Chants populaires de la Basse-Bretagne/Jeanne la sorcière

La bibliothèque libre.
Édouard Corfmat (1p. 51-58).
JEANNE LA SORCIERE.
PREMIÈRE VERSION.
________


I

   — Allons tous les deux, Jeanne, au pardon du Guéodet,
Il y a longtemps que j’ai promis, d’y aller. —

   Jeanne disait, quand elle fut près du Guéodet :
— Voici, par exemple, un beau champ de blé !

   Voici, par exemple, un beau champ de seigle.
Et quand nous retournerons, il n’y aura que de l’ivraie !

   Il a fallu pour l’ensemencer dix-huit boisseaux,
Et quand il sera mûr à couper, il n’en restera pas un quart !

   Quand il sera mûr à couper, il n’en restera pas un quart ;
Et quand il sera vanné, il n’y en aura pas une écuellée ! —

   — Gâtez-en là la largeur d’une nappe à vanner,
Et je verrai alors si vous êtes sorcière. —

   — Sauf votre grâce, dit-elle, mon père, je ne puis faire cela,
Car je ruinerais le pays tout entier. —

   — Retournons à la maison, Jeanne, retournons tous les deux.
Et disons de bon cœur adieu aux pardons. —

II

   Jean, le chef de ménage, disait à sa femme, en arrivant à la maison :
— Nous avons nourri une fille qui sait gâter le blé (1)[1] ;

   Je vais la recommander au procureur fiscal. —
Jean, le chef de ménage, disait au procureur fiscal :

   — Nous avons nourri une fille qui sait gâter le blé.
Faites votre possible à son endroit, pour nous, nous l’avons fait. —

   — Amenez-moi votre fille, pour être interrogée
Et condamnée devant le tribunal, si elle l’a mérité. —

III

   — Dites-moi, Jeanne, maintenant que vous êtes condamnée.
Comment avez-vous appris le secret pour gâter le blé ? —

   — Un gardeur de moutons qui était chez mon père.
M’emmenait chaque nuit au sabbat,


 
   Où étaient les sorciers et les sorcières,
Et c’est lui qui m’apprit le secret pour gâter le blé.

   Quand il arriva chez mon père,
Je ne savais rien au monde que mon chapelet :

   A présent je sais le latin, je sais écrire et lire,
Et empêcher le prêtre de dire sa messe ;

   Empêcher le prêtre de dire la grande messe, le dimanche.
Et consacrer l’hostie, si cela m’était permis ! —

   — Dites-moi, Jeanne, à présent que vous êtes condamnée.
Que faut-il avoir pour gâter le blé ? —

   — Il faut avoir le cœur d’un crapaud, l’œil gauche d’un corbeau mâle
Et de la graine de fougère, ramassée la nuit du feu de la St Jean.

   Avec un plat d’argent que j’avais j’en ramassais une poignée.
Oui, entre onze heures et le coup de minuit.

   Il y a encore une autre herbe, que je ne nommerai pas.
Et sans celle-là, les autres n’ont aucune vertu.

   J’ai un petit coffre-bahut à la maison, chez mon père.
Et celui qui l’ouvrira en éprouvera crève-cœur !

   Celui qui l’ouvrira devra avoir un cœur intrépide,
Car il y a là trois vipères qui couvent un serpent.

   Et si mes trois petites couleuvres viennent à bien.
Il faudra les nourrir avec des mets délicats ;

   Il faudra les nourrir avec des mets délicats.
Comme de la chair de perdrix et de bécasse.

   Et aussi le sang royal des innocents.
Quand on les porte au porche, pour être baptisés ;

   Et avant que je manque de les bien traiter,
Je leur donnerai le sang de ma mère et celui de mon père ! —

   — Dites-moi, Jeanne, maintenant que vous êtes condamnée,
Que faut-il faire pour qu’ils ne produisent pas ? —

   — Les mettre au milieu d’une plaine, faire du feu autour ;
La terre s’entr’ouvrira pour les engloutir !

   Mais, je vous prie, si vous faites du feu, ne l’épargnez pas.
Car s’il s en échappe un seul, il incendiera le firmament !

   Si j’étais restée encore une année en vie.
J’aurais renversé ce monde ! —



Chanté par Compagnon-l’Aveugle.
Keramborgne, 1849.


________

JEANNE LA SORCIÈRE.
SECONDE VERSION.
________


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
   — Quand j’allai premièrement à Paris, pour apprendre le français,
Je ne savais, mon Dieu, que mon chapelet.

   — Mais à présent je suis savante, je sais écrire et lire,
Et, aussi bien que le prêtre, je sais dire la messe ;

   Je sais chanter l’épitre, à la grande messe.
Et consacrer l’hostie, si cela m’était permis. —

   — Dites-moi, jeune fille, avec qui vous avez appris
Le secret pour jeter un sort sur le blé ! —

   — C’est avec un jeune kloarek qui était chez mon père,
Et qui m’emmenait toutes les nuits au sabbat ;

   Il m’emmenait toutes les nuits au sabbat,
Et j’ai appris le mal au lieu d’apprendre le bien.

