille ne la mange pas… Dis donc, pourquoi l’a-t-on enterrée ?

— Parbleu, parce qu’elle est morte ? Que veux-tu que l'on en fasse ?

— Reprenons-la et partons ! Veux-tu ?

— Essaie. Elle n'est déjà plus là.

— Menteur !

— Le pope m'a dit qu'elle s'était envolée.

— Puisque nous l'avons enterrée, qu'en peut-il savoir ?

— il m'a pourtant dit qu'une fois ensevelie, ffut ! Elle est déjà loin.

Syssoïko crut tout à coup entendre un gémissement sortir de la fosse ; il voulut s’enfuir, mais il butta contre une souche d’arbre et tomba.

— Quelle peur as-tu eue ?

— Elle gémit ! elle geint !! cria Syssoïko tout blanc de frayeur.

Pila eut peur et bégaya :

— Qui est-ce qui gémit !…

Il entendit à son tour un hurlement et un coup dans là paroi du cercueil… Il était si terrifié qu’il ne pût bouger de place. Une plainte sourde, un long gémissement venait de la fosse comblée. Pila s’enfuit et cria à Syssoïko : « Malheur ! » Celui-ci, toujours étendu à la même place sans oser bouger, était plus mort que vif. Son camarade, déjà remis de sa frayeur, serrait les poings et gronda :

— Viens seulement vers moi gémir… tu verras ! je t’en donnerai…

Syssoïko se remit à courir ; une fois près de Pila, il lui cria :

— Malheur, malheur ! elle gémit !

— Il croyait encore entendre cette plainte prolongée qui le saisissait de crainte.

— Qui gémit ? fit Pila.

— Aproska !

— Tais-toi, tu ne connais pas la puissance noire (le diable).

— Je te dis que c’est Aproska qui gémit !

— Mais non ! Aproska s’est envolée… Maintenant la curiosité les prenait : ils auraient bien voulu savoir qui gémissait, mais ils n’osaient pas ; la peur les tenait ; ils se sentaient trop secoués. Ils s’enfuirent droit devant eux. Derrière la haie du cimetière, Pila dit à Syssoïko ;

— C’est le diable ; viens avec moi, nous irons regarder.

Son camarade refusa.

Ils retournèrent vers Matriona, qui s’effraya fort ainsi que ses enfants. Les paysans ne voulurent pas les croire, ils se rendirent au cimetière, mais, n’entendant rien, ils injurièrent Pila.

(L’objet de l’affection des deux Podlipovtsiens avait été enterré vif. Il aurait été intéressant de savoir ce qui serait arrivé si Aproska s’était réveillée de sa léthargie au moment où son père ficelait son cercueil. Ils se seraient enfuis ou peut-être même l’auraient tuée.)

VIII

Pila et Syssoïko souffrirent encore plus de la perte d’Aproska, une fois qu’ils l’eurent enterrée. Ils allaient à demi abrutis, comme assommés. Ils l’avaient tous deux beaucoup aimée, et l’idée de ne l’avoir plus avec eux les hébétait.

— Pila, fends-moi la tête avec ta hache.

— Non ! c’est toi qui dois me la fendre, je souffre trop.

Ils pensèrent tous deux à la mort, mais ils trouvèrent que c’était terrible de mourir ; ils préférèrent vivre.

— Partons, Syssoïko !

— Où ?… Au diable ?…

— Non ! nous irons haler les barques.

— Tue-moi !

— On devient riche là-bas. Il y fait bien meilleur qu’à Podlipnaïa ! Nous mourrons au hameau, maintenant qu’Aproska n’est plus là.

Pila se mit à pleurer.

Syssoïko l’injuria, ce qui le soulagea. Tout ce qui lui pesait, cette douleur qu’il ne comprenait pas, se fondit en insultes.

— Allons, frère !

— Eh, Pila !

Leur douleur était sans bornes ; ils ne pouvaient que s’appeler l’un l’autre, incapables de manifester leur souffrance par des mots. Le monde était vide pour eux, écrasant, insupportable. Ils n’avaient aucune consolation en perspective.

— Partons, Pila, et conduis-nous. Je ne retourne pas à Podlipnaïa.

— Oui ! viens avec moi, ne me quitte pas ; si tu meurs, je serai trop malheureux, je mourrai.

— Moi aussi.

Ils passèrent la nuit chez un paysan, mais ils ne fermèrent pas l’œil. Vers le matin seulement, ils s’assoupirent et eurent un affreux cauchemar : ils voyaient Aproska étendue dans sa bière, la vieille l’avait mordue et rongée ; de temps à autre, elle poussait un gémissement.

De grand matin, après avoir dormi deux heures, ils réveillèrent Matriona et les enfants, et partirent pour la ville.

…/…



  1. À peu près neuf francs en 1888.