Le lai de la Dame du Fael

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Le lai de la Dame du Fael
Eugène Crépet (1p. 229-231).


LE LAI DE LA DAME DU FAEL


Chanterai por mon corage
Que je vueill reconforter ;
Car avec mon grant damage
Ne vueill morir n’afoler,
Quant de la terre sauvage
Ne voi nului retorner,
Où cil est qui m’assoage
Le cuer quant j’en oi parler.

Dex ! quant crieront outrée,
Sire, aidiez au pelerin
Por qui sui espoentée,
Car felon sunt Sarrazin.

Je souferrai mon damage
Tant que l’an verrai passer.
Il est en pelerinage
Dont Dex le lait retorner !
Et, maugré tot mon lignage,
Ne quier ochoison trover
D’autre face mariage :
Folz est qui j’en oi parler.

Dex ! quant crieront outrée…

De ce sui au cuer dolente
Que cil n’est en cest païs
Qui si sovent me tormente ;
Je n’en ai ne jeu ne ris.
Il est biaus et je suis gente.
Sire Dex ! por quel féis ?

Quant l’uns à l’autre atalente
For coi nos as departis ?

Dex ! quant crieront outrée…

De ce sui en bone atente
Que je son homage pris.
Et quant la douce ore vente
Qui vient de cel douz païs
Où cil est qui m’atalente,
Volentiers i tor mon vis ;
Adone m’est vis que j’el sente
Per desoz mon mantel gris.

Dex ! quant crieront outrée…

De ce sui mout deçéue
Que je ne fui au convoier.
Sa chemise qu’ot vestue
M’envoie por embracier.
La nuit, quant s’amor m’argue,
La met delez moi couchier
Toute nuit à ma char nue
Por mes malz assoagier.

Dex ! quant crieront outrée,
Sire, aidiez au pelerin
Por qui sui espoentée,
Car felon sunt Sarrazin.


traduction


Je chanterai pour mon courage
Que je veux ranimer ;
Car, malgré mon grand dommage,
Je ne veux mourir ni devenir folle,
Quoique de la terre barbare
Je ne vois personne revenir,
Où est celui qui me fait battre
Le cœur, lorsque j’entends parler de lui.

Dieu ! quand ils crieront : en avant !
Seigneur, aidez au pèlerin
Pour qui je suis dans l’épouvante,
Car félons sont les Sarrasins.

Je supporterai mon malheur
Tant que je verrai l’année finir.
Il est en un pèlerinage,
Dont Dieu lui accorde de revenir !
Et, malgré toute ma famille,
Je ne cherche pas l’occasion
De faire un autre mariage.
Fol est qui j’en entends parler.

Dieu ! quand ils crieront en avant !

Ce dont j’ai le cœur désolé,
C’est qu’il est loin de ce pays
Celui pour qui si souvent je me tourmente ;
Je ne puis goûter ni jeux ni ris.
Il est beau et je suis gentille.
Seigneur Dieu, pourquoi as-tu voulu cela ?

Quand l’un était si bien fait pour l’autre,
Pourquoi nous as-tu séparés ?

Dieu ! quand ils crieront en avant !…

Ce qui me soutient dans mon attente,
C’est que j’ai reçu sa foi.
Et quand la douce haleine vente
Qui vient de ce doux pays
Où est celui que je désire,
Volontiers j’y tourne mon visage.
Alors il m’est avis que je le sens
Par-dessous mon manteau gris.

Dieu quand ils crieront : en avant !…

De cela j’ai surtout regret
Que je n’ai pu assister à son départ.
La chemise qu’il avait vêtue,
Il me l’envoya pour l’embrasser.
La nuit, quand son amour me presse,
Je la mets coucher à côté de moi
Toute la nuit contre ma chair nue,
Pour adoucir mes maux.

Dieu ! quand ils crieront : en avant !
Seigneur, aidez au pèlerin
Pour qui je suis dans l’épouvante,
Car félons sont les Sarrasins.