Chants populaires de la Basse-Bretagne/Isabelle Le Jean

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ISABELLE LE JEAN
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I

  Quand je revins de faire cuire (au four banal).
Je ne songeais pas à mal ;

  Quand je revins de faire cuire,
Je rencontrai quatre laquais ;

  Quatre laquais et un juif
Étaient auprès de la croix quand je passai.

  Et le juif me demanda :
 — Jeune fille, vous fianceriez-vous ?

  Jeune fille, vous fianceriez-vous
Avec le premier garçon qui vous demanderait ?

  Avec le premier garçon qui vous demanderait,
Et quand il serait possible que ce fut moi ?

  — Ce n’est pas dans les carrefours,
Seigneur, que se font les fiançailles,

  Mais dans l’église, ou dans le porche,
Entre deux personnes et un prêtre.

II

  Isabelle Le Jean disait
À sa mère, en arrivant à la maison :

  — Ma pauvre petite mère, si vous m’aimez,
Préservez-moi des juifs ;

  Préservez-moi des juifs,
Mettez-moi dans une chambre fermée à clef.

  Le grand juif souhaitait le bonjour
En arrivant dans la maison du vieux Le Jean :

  — Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Isabelle Le Jean où est-elle ?

  — Isabelle est allée faire cuire,
Et elle n’est pas revenue.

— Donnez-moi les clefs,
Afin que je regarde dans les chambres.

Il a ouvert la porte de la chambre blanche,
Il a trouvé Isabelle Le Jean….

Isabelle Le Jean demandait
À sa pauvre petite mère, ce jour là :

— Ma pauvre petite mère, dites-moi,
Avec le juif faudra-t-il aller ?

— Cela, ma fille, je ne vous dirai pas,
À votre père vous le demanderez.

— Mon pauvre petit père, dites-moi,
Avec le juif faudra-t-il aller ?

— Cela, ma fille, je ne vous dirai pas,
À votre frère Louis demandez-le.

— Dis-moi, toi, mon frère Louis,
Faudra-t-il aller avec le juif ?

— Oui, il faudra aller avec le juif,
Puisque le prix est touché ;

Quatre cents écus, en bon argent,
Ont reçu votre mère et votre père.

Et autant (en a eu) votre frère Louis,
Pour promettre de vous donner au juif ;

Et si vous allez de bon cœur,
J’aurai encore quelque chose.

— Que tu aies eu ou que tu n’aies pas eu,
Ce ne sera pas de bon gré que j’irai.

III

Isabelle Le Jean disait
À sa pauvre petite mère, un jour :

— Ma pauvre petite mère, dites-moi,
Quelle robe mettrai-je ?

— Mettez votre robe violette,
Qui vous sera légère pour marcher.

— Qu’elle mette la robe qu’elle voudra,
Elle ne fera point un pas à pied ;


  Ma haquenée est à la porte de la cour,
Isabelle Le Jean, qui vous attend ;

  Bien ferrée de laiton blanc,
Et une bride d’argent à sa tête ;

  Et une bride d’argent à sa tête ;
Les pommeaux sont d’or jaune.

  — Si elle a une bride d’argent en tête,
Avec des pommeaux d’or jaune ;

  Avec des pommeaux d’or jaune,
Je voudrais qu’elle eût le feu dans la tête !

  Et pourtant c’est péché à moi,
Car la pauvre bête n’est pas cause.

  Isabelle le Jean disait,
En sortant de la cour de son père :

  — Adieu, ma mère, adieu, mon père,
Jamais ne vous reverront mes yeux !

  Je dis adieu à tous ceux de mon pays,
Sauf à celui-là, sauf à mon frère Louis, le voleur ;

  Sauf à celui-là, mon frère Louis, le voleur,
Qui m’a vendue au Juif !

IV

  Isabelle le Jean demandait
Au grand Juif, un jour : —

  — Juif, Juif, dites-moi.
N’est-ce pas celui-ci le pont dont j’ai entendu dire ;

  N’est-ce pas celui-ci le pont dont j’ai entendu dire
Que les bêtes s’agenouillent dessus ?

  Elle n’avait pas achevé ces mots,
Que sous elle son cheval s’est agenouillé.

V

  Isabelle le Jean disait
Au grand Juif, un jour :

  — J’entends le coq de mon père chanter !
— Vous ne l’entendez pas, Isabelle, dit-il ;


  Vous ne l’entendez pas, Isabelle, dit-il,
Car vous êtes à cinq cents lieues de lui.

VI

  Le grand Juif disait
À sa mère, en arrivant à la maison :

  — Voici une bru (que je vous amène) ;
Quelle jolie jeune fille est celle-ci !

  — Elle n’est pas venue de son bon gré,
Elle a des larmes dans les yeux.

  Le grand Juif disait
À Isabelle le Jean, un jour :

  — Venez avec moi, Isabelle, au cellier,
Pour goûter du vin aussi doux que le miel :

  — J’aimerais mieux, dans la maison de mon père,
Boire de l’eau de la fontaine du pré.

  — Venez avec moi, Isabelle, dans mes chambres,
Pour compter de l’or à la douzaine ;

  Venez avec moi, Isabelle, à la chambre blanche,
Pour compter de l’or et de l’argent blanc.

  — J’aimerais mieux être dans la maison de mon père,
À compter des œufs pour les porter au marché.

  Le grand Juif disait
À sa petite mère, un jour :

  — Je ne sais que faire d’elle.
Elle me donne beaucoup d’inquiétude ;

  Quelque demande que je lui fasse,
Toujours elle ne fait que pleurer.

  — Si tu ne sais que faire d’elle,
Prends un couteau et tue-la.

  — Il y a trois chevaux dans l’écurie,
Deux sont à vous, un est à moi ;

  Deux sont à vous, un est à moi,
Car quant à elle, je ne la tuerai point[1].


VII.


Et au bout de neuf mois après,
Isabelle eut du contentement :

Isabelle était auprès du feu,
Chauffant un petit juif…

…………………………………………

Petits oiseaux qui volez,
Faites mes compliments en Bretagne ;

Faites mes compliments aux gens de mon pays,
Sauf à celui-là, mon frère Louis, le voleur ;

Sauf à celui-là, mon frère Louis, le voleur,
Qui m’a vendue au Juif ! —[2][3]


Chanté par Marguerite Philippe,
de Pluzunet [Côtes-du-Nord].
1er Octobre 1868







  1. Invitation à sa mère à partir.
  2. Dans une leçon recueillie à Ploëgat-Guerrand par G. Le Jean, le voyageur géographe, on trouve SOUIZ au lieu de JOUIZ, et je pense qu’il faut, alors, traduire par SUISSE.

    Consulter un travail fort intéressant de M. d’Arbois de Jubainville où l’on compare notre ballade avec LE BARON JAUIOZ du BARZAZ-BREIZ, page 205. (Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, décembre, 1869.)
  3. Je n’ignore pas que le mot breton ordinaire pour rendre le mot Juif est Indew, pluriel Indewien ; mais ma chanteuse m’ayant affirmé qu’elle avait toujours entendu dire que le Jouis de son gwerz signifiait Juif, je reproduis fidèlement son opinion : la critique jugera ce qu’elle peut avoir de fondé.