Chair molle/Préface

La bibliothèque libre.
Auguste Brancart (p. v-xi).


PRÉFACE




Simplement, et avec une complète sincérité, je voudrais rendre l’impression produite sur moi par cette œuvre, qu’un jeune homme de vingt-deux ans, dont je n’avais jamais entendu prononcer le nom, me fit l’honneur de m’apporter, en manuscrit, vers le commencement de l’été 1884.

Je pense assez de bien de Chair Molle pour en dire d’abord un grand mal — « jumellement » ajouterait sans doute M. Paul Adam, dont la jeunesse affectionne encore, çà et là, le terme bizarre, le mot extraordinaire. — Et ce n’est pas tout, grand misérable ! M. de Paris, devant la Roquette, a certainement envoyé de vie à trépas beaucoup d’intéressants assassins qui n’avaient pas commis la dixième partie de vos méfaits. En effet, cette pauvre vieille et toujours jeune langue française, si franche, si souple, si propre à s’adapter à toutes les complications de notre monde moderne, n’est-ce pas un crime de lui relever les jupes et l’endroit de la syntaxe ? Oser toucher à son pudendum, ô enfant dénaturé ! Laissez cet inceste à quelque vieux Parnassien aigri et très chevelu. Parce que vous seriez un fanatique de la concision, Don Quichotte à votre manière, vous vous escrimez contre les prépositions de : ce sont de piètres moulins à vent.

Non ! laissez-moi lâcher bien vite ce rôle de professeur de style et de conservateur de la langue, qui me ravit médiocrement et que je vous en veux de m’avoir imposé. D’autant plus que, si vous tenez à savoir le fond de mon cœur naturaliste, je vous avouerai que ces questions de forme rigoureuse, de correction parfaite, d’habillement irréprochable, je les tiens pour secondaires dans le mérite d’un livre. J’ai même la conviction qu’un illettré, s’il était quelqu’un, pourrait écrire un chef-d’œuvre en baragouin et en charabia ; certes, ainsi fagotté, le chef-d’œuvre d’abord rebuterait ; mais on finirait par s’accoutumer à sa facture rudimentaire, à ses gros sabots et à ses loques. Il en est des défectuosités d’un style comme des irrégularités d’un visage : choqué par elles à première vue, on s’y fait, l’habitude blase. Puis, dès que l’affection est née — pour la personne ou pour le livre, — on ne distingue plus les défauts, qui, à la longue, s’impriment en nous jusqu’à nous paraître nécessaires.

Le style de Chair Molle est d’ailleurs l’opposé d’un style naïf, en haillons et en gros sabots. Comme beaucoup de livres récents, celui-ci pêche plutôt par un excès d’art, par un manque de bonhomie et de laisser aller. On sent que, comme tous ceux de notre génération, qui a tant de mal à se dégager du romantisme, M. Paul Adam est lui-même une victime de la phrase. Il n’en est pas arrivé à son égard à ce demi-mépris, qui se trouve être la meilleure condition pour bien la faire. Mais qu’importe ? je ne me suis que trop appesanti sur des misères.

Ce qui m’a conquis dans Chair Molle, ce que j’ai trouvé solide, et sain, et rassérénant, ce sont les dessous de vérité que j’ai cru reconnaître derrière chaque page. Comme aurait dit Duranty : « Ce livre a le son de la réalité. » De la première ligne à la dernière, apparaît la préoccupation de l’auteur, de s’enfermer dans ce qu’il a vu, constaté, vécu, deviné au moins. Son œuvre contient le mérite de ces études de peintre, achevées devant la nature, le modèle sous les yeux. La simplicité de la donnée, avec un sens de la vie, avec une précoce fermeté de touche, mettent bien en valeur cette conscience. Enfin, l’émancipation de tout, un beau calme, aucune concession à la morale bourgeoise : tout cela n’est pas vulgaire.

Aussi Chair Molle arrivera à un réjouissant résultat. Ils vont se scandaliser encore, ceux qui reprochent aux naturalistes de ne pas étudier « des âmes choisies. » Une fois de plus, ils vont voir combien la jeunesse fait peu de cas de leurs leçons. Comment ? après qu’ils ont crié sur tous les tons à l’immoralité, après tant de boue jetée à nos visages, lorsqu’ils ont maintes fois, au nom du goût et des mœurs, flétri l’emploi de la fille en littérature, voilà précisément un nouveau qui débute en leur lançant au nez l’histoire d’une fille : quel camouflet ! Ils n’ont donc jamais convaincu personne ? Si, des fois : le parquet !

