Chants populaires de la Basse-Bretagne/Les loups de mer

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Édouard Corfmat (1p. 73-75).


LES LOUPS DE MER.
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______Aiguisons nos épées,
____Sur le haut des montagnes,
____Pour aller aux combats !

   Voici venir les navires des loups de mer,
Qui apportent la guerre en Armorique !
Ils ont pris le Gueodet,
Et en ont incendié l’église.

______Aiguisons, etc.

   Le vieil évêque, les larmes aux yeux,
A été forcé de quitter sa patrie ;
Il est allé chercher un autre pays
Où ne viendront pas les méchants.

   Personne n’ose plus rester en Armorique,
Tant on a en horreur les hommes de mer ;
Moissons, maisons, animaux et gens,
Ils détruisent tout, grands et petits[1].

   Mais le roi, dès qu’il en a été instruit,
A grincé des dents avec rage,
Et vite il s’est mis en route,
Avec tous ses gens et ses parents.

   Une grande armée a été levée,
Et nous sommes descendus en Armorique ;
Dans une grande plaine, au pays d’Arvor.
Nous avons rencontré les loups de mer.

   Pendant trois jours nous avons résisté,
Pendant trois jours nous nous sommes battus;
Pendant trois nuits, sans reprendre haleine,
Nous n’avons fait que tuer:

   Tuer, a faire ruisseler le sang rouge,
Des deux côtés, comme deux grands ruisseaux ;
Tuer, comme on bat la paille,
La paille de seigle, quand il est mûr !


   Et nos coups d’épée retentissaient,
Comme les coups de masse sur l’enclume,
Et fracassaient les cranes des hommes de la mer,
Comme des huîtres entr’ouvertes !

   Pendant que dura le combat,
Les corbeaux voltigeaient sur nos têtes ;
Et quand ce fut fini, en croassant,
Ils s’abattirent pour le festin !

______Aiguisons nos épées,
____Sur le haut des montagnes,
____Pour aller aux combats !


Tiré de la collection de M. J.-M. de PENGUERN.

NOTE.


Ce beau gwerz, qui a un cachet d’antiquité barbare et de rudesse sauvage qui rappelle un peu le chant célèbre de Ragnar Lodbrog, est extrait de la riche et très-importante eollection bretonne de feu M. J.-M. de Penguern. Il doit se rapporter à quelque descente des hommes du Nord, Normands ou Saxons, sur les cotes armoricaines, au IXe siècle. S’agit il ici de la destruction du Koz-Guéodet par Hasting, vers l’an 836 ? Je crois qu’il n’est pas trop téméraire de le penser, sans rien affirmer pourtant. « Hasleing, » dit Albert Le Grand, « capitaine des Danois qui escumaient la mer océane, vint cette année (836) avec une grosse armée navale au Bec-Lêguer. Ils assiégèrent et emportèrent d’assaut la ville de Lexobie (Koz-Icodet) massacrèrent le clergé et le peuple et pillèrent les trésors de l’église. » Le Baud dit aussi : « Haston, duc des Danois, persécutant les régions maritimes des Gaules, print Lexovium, et la disrompit. » Et Albert Le Grand ajoute : « Puis les barbares, passant outre, entrèrent dans l’embouchure de la rivière du Jaudy, et posèrent les ancres devant le monastère de Trécor, lequel ils pillèrent et ruinèrent. » L’armée des Bretons les atteignit à peu de distance de là, dans la grande lande de Plourivo, près de Paimpol, et c’est sans doute là que se livra la terrible bataille que le chant breton décrit avec une énergie si féroce : Bars ur blenenn, en bro Arvor.

Ce chant avait sa place naturelle en tête des Chants historiques qui suivront, et non parmi les gwerz un peu fantastiques et merveilleux où je l’insère. J’ai cependant eu mes raisons pour agir ainsi, et je veux les faire connaître.

Je suis devenu tout dernièrement, et conjointement avec M. Hippolyle Du Cleuziou, acquéreur de la collection des manuscrits bretons de M. J.-M. de Penguern, poésies populaires, incantations, conjurations, proverbes, mystères. Lorsque cette bonne fortune m’est arrivée, d’une façon assez inattendue, le plan de ma publication était déjà arrêté, mon manuscrit terminé, ou à peu près, et l’impression allait commencer. J’aurais pu, néanmoins, ou fondre les deux collections en une seule, de manière à ne former qu’un même ouvrage, ou me borner à compléter et à éclairer mes textes avec l’aide de ceux de M. de Penguern ; mon recueil y aurait certainement gagné en intérêt et en valeur. Mais, pour le bien des études bretonnes, qui commencent enfin à prendre faveur dans le monde savant, j’ai cru devoir suivre une autre marche. J’ai dit à M. Du Cleuziou : « Je désire publier ma collection à part ; c’est le résultat de mes recherches depuis vingt-trois ans ; presque tout a été recueilli ou par moi-même, ou par ma sœur, qui m’a beaucoup aidé dans ce travail, souvent assez ingrat[2] ; je suis là sur un terrain connu ; je puis désigner les localités et les personnes, dont je retrouverais encore le plus grand nombre, au besoin. Si ma collection est inférieure à celle de M. de Penguern, en chants anciens, elle a aussi sa valeur très-réelle, et je puis au moins dire avec le poête :

« Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre. »

« La collection de M. de Penguern sera, à son tour, l’objet d’une publication spéciale, et de la sorte nous aurons trois textes différents, le Barzaz-Breiz, le recueil de M. de Penguern et le mien, qui pourront fournir à la critique tous les éléments et les conditions désirables pour une étude comparée. De cette confrontation des textes jailliront sans doute des lumières inattendues, sortiront des résultats précis et arrêtés ; la critique et l’histoire y trouveront également leur profit, et la vérité, qui doit être l’objet constant et désintéressé de nos recherches et de nos etudes, s’en dégagera peut-être sous un jour nouveau mais non moins éclatant. Enfin, pour rendre le contrôle facile et mettre notre conscience d’éditeurs à l’abri de tout soupçon fâcheux, une fois les publications terminées, je propose de déposer les manuscrits, les miens comme ceux de M. de Penguern, dans une bibliothèque publique, à Paris ou à Saint Brieuc, où chacun pourra les consulter a loisir. »

Donc le chant ar Bleizdi-mor sera le seul emprunt que je ferai pour cette publication à la collection de M. de Penguern, que je n’ai jamais vue, et dont je ne parle que sur oui-dire, et c’est en grande partie pour trouver l’occasion de faire cette déclaration, que j’ai cru devoir publier ce beau gwerz.

Lorient, 6 février 1868.

  1. « Nul orage, dit Dargentré, nul tourbillon ne fut jamais tel : villes, châteaux, églises, monastères, maisons, allèrent par terre sans nul respect : tout fut massacré a souhait. »
  2. (1) Je ne dois pas non plus oublier les obligations que j’ai à mon compatriote et ami J -M. Le Jean.