Champs, usines et ateliers/Chapitre V

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CHAMPS, USINES ET ATELIERS
Chap. V. Les possibilités de l'agriculture (suite)


CHAPITRE V


Les Possibilités de l'Agriculture (suite).


Extension de la culture maraîchère et de l'arboriculture fruitière : en France ; aux États-Unis. — Culture sous verre. — Potagers sous verre. — Culture en serres chaudes : à Guernesey ; en Belgique. — Conclusion.


L'un des traits les plus intéressants de l'évolution actuelle de l'agriculture, c'est l'extension prise dernièrement par la culture maraîchère intensive, telle qu'elle a été décrite dans le troisième chapitre.

Ce qui autrefois était limité à quelque centaines de jardinets, se développe aujourd'hui avec une étonnante rapidité. En Angleterre la surface occupée par les jardins maraîchers a plus que doublé de 1879 à 1894 : elle a passé en effet de 16.400 hectares à 35.700 hectares[1].

Mais c'est surtout en France, en Belgique et en Amérique que cette branche de la culture a pris récemment un grand développement[2].

Actuellement, il n'y a pas moins de 435.000 hectares consacrés en France à la culture maraîchère et à l'arboriculture fruitière intensive, et il y a quelques années on admettait que le revenu moyen d'un hectare ainsi cultivé atteignait 840 francs[3].

Les exemples qui suivent feront mieux comprendre le caractère de ces cultures, ainsi que toute l'habileté et tout le travail qu'elles exigent.


Près de Roscoff, grand centre breton pour l'exportation en Angleterre de pommes de terre, qu'on récolte jusqu'à la fin de l'été, et de toutes sortes de légumes, un territoire d'un rayon de vingt kilomètres est entièrement consacré à ces cultures, et les loyers atteignent et dépassent 300 fr. par hectare. Environ 300 vapeurs viennent à Roscoff prendre des cargaisons de pommes de terre, d'oignons et d'autres légumes à destination de Londres et d'autres ports anglais, situés plus au nord et même jusqu'à Newcastle. D'autre part, chaque année Roscoff n'expédie pas moins de 4.000 tonnes de légumes à Paris[4]. Et quoique la presqu'île de Roscoff jouisse d'un climat particulièrement chaud, de petits murs de pierre se dressent partout, couronnés d'ajoncs, dans le but de mieux protéger les légumes et de leur donner plus de chaleur[5]. Le climat est amélioré, ainsi que le sol.

Aux environs de Cherbourg, c'est sur des terres conquises sur la mer que l'on fait pousser les meilleurs légumes. Plus de 320 hectares de ces terrains sont consacrés aux pommes de terre exportées à Londres ; 200 autres hectares sont plantés en choux-fleurs, 50 hectares en choux de Bruxelles, et ainsi de suite. Des pommes de terre cultivées sous verre sont également envoyées au marché de Londres dès la mi-avril, et les exportations de légumes de Cherbourg en Angleterre s'élèvent au total à 150.000 quintaux. En même temps, le petit port de Barfleur en expédie 50.000 autres quintaux en Angleterre et 30.000 à Paris. Mieux encore, dans une toute petite commune, Surtainville, près Cherbourg, on retire 70.000 fr. de 72 hectares de jardins maraîchers produisant trois récoltes par an : des choux en février, des pommes de terre primes ensuite, et divers légumes à l'automne, sans compter les récoltes intercalaires.

À Plougastel, on ne se croirait pas en Bretagne. Depuis longtemps on cultivait en cet endroit les melons en plein champ, sous des châssis vitrés, pour les protéger des gelées du printemps, et on faisait pousser des petits pois à l'abri de rangées d'ajoncs qui les protégeaient contre les vents du nord. Maintenant, des champs entiers sont couverts de fraises, de roses, de violettes, de cerises et de prunes, et cela jusqu'au bord de la mer.

Les landes elles-mêmes sont mises en culture, et on nous affirme que d'ici cinq ou six ans il n'y aura plus de landes dans cette région[6].

N'oublions pas de citer le marais de Dol (plus de 2000 hectares), la « Hollande bretonne, » qui, protégé contre les vents de la mer par un mur, a été transformé en jardins maraîchers couverts de choux-fleurs, d'oignons, de radis, de haricots, etc. L'hectare de ces terrains se loue de 150 à 250 francs.

Les environs de Nantes pourraient être également cités. On y cultive les petits pois sur des étendues considérables. Pendant les mois de mai et de juin, une armée de travailleurs — des femmes et des enfants surtout — cueillent les gousses une à une avec des ciseaux : les usiniers exigent que les tiges aient moins de deux centimètres. Puis on les met en sacs et on les charge sur des voitures. Par les chemins qui conduisent aux usines de conserves (Amieux, Benoît, Philippe et Canaud, etc.) c'est alors à certaines heures un défilé ininterrompu de charrettes, les unes amenant les petits pois, ou les oignons qu'on emploie comme condiment, et les autres remportant les gousses vides qui serviront de fumure. Les pavés sont couverts de ces déchets ; dans les ruisseaux des rues les usines déversent l'eau bouillante et verdâtre où les pois ont cuit. Pendant ces deux mois-là des parfums culinaires flottent sur tout Chantenay, le quartier des usines. Et pendant deux mois aussi les enfants des campagnes manquent en grand nombre la classe pour « aller aux pois ». Dans les ménages de cultivateurs, s'il s'agit dans le courant de l'année d'une dépense un peu forte, le refrain est toujours : « Quand viendront les petits pois... » Cette culture est en effet des plus rémunératrices. (Note du traducteur).


Autour de Paris il n'y a pas moins de 20.000 hectares consacrés à la culture en plein champ des légumes, et 10.000 hectares à leur culture en serres. Il y a cinquante ans le loyer payé par les maraîchers atteignait déjà de 1100 à 1500 fr. par hectare. Depuis il n'a fait qu'augmenter, de même que le revenu brut, évalué par Courtois-Gérard à 15.000 fr. par hectare pour les grands jardins et au double pour les petits où des primeurs sont cultivés sous châssis.