Nonobstant, je ne saurais trop féliciter M. Paul Adam pour cette création de « Lucie Thirache, » bien à lui, car il l’a tirée de son observation directe, de son expérience précoce, de sa jeunesse passée dans le nord de la France, à Douai, Arras et Lille. Certes, par quelques traits généraux communs, Lucie Thirache a sans doute un air de famille avec ses aînées, les autres « filles » de la littérature. Mais elle est tout de même venue au monde avec sa physionomie propre, tellement que si elle était là, en chair et en os, dans un endroit où se trouveraient réunies Manon Lescaut, Esther, Rosanette, la fille Élisa, Nana, Boule-de-Suif, Marthe, Annyl, Lucie Pellegrin, il serait aisé de la reconnaître entre toutes à coup sûr. Oui ! Lucie Thirache, Lucie Pellegrin. Annyl, Marthe, Boule-de-Suif, Nana, la fille Élisa, Rosanette, Esther, Manon Lescaut ! j’en passe, sans doute ; mais on voit qu’on peut les compter, quoi qu’on en ait dit. Encore, pour faire nombre, j’ai dû en mettre des petites, de toutes petites, à côté des très grandes. Eh bien ! fussent-elles cent fois plus nombreuses, « les filles » du roman moderne, M. Paul Adam n’en aura eu que plus de mérite d’avoir ajouté la sienne à la famille ; et il ne faudrait point que, demain, quelque nouveau venu se gênât pour en marquer encore une à son empreinte personnelle.

Ce qui me prend au cœur dans Chair Molle, ne vous en déplaise, c’est la psychologie seule, rien que la psychologie, du personnage central, cette même psychologie dont la critique idéaliste a fait le champ de bataille de ses dernières résistances. Seulement, il faut s’entendre : mieux que par des raisonnements, plus clairement qu’au moyen de dissertations fastidieuses, avec la précision d’une expérience, l’évocateur de Lucie Thirache nous a montré le dedans d’un être. Pauvre être, sans défense, irresponsable, chair à plaisir, chair à souffrir ! Qui de nous n’a rencontré quelque Lucie Thirache ? Eh bien, celle du livre nous fait mieux comprendre celles de la réalité. Intelligence crépusculaire, volonté capricante, vacherie native développée dans l’exercice de la prostitution : tout est posé, déduit, éclairé par des faits. Et rien n’est poussé au noir. Tenez ! la voici, semblable à la généralité de l’espèce, bonne fille, sympathique, généralement inoffensive, dupe toujours. Elle rit, elle est insouciante, elle pleure, mais ses douleurs ne sont pas plus profondes que ses joies ; ses sens sont endormis, puis s’éveillent, la brûlent, puis se calment ; elle aime, elle est lâchée, elle aime encore ; elle trompe, sans plaisir, pour rien ; se promettant de n’être plus à personne, elle se vend à tous. Et à travers cette inconsistance, ce manque de suite, ces sautes d’humeur et de caractère, pendant que son cœur reste vague et que son esprit vide fait tic-tac comme un coucou de trois francs cinquante, il arrive que, sans grands mots, sans grandes aventures, sans trémolos à l’orchestre, Lucie Thirache nous poigne étrangement. Elle nous intéresse, comme la vie, la vie prise sur le fait ; même elle nous instruit, et bien plus immédiatement que si l’auteur lui avait prêté « l’âme choisie » que sont censés avoir les duchesses, les critiques de la Revue des Deux Mondes, les normaliens.


Même, à la fin, l’empoigne de cette réalité est telle, qu’on en arrive à s’accommoder du dada anti-grammatical, qui a poussé le jeune écrivain à désosser un certain nombre de ses phrases. Ne disais-je pas qu’on se fait à tout ? À la longue, ces volontaires dislocations et appauvrissements, en harmonie avec le sujet, prennent du caractère. Allez-y, alors ! Ne vous refusez plus rien, les très jeunes ! Forcez la syntaxe, fouaillez la grammaire, faites éclater le dictionnaire. Soit ! si c’est là votre façon de rendre nerveusement la vie. — Et encore ? Non ! Lorsqu’on a le bonheur rare d’être quelqu’un, d’avoir quelque chose à dire, je m’imagine que le meilleur moyen pour le dire consiste à écrire sans jargon, en se servant des termes que tout le monde comprend.


PAUL ALEXIS.


Paris, le 6 février 1885.