   Et quand j’arrivais là, je n’entendais rien autre chose
Que la conversation des sorciers et des sorcières ;

   Que la conversation des sorciers et des sorcières.
Et au lieu d’apprendre le bien, j’ai appris le mal ! —

   — Dites-moi, jeune fille, avec qui vous avez appris
Le secret pour jeter un sort sur le blé ?

   Sept lieues à la ronde, il n’a germé aucun grain.
Et aucun enfant nouveau-né n’a reçu le baptême ? —

   — Dites-moi, jeune fille, ce qu’il faut avoir,
Ce qu’il est nécessaire d’avoir pour gâter le blé ? —

   — L’œil gauche d’un corbeau mâle et le cœur d’un crapaud.
Avec de la graine de fougère ramassée la nuit de la St-Jean.

   La première fois que j’employai mon sortilège, pour l’éprouver,
Ce fut dans un champ de seigle ensemencé par mon père ;

   Ce fut dans un champ de seigle ensemencé par mon père,
Et où l’on avait mis dix-huit demi-boisseaux ;

   On l’avait ensemencé avec dix-huit demi-boisseaux.
Et il ne donna pas dix-huit bonnes écuellées !

   J’ai chez mon père un petit coffre-bahut.
Et le premier qui l’ouvrira en aura du crève-cœur !


   Il y a là trois vipères qui couvent un serpent
Destiné à incendier le monde entier.

   Et si mes chères petites bêtes viennent à bien,
Il faudra les nourrir avec une nourriture délicate :

   Ce n’est pas avec du lait de femme qu’ils seront nourris,
Mais avec le sang royal des innocents ;

   Ce sera avec le sang royal des innocents,
avant d’aller à l’église pour recevoir le baptême.

   Je savais tuer l’enfant dans un coin du porche,
Au moment d’être baptisé, et le prêtre déjà habillé... —

   — Or ça, Jeanne, à présent que vous êtes condamnée.
Que faut-il faire pour qu’ils ne produisent pas ? —

   — Les mettre au milieu d’un champ, faire du feu tout au tour,
La terre s’entr’ouvrira pour les engloutir !

   Mais je vous prie de faire un feu d’enfer,
Car s’il s’en échappe un seul, il incendiera le firmament !

   Si j’étais restée encore une année en vie,
J’aurais renversé ce monde !...


Chanté par Marie-Job KADO. — 1849.


________
NOTES ET VARIANTES.

Comme l’indique le vers suivant, plusieurs fois répété :


Arsa eta Jannedik, brema pa’z oc’h barnet,

— Or ça, Jeanne, à présent que tous êtes condamnée,


il s’agit très-probablement ici d’une condamnation au bûcher, sur soupçon de sorcellerie, cas très-commun aux quinzième et seizième siècles. Cette ballade est très-répandue dans le pays de Lannion, où j’en ai recueilli plusieurs versions qui toutes concordent assez pour ne pas présenter de différences importantes. Je noterai seulement les suivantes :

Le chef de la famille (ann ozac’h iann), après la conversation curieuse qu’il a eue avec sa fille, en traversant le champ de seigle, dit dans une autre version :

— Arsa eta, Janedik, poent eo monet d’ar ger.
Ha larel, a wir galon, adieu d’ar pardoniou.
Me wel arru awell, glao, dared ha kurunou ! —


— Or ça ! donc, Jeanne, il est temps de retourner à la maison.
Et de dire, de bon cœur, adieu aux pardons.
Je vois venir vent, pluie, éclairs et tonnerres !

Puis, devant le procureur fiscal (les chanteurs disent iskar) il s’exprime ainsi :

— Me’m euz maget ur bugel a oar gwalla ann ed.
Me ho ped, tud ar justiz. da oont d’hi c’homerret.
Me am euz gret ma dever, grit ho hini, mar karet,
Mar karet e profitfet, ha kement’zo er bet. —


— J’ai nourri une enfant qui sait gâter le blé ;
Je vous prie, gens de la justice, de venir la prendre.
J’ai fait mon devoir, faites le vôtre, si vous voulez ;
Profitez, si vous voulez, vous et tous ceux qui sont au monde ! —

Le procureur fiscal fait venir la jeune fille devant lui, et lui dit :

— Demad d’ac’h, plac’hik iaouank, oalet a dric’houec’h vloa.
Gant piou oc’h euz disket ar zorseraj kenta ? —
— Ma oa gant ur paotr denved a oa en ti ma zad ;
Wit beza ur paotr denved, hennés’oa disket mad.
Am c’hasse gant-han bepnoz da welet ar zabbad.
Allas ! me a oa iaouauk, hag am euz profitad !
Pa iz kenta da Baris da deskl ar gallek… etc.


— Bonjour à vous, jeune fille âgée de dix-huit ans.
De qui avez-vous appris premièrement la sorcellerie ? —
— D’un pâtre de moutons qui était chez mon père ;
Et pour être pâtre, celui-là était bien instruit.
Il m’emmenait toutes les nuits au sabbat ;
Hélas ! j’étais jeune, et j’y ai profité.
Quand j’allai d’abord à Paris pour apprendre le français… etc.


Rapprocher cette ballade de celle contenue dans le Barzaz-Breiz (6e édition), p. 135, sous le titre de Héloïse et Aheilard.


  1. (1) Gwalla, gâter au moyen d’un sortilège.