La culture fruitière aux alentours de Paris est tout aussi merveilleuse. À Montreuil, par exemple, 300 hectares appartenant à 400 jardiniers sont littéralement couverts de murs de pierre, spécialement érigés pour la culture des arbres fruitiers et ayant une longueur totale de plus de 600 kilomètres. Sur ces murs s'étalent des pêchers, des poiriers et des vignes, et chaque année on récolte environ 12.000.000 de pêches et un nombre considérable de poires et de grappes de raisin. Dans de telles conditions l'hectare rapporte 3500 francs. C'était là la façon de créer un « climat plus chaud, » alors que la serre chauffée était encore un luxe coûteux. Tout compté, 500 hectares sont cultivés en pêchers et produisent 25.000.000 de pêches par an dans les environs immédiats de Paris. De nombreux hectares, également couverts de poiriers, produisent chacun de 8 à 13 tonnes de fruits, soit une valeur de 3.000 à 3.700 francs.

Mieux encore, à Angers, dans la vallée de la Loire, où les poires ont une avance de huit jours sur les environs de Paris, Baltet connaît un verger de 2 hectares, couvert de poiriers, qui rapporte environ 10.000 fr. par an, et à cinquante kilomètres de Paris une plantation de poiriers qui rapporte 1500 fr. par hectare, frais d'emballage, de transport et de vente déduits. De même, les terrains plantés en pruniers — Paris à lui seul consomme 40.000 quintaux de prunes par an — donnent un revenu annuel de 1.800 à 3.000 francs par hectare. Et cependant les poires, les prunes et les cerises sont vendues à Paris, fraîches et juteuses, à un prix tel que les pauvres eux-mêmes peuvent manger des fruits du pays dans toute leur primeur.

En Anjou on peut voir comment une terre argileuse lourde, amendée par du sable de la Loire et des engrais, a été transformée aux environs d'Angers et surtout à Saint-Laud, en un sol qui se loue de 150 à 300 fr. l'hectare, et ce sol produit des fruits qui, il y a quelques années, s'exportaient en Amérique[7].

À Bennecourt, tout petit village de 850 habitants, près Paris, on voit le parti que l'on peut tirer du sol le plus improductif. Tout récemment les versants escarpés de ses coteaux n'étaient que des mergers d'où l'on extrayait de la pierre pour le pavage des rues de Paris. Aujourd'hui ces coteaux sont entièrement couverts d'abricotiers, de cerisiers, de cassis et de plantations d'asperges, de petits pois, etc. En 1881, ce village vendait pour 140.000 francs d'abricots seulement, et on ne doit pas perdre de vue que la concurrence est si intense dans les environs de Paris qu'un retard de vingt-quatre heures dans l'envoi des abricots au marché entraîne souvent une perte de vingt francs par quintal, soit un septième du prix de vente[8].

À Perpignan, les artichauts verts, légume très apprécié en France, sont cultivés d'octobre à juin sur une surface de 1.000 hectares, et le revenu net est estimé à 2.000 fr. par hectare. Dans le centre de la France, on cultive même les artichauts en plein champ, et les récoltes en sont pourtant évaluées d'après Baltet entre 3.000 et 6.250 fr. par hectare. Dans le Loiret, 1.500 jardiniers, qui emploient en certains cas jusqu'à 5.000 ouvriers, produisent de dix à douze millions de francs de légumes, et leur dépense annuelle en engrais s'élève à 1.500.000 fr. Ce chiffre seul est la meilleure réponse à faire à ceux qui aiment à parler de l'extraordinaire fertilité du sol, chaque fois qu'on leur cite un succès quelconque dans le domaine de l'agriculture.

À Lyon, une population de plus de 500.000 habitants est entièrement approvisionnée de légumes par les jardiniers des alentours. Il en est de même à Amiens, autre grande cité industrielle. Les environs d'Orléans constituent un autre grand centre pour la culture maraîchère, et il vaut tout particulièrement la peine de signaler que les pépinières d'Orléans fournissent même à l'Amérique une quantité de jeunes arbres[9].

Mais il faudrait un volume pour décrire les principaux centres de la culture maraîchère et fruitière en France, et je me contenterai de citer un pays où la culture des fruits et celle des légumes vont de pair. Il se trouve sur les bords du Rhône, près de Vienne, où une étroite bande de terre, en partie formée de roches granitiques, est aujourd'hui devenue un jardin d'une incroyable richesse. L'origine de cette prospérité, nous dit Ardouin-Dumazet, date d'il y a environ cinquante ans, alors que les vignobles, ravagés par le phylloxera, durent être détruits et qu'il fallut recourir à une autre culture. Le village d'Ampuis fut bientôt renommé pour ses abricots. Aujourd'hui, sur une longueur de 150 kilomètres le long du Rhône et dans les vallées latérales de l'Ardèche et de la Drôme, tout le pays n'est qu'un admirable verger exportant pour des millions de francs de fruits, et la terre se vend jusqu'à 20.000 et 25.000 fr. l'hectare. Continuellement la culture s'empare de quelque rocher. Des deux côtés des routes on voit les plantations d'abricotiers et de cerisiers, et entre les rangées d'arbres poussent des haricots et des pois hâtifs, des fraises et toutes sortes de primeurs. Au printemps, le doux parfum des abricotiers en fleurs flotte sur toute la vallée. Les fraises, les cerises, les abricots, les pêches et les raisins se succèdent avec rapidité, et, en même temps, des haricots verts, des salades, des choux, des poireaux et des pommes de terre sont envoyés par charretées dans les villes industrielles de la région. Il serait impossible d'estimer la quantité et la valeur de tout ce que la terre produit dans cette région, dont une seule petite commune. Saint-Désirat, exportait, lors de la visite qu'y fît Ardouin-Dumazet (t. VII, 124), 100 tonnes de cerises par jour.

Il me faut prier le lecteur de se reporter à l'ouvrage de Charles Baltet s'il veut en apprendre davantage sur l'extension prise par la culture maraîchère en différents pays ; et je passe maintenant à la Belgique et à l'Amérique.


Les exportations de légumes de Belgique ont doublé dans les vingt dernières années du dix-neuvième siècle, et des régions entières, comme les Flandres, peuvent s'appeler maintenant le potager de l'Angleterre. Les graines des légumes préférés par les Anglais furent même distribuées gratuitement par une société horticole dans le but d'accroître l'exportation. Non seulement on approprie les meilleures terres à cette culture, mais même les déserts sablonneux des Ardennes et les tourbières sont transformés en riches jardins maraîchers, et de grandes plaines, notamment à Haeren, sont irriguées dans le même but. De nombreuses fermes-écoles et de petites stations d'expériences, des cours du soir, etc. sont organisés par les communes, les sociétés privées et l'État, afin de développer l'horticulture. Des centaines d'hectares sont couverts de milliers de serres.

Ici nous voyons une petite commune exporter 3.500 tonnes de pommes de terre et pour 100.000 francs de poires à Londres et en Écosse et possédant à cet usage sa propre ligne de bateaux à vapeur. Une autre commune approvisionne de fraises le nord de la France et les provinces rhénanes, et à l'occasion en envoie aussi à Covent Garden. Ailleurs des carottes hâtives, poussant parmi le lin, l'orge et l'oeillette viennent augmenter considérablement le revenu du fermier. Dans un autre endroit nous venons que la terre se loue 1.500 et 1.800 francs l'hectare, non pour la culture du raisin ou du melon, mais pour la modeste culture des oignons, ou encore que les jardiniers se sont débarrassés de cette chose gênante qu'est le sol naturel et préfèrent faire leur terreau avec de la sciure de bois, des déchets de tanneries, de la poussière de chanvre, le tout « animalisé » par différents composts[10].

Bref, la Belgique, qui est une des principales nations industrielles d'Europe, est en train de devenir un de ses principaux centres horticoles[11].


L'autre pays qui doit être particulièrement recommandé à l'attention des horticulteurs, c'est l'Amérique. Lorsque nous voyons les montagnes de fruits importés d'Amérique, nous sommes tentés de croire que les fruits poussent tout seuls dans ce pays. « Climat magnifique, » « sol vierge, » « espaces incommensurables, » — tels sont les clichés qui reviennent constamment dans les articles de journaux. La vérité, cependant, est que l'horticulture — j'entends la culture maraîchère aussi bien que l'arboriculture fruitière — a été portée en Amérique à un haut degré de perfection.

Le professeur Baltet, jardinier praticien lui-même, originaire des marais classiques de Troyes, décrit les « truck farms » de Norfolk en Virginie comme de vraies « fermes modèles. » C'est là une appréciation des plus flatteuses sous la plume d'un maraîcher praticien qui a appris dès son enfance que ce n'est que dans le pays des rêves que les pommes d'or poussent sous l'effet des baguettes magiques des fées. Quant à la perfection à laquelle la culture du pommier a été portée au Canada, avec l'aide accordée aux cultivateurs par les fermes-écoles et grâce aux moyens auxquels on a recours pour répandre, avec une prodigalité vraiment américaine, les renseignements utiles parmi les fermiers et pour leur procurer de nouvelles variétés d'arbres fruitiers, on devrait bien étudier toutes ces choses en Europe au lieu de faire croire que la supériorité américaine est due aux mains merveilleuses des fées. Si l'on faisait en Angleterre un dixième de ce qui est fait aux États-Unis et au Canada pour favoriser l'agriculture et l'horticulture, les fruits anglais ne seraient pas honteusement écartés du marché national comme ils le sont à présent.

Le développement donné à l'horticulture en Amérique est immense. Les fermes maraîchères seules (truck-farms), — c'est-à-dire celles qui produisent pour l'exportation par chemin de fer ou par vapeur — couvraient en 1892 plus de 160.000 hectares aux États-Unis. Aux portes mêmes de Chicago, une seule ferme maraîchère occupe 200 hectares, dont 60 sont consacrés aux concombres, 20 aux petits pois hâtifs, et ainsi de suite. Pendant l'Exposition de Chicago, un « express de fraises » spécial (strawberry express), composé de trente wagons, apportait chaque jour 375.000 litres de ces fruits, frais cueillis ; et il y a des jours où plus de 400.000 litres de fraises sont amenés à New-York, les trois quarts apportés par les bateaux des fermes maraîchères de Virginie[12].

Voilà à quels résultats on peut atteindre en combinant intelligemment l'agriculture avec l'industrie, et cette méthode sera incontestablement appliquée à l'avenir sur une plus vaste échelle encore.


Mais un nouveau progrès se réalise en ce moment pour affranchir l'horticulture du climat. Je veux parler de la culture des fruits et des légumes en serres.

Autrefois la serre était un luxe qu'on ne se permettait que dans les riches châteaux. On y entretenait une température élevée et l'on s'en servait pour faire pousser, sous des ciels rigoureux, les fruits dorés et les fleurs enchanteresses du Midi. Maintenant, et surtout depuis que les progrès de la technique permettent de fabriquer du verre à bon marché et de faire à la machine toute la boiserie des serres, la serre convient très bien à la culture des fruits pour le grand public et à la culture des légumes les plus communs. La serre chaude aristocratique, abritant les arbres fruitiers et les fleurs les plus rares, reste toujours en usage, ou plutôt elle se répand de plus en plus, ses produits de luxe devenant chaque jour plus accessibles au grand nombre. Mais à côté d'elle, nous avons la serre plébéienne, chauffée seulement pendant deux ou trois mois en hiver, et la « serre froide » construite d'une façon encore plus économique : c'est un simple abri vitré, un grand « châssis froid » ; et elle est pleine des humbles légumes du potager : pommes de terre, carottes, haricots verts, petits pois, etc. La chaleur du soleil, qui traverse le verre, mais que ce même verre empêche de ressortir par rayonnement, est suffisante pour maintenir l'air de cet abri à une très haute température pendant le printemps et le commencement de l'été. Et c'est ainsi qu'un nouveau système d'horticulture — le jardin maraîcher sous verre — gagne rapidement du terrain.

La serre chaude, construite dans un but commercial, est essentiellement d'origine anglaise ou peut-être écossaise. Dès 1851, Mr. Th. Rivers publia un livre intitulé The Orchard Houses and the Cultivation of Fruit Trees in Pots under Glass (Les Serres fruitières et la Culture des Arbres fruitiers en pots sous verre), et M. D. Thomson nous dit dans le Journal of Horticulture du 31 janvier 1889 que, il y a une cinquantaine d'années, un jardinier du nord de l'Angleterre vendait en février du raisin à 25 francs la livre, et qu'il en envoya à Paris pour la table de Napoléon III à raison de 50 francs la livre. « Aujourd'hui, ajoute M. Thomson, on le vend dix ou vingt fois moins cher. Charbon à bon marché, — raisin à bon marché ; voilà tout le secret. »

Les grandes serres à vigne et les immenses établissements pour la culture des fleurs sous verre existent depuis fort longtemps en Angleterre, et depuis une vingtaine d'années on en construit sans cesse sur une grande échelle. Des champs entiers furent couverts de verre à Choshunt, à Broxburn (20 hectares), à Finchley, à Bexley, à Swanley, à Whetstone, etc, pour ne rien dire de l'Écosse. Worthing est aussi devenu un grand centre pour la culture du raisin et des tomates, et les serres à fleurs et à fougères d'Upper Edmonton, de Chelsea, d'Orpington, etc, sont renommées dans le monde entier. La tendance était, d'une part, d'amener la culture du raisin à son plus haut degré de perfection, et, d'autre part, de couvrir de verre des hectares et des hectares pour la culture des tomates, des melons, des haricots verts et des petits pois, culture qui sera bientôt suivie de celle de légumes encore plus ordinaires. Depuis lors le mouvement n'a fait que s'accentuer, et en ce moment (1910) on peut voir, en voyageant le long des grandes lignes ferrées qui mènent de Londres vers l'ouest et le sud, de grands établissements pour la culture sous verre.

Cependant les îles anglo-normandes et la Belgique tiennent jusqu'à présent la tête pour le développement de la culture en serre. La gloire de Jersey est naturellement l'établissement de M. Bashford. Lorsque je le visitai en 1890, il comprenait 4 hectares 1/2 sous verre, et cette surface a été augmentée depuis de deux hectares. Une longue rangée de serres et de hautes cheminées couvre le sol. La plus grande des serres a 275 mètres de long sur 14 de large ; ce qui fait une pièce de terre de près de 40 ares d'un seul tenant sous verre. Le tout est construit très solidement : murs de granit, très élevés, verres épais pesant 27 onces le pied carré (de 5 à 6 mm. d'épaisseur), cinquante ventilateurs s'ouvrant sur une longueur de 60 à 90 mètres par la manœuvre d'une simple poignée, etc.[13]. Et cependant la plus luxueuse de ces serres, me disent les propriétaires, a coûté moins de 12 francs le mètre carré de verre (13 francs le mètre carré de terrain) et les autres serres ont coûté beaucoup moins cher. Le prix ordinaire à Jersey est de 5 à 9 fr. par mètre carré de verre[14], l'appareil de chauffage non compté ; 6 francs est le prix moyen des serres ordinaires.

Mais il serait bien difficile de donner une idée de tout ce qui pousse dans ces serres, sans reproduire des photographies de leur intérieur. En 1890, le 3 mai, on commençait à couper des grappes de raisins dans les serres de M. Bashford, et on continua à en cueillir jusqu'en octobre. Dans d'autres serres des charretées de petits pois avaient déjà été ramassées, et des tomates allaient les remplacer après un nettoyage à fond de la serre. Les 20.000 pieds de tomates qu'on allait planter ne devaient pas produire moins de 80 tonnes d'excellents fruits, soit 4 kilogrammes par pied. Dans d'autres serres, c'étaient des melons que l'on cultivait au lieu de tomates. Trente tonnes de pommes de terre hâtives, six tonnes de petits pois hâtifs et deux tonnes de haricots verts hâtifs avaient déjà été expédiées en avril. Quant aux serres à vigne, elles ne fournissaient pas moins de vingt-cinq tonnes de raisins par année. D'autre part, beaucoup d'autres plantes étaient cultivées en plein air ou comme cultures « dérobées, » et toute cette masse de fruits et de légumes était le résultat du travail de trente-six personnes, hommes et jeunes gens, sous la surveillance d'un seul jardinier, le propriétaire lui-même. Il est vrai qu'à Jersey et surtout à Guernesey tout le monde est jardinier. Pour chauffer ces serres on brûlait environ mille tonnes de coke. M. W. Bear, qui a visité le même établissement en 1886, avait bien raison de dire que l'on faisait produire à ces cinq hectares autant d'argent qu'un fermier en retirerait de cinq cents hectares.

Cependant, c'est dans les petites serres que l'on constate peut-être les plus admirables résultats. En parcourant ces petits jardins potagers au toit vitré, je ne pouvais assez admirer cette récente conquête de l'homme. Je vis, par exemple, trente ares chauffés pendant les trois premiers mois de l'année et sur lesquels on avait récolté environ huit tonnes de tomates et cent kilogrammes de haricots verts comme première récolte en avril, et deux autres récoltes devaient suivre. Dans ces serres un seul jardinier était employé avec deux aides ; on ne brûlait qu'une petite quantité de coke, et il y avait pour l'arrosage un moteur à gaz qui ne consommait que seize francs de gaz pendant le trimestre. J'ai vu aussi dans des serres froides, simples baraques de planches et de verre, des pois couvrant les murs sur une longueur de quatre cent mètres : à la fin d'avril ils avaient déjà produit 1.500 kilogrammes de petits pois exquis et portaient encore autant de gousses que si l'on n'en avait jamais cueilli.

J'ai vu dans une serre froide, en avril, arracher 180 litres de pommes de terre sur deux mètres carrés de terrain. Et lorsque, en 1896, le hasard m'amena à visiter, en compagnie d'un jardinier local, une petite serre à vigne retirée, appartenant à un vieux viticulteur, je pus voir et admirer ce qu'un horticulteur amoureux de son art peut obtenir d'un jardin qui ne mesure pas plus de 2.300 mq. Deux petites serres, de douze mètres de long sur moins de quatre mètres de large, et une troisième serre — autrefois un toit à porcs, de six mètres sur trois mètres cinquante — contenaient des vignes que plus d'un professionnel aurait été heureux, de pouvoir contempler, — en particulier les muscats de l'ancien toit à porcs !

Quelques grappes, c'était en juin, s'étalaient déjà dans toute leur beauté, et on comprend parfaitement que le propriétaire put obtenir, en 1895, d'un marchand de l'endroit, cent francs pour trois grappes, dont une de raisin de Colmar, qui pesait à elle seule plus de six kilogrammes. Les tomates et les fraises, cultivées, ainsi que les arbres à fruits, en plein air et sur de tout petits espaces, étaient à l'avenant des raisins. Et quand on voit combien il faut peu de place pour récolter cinq cent kilos de fraises, avec des procédés de culture convenables, on en croit à peine ses yeux.

C'est surtout à Guernesey qu'il faut étudier la simplification de la serre. Chaque maison aux alentours de Saint-Pierre a sa serre, grande ou petite. Dans toute l'île, surtout au nord, où que vous jetiez les yeux, vous voyez des serres. Elles surgissent au milieu des champs et de derrière les arbres ; elle se superposent sur les roches escarpées en face du port de Saint-Pierre. Toute une génération de jardiniers a grandi avec elles. Chaque fermier est peu ou prou jardinier et donne libre carrière à son imagination pour inventer quelque type de serre bon marché. Quelques-unes n'ont presque pas de mur devant ni derrière, les toitures vitrées descendant jusqu'en bas et les vitres de la façade atteignant le sol. Dans d'autres serres la rangée de vitres inférieure des deux pans latéraux vient plonger dans une auge en bois posée sur le sol et remplie de sable. Beaucoup de serres n'ont que deux ou trois planches posées horizontalement, au lieu du mur de pierre de façade.

Les grandes serres construites par une importante société sont placées comme une série de grandes tentes de verre, les unes à côté des autres et sans être séparées par des cloisons[15]. Quant aux énormes serres froides qu'on voit sur le domaine de la Grande-Maison, elles sont construites par une société et louées aux jardiniers en raison de leur surface. Elles sont tout simplement faites de planches minces et de verre, avec un toit à un seul versant. Le mur du fond, haut de trois mètres, et les deux murs latéraux sont faits de simples planches assemblées à rainure et à languette. Le tout est soutenu par des montants insérés dans des blocs de béton, moulés dans une


forme spéciale pour recevoir le montant et les deux planches verticales qui viennent le toucher. On m'a dit qu'elles ne reviennent qu'à cinq franc cinquante par mètre carré de terrain. Et pourtant, si simples et si peu coûteuses que soient ces serres, elles donnent de très bons résultats. La récolte de pommes de terre et celle de petits pois que je vis produire à quelques-unes d'entre elles étaient excellentes[16].


À Jersey, j'ai même vu une rangée de cinq serres dont les murs, par raison d'économie, étaient en fer blanc. Bien entendu, le propriétaire lui-même n'était pas absolument enthousiaste de ses serres : « Elles sont trop froides en hiver et trop chaudes en été ». disait-il. Mais bien que les cinq serres ne couvrissent même pas huit ares, on avait vendu comme première récolte 900 kilos de petits pois, et la seconde récolte — environ 1.500 pieds de tomates — était déjà en bonne voie.

Il est naturellement toujours difficile d'indiquer avec précision ce que gagnent les cultivateurs ; d'abord et avant tout, parce que les fermiers, même dans les meilleures exploitations maraîchères, ne tiennent aucune comptabilité, et ensuite parce que, si je connaissais dans le détail les gains qu'ils peuvent faire, il serait indiscret de ma part de les publier. « Ne prouvez pas trop... Gare au propriétaire ! » m'écrivait un jour un jardinier de profession. Mais en parlant d'une façon générale, je peux confirmer les calculs de M. Bear qui estime que, sous une direction convenable, une serre froide couvrant 400 mètres carrés peut procurer un revenu de 5.000 francs.

En général, les cultivateurs de Guernesey et de Jersey n'obtiennent de leurs serres que trois récoltes par an. Ils sèmeront, par exemple, des pommes de terre en décembre. La serre ne sera naturellement pas chauffée : on n'y allumera du feu que lorsqu'on craindra une forte gelée nocturne. La récolte (de 20 à 25 tonnes par hectare) pourra se faire en avril ou en mai, bien avant que les pommes de terre en plein air soient bonnes à arracher. Ensuite on plantera des tomates qu'on récoltera à la fin de l'été. En même temps on fera produire à la terre des petits pois, de la laitue et d'autres menus légumes.

Ou bien encore on sèmera en novembre des melons qu'on récoltera en avril. On les fera suivre de tomates cultivées en pots ou en espalier et dont la dernière récolte se fera en octobre. Des haricots suivront peut-être et seront prêts pour Noël. Je n'ai pas besoin de dire que chaque horticulteur a sa méthode préférée pour utiliser ses serres, et il ne tient, qu'à lui, s'il est habile et vigilant, d'avoir toutes sortes de petites récoltes intercalaires. Ces dernières commencent à prendre une importance de plus en plus grande, et l'on peut déjà prévoir que les jardiniers qui cultivent en serres seront forcés d'adopter les méthodes dos maraîchers français ; ils obtiendront cinq ou six récoltes par an, — dans la mesure, du moins, où la chose pourra se faire sans dommage pour la qualité des produits, qui est actuellement excellente.

Toute cette industrie est de très récente origine. On peut encore la voir à la recherche de ses méthodes. Pourtant les exportations de Guernesey à elles seules atteignent déjà des chiffres tout à fait extraordinaires. Il y a quelques années on les estimait comme suit : Raisins, 502 tonnes, valant 950.000 francs au prix moyen de 1 fr. 90 le kilo ; tomates, 1.000 tonnes, environ 750.000 fr. ; pommes de terre primes (cultivées surtout en plein champ). 500.000 fr. ; radis et choux de Bruxelles, 230.000 fr. ; fleurs coupées, 75.000 fr. ; champignons, 5.000 fr. ; total, environ 2.500.000 fr., auquel total il faut ajouter la consommation locale dans les hôtels et les maisons particulières qui ont à nourrir environ 30.000 touristes. Mais aujourd'hui ces chiffres doivent s'être accrus considérablement. En juin 1896, j'ai vu les vapeurs de Southampton prendre chaque jour de 9.000 a 12.000 paniers, et davantage parfois, de fruits ou de légumes : raisin, tomates, haricots verts et petits pois, chaque panier représentant un poids de cinq à six kilos. En tenant compte de ce qui était expédié par d'autres voies, on pouvait dire que Guernesey exportait chaque semaine, en juin, de 400 à 500 tonnes de tomates, raisin, haricots et pois, soit une valeur de 500 à 600.000 fr.

Revenu à Guernesey en 1903, je trouvai que cette industrie s'était considérablement accrue, si bien que tout le système d'exportation avait été réorganisé. En 1896, c'étaient encore les bateaux pour touristes qui emportaient la récolte par la voie de Southampton, et les jardiniers payaient 1 fr. 25 par panier, pris à Guernesey et délivré au marché de Covent Garden à Londres.

En 1903, il y avait déjà une Association spéciale (The Guernsey Growers' Association) qui s'occupait de ce transport. Elle avait ses propres bateaux qui faisaient chaque jour en été le service direct de Guernesey à Londres. L'Association avait aussi ses propres hangars sur le quai et ses grues, qui enlevaient d'immenses casiers cubiques, dont chacun recevait de vingt à cent paniers, et déposaient ces casiers dans la cale du bateau. Le prix de transport n'était plus que le tiers de ce qu'il avait été en 1896, soit 40 centimes par panier. A Covent Garden cette récolte est vendue chaque matin, entre 5 et 7 heures, à l'encan, aux fruitiers de Londres qui viennent s'approvisionner au marché deux fois par semaine. On peut juger de l'importance de cette exportation par le fait qu'un bateau spécial quitte chaque jour le port de Guernesey pour porter ces fruits et légumes à Londres.

Eh bien, ces résultats sont obtenus dans une île dont le superficie totale, y compris les rochers et les sommets stériles des collines, n'est que de 6.700 hectares, dont 4.000 seulement sont cultivés, et, sur ces 4.000, il y en a 2.100 qui sont consacrés aux plantes racines et aux prairies. En outre, 1.500 chevaux et 7.000 têtes de gros bétail trouvent leur nourriture dans cette île. Dans ces conditions, à combien d'hommes ces 4.000 hectares procurent-ils leur nourriture ?

La Belgique a également fait dans ces dernières années un immense progrès dans la même direction. Tandis que, il y a trente ans, il n'y avait pas plus de 100 hectares sous verre, en 1898 la culture en serres s'était déjà étendue à 325 hectares[17]. Dans le village de Hoeilaert, qui est perché sur une colline rocailleuse, près de 80 hectares sont sous serres et consacrés à la culture de la vigne. Un seul établissement, remarque Baltet, possède 200 serres et brûle 1.500 tonnes de charbon pour le chauffage de ses serres à vigne[18].

« Charbon à bon marché, raisin à bon marché, » écrivait le rédacteur en chef du Journal of Horticulture. Le raisin à Bruxelles n'est certainement pas plus cher au commencement de l'été qu'il ne l'est en Suisse au mois d'octobre. En mars même, le raisin belge se vend à Covent Garden à raison de un franc à deux francs vingt centimes le kilo[19]. Ce prix suffit à lui seul pour montrer combien il faut peu de travail pour faire pousser le raisin en serre sous nos latitudes. Il faut certainement moins de travail pour faire pousser le raisin en Belgique que pour le cultiver sur les rives du lac de Genève.


Les différents faits présentés dans les pages précédentes font s'évanouir le fantôme du surpeuplement. C'est précisément dans les parties les plus peuplées du monde que l'agriculture a fait, en ces derniers temps, des progrès tels qu'on n'aurait jamais pu les prévoir il y a trente ans. Une population dense, une industrie très développée, ainsi qu'une agriculture et une horticulture très perfectionnées, sont des phénomènes indissolublement liés entre eux. Quant à l'avenir, les possibilités de l'agriculture sont telles que nous ne pouvons vraiment prédire, à l'heure actuelle, quel serait le chiffre maximum de la population qui pourrait vivre des produits d'une surface de terre déterminée.

De récents perfectionnements, déjà expérimentés sur une grande échelle, ont reculé les limites de la production agricole d'une façon tout à fait imprévue ; et de récentes découvertes, qu'on n'a encore appliquées que sur de petites surfaces, font présager que ces limites seront reculées bien plus loin encore, dans une mesure qu'on ne saurait prévoir.

La tendance actuelle de l'évolution économique dans le monde entier est, comme nous l'avons vu, d'amener de plus en plus chaque nation, ou même chaque région — le mot étant pris au sens géographique, — à produire elle-même les principales choses nécessaires à la vie. Non que les échanges internationaux en soient réduits ; ils pourront au contraire, pris en bloc, s'accroître encore, mais la tendance est de les limiter aux articles qui doivent nécessairement s'échanger, et, en même temps, elle est d'augmenter dans des proportions incalculables l'échange des nouveautés, des produits de l'art local ou national, des nouvelles inventions et découvertes, de la science et des idées. La tendance de l'évolution actuelle étant telle, il n'y a pas la moindre raison de s'en inquiéter. Il n'existe pas un pays au monde qui, profitant de tous les perfectionnements de l'agriculture actuelle, ne pût faire croître sur sa surface cultivable toutes les substances alimentaires et la plupart des matières brutes dérivées de l'agriculture, nécessaires pour sa population, même si — ce qui ne saurait manquer de se produire — les besoins de cette population se fussent rapidement accrus. Étant donné le pouvoir, dont, déjà à l'heure actuelle, l'homme dispose sur la terre et sur les forces de la nature, nous pouvons soutenir qu'une population de 500 à 750 habitants par kilomètre carré de surface cultivable ne serait pas excessive. Mais ni en France, ni en Angleterre, ni même en Belgique, pays dont la population est particulièrement dense, de tels chiffres ne sont atteints. En France, on compte 87 habitants par kilomètre carré de terre cultivable, en Grande-Bretagne, 250, et en Belgique 365. La moyenne est donc en France de 115 ares, en Angleterre de 40 ares et en Belgique de 27 ares par personne.

En supposant donc que chaque habitant de la Grande-Bretagne ou de la France fût contraint de vivre du produit de son propre sol, tout ce qu'il aurait à faire serait, tout d'abord, de considérer le sol de ce pays comme un héritage commun dont on doit disposer pour le plus grand avantage de tous et de chacun. C'est là, évidemment, une première condition absolument nécessaire. Ensuite, il aurait à cultiver son sol, non par des procédés extraordinaires, mais ni mieux ni plus mal qu'on ne cultive des milliers et des milliers d'hectares en Europe et en Amérique. Il n'aurait point à inventer de nouvelles méthodes : il lui suffirait d'appliquer largement celles qui ont subi victorieusement l'épreuve de l'expérience. Il peut le faire ; et en le faisant, il économiserait l'énorme quantité de travail, donnée en échange des matières alimentaires achetées à l'étranger, et destinée à payer tous les intermédiaires de l'importation, qui vivent à ses dépens.

Avec une culture rationnelle, tous les objets nécessaires et tous les objets de luxe qu'il faut demander au sol peuvent indubitablement être obtenus avec beaucoup moins de travail qu'il n'en faut actuellement pour payer tous ces produits. À ce sujet, j'ai fait ailleurs (La Conquête du Pain) des évaluations approximatives, mais avec les données fournies par ce livre même chacun peut aisément vérifier le bien-fondé de cette assertion. Si nous considérons le chiffre énorme de la production qu'on obtient avec une culture rationnelle, et si nous le comparons à la somme de travail qui doit être dépensée pour obtenir la même masse de produits avec des procédés irrationnels, pour les recueillir à l'étranger, pour les transporter et pour entretenir des armées d'intermédiaires, nous voyons tout de suite combien peu de jours, combien peu d'heures il faudrait, avec une méthode de culture convenable, pour faire produire au sol la nourriture d'une personne.

Pour mettre nos méthodes de culture au niveau nécessaire, il ne nous faudrait certainement point diviser le sol de l'Angleterre, par exemple, en parcelles de 40 ares, et s'efforcer de produire tout ce dont on a besoin, chacun isolément et par ses propres efforts, sur son lot personnel et sans meilleurs instruments que la bêche. Dans de telles conditions, on courrait infailliblement à un échec. Ceux qui ont été frappés des magnifiques résultats obtenus dans la petite culture et qui vont répétant que le mode d'exploitation de la terre adopté par le paysan ou le maraîcher français est un idéal pour l'humanité, ceux-là se trompent, de toute évidence. Ils sont tout autant dans l'erreur que ces autres outranciers qui voudraient transformer chaque pays en un petit nombre de colossales « fermes Bonanza », exploitées par des « bataillons du travail » organisés militairement.

Dans les fermes Bonanza le travail humain est réduit, mais le rendement de la terre est beaucoup trop médiocre, et tout le système n'est qu'un gaspillage inutile, puisqu'il ne tient aucun compte de l'épuisement du sol. Dans la petite culture, par contre, où des hommes, des familles isolées, travaillent sur de petites pièces de terre distinctes, il y a trop de labeur humain perdu, encore que les récoltes soient considérables et que le sol soit amélioré. Une économie véritable, économie d’espace et de travail, exige des méthodes totalement différentes, basées sur une combinaison du travail à la machine et du travail à la main.

En agriculture, comme en toutes choses, le travail associé est la seule solution raisonnable. Deux cents familles de cinq personnes chacune, possédant 40 ares par personne, soit deux hectares par famille, n'ayant aucun lien entre elles, et forcées de trouver chacune sa nourriture sur ses deux hectares, ce serait là certainement une combinaison qui aboutirait à un échec. Même si nous écartons toutes les difficultés personnelles résultant des différences d'éducation et de goûts et du défaut de connaissances sur le parti à tirer de la terre, et si nous admettons, pour simplifier, que ces causes soient éliminées, l'expérience échouerait simplement pour des raisons économiques, pour des raisons agricoles.

Quelque amélioration que pût offrir pareille organisation, en comparaison des conditions actuelles, cette organisation ne saurait durer. Elle devrait subir une nouvelle transformation, ou disparaître.

Mais ces mêmes deux cents familles, se considérant, disons, comme des tenanciers de la nation, et exploitant ces quatre cents hectares comme une ferme commune, — toutes difficultés personnelles étant, comme plus haut, écartées, — ces doux cents familles auraient, économiquement parlant et en voyant les choses au point de vue de l'agriculteur, toutes les chances possibles de réussir, si elles savaient quel est le meilleur usage que l'on peut faire du sol.

En pareil cas, elles s'associeraient sans doute pour obtenir d'abord une amélioration permanente du sol (par le drainage, l'irrigation, s'il le fallait, l'arrosage, les abris protecteurs contre les mauvais vents, etc.), et elles considéreraient comme nécessaire d'augmenter chaque année la surface des améliorations, jusqu'à ce que tout le sol ait été amené dans toute son étendue au degré de perfection désirable. Sur une surface de 140 hectares, ces deux cents familles pourraient aisément faire pousser toutes les céréales, — blé, avoine, etc., — nécessaires pour les mille habitants et leurs bestiaux, et cela sans recourir à la méthode des céréales piquées ou repiquées. Sur 160 hectares, convenablement cultivés, et irrigués si c'était nécessaire et possible, elles feraient venir toutes les racines et plantes fourragères, ainsi que le foin nécessaire pour les trente ou quarante vaches laitières qui leur procureraient le lait et le beurre, et pour les 300 bestiaux qui leur fourniraient la viande. Sur 10 hectares, dont un serait sous châssis et sous serres, elles feraient venir plus de légumes, de fruits et de produits rares qu'elles ne pourraient en consommer. Et, en admettant qu'on adjoigne 20 ares à chaque maison pour les distractions des habitants (élevage de volaille, culture de fleurs, etc.), il resterait encore 50 hectares qu'on pourrait réserver à diverses destinations : jardins publics, squares, usines et manufactures, etc.

Le travail nécessaire pour une culture aussi intensive ne serait en rien comparable au dur labeur du serf ou de l'esclave. Il serait à la portée de tous, forts ou faibles, élevés à la ville ou aux champs, et ce ne serait pas là le seul de ses avantages. Et la somme totale de ce travail serait loin d'atteindre la somme de travail que mille personnes, prises au hasard dans n'importe quel pays, ont à fournir actuellement pour se procurer une nourriture moins abondante et de qualité inférieure.

J'entends parler naturellement du travail techniquement nécessaire, sans même considérer le travail que nous avons actuellement à fournir pour entretenir nos intermédiaires, nos armées, etc. La somme de travail nécessaire pour se procurer ce qu'il faut pour vivre est si petite, lorsqu'on emploie des méthodes de culture rationnelles, que nos habitants seraient nécessairement amenés à employer leurs loisirs à des travaux industriels, artistiques, scientifiques ou autres.

Au point de vue technique, rien n'empêche qu'une telle organisation soit créée demain et fonctionne avec un plein succès. Les obstacles ne sont ni dans l'imperfection de la science agricole, ni dans l'infertilité du sol, ni dans le climat. Ils sont uniquement dans nos institutions, dans nos héritages et nos survivances du passé, — dans les « Revenants » qui nous étouffent. À ceux-là il faut seulement ajouter, si l'on considère la société dans son ensemble, notre phénoménale ignorance. Nous autres civilisés, hommes et femmes, nous savons tout, nous avons des opinions arrêtées sur tout, nous nous intéressons à tout. Mais nous ignorons comment vient le pain que nous mangeons, — encore que nous prétendions connaître à fond ce sujet, — nous ignorons comment on fait pousser le blé, quelle peine cette culture donne aux paysans, ce qu'on peut faire pour diminuer leur labeur, quelle espèce de gens sont ces hommes qui procurent la nourriture à nos intéressantes personnes... Nous sommes sur tous ces points plus ignorants que le dernier des sauvages, et nous empêchons nos enfants de s'instruire de ces choses, même ceux d'entre eux qui préféreraient cette étude au fatras de notions indigestes et inutiles dont on les gave à l'école.


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  1. Charles Whitehead, Hints on Vegetable and Fruit Farming, London, J. Murray, 1890. The Gardener's Chronicle, 20 avril 1895.
  2. Voir Appendice M.
  3. Charles Baltet, L'Horticulture dans les cinq Parties du Monde. Ouvrage couronné par la Société nationale d'Horticulture, Paris, Hachette, 1895.
  4. Charles Baltet, loc. cit.
  5. Ardouin-Dumazet, Voyage en France, vol. V, p. 10.
  6. Ardouin-Dumazet, Voyage en France, vol. V, p. 200, 265.
  7. Baudrillart, Les Populations agricoles de la France : Anjou, pp. 70‑71.
  8. La production totale de fruits de dessert, fruits desséchés et conservés était évaluée pour la France, en 1876, à 84.000 tonnes et leur valeur était estimée à environ 3 milliards, plus de la moitié de l'indemnité de guerre payée à l'Allemagne après 1870. Depuis 1876, cette production a dû prendre une grande extension.
  9. Ardouin-Dumazet, vol. I, p. 204.
  10. Charles Baltet, L'Horticulture.
  11. Voir Appendice N.
  12. Ch. Baltet, L'Horticulture.
  13. Le verre « de 21 onces » et le verre « de 15 onces » même sont employés dans les serres les moins coûteuses.
  14. On base ces calculs sur la hauteur des châssis sur les murs d'avant et d'arrière — généralement très bas — et la longueur des deux versants du toit.
  15. Ce système n'est cependant pas recommandé. Le système qui avait prévalu en 1903 était celui de longues « tentes », placées à côté les unes des autres, mais séparées l'une de l'autre. Cela facilite l'entretien d'une température égale.
  16. La culture des pois en espalier semble être cependant un mauvais système : elle exige trop de travail pour attacher les plantes aux murs. Ce système ne peut être recommandé d'ailleurs que provisoirement. En 1903, j'appris qu'après avoir fait un peu d'argent avec ces serres, les jardiniers préféraient monter des serres chauffées de janvier à mars ou avril.
  17. J'emprunte ces chiffres aux notes qu'un professeur belge d'agriculture a eu l'amabilité de me communiquer. Les serres en Belgique ont généralement une charpente de fer.
  18. Un ami qui a étudié l'horticulture pratique dans les îles Anglo-normandes m'écrit à propos des serres à vigne des environs de Bruxelles : « Vous n'avez aucune idée de l'extension qu'on donne ici à cette culture. Bashford n'est rien à côté. »
  19. Voici les prix que je relevai dans une mercuriale du 19 mars 1895 : Raisins belges, de 0 fr. 90 à 1 fr. 35 ; raisins de Jersey, de 1 fr. 35 à 2 fr. 20 ; muscats, de 4 fr. 10 à 5 fr. 55 ; tomates, de 0 fr. 65 à 1 fr. 10 le kilo. Pour les dernières années, voir Appendice